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Loe raamatut: «Les mille et un fantômes», lehekülg 10

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XIII
LE CHÂTEAU DE BRANKOVAN

Alors Kostaki me laissa glisser de ses bras à terre, et presque aussitôt descendit près de moi; mais, si rapide qu'eût été son mouvement, il n'avait fait que suivre celui de Grégoriska.

Comme l'avait dit Grégoriska, au château il était bien le maître.

En voyant arriver les deux jeunes gens et cette étrangère qu'ils amenaient, les domestiques accoururent; mais, quoique les soins fussent partagés entre Kostaki et Grégoriska, on sentait que les plus grands égards, que les plus profonds respects étaient pour ce dernier.

Deux femmes s'approchèrent; Grégoriska leur donna un ordre en langue moldave et me fit signe de la main de les suivre.

Il y avait tant de respect dans le regard qui accompagnait ce signe, que je n'hésitai point. Cinq minutes après, j'étais dans une chambre, qui, toute nue et toute inhabitable qu'elle eût paru à l'homme le moins difficile, était évidemment la plus belle du château.

C'était une grande pièce carrée, avec une espèce de divan de serge verte: siège le jour, lit la nuit. Cinq ou six grands fauteuils de chêne, un vaste bahut, et, dans un des angles de cette chambre, un dais pareil à une grande et magnifique stalle d'église.

De rideaux aux fenêtres, de rideaux au lit, il n'en était pas question.

On montait dans cette chambre par un escalier, où, dans des niches, se tenaient debout, plus grandes que nature, trois statues des Brankovan.

Dans cette chambre, au bout d'un instant, on monta les bagages, au milieu desquels se trouvaient mes malles. Les femmes m'offrirent leurs services. Mais, tout en réparant le désordre que cet événement avait mis dans ma toilette, je conservai ma grande amazone, costume plus en harmonie avec celui de mes hôtes qu'aucun de ceux que j'eusse pu adopter.

A peine ces petits changements étaient-ils faits, que j'entendis frapper doucement à ma porte.

– Entrez, dis-je naturellement en français; le français, vous le savez, étant pour nous autres Polonais une langue presque maternelle.

Grégoriska entra.

– Ah! madame, je suis heureux que vous parliez français. – Et moi aussi, monsieur, lui répondis-je, je suis heureuse de parler cette langue, puisque j'ai pu, grâce à ce hasard, apprécier votre généreuse conduite vis-à-vis de moi. C'est dans cette langue que vous m'avez défendue contre les desseins de votre frère, c'est dans cette langue que je vous offre l'expression de ma sincère reconnaissance. – Merci, madame. Il était tout simple que je m'intéressasse à une femme, dans la position où vous vous trouviez. Je chassais dans la montagne lorsque j'entendis des détonations irrégulières et continues; je compris qu'il s'agissait de quelque attaque à main armée, et je marchai sur le feu, comme on dit en termes militaires. Je suis arrivé à temps, grâce au ciel; mais me permettrez-vous de m'informer, madame, par quel hasard une femme de distinction comme vous êtes s'était aventurée dans nos montagnes? – Je suis Polonaise, monsieur, lui répondis-je, mes deux frères viennent d'être tués dans la guerre contre la Russie; mon père, que j'ai laissé prêt à défendre notre château contre l'ennemi, les a sans doute rejoints à cette heure, et moi, sur l'ordre de mon père, fuyant tous ces massacres, je venais chercher un refuge au monastère de Sahastru, où ma mère, dans sa jeunesse et dans des circonstances pareilles, avait trouvé un asile sûr. – Vous êtes l'ennemie des Russes; alors tant mieux, dit le jeune homme, ce titre vous sera un auxiliaire puissant au château, et nous avons besoin de toutes nos forces pour soutenir la lutte qui se prépare. D'abord, puisque je sais qui vous êtes, sachez, vous, madame, qui nous sommes: le nom de Brankovan ne vous est point étranger, n'est-ce pas, madame?

Je m'inclinai.

– Ma mère est la dernière princesse de ce nom, la dernière descendante de cet illustre chef que firent tuer les Cantimir, ces misérables courtisans de Pierre 1er. Ma mère épousa en premières noces mon père, Serban Waivady, prince comme elle, mais de race moins illustre.

Mon père avait été élevé à Vienne; il avait pu y apprécier les avantages de la civilisation. Il résolut de faire de moi un Européen. Nous partîmes pour la France, l'Italie, l'Espagne et l'Allemagne.

Ma mère (ce n'est pas à un fils, je le sais bien, de vous raconter ce que je vais vous dire; mais comme, pour notre salut, il faut que vous nous connaissiez bien, vous apprécierez les causes de cette révélation); ma mère, qui, pendant les premiers voyages de mon père, lorsque j'étais, moi, dans ma plus jeune enfance, avait eu des relations coupables avec un chef de partisans, c'est ainsi, ajouta Grégoriska en souriant, qu'on appelle dans ce pays les hommes qui vous ont attaquée; manière, dis-je, qui avait eu des relations coupables avec un comte Giordaki Koproli, moitié Grec, moitié Moldave, écrivit à mon père pour tout lui dire et lui demander le divorce; s'appuyant, dans cette demande, sur ce qu'elle ne voulait pas, elle, une Brankovan, demeurer la femme d'un homme qui se faisait de jour en jour plus étranger à son pays. Hélas! mon père n'eut pas besoin d'accorder son consentement à cette demande, qui peut vous paraître étrange à vous, mais qui, chez nous, est la chose la plus commune et la plus naturelle. Mon père venait de mourir d'un anévrisme dont il souffrait depuis longtemps, et ce fut moi qui reçus la lettre.

Je n'avais rien à faire, sinon des voeux bien sincères pour le bonheur de ma mère. Ces voeux, une lettre de moi les lui porta en lui annonçant qu'elle était veuve.

Cette même lettre lui demandait pour moi la permission de continuer mes voyages, permission qui me fut accordée.

Mon intention bien positive était de me fixer en France ou en Allemagne, pour ne point me trouver en face d'un homme qui me détestait et que je ne pouvais aimer, c'est-à-dire du mari de ma mère, quand, tout à coup, j'appris que le comte Giordaki Koproli venait d'être assassiné, à ce que l'on disait, par les anciens Cosaques de mon père.

Je me hâtai de revenir; j'aimais ma mère; je comprenais son isolement, son besoin d'agir auprès d'elle, dans un pareil moment, les personnes qui pouvaient lui être chères. Sans qu'elle eût jamais eu pour moi un amour bien tendre, j'étais son fils. Je rentrai un matin, sans être attendu, dans le château de nos pères.

J'y trouvai un jeune homme que je pris d'abord pour un étranger et que je sus ensuite être mon frère.

C'était Kostaki, le fils de l'adultère, qu'un second mariage a légitimé, Kostaki, c'est-à-dire la créature indomptable que vous avez vue, dont les passions sont la seule loi, qui n'a rien de sacré en ce monde que sa mère, qui m'obéit comme le tigre obéit au bras qui l'a dompté, mais avec un éternel rugissement entretenu par le vague espoir de me dévorer un jour. Dans l'intérieur du château, dans la demeure des Brankovan et des Waivady, je suis encore le maître; mais, une fois hors de cette enceinte, un fois en pleine campagne, il redevient le sauvage enfant des bois et des monts, qui veut tout faire ployer sous sa volonté de fer. Comment a-t-il cédé aujourd'hui, comment ses hommes ont-ils cédé? je n'en sais rien; une vieille habitude, un reste de respect. Mais je ne voudrais pas hasarder une nouvelle épreuve. Restez ici, ne quittez pas cette chambre, cette cour, l'intérieur des murailles enfin, je réponds de tout; faites un pas hors du château, je ne réponds plus de rien, que de me faire tuer pour vous défendre. – Ne pourrais-je donc, selon les désirs de mon père, continuer ma route vers le couvent de Sahastru? – Faites, essayez, ordonnez, je vous accompagnerai; mais moi, je resterai en route, et vous, vous… vous n'arriverez pas. – Que faire, alors? – Rester ici, attendre, prendre conseil des événements et profiter des circonstances. Supposez que vous êtes tombée dans un repaire de bandits, et que votre courage seul peut vous tirer d'affaire que votre sang-froid seul peut vous sauver. Ma mère, malgré sa préférence pour Kostaki, le fils de son amour, est bonne et généreuse. D'ailleurs, c'est une Brankovan, c'est-à-dire une vraie princesse. Vous la verrez; elle vous défendra des brutales passions de Kostaki. Mettez-vous sous sa protection; vous êtes belle, elle vous aimera. D'ailleurs (il me regarda avec une expression indéfinissable) qui pourrait vous voir et ne pas vous aimer? Venez maintenant dans la salle du souper, où elle nous attend. Ne montrez ni embarras ni défiance; parlez en polonais: personne ne connaît cette langue ici; je traduirai vos paroles à ma mère, et, soyez tranquille, je ne dirai que ce qu'il faudra dire. Surtout, pas un mot sur ce que je viens de vous révéler; qu'on ne se doute pas que nous nous entendons. Vous ignorez encore la ruse et la dissimulation du plus sincère entre nous. Venez.

Je le suivis dans cet escalier, éclairé par des torches de résine brûlant à des mains de fer qui sortaient des murailles.

Il était évident que c'était pour moi qu'on avait fait cette illumination inaccoutumée.

Nous arrivâmes à la salle à manger.

Aussitôt que Grégoriska en eut ouvert la porte, et eut, en moldave, prononcé un mot, que j'ai su depuis vouloir dire: l'étrangère, une grande femme s'avança vers nous.

C'était la princesse Brankovan.

Elle portait ses cheveux blancs nattés autour de sa tête; elle était coiffée d'un petit bonnet de marte-zibeline, surmonté d'une aigrette, témoignage de son origine princière. Elle portait une espèce de tunique de drap d'or, au corsage semé de pierreries, recouvrant une longue robe d'étoffe turque, garnie de fourrure pareille à celle du bonnet.

Elle tenait à la main un chapelet à grains d'ambre, qu'elle roulait très-vite entre ses doigts.

À côté d'elle était Kostaki, portant le splendide et majestueux costume magyare, sous lequel il me sembla plus étrange encore.

C'était une robe de velours vert, à larges manches, tombant au-dessous du genou. Des pantalons de cachemire rouge, des babouches de marocain brodées d'or; sa tête était découverte, et ses longs cheveux, bleus à force d'être noirs, tombaient sur son cou nu, qu'accompagnait seulement le léger filet blanc d'une chemise de soie.

Il me salua gauchement, et prononça, en moldave, quelques paroles qui restèrent inintelligibles pour moi.

– Vous pouvez parler français, mon frère, dit Grégoriska, madame est Polonaise, et entend cette langue. Alors, Kostaki prononça, en français, quelques paroles presque aussi inintelligibles pour moi que celles qu'il avait prononcées en moldave; mais la mère, étendant gravement le bras, les interrompit. Il était évident pour moi qu'elle déclarait à ses fils que c'était à elle à me recevoir.

Alors elle commença, en moldave, un discours de bienvenue, auquel sa physionomie donnait un sens facile à expliquer. Elle me montra la table, m'offrit un siège près d'elle, désigna du geste la maison tout entière, comme pour me dire qu'elle était à moi; et, s'asseyant la première avec une dignité bienveillante, elle fit un signe de croix, et commença une prière.

Alors chacun prit sa place, place fixée par l'étiquette, Grégoriska près de moi. J'étais l'étrangère, et, par conséquent, je créais une place d'honneur à Kostaki, près de sa mère Smérande.

C'était ainsi que s'appelait la comtesse.

Grégoriska, lui aussi, avait changé de costume. Il portait la tunique magyare comme son frère; seulement cette tunique était de velours grenat et ses pantalons de cachemire bleu. Une magnifique décoration pendait à son cou: c'était le Nisham du sultan Mahmoud.

Le reste des commensaux de la maison soupait à la même table, chacun au rang que lui donnait sa position parmi les amis ou parmi les serviteurs.

Le souper fut triste; pas une seule fois Kostaki ne m'adressa la parole, quoique son frère eût toujours l'attention de me parler en français. Quant à la mère, elle m'offrit de tout elle-même avec cet air solennel qui ne la quittait jamais. Grégoriska avait dit vrai, c'était une vraie princesse.

Après le souper, Grégoriska s'avança vers sa mère. Il lui expliqua, en langue moldave, le besoin que je devais avoir d'être seule, et combien le repos m'était nécessaire après les émotions d'une pareille journée. Smérande fit de la tête un signe d'approbation, me tendit la main, me baisa au front, comme elle eût fait de sa fille, et me souhaita une bonne nuit dans son château.

Grégoriska ne s'était pas trompé: ce moment de solitude, je le désirais ardemment. Aussi remerciai-je la princesse, qui vint me reconduire jusqu'à la porte, où m'attendaient les deux femmes qui m'avaient déjà conduite dans ma chambre.

Je la saluai à mon tour, ainsi que ses deux fils, et rentrai dans ce même appartement d'où j'étais sortie une heure auparavant.

Le sofa était devenu un lit. Voilà le seul changement qui s'y fût fait.

Je remerciai les femmes. Je leur fis signe que je me déshabillerais seule; elles sortirent aussitôt avec des témoignages de respect qui indiquaient qu'elles avaient ordre de m'obéir en toutes choses.

Je restai dans cette chambre immense, dont ma lumière, en se déplaçant, n'éclairait que les parties que j'en parcourais, sans jamais pouvoir en éclairer l'ensemble. Singulier jeu de lumière, qui établissait une lutte entre la lueur de ma bougie et les rayons de la lune, qui passaient par ma fenêtre sans rideaux.

Outre la porte par laquelle j'étais entrée, et qui donnait sur l'escalier, deux, autres portes s'ouvraient sur ma chambre; mais d'énormes verrous, placés à ces portes, et qui se tiraient de mon côté, suffisaient pour me rassurer.

J'allai à la porte d'entrée, que je visitai. Cette porte, comme les autres, avait ses moyens de défense.

J'ouvris ma fenêtre; elle donnait sur un précipice.

Je compris que Grégoriska avait fait de cette chambre un choix réfléchi.

Enfin, en revenant à mon sofa, je trouvai sur une table placée à mon chevet un petit billet plié.

Je l'ouvris, et je lus en polonais:

«Dormez tranquille; vous n'aurez rien à craindre tant que vous demeurerez dans l'intérieur du château.»

«GRÉGORISKA.»

Je suivis le conseil qui m'était donné, et, la fatigue l'emportant sur mes préoccupations, je me couchai, et je m'endormis.

XIV
LES DEUX FRÈRES

A dater de ce moment, je fus établie au château, et, à dater de ce moment, commença le drame que je vais vous raconter.

Les deux frères devinrent amoureux de moi, chacun avec les nuances de son caractère.

Kostaki, dès le lendemain, me dit qu'il m'aimait, déclara que je serais à lui et non à un autre, et qu'il me tuerait plutôt que de me laisser appartenir à qui que ce fût.

Grégoriska ne dit rien; mais il m'entoura de soins et d'attentions. Toutes les ressources d'une éducation brillante, tous les souvenirs d'une jeunesse passée dans les plus nobles cours de l'Europe, furent employés pour me plaire. Hélas! ce n'était pas difficile: au premier son de sa voix, j'avais senti que cette voix caressait mon âme; au premier regard de ses yeux, j'avais senti que ce regard pénétrait jusqu'à mon coeur.

Au bout de trois mois, Kostaki m'avait cent fois répété qu'il m'aimait, et je le haïssais; au bout de trois mois, Grégoriska ne m'avait pas encore dit un seul mot d'amour, et je sentais que, lorsqu'il l'exigerait, je serais toute à lui.

Kostaki avait renoncé à ses courses. Il ne quittait plus le château. Il avait momentanément abdiqué en faveur d'une espèce de lieutenant, qui, de temps en temps, venait lui demander ses ordres, et disparaissait.

Smérande aussi m'aimait d'une amitié passionnée, dont l'expression me faisait peur. Elle protégeait visiblement Kostaki, et semblait être plus jalouse de moi qu'il ne l'était lui-même. Seulement, comme elle n'entendait ni le polonais ni le français, et que moi je n'entendais pas le moldave, elle ne pouvait faire près de moi des instances bien pressantes en faveur de son fils; mais elle avait appris à dire en français trois mots, qu'elle me répétait chaque fois que ses lèvres se posaient sur mon front: – Kostaki aime Hedwige.

Un jour, j'appris une nouvelle terrible et qui venait mettre le comble à mes malheurs: la liberté avait été rendue à ces quatre hommes qui avaient survécu au combat; ils étaient repartis pour la Pologne en engageant leur parole que l'un d'eux reviendrait, avant trois mois, me donner des nouvelles de mon père.

L'un d'eux reparut, en effet, un matin. Notre château avait été pris, brûlé et rasé, et mon père s'était fait tuer en le défendant.

J'étais désormais seule au monde.

Kostaki redoubla d'instances, et Smérande de tendresse; mais, cette fois, je prétextai le deuil de mon père. Kostaki insista, disant que, plus j'étais isolée, plus j'avais besoin d'un soutien; sa mère insista, comme et avec lui, plus que lui peut-être.

Grégoriska m'avait parlé de cette puissance que les Moldaves ont sur eux-mêmes, lorsqu'ils ne veulent pas laisser lire dans leurs sentiments. Il en était, lui, un vivant exemple. Il était impossible d'être plus certaine de l'amour d'un homme que je ne l'étais du sien, et cependant, si l'on m'eût demandé sur quelle preuve reposait cette certitude, il m'eût été impossible de le dire; nul, dans le château, n'avait vu sa main toucher la mienne, ses yeux chercher les miens. La jalousie seule pouvait éclairer Kostaki sur cette rivalité, comme mon amour seul pouvait m'éclairer sur cet amour.

Cependant, je l'avoue, cette puissance de Grégoriska sur lui-même m'inquiétait. Je croyais certainement, mais ce n'était pas assez, j'avais besoin d'être convaincue, lorsqu'un soir, comme je venais de rentrer dans ma chambre, j'entendis frapper doucement à l'une de ces deux portes que j'ai désignées comme fermant en dedans; à la manière dont on frappait, je devinai que cet appel était celui d'un ami. Je m'approchai, et je demandai qui était la.

– Grégoriska, répondit une voix, à l'accent de laquelle il n'y avait pas de danger que je me trompasse.

– Que me voulez-vous? lui demandai-je toute tremblante.

– Si vous avez confiance en moi, dit Grégoriska, si vous me croyez un homme d'honneur, accordez moi ma demande.

– Quelle est-elle?

– Éteignez votre lumière, comme si vous étiez couchée, et, dans une demi-heure, ouvrez-moi votre porte.

– Revenez dans une demi-heure fut ma seule réponse.

J'éteignis ma lumière, et j'attendis.

Mon coeur battait avec violence, car je comprenais qu'il s'agissait de quelque événement important.

La demi-heure s'écoula; j'entendis frapper plus doucement encore que la première fois. Pendant l'intervalle, j'avais tiré les verrous; je n'eus donc qu'à ouvrir la porte.

Grégoriska entra, et, sans même qu'il me le dît, je repoussai la porte derrière lui, et fermai les verrous.

Il resta un moment muet et immobile, m'imposant silence du geste. Puis, lorsqu'il se fut assuré que nul danger urgent ne nous menaçait, il m'emmena au milieu de la vaste chambre, et, sentant à mon tremblement que je ne saurais rester debout, il alla me chercher une chaise.

Je m'assis, ou plutôt je me laissai tomber sur cette chaise.

– Oh! mon Dieu! lui dis-je, qu'y a-t-il donc et pourquoi tant de précautions?

– Parce que ma vie, ce qui ne serait rien, parce que la vôtre peut-être aussi, dépendent de la conversation que nous allons avoir.

Je lui saisis la main, tout effrayée. Il porta ma main à ses lèvres, tout en me regardant, pour me demander pardon d'une pareille audace. Je baissai les yeux: c'était consentir.

– Je vous aime, me dit-il de sa voix mélodieuse comme un chant; m'aimez-vous?

– Oui, lui répondis-je.

– Consentiriez-vous à être ma femme?

– Oui. Il passa la main sur son front avec une profonde aspiration de bonheur.

– Alors, vous ne refuserez pas de me suivre?

– Je vous suivrai partout!

– Car vous comprenez, continua-t-il, que nous ne pouvons être heureux qu'en fuyant.

– Oh oui! m'écriai-je, fuyons.

– Silence! fit-il en tressaillant, silence!

– Vous avez raison.

Et je me rapprochai toute tremblante de lui.

– Voici ce que j'ai fait, me dit-il; voici ce qui fait que j'ai été si longtemps sans vous avouer que je vous aimais. C'est que je voulais, une fois sûr de votre amour, que rien ne pût s'opposer à notre union. Je suis riche, Hedwige, immensément riche, mais à la façon des seigneurs moldaves: riche de terres, de troupeaux, de serfs. Eh bien! j'ai vendu, au monastère de Hango, pour un million de terres, de troupeaux, de villages. Ils m'ont donné pour trois cent mille francs de pierreries, pour cent mille mille francs d'or, le reste en lettres de change sur Vienne. Un million vous suffira-t-il?

Je lui serrai la main.

– Votre amour m'eût suffi, Grégoriska, jugez.

– Eh bien! écoutez: demain, je vais au monastère de Hango pour prendre mes derniers arrangements avec le supérieur. Il me tient des chevaux prêts; ces chevaux nous attendront à partir de neuf heures, cachés à cent pas du château. Après souper, vous remontez comme aujourd'hui; comme aujourd'hui, vous éteignez votre lumière; comme aujourd'hui, j'entre chez vous. Mais demain, au lieu d'en sortir seul, vous me suivez, nous gagnons la porte qui donne sur la campagne, nous trouvons nos chevaux, nous nous élançons dessus, et après-demain, au jour, nous avons fait trente lieues.

– Que ne sommes-nous à après-demain!

– Chère Edwige!

Grégoriska me serra contre son coeur, nos lèvres se rencontrèrent.

Oh! il l'avait bien dit: c'était un homme d'honneur à qui j'avais ouvert la porte de ma chambre; mais il le comprit bien: si je ne lui appartenais pas de corps, je lui appartenais d'âme.

La nuit s'écoula sans que je pusse dormir un seul instant.

Je me voyais fuyant avec Grégoriska; je me sentais emportée par lui comme je l'avais été par Kostaki, seulement, cette fois, cette course terrible, effrayante, funèbre, se changeait en une douce et ravissante étreinte à laquelle la vitesse ajoutait la volupté, car la vitesse a aussi une volupté à elle.

Le jour vint.

Je descendis.

Il me sembla qu'il y avait quelque chose de plus sombre encore qu'à l'ordinaire dans la façon dont Kostaki me salua. Son sourire n'était même plus une ironie, c'était une menace.

Quant à Smérande, elle me parut la même que d'habitude.

Pendant le déjeuner, Grégoriska ordonna ses chevaux. Kostaki ne parut faire aucune attention à cet ordre.

Vers onze heures, il nous salua, annonçant son retour pour le soir seulement, et priant sa mère de ne pas l'attendre à dîner; puis, se retournant vers moi, il me pria, à mon tour, d'agréer ses excuses.

Il sortit. L'oeil de son frère le suivit jusqu'au moment où il quitta la chambre, et, en ce moment, il jaillit de cet oeil un tel éclair de haine, que je frissonnai.

La journée s'écoula au milieu de transes que vous pouvez concevoir. Je n'avais fait confidence de nos projets à personne; à peine même, dans mes prières, si j'avais osé en parler à Dieu, et il me semblait que ces projets étaient connus de tout le monde; que chaque regard qui se fixait sur moi pouvait pénétrer et lire au fond de mon coeur.

Le dîner fut un supplice: sombre et taciturne, Kostaki parlait rarement; cette fois, il se contenta d'adresser deux ou trois fois la parole, en moldave, à sa mère, et chaque fois l'accent de sa voix me fit tressaillir.

Quand je me levai pour remonter à ma chambre, Smérande, comme d'habitude, m'embrassa, et, en m'embrassant, elle me dit cette phrase, que, depuis huit jours, je n'avais point entendu sortir de sa bouche:

– Kostaki aime Hedwige!

Cette phrase me poursuivit comme une menace; une fois dans ma chambre, il me semblait qu'une voix fatale murmurait à mon oreille: Kostaki aime Hedwige!

Or, l'amour de Kostaki, Grégoriska me l'avait dit, c'était la mort.

Vers sept heures du soir, et comme le jour commençait à baisser, je vis Kostaki traverser la cour. Il se retourna pour regarder de mon côté, mais je me rejetai en arrière, afin qu'il ne pût me voir.

J'étais inquiète, car, aussi longtemps que la position de ma fenêtre m'avait permis de le suivre, je l'avais vu se dirigeant vers les écuries. Je me hasardai à tirer les verrous de ma porte et à me glisser dans la chambre voisine, d'où je pouvais voir tout ce qu'il allait faire.

En effet, il se rendait aux écuries. Il en fit sortir alors lui-même son cheval favori, le sella de ses propres mains et avec le soin d'un homme qui attache la plus grande importance aux moindres détails. Il avait le même costume sous lequel il m'était apparu pour la première fois. Seulement, pour toute arme, il portait son sabre.

Son cheval sellé, il jeta les yeux encore une fois sur la fenêtre de ma chambre. Puis, ne me voyant pas, il sauta en selle, se fit ouvrir la même porte par laquelle était sorti et par laquelle devait rentrer son frère, et s'éloigna au galop, dans la direction du monastère de Hango.

Alors mon coeur se serra d'une façon terrible, un pressentiment fatal me disait que Kostaki allait au-devant de son frère.

Je restai à cette fenêtre tant que je pus distinguer cette route, qui, à un quart de lieue du château, faisait un coude et se perdait dans le commencement d'une forêt. Mais la nuit descendit à chaque instant plus épaisse, la route finit par s'effacer tout à fait.

Je restais encore.

Enfin mon inquiétude, par son excès même, me rendit ma force, et, comme c'était évidemment dans la salle d'en bas que je devais avoir les premières nouvelles de l'un et l'autre des deux frères, je descendis.

Mon premier regard fut pour Smérande. Je vis, au calme de son visage, qu'elle ne ressentait aucune appréhension; elle donnait ses ordres pour le souper habituel, et les couverts des deux frères étaient à leurs places.

Je n'osais interroger personne. D'ailleurs, qui eusse-je interrogé? Personne au château, excepté Kostaki et Grégoriska, ne parlait aucune des deux seules langues que je parlasse.

Au moindre bruit, je tressaillais.

C'était à neuf heures ordinairement que l'on se mettait à table pour le souper.

J'étais descendue à huit heures et demie; je suivais des yeux l'aiguille des minutes, dont la marche était presque visible sur le vaste cadran de l'horloge.

L'aiguille voyageuse franchit la distance qui la séparait du quart.

Le quart sonna. La vibration retentit sombre et triste, puis l'aiguille reprit sa marche silencieuse, et je la vis de nouveau parcourir la distance avec la régularité et la lenteur d'une pointe de compas.

Quelques minutes avant neuf heures, il me sembla entendre le galop d'un cheval dans la cour. Smérande l'entendit aussi, car elle tourna la tête du côté de la fenêtre; mais la nuit était trop épaisse pour qu'elle pût voir.

Oh! si elle m'eût regardée en ce moment, comme elle eût pu deviner ce qui se passait dans mon coeur.

On n'avait entendu que le trot d'un seul cheval, et c'était tout simple. Je savais bien, moi, qu'il ne reviendrait qu'un seul cavalier.

Mais lequel?

Des pas résonnèrent dans l'antichambre. Ces pas étaient lents et semblaient peser sur mon coeur.

La porte s'ouvrit, je vis dans l'obscurité se dessiner une ombre.

Cette ombre s'arrêta un moment sur la porte. Mon coeur était suspendu.

L'ombre s'avança, et, au fur et à mesure qu'elle entrait dans le cercle de lumière, je respirais.

Je reconnus Grégoriska.

Un instant de douleur de plus, et mon coeur se brisait.

Je reconnus Grégoriska, mais pâle comme un mort. Rien qu'à le voir, on devinait que quelque chose de terrible venait de se passer.

– Est-ce toi, Kostaki? demanda Smérande.

– Non, ma mère, répondit Grégoriska d'une voix sourde.

– Ah! vous voilà, dit-elle; et depuis quand votre mère doit-elle vous attendre?

– Ma mère, dit Grégoriska en jetant un coup d'oeil sur la pendule, il n'est que neuf heures.

Et en même temps, en effet, neuf heures sonnèrent.

– C'est vrai, dit Smérande. Où est votre frère?

Malgré moi, je songeai que c'était la même question que Dieu avait faite à Caïn.

Grégoriska ne répondit point.

– Personne n'a-t-il vu Kostaki? demanda Smérande.

Le vatar, ou majordome, s'informa autour de lui.

– Vers sept heures, dit-il, le comte a été aux écuries, a sellé son cheval lui-même, et est parti par la route de Hango.

En ce moment, mes yeux rencontrèrent les yeux de Grégoriska. Je ne sais si c'était une réalité ou une hallucination, il me sembla qu'il avait une goutte de sang au milieu du front.

Je portai lentement mon doigt à mon propre front, indiquant l'endroit où je croyais voir cette tache.

Grégoriska me comprit; il prit son mouchoir et s'essuya.

– Oui, oui, murmura Smérande, il aura rencontré quelque ours, quelque loup, qu'il se sera amusé à poursuivre. Voilà pourquoi un enfant fait attendre sa mère. Où l'avez-vous laissé, Grégoriska? dites.

– Ma mère, répondit Grégoriska d'une voix émue, mais assurée, mon frère et moi ne sommes pas sortis ensemble.

– C'est bien! dit Smérande. Que l'on serve, que l'on se mette à table et que l'on ferme les portes; ceux qui seront dehors coucheront dehors.

Les deux premières parties de cet ordre furent exécutées à la lettre, Smérande prit sa place, Grégoriska s'assit à sa droite, et moi à sa gauche.

Puis les serviteurs sortirent pour accomplir la troisième, c'est-à-dire pour fermer les portes du château.

En ce moment, on entendit un grand bruit dans la cour, et un valet tout effaré entra dans la salle en disant:

– Princesse, le cheval du comte Kostaki vient de rentrer dans la cour, seul, et tout couvert de sang.

– Oh! murmura Smérande en se dressant pâle et menaçante, c'est ainsi qu'est rentré un soir le cheval de son père.

Je jetai les yeux sur Grégoriska: il n'était plus pâle, il était livide.

En effet, le cheval du comte Koproli était rentré un soir dans la cour du château, tout couvert de sang, et, une heure après, les serviteurs avaient retrouvé et rapporté le corps couvert de blessures.

Smérande prit une torche des mains d'un des valets, s'avança vers la porte, l'ouvrit et descendit dans la cour.

Le cheval, tout effaré, était contenu, malgré lui, par les trois ou quatre serviteurs qui unissaient leurs efforts pour l'apaiser.

Smérande s'avança vers l'animal, regarda le sang qui tachait sa selle et reconnut une blessure au haut de son front. – Kostaki a été tué en face, dit-elle, en duel et par un seul ennemi. Cherchez son corps, enfants, plus tard nous chercherons son meurtrier.

Comme le cheval était rentré par la porte de Hango, tous les serviteurs se précipitèrent par cette porte, et on vit leurs torches s'égarer dans la campagne et s'enfoncer dans la forêt, comme, dans un beau soir d'été, on voit scintiller les lucioles dans les plaines de Nice et de Pise.