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Loe raamatut: «Les mille et un fantômes», lehekülg 8

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Elle me prit les mains, et voulut me les baiser.

Je me dégageai.

– Allons, ma bonne femme, lui dis-je, du courage. – Dieu m'en donne, monsieur l'abbé, je ne m'en plains pas. – Il n'a rien demandé autre chose? – Non. – C'est bien! S'il ne lui faut que ce désir accompli pour le repos de son âme, son âme sera en repos.

Je sortis.

Il était dix heures et demie à peu près. C'était dans les derniers jours d'avril, la bise était encore fraîche. Cependant le ciel était beau, beau pour un peintre surtout, car la lune roulait dans une mer de vagues sombres qui donnaient un grand caractère à l'horizon.

Je tournai autour des vieilles murailles de la ville, et j'arrivai à la porte de Paris. Passé onze heures du soir, c'était la seule porte d'Étampes qui restât ouverte.

Le but de mon excursion était sur une esplanade, qui, aujourd'hui comme alors, domine toute la ville. Seulement, aujourd'hui, il ne reste d'autres traces de la potence, qui alors était dressée sur cette esplanade, que trois fragments de la maçonnerie qui assurait les trois poteaux, reliés entre eux par deux poutres, et qui formaient le gibet.

Pour arriver à cette esplanade, située à gauche de la route, quand on vient d'Étampes à Paris, et à droite quand on vient de Paris à Étampes, pour arriver à cette esplanade, il fallait passer au pied de la tour de Guinette, ouvrage avancé, qui semble une sentinelle posée isolément dans la plaine pour garder la ville.

Cette tour, que vous devez connaître, chevalier Lenoir, et que Louis XI a essayé de faire sauter autrefois sans y réussir, est éventrée par l'explosion et semble regarder le gibet, dont elle ne voit que l'extrémité, avec l'orbite noire d'un grand oeil sans prunelle.

Le jour, c'est la demeure des corbeaux; la nuit, c'est le palais des chouettes et des chats-huants.

Je pris, au milieu de leurs cris et de leurs houhoulements, le chemin de l'esplanade, chemin étroit, difficile, raboteux, creusé dans le roc, percé à travers les broussailles.

Je ne puis pas dire que j'eusse peur. L'homme qui croit en Dieu, qui se confie à lui, ne doit avoir peur de rien, mais j'étais ému.

On n'entendait au monde que le tic-tac monotone du moulin de la basse ville, le cri des hiboux et des chouettes, et le sifflement du vent dans les broussailles.

La lune entrait dans un nuage noir, dont elle brodait les extrémités d'une frange blanchâtre.

Mon coeur battait. Il me semblait que j'allais voir, non pas ce que j'étais venu pour voir, mais quelque chose d'inattendu. Je montais toujours.

Arrivé à un certain point de la montée, je commençai à distinguer l'extrémité supérieure du gibet, composé de ses trois piliers et de cette double traverse de chêne dont j'ai déjà parlé.

C'est à ces traverses de chêne que pendent les croix de fer auxquelles on attache les suppliciés.

J'apercevais, comme une ombre mobile, le corps du malheureux l'Artifaille, que le vent balançait dans l'espace.

Tout à coup je m'arrêtai; je découvrais maintenant le gibet de son extrémité supérieure à sa base. J'apercevais une masse sans forme qui semblait un animal à quatre pattes et qui se mouvait.

Je m'arrêtai et me couchai derrière un rocher. Cet animal était plus gros qu'un chien et plus massif qu'un loup.

Tout à coup, il se leva sur les pattes de derrière, et je reconnus que cet animal n'était autre que celui que Platon appelait un animal à deux pieds et sans plumes, c'est-à-dire un homme.

Que pouvait venir faire, à celle heure, un homme sous un gibet, à moins qu'il n'y vînt avec un coeur religieux pour prier, ou avec un coeur irréligieux pour y faire quelque sacrilège?

Dans tous les cas, je résolus de me tenir coi et d'attendre.

En ce moment, la lune sortit du nuage qui l'avait cachée un instant, et donna en plein sur le gibet.

Alors, je pus voir distinctement l'homme, et même tous les mouvements qu'il faisait.

Cet homme ramassa une échelle couchée à terre, puis la dressa contre un des poteaux, le plus rapproché du cadavre du pendu.

Puis il monta à l'échelle.

Puis il forma avec le pendu un groupe étrange, où le vivant et le mort semblèrent se confondre dans un embrassement.

Tout à coup un cri terrible retentit. Je vis s'agiter les deux corps; j'entendis crier à l'aide d'une voix étranglée qui cessa bientôt d'être distincte; puis, un des deux corps se détacha du gibet, tandis que l'autre restait pendu à la corde et agitait ses bras et ses jambes.

Il m'était impossible de deviner ce qui se passait sous la machine infâme; mais enfin, oeuvre de l'homme ou du démon, il venait de s'y passer quelque chose d'extraordinaire, quelque chose qui appelait à l'aide, qui réclamait du secours.

Je m'élançai.

À ma vue, le pendu parut redoubler d'agitation, tandis que, dessous lui, était immobile et gisant le corps qui s'était détaché du gibet.

Je courus d'abord au vivant. Je montai vivement les degrés de l'échelle, et, avec mon couteau, je coupai la corde; le pendu tomba à terre, je sautai à bas de l'échelle.

Le pendu se roulait dans d'horribles convulsions, l'autre cadavre se tenait toujours immobile.

Je compris que le noeud coulant continuait de serrer le cou du pauvre diable. Je me couchai sur lui pour le fixer, et à grand'peine je desserrai le noeud coulant qui l'étranglait.

Pendant cette opération, qui me forçait à regarder cet homme face à face, je reconnus avec étonnement que cet homme était le bourreau.

Il avait les yeux hors de leur orbite, la face bleuâtre, la mâchoire presque tordue, et un souffle, qui ressemblait plus à un râle qu'à une respiration, s'échappait de sa poitrine.

Cependant l'air rentrait peu à peu dans ses poumons, et, avec l'air, la vie.

Je l'avais adossé à une grosse pierre; au bout d'un instant, il parut reprendre ses sens, toussa, tourna le cou en toussant, et finit par me regarder en face.

Son étonnement ne fut pas moins grand que l'avait été le mien. – Oh! oh! monsieur l'abbé, dit-il, c'est vous? – Oui, c'est moi – Et que venez-vous faire ici? me demanda-t-il. – Mais vous-même?

Il parut rappeler ses esprits. Il regarda encore une fois autour de lui; mais, cette fois, ses yeux s'arrêtèrent sur le cadavre.

– Ah! dit-il en essayant de se lever, allons-nous-en, monsieur l'abbé, au nom du ciel, allons-nous-en! – Allez-vous-en si vous voulez, mon ami; mais moi, j'ai un devoir à accomplir. – Ici? – Ici. – Quel est-il donc? – Ce malheureux, qui a été pendu par vous aujourd'hui, a désiré que je vinsse dire au pied du gibet cinq pater et cinq ave pour le salut de son âme. – Pour le salut de son âme? oh! monsieur l'abbé, vous aurez de la besogne si vous sauvez celle-là, c'est Satan en personne. – Comment! c'est Satan en personne? – Sans doute, ne venez-vous pas de voir ce qu'il m'a fait? – Comment, ce qu'il vous a fait, et que vous a-t-il donc fait? – Il m'a pendu, pardieu! – Il vous a pendu? mais il me semblait, au contraire, que c'était vous qui lui aviez rendu ce triste service? – Oui, ma foi! et je croyais l'avoir bel et bien pendu même. Il paraît que je m'étais trompé! Mais comment donc n'a-t-il pas profité du moment où j'étais branché à mon tour pour se sauver?

J'allai au cadavre, je le soulevai; il était roide et froid.

– Mais parce qu'il est mort, dis je. – Mort! répéta le bourreau. Mort! ah! diable! c'est bien pis; alors sauvons-nous, monsieur l'abbé, sauvons-nous.

Et il se leva.

– Non, par ma foi! dit-il, j'aime encore mieux rester, il n'aurait qu'à se relever et à courir après moi. Vous, au moins, qui êtes un saint homme, vous me défendrez. – Mon ami, dis-je à l'exécuteur en le regardant fixement, il y a quelque chose ià-dessous. Vous me demandiez tout à l'heure ce que je venais faire ici à cette heure. A mon tour, je vous demanderai: Que veniez-vous faire ici, vous? – Ah! ma foi, monsieur l'abbé, il faudra toujours bien que je vous le dise, en confession ou autrement Eh bien! je vais vous le dire autrement. Mais attendez donc…

Il fit un mouvement en arrière.

– Quoi donc? – Il ne bouge pas là-bas? – Non, soyez tranquille, le malheureux est bien mort. – Oh! bien mort… bien mort… n'importe! Je vais toujours vous dire pourquoi je suis venu, et, si je mens, il me démentira, voilà tout. – Dites.

– Il faut vous dire que ce mécréant-là n'a pas voulu entendre parler de confession. Il disait seulement de temps en temps: «L'abbé Moulle est-il arrivé?» On lui répondait: «Non, pas encore.» Il poussait un soupir; on lui offrait un prêtre, il répondait: «Non! l'abbé Moulle… et pas d'autre.»

– Oui, je sais cela.

– Au pied de la tour de Guinette, il s'arrêta: Regardez donc, me dit-il, si vous ne voyez pas venir l'abbé Moulle. – Non, lui dis-je. Et nous nous remîmes en chemin. Au pied de l'échelle, il s'arrêta encore. – L'abbé Moulle ne vient pas? demanda-t-il. – Eh non! que l'on vous dit. Il n'y a rien d'impatientant comme un homme qui vous répète toujours la même chose. – Allons! dit-il. – Je lui passai la corde au cou. Je lui mis les pieds contre l'échelle, et lui dis: Monte. Il monta sans trop se faire prier; mais, quand il fut arrivé aux deux tiers de l'échelle: – Attendez, me dit-il, que je m'assure que l'abbé Moulle ne vient pas. – Ah! regardez, lui dis-je, ça n'est pas défendu. Alors il regarda une dernière fois dans la foule; mais, ne vous voyant pas, il poussa un soupir. Je crus qu'il était résolu et qu'il n'y avait plus qu'à le pousser; mais il vit mon mouvement. – Attends, dit-il. – Quoi encore? – Je voudrais baiser une médaille de Notre-Dame, qui est à mon cou. – Ah! pour cela, lui dis-je, c'est trop juste; baise. Et je lui mis la médaille contre les lèvres. – Qu'y a-t-il donc encore? demandai-je. – Je veux être enterré avec cette médaille. – Hum! hum! fis-je, il me semble que toute la défroque du pendu appartient au bourreau. – Cela ne me regarde pas, je veux être enterré avec ma médaille. – Je veux! je veux! comme vous y allez! – Je veux, quoi! La patience m'échappa; il était tout prêt, il avait la corde au cou, l'autre bout de la corde était au crochet. – Va-t'en au diable! lui dis je. Et je le lançai dans l'espace. – Notre-Dame, ayez pi… – Ma foi, c'est tout ce qu'il put dire; la corde étrangla à la fois l'homme et la phrase. Au même instant, vous savez comme cela se pratique, j'empoignai la corde, je sautai sur ses épaules, et han! han! tout fut dit. Il n'eut pas à se plaindre de moi, et je vous réponds qu'il n'a pas souffert.

– Mais tout cela ne dit pas pourquoi tu es venu ce soir. – Oh! c'est que voilà ce qui est le plus difficile à raconter. – Eh bien! je vais te le dire, moi: tu es venu pour lui prendre sa médaille. – Eh bien! oui, le diable m'a tenté. Je me suis dit: Bon! bon! tu veux; c'est bien aisé à dire, cela; mais, quand la nuit sera venue, sois tranquille, nous verrons. Alors, quand la nuit a été venue, je suis parti de la maison. J'avais laissé mon échelle aux alentours; je savais où la retrouver. J'ai été faire une promenade; je suis revenu par le plus long, et puis, quand j'ai vu qu'il n'y avait plus personne dans la plaine, quand je n'ai plus entendu aucun bruit, je me suis approché du gibet, j'ai dressé mon échelle, je suis monté, j'ai tiré le pendu à moi, je lui ai décroché sa chaîne, et… – Et quoi? – Ma foi! croyez moi si vous voulez: au moment où la médaille a quitté son cou, le pendu m'a pris, a retiré sa tête du noeud coulant, a passé ma tête à la place de la sienne, et, ma foi! il m'a poussé à mon tour, comme je l'avais poussé, moi. Voilà la chose. – Impossible! vous vous trompez. – M'avez vous trouvé pendu, oui ou non? – Oui. – Eh bien! je vous promets que je ne me suis pas pendu moi-même. Voilà tout ce que je puis vous dire.

Je réfléchis un instant.

– Et la médaille, lui demandai-je, où est-elle? – Ma foi, cherchez à terre, elle ne doit pas être loin. Quand je me suis senti pendu, je l'ai lâchée.

Je me levai et jetai les yeux à terre. Un rayon de la lune donnait dessus comme pour guider mes recherches. Je la ramassai. J'allai au cadavre du pauvre l'Artifaille, et je lui rattachai la médaille au cou.

Au moment où elle toucha sa poitrine, quelque chose comme un frémissement courut par tout son corps, et un cri aigu et presque douloureux sortit de sa poitrine.

Le bourreau fit un bond en arrière.

Mon esprit venait d'être illuminé par ce cri. Je me rappelai ce que les saintes Écritures disaient des exorcismes et du cri que poussent les démons en sortant du corps des possédés.

Le bourreau tremblait comme la feuille.

– Venez ici, mon ami, lui dis-je, et ne craignez rien.

Il s'approcha en hésitant.

– Que me voulez-vous? dit-il. – Voici un cadavre qu'il faut remettre à sa place. – Jamais. Bon! pour qu'il me pende encore. – Il n'y a pas de danger, mon ami, je vous réponds de tout. – Mais, monsieur l'abbé! monsieur l'abbé! – Venez, vous dis-je.

Il fit encore un pas.

– Hum! murmura-t-il, je ne m'y fie pas. – Et vous avez tort, mon ami. Tant que le corps aura sa médaille, vous n'aurez rien à craindre. – Pourquoi cela? – Parce que le démon n'aura aucune prise sur lui. Cette médaille le protégeait, vous la lui avez ôtée; à l'instant même le mauvais génie qui l'avait poussé au mal, et qui avait été écarté par son bon ange, est rentré dans le cadavre, et vous avez vu quelle a été l'oeuvre de ce mauvais génie. – Alors ce cri que nous venons d'entendre. – C'est celui qu'il a poussé quand il a senti que sa proie lui échappait. – Tiens, dit le bourreau, en effet, cela pourrait bien être. – Cela est. – Alors, je vais le remettre à son crochet. – Remettez-le; il faut que la justice ait son cours; il faut que la condamnation s'accomplisse.

Le pauvre diable hésitait encore.

– Ne craignez rien, lui dis-je, je réponds de tout. – N'importe, reprit le bourreau, ne me perdez pas de vue, et, au moindre cri, venez à mon secours. – Soyez tranquille, vous n'aurez pas besoin de moi.

Il s'approcha du cadavre, le souleva doucement par les épaules et le tira vers l'échelle tout en lui parlant.

– N'aie pas peur, l'Artifaille, lui disait-il, ce n'est pas pour te prendre ta médaille. Vous ne nous perdez pas de vue, n'est-ce pas, monsieur l'abbé? – Non, mon ami, soyez tranquille. – Ce n'est pas pour te prendre ta médaille, continua l'exécuteur du ton le plus conciliant; non, sois tranquille; puisque tu l'as désiré, tu seras enterré avec elle. C'est vrai, il ne bouge pas, monsieur l'abbé. – Vous le voyez. – Tu seras enterré avec elle; en attendant, je te remets à ta place, sur le désir de M. l'abbé, car, pour moi, tu comprends!.. – Oui, oui, lui dis-je, sans pouvoir m'empêcher de sourire, mais faites vite. – Ma foi, c'est fait, dit-il en lâchant le corps qu'il venait d'attacher de nouveau au crochet et en sautant à terre du même coup.

Et le corps se balança dans l'espace, immobile et inanimé.

Je me mis à genoux et je commençai les prières que l'Artifaille m'avait demandées.

– Monsieur l'abbé, dit le bourreau en se mettant à genoux près de moi, vous plairait-il de dire les prières assez haut et assez doucement pour que je puisse les répéter? – Comment! malheureux! tu les as donc oubliées? – Je crois que je ne les ai jamais sues?

Je dis les cinq _pater_ et les cinq _ave_, que le bourreau répéta consciencieusement après moi.

La prière terminée, je me levai.

– L'Artifaille, dis-je tout haut au supplicié, j'ai fait tout ce que j'ai pu pour le salut de ton âme, c'est à la bienheureuse Notre-Dame à faire le reste. – _Amen_! dit mon compagnon.

En ce moment un rayon de lune illumina le cadavre comme une cascade d'argent. Minuit sonna à Notre-Dame.

– Allons, dis-je à l'exécuteur, nous n'avons plus rien à faire ici. – Monsieur l'abbé, dit le pauvre diable, seriez-vous assez bon pour m'accorder une dernière grâce? – Laquelle? – C'est de me reconduire jusque chez moi; tant que je ne sentirai pas ma porte bien fermée entre moi et ce gaillard-là, je ne serai pas tranquille. – Venez, mon ami.

Nous quittâmes l'esplanade, non sans que mon compagnon, de dix pas en dix pas, se retournât pour voir si le pendu était bien à sa place.

Rien ne bougea.

Nous rentrâmes dans la ville. Je conduisis mon homme jusque chez lui. J'attendis qu'il eût éclairé sa maison, puis il ferma la porte sur moi, me dit adieu, et me remercia à travers la porte. Je rentrai chez moi, parfaitement calme de corps et d'esprit.

Le lendemain, comme je m'éveillais, on me dit que la femme du voleur m'attendait dans ma salle à manger.

Elle avait le visage calme et presque joyeux.

– Monsieur l'abbé, me dit-elle, je viens vous remercier: mon mari m'est apparu hier comme minuit sonnait à Notre-Dame, et il m'a dit: – Demain matin, tu iras trouver l'abbé Moulle. et lu lui diras que, grâce à lui et à Notre-Dame, je suis sauvé.

XI
LE BRACELET DE CHEVEUX

Mon cher abbé, dit Alliette, j'ai la plus grande estime pour vous et la plus grande vénération pour Cazotte; j'admets parfaitement l'influence de votre mauvais génie; mais il y a une chose que vous oubliez et dont je suis, moi, un exemple: c'est que la mort ne tue pas la vie; la mort n'est qu'un mode de transformation du corps humain; la mort tue la mémoire, voilà tout. Si la mémoire ne mourait pas, chacun se souviendrait de toutes les pérégrinations de son âme, depuis le commencement du monde jusqu'à nous. La pierre philosophale n'est pas autre chose que ce secret; c'est ce secret qu'avait trouvé Pythagore, et qu'ont retrouvé le comte de Saint-Germain et Cagliostro; c'est ce secret que je possède à mon tour, et qui fait que mon corps mourra, comme je me rappelle positivement que cela lui est déjà arrivé quatre ou cinq fois, et encore, quand je dis que mon corps mourra, je me trompe, il y a certains corps qui ne meurent pas, et je suis de ceux-là.

– Monsieur Alliette, dit le docteur, voulez-vous d'avance me donner une permission?

– Laquelle?

– C'est de faire ouvrir votre tombeau un mois après votre mort.

– Un mois, deux mois, un an, dix ans, quand vous voudrez, docteur; seulement prenez vos précautions… car le mal que vous ferez à mon cadavre pourrait nuire à l'autre corps dans lequel mon âme serait entrée.

– Ainsi, vous croyez à cette folie?

– Je suis payé pour y croire: j'ai vu.

– Qu'avez-vous vu?.. un de ces morts vivants?

– Oui.

– Voyons, monsieur Alliette, puisque chacun a raconté son histoire, racontez aussi la vôtre; il serait curieux que ce fût la plus vraisemblable de la société.

– Vraisemblable ou non, docteur, la voici dans toute sa vérité. J'allais de Strasbourg aux eaux de Louesche. Vous connaissez la route, docteur?

– Non; mais n'importe, allez toujours.

– J'allais donc de Strasbourg aux eaux de Louesche, et je passais naturellement par Bâle, où je devais quitter la voiture publique pour prendre un voiturin.

Arrivé à l'hôtel de la Couronne, que l'on m'avait recommandé, je m'enquis d'une voiture et d'un voiturin, priant mon hôte de s'informer si quelqu'un dans la ville n'était point en disposition de faire la même route que moi; alors il était chargé de proposer à cette même personne une association qui devait naturellement rendre à la fois la route plus agréable et moins coûteuse.

Le soir, il revint, ayant trouvé ce que je demandais; la femme d'un négociant bâlois, qui venait de perdre son enfant, âgé de trois mois, qu'elle nourrissait elle-même, avait fait, à la suite de cette perte, une maladie pour laquelle on lui ordonnait les eaux de Louesche. C'était le premier enfant de ce jeune ménage marié depuis un an.

Mon hôte me raconta qu'on avait eu grand'peine à décider la femme à quitter son mari. Elle voulait absolument ou rester à Bâle ou qu'il vînt avec elle à Louesche; mais, d'un autre côté, l'état de sa santé exigeant les eaux, tandis que l'état de leur commercé exigeait sa présence à Bâle, elle s'était décidée et partait avec moi le lendemain matin. Sa femme de chambre l'accompagnait.

Un prêtre catholique, desservant l'église d'un petit village des environs, nous accompagnait et occupait la quatrième place dans la voiture.

Le lendemain, vers huit heures du matin, la voiture vint nous prendre à l'hôtel; le prêtre y était déjà. J'y montai à mon tour, et nous allâmes prendre la dame et sa femme de chambre.

Nous assistâmes, de l'intérieur de la voiture, aux adieux des deux époux, qui, commencés au fond de leur appartement, continuèrent dans le magasin, et ne s'achevèrent que dans la rue. Sans doute la femme avait quelque pressentiment, car elle ne pouvait se consoler. On eût dit que, au lieu de partir pour un voyage d'une cinquantaine de lieues, elle partait pour faire le tour du monde.

Le mari paraissait plus calme qu'elle, mais néanmoins était plus ému qu'il ne convenait raisonnablement pour une pareille séparation.

Nous partîmes enfin.

Nous avions naturellement, le prêtre et moi, donné les deux meilleures places à la voyageuse et à sa femme de chambre, c'est-à-dire que nous étions sur le devant et elles au fond.

Nous primes la route de Soleure, et le premier jour nous allâmes coucher à Mundischwyll. Toute la journée, notre compagne avait été tourmentée, inquiète. Le soir, ayant vu passer une voiture de retour, elle voulait reprendre le chemin de Bâle. Sa femme de chambre parvint cependant à la décider à continuer sa route.

Le lendemain, nous nous mîmes en route vers neuf heures du matin, La journée était courte; nous ne comptions pas aller plus loin que Soleure.

Vers le soir, et comme nous commencions d'apercevoir la ville, notre malade tressaillit.

– Ah! dit-elle, arrêtez, on court après nous.

Je me penchai hors de la portière.

– Vous vous trompez, madame, répondis-je, la route est parfaitement vide.

– C'est étrange, insista-t-elle. J'entends le galop d'un cheval.

Je crus avoir mal vu.

Je sortis plus avant hors de la voiture.

– Personne, madame, lui dis-je.

Elle regarda elle-même et vit comme moi la route déserte.

– Je m'étais trompée, dit-elle en se rejetant au fond de la voiture. Et elle ferma les yeux comme une femme qui veut concentrer sa pensée en elle-même.

Le lendemain nous partîmes à cinq heures du matin. Cette fois la journée était longue. Notre conducteur vint coucher à Berne. A la même heure que la veille, c'est-à-dire vers cinq heures, notre compagne sortit d'une espèce de sommeil où elle était, et étendant les bras vers le cocher:

– Conducteur, dit-elle, arrêtez. Cette fois, j'en suis sûre, on court après nous.

– Madame se trompe, répondit le cocher. Je ne vois que les trois paysans qui viennent de nous croiser, et qui suivent tranquillement leur chemin.

– Oh! mais j'entends le galop du cheval.

Ces paroles étaient dites avec une telle conviction, que je ne pus m'empêcher de regarder derrière nous.

Comme la veille, la route était absolument déserte.

– C'est impossible, madame, répondis-je, je ne vois pas de cavalier.

– Comment se fait-il que vous ne voyiez point de cavalier, puisque je vois, moi, l'ombre d'un homme et d'un cheval?

Je regardai dans la direction de sa main, et je vis en effet l'ombre d'un cheval et d'un cavalier. Mais je cherchai inutilement les corps auxquels les ombres appartenaient.

Je fis remarquer cet étrange phénomène au prêtre, qui se signa.

Peu à peu cette ombre s'éclaircit, devint d'instant en instant moins visible, et enfin disparut tout à fait.

Nous entrâmes à Berne.

Tous ces présages paraissaient fatals à la pauvre femme; elle disait sans cesse qu'elle voulait retourner, et cependant elle continuait son chemin.

Soit inquiétude morale, soit progrès naturel de la maladie, en arrivant à Thun, la malade se trouva si souffrante, qu'il lui fallut continuer son chemin en litière. Ce fut ainsi qu'elle traversa le Kander-Thal et le Gemmi. En arrivant à Louesche, un érésypèle se déclara, et pendant plus d'un mois elle fui sourde et aveugle.

Au reste, ses pressentiments ne l'avaient pas trompée, à peine avait-elle fait vingt lieues, que son mari avait été pris d'une fièvre cérébrale.

La maladie avait fait des progrès si rapides, que, le même jour, sentant la gravité de son état, il avait envoyé un homme à cheval pour prévenir sa femme et l'inviter à revenir. Mais entre Lauffen et Breinteinbach, le cheval s'était abattu, et, le cavalier étant tombé, sa tête avait donné contre une pierre, et il était resté dans une auberge, ne pouvant rien pour celui qui L'avait envoyé que le faire prévenir de l'accident qui était arrivé.

Alors on avait envoyé un autre courrier; mais sans doute il y avait une fatalité sur eux: à l'extrémité du Kander Thal, il avait quitté son cheval et pris un guide pour monter le plateau du Schwalbach, qui sépare l'Oberland du Valais, quand, à moitié chemin, une avalanche, roulant du mont Attels, l'avait entraîné avec elle dans un abîme; le guide avait été sauvé comme par miracle.

Pendant ce temps, le mal faisait des progrès terribles. On avait été obligé de raser la tête du malade qui portait des cheveux très-longs, afin de lui appliquer de la glace sur le crâne. A partir de ce moment, le moribond n'avait plus conservé aucun espoir, et, dans un moment de calme, il avait écrit à sa femme:

«Chère Bertha,

«Je vais mourir, mais je ne veux pas me séparer de toi tout entier. Fais-toi faire un bracelet des cheveux qu'on vient de me couper et que je fais mettre à part. Porte-le toujours, et il me semble qu'ainsi nous serons encore réunis.

«Ton FRÉDÉRICK.»

Puis il avait remis cette lettre à un troisième exprès, à qui il avait ordonné de partir aussitôt qu'il serait expiré.

Le soir même il était mort. Une heure après sa mort, l'exprès était parti, et, plus heureux que ses deux prédécesseurs, il était, vers la fin du cinquième jour, arrivé à Louesche.

Mais il avait trouvé la femme aveugle et sourde; au bout d'un mois seulement, grâce à l'efficacité des eaux, cette double infirmité avait commencé à disparaître. Ce n'était qu'un autre mois écoulé qu'on avait osé apprendre à la femme la fatale nouvelle à laquelle du reste les différentes visions qu'elles avaient eues l'avaient préparée. Elle était restée un dernier mois pour se remettre complètement; enfin, après trois mois d'absence, elle était repartie pour Bâle.

Comme, de mon côté, j'avais achevé mon traitement, que l'infirmité pour laquelle j'avais pris les eaux et qui était un rhumatisme, allait beaucoup mieux, je lui demandai la permission de partir avec elle, ce qu'elle accepta avec reconnaissance, ayant trouvé en moi une personne à qui parler de son mari, que je n'avais fait qu'entrevoir au moment du départ, mais enfin que j'avais vu.

Nous quittâmes Louesche, et le cinquième jour, au soir, nous étions de retour à Bâle.

Rien ne fut plus triste et plus douloureux que la rentrée de cette pauvre veuve dans sa maison; comme les deux jeunes époux étaient seuls au monde, le mari mort, on avait fermé le magasin, le commerce avait cessé comme cesse le mouvement lorsqu'une pendule s'arrête. On envoya chercher le médecin qui avait soigné le malade, les différentes personnes qui l'avaient assisté à ses derniers moments, et par eux, en quelque sorte, on ressuscita cette agonie, on reconstruisit cette mort déjà presque oubliée chez ces coeurs indifférents.

Elle redemanda au moins ces cheveux que son mari lui léguait.

Le médecin se rappela bien avoir ordonné qu'on les lui coupât; le barbier se souvint bien d'avoir rasé le malade, mais voilà tout. Les cheveux avaient été jetés au vent, dispersés, perdus.

La femme fut désespérée; ce seul et unique désir du moribond, qu'elle portât un bracelet de ses cheveux, était donc impossible à réaliser.

Plusieurs nuits s'écoulèrent; nuits profondément tristes, pendant lesquelles la veuve, errante dans la maison, semblait bien plutôt une ombre elle-même qu'un être vivant.

A peine couchée, ou plutôt à peine endormie, elle sentait son bras droit tomber dans l'engourdissement, et elle ne se réveillait qu'au moment où cet engourdissement lui semblait gagner le coeur.

Cet engourdissement commençait au poignet, c'est-à-dire à la place où aurait dû être le bracelet de cheveux, et où elle sentait une pression pareille à celle d'un bracelet de fer trop étroit; et du poignet, comme nous l'avons dit, l'engourdissement gagnait le coeur.

Il était évident que le mort manifestait son regret de ce que ses volontés avaient été si mal suivies.

La veuve comprit ces regrets qui venaient de l'autre côté de la tombe. Elle résolut d'ouvrir la fosse, et, si la tête de son mari n'avait pas été entièrement rasée, d'y recueillir assez de cheveux pour réaliser son dernier désir.

En conséquence, sans rien dire de ses projets à personne, elle envoya chercher le fossoyeur.

Mais le fossoyeur qui avait enterré son mari était mort. Le nouveau fossoyeur, entré en exercice depuis quinze jours seulement, ne savait pas où était la tombe.

Alors, espérant une révélation, elle, qui, par la double apparition du cheval, du cavalier, elle qui, par la pression du bracelet, avait le droit de croire aux prodiges, elle se rendit seule au cimetière, s'assit sur un tertre couvert d'herbe verte et vivace comme il en pousse sur les tombes, et là elle invoqua quelque nouveau signe auquel elle pût se rattacher pour ses recherches.

Une danse macabre était peinte sur le mur de ce cimetière. Ses yeux s'arrêtèrent sur la Mort et se fixèrent longtemps sur cette figure railleuse et terrible à la fois.

Alors il lui sembla que la Mort levait son bras décharné, et du bout de son doigt osseux désignait une tombe au milieu des dernières tombes.

La veuve alla droit à cette tombe, et, quand elle y fut, il lui sembla voir bien distinctement la Mort qui laissait retomber son bras à la place primitive.

Alors elle fit une marque à la tombe, alla chercher le fossoyeur, le ramena à l'endroit désigné, et lui dit:

– Creusez, c'est ici!

J'assistais à cette opération. J'avais voulu suivre cette merveilleuse aventure jusqu'au bout.

Le fossoyeur creusa.

Arrivé au cercueil, il leva le couvercle. D'abord il avait hésité, mais la veuve lui avait dit d'une voix ferme:

– Levez, c'est le cercueil de mon mari.

Il obéit donc, tant cette femme savait inspirer aux autres la confiance qu'elle possédait elle-même.

Alors apparut une chose miraculeuse et que j'ai vue de mes yeux. Non-seulement le cadavre était le cadavre de son mari, non-seulement ce cadavre, à la pâleur près, était tel que de son vivant, mais encore, depuis qu'ils avaient été rasés, c'est-à-dire depuis le jour de sa mort, ses cheveux avaient poussé de telle sorte, qu'ils sortaient comme des racines par toutes les fissures de sa bière.