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Loe raamatut: «L'Anticléricalisme», lehekülg 8

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CHAPITRE VII
L'ANTICLÉRICALISME SOUS LOUIS-PHILIPPE

La Révolution de 1830 fut une victoire pour le parti religieux, quelque paradoxale que puisse paraître tout d'abord cette assertion.

Elle fut une victoire, d'abord parce que, comme le dit très bien M. Debidour, la majorité de la nation, satisfaite d'avoir renversé les Bourbons, ne s'acharna pas sur l'Église, qu'elle détestait beaucoup moins et que même elle ne détestait pas. «Satisfaite d'avoir brisé le trône, elle ne songea pas à briser l'autel.»

Et la Révolution de 1830 fut une victoire pour le parti religieux parce qu'elle inscrivit dans la Charte la liberté de l'enseignement, ce qui autorisait toutes les revendications du parti religieux en ce sens, ce qui liait les mains au gouvernement, ou tout au moins l'embarrassait fort au cas où il voulût revenir à la conception napoléonienne; ce qui enfin faisait du droit d'enseigner une loi constitutionnelle de l'État et du monopole de l'Université un abus contraire à la constitution et condamné par elle.

Au point de vue religieux, toute l'histoire de la monarchie de Juillet, c'est la lutte du parti religieux réclamant le droit d'enseigner en s'appuyant sur la Constitution et du parti révolutionnaire s'insurgeant contre la Constitution en refusant aux non-universitaires le droit d'enseigner.

Au point de vue religieux, l'histoire de la monarchie de Juillet, c'est ceux qui avaient été vaincus en apparence en 1830 criant: «Vive la Charte!» et ceux qui avaient fait la Charte de 1830 criant: «Violons la Charte!»

La solution, c'était la séparation libérale et loyale de l'Église et de l'État. Elle était conforme à la Charte; car il n'y avait rien qui pût mieux assurer la liberté de l'enseignement que l'Église livrée à elle-même et enseignant à sa guise, à ses risques et à ses périls, au gré de la confiance des pères de famille.

Elle eût été, je crois, un principe d'apaisement; car, à cette époque surtout, où les passions antireligieuses n'étaient pas encore ou n'étaient plus à leur dernier degré de violence, avec la séparation de l'Église et de l'État il y aurait eu fusion nécessaire entre l'Église officielle et l'Église «latérale», et cette fusion eût été salutaire, l'Église hier officielle modérant l'Église latérale, et celle-ci vivifiant l'Église hier officielle, et l'Église latérale cessant d'être aussi batailleuse et agressive qu'elle l'était et surtout qu'elle le devint quelques années plus tard.

Mais la séparation ne fut demandée à peu près par personne.

Gouvernement et hommes du juste milieu en étaient toujours à la conception napoléonienne légèrement modifiée: payer l'Église, la tenir en bride, la ménager et caresser.

Les hommes du parti religieux en étaient toujours à leur erreur séculaire: maintenir à l'Église son caractère, sinon d'ordre de l'État, du moins de corps de l'État, pour lui conserver son prestige.

Seuls, d'une part, quelques républicains demandèrent la séparation comme mesure vexatoire contre l'Église; et, d'autre part, Lamennais la demandait passionnément comme principe et comme condition de la régénération de l'Église.

A mon avis, Lamennais seul avait raison.

Le Concordat fut donc maintenu. Concordat maintenu et promesse faite par la Charte de la liberté d'enseignement, c'est sur ce terrain qu'on se battit pendant dix-huit ans.

On se battit fort. L'Église latérale, multipliant ses associations, élargissait sa propagande et créait plus ou moins subrepticement autant de maisons d'instruction et d'éducation qu'elle pouvait; et du reste, forte du texte de la Charte, d'une part réclamait une organisation régulière de la liberté d'enseignement, d'autre part affirmait que d'ores et déjà toutes les créations de maisons religieuses d'instruction étaient en conformité avec l'esprit de la Constitution.

Les partis avancés faisaient, de leur côté, une guerre acharnée à l'esprit clérical, au «parti prêtre», au «jésuite» de robe longue ou de «robe courte» par le pamphlet, par le livre, par le roman, par le cours public; et inventaient cet argument sur lequel ils ont vécu jusqu'à nos jours, qu'il ne doit pas y avoir de liberté pour les ennemis de la liberté et que, par conséquent, le libéral ne doit accorder la liberté qu'à lui-même.

Quant au gouvernement, il atermoyait. Il atermoya pendant dix-huit ans. Pendant dix-huit ans il reconnut que la liberté d'enseignement était dans la Charte et s'engagea à la faire passer dans la loi au premier jour. Il fut renversé avant d'avoir commencé de mettre ce projet à exécution.

CHAPITRE VIII
L'ANTICLÉRICALISME SOUS LA SECONDE RÉPUBLIQUE ET LE SECOND EMPIRE

L'avènement brusque du suffrage universel changea les choses. Il porta aux assemblées législatives des hommes qui en majorité étaient catholiques, ou croyaient que la religion est une chose bonne. Il apparut très vite que si 1830 avait été une victoire pour les catholiques, ce que j'ai dit, mais ce qui peut être contesté, 1848 en était certainement une autre.

M. Debidour fait remarquer avec douleur, mais avec raison, combien la Constitution de 1848 fut cléricale. Elle fut «placée sous l'invocation de Dieu»! Elle «tint à déclarer dans son préambule qu'il existe des droits et des devoirs antérieurs aux lois positives»! Elle «tint à déclarer que le citoyen doit être protégé dans sa religion»! Elle repoussa la séparation de l'Église et de l'État. La Charte de 1830 n'avait que «promis» la liberté d'enseignement, la constitution de 1848 la «proclama»!

Pour ce qui est de «la liberté d'association, de pétitionnement, de la liberté de la presse, elle les assurait largement «à tous», et l'idée «ne lui vint pas de les restreindre au préjudice des catholiques»! – En un mot, elle violait formellement tous les principes des vrais républicains.

Quant au Concordat, après quelques tentatives timides et mal coordonnées dans le dessein d'arriver à le modifier, il fut purement et simplement maintenu pendant toute la durée de la seconde République.

Les faits suivirent, en conformité avec les idées régnantes: expédition de la République française en Italie pour relever le pouvoir temporel du pape et «expédition de Rome à l'intérieur», comme on disait alors, c'est-à-dire organisation de la liberté d'enseignement.

L'expédition de Rome ne se justifiait à mon avis nullement, l'intérêt de la France n'étant pas d'intervenir dans les affaires du peuple italien, si ce n'est pour y contrebalancer l'influence autrichienne; mais on pouvait la contrebalancer tout autrement et sans jouer en Italie précisément le rôle de l'Autriche; et l'expédition de Rome ne fut qu'un acte de l'ambition personnelle du prince-président désirant s'appuyer en France sur le parti conservateur.

Quant à l'organisation de la liberté d'enseignement, elle n'était que l'exécution du programme libéral, que l'exécution des promesses de la Charte de 1830 et de la Constitution de 1848 et une réaction contre le régime autocratique de Napoléon Ier. Elle rétablissait en France une liberté qui avait existé sous l'ancien régime, une liberté qui était indiquée très nettement dans la Déclaration des Droits de l'homme, une liberté qui avait été inscrite dans les deux constitutions de 1830 et de 1848; et elle n'était en opposition qu'avec les idées napoléoniennes.

Cette organisation de la liberté d'enseignement (loi Falloux, 1850) admettait d'une part des écoles «publiques», écoles d'État, écoles dont les chefs et les professeurs seraient nommés par le gouvernement, d'autre part des écoles «libres», dirigées soit par des particuliers, soit par des associations. Ces dernières étaient encore soumises à l'État, en ce sens qu'elles devaient être inspectées par les agents du gouvernement et surveillées par eux, tout particulièrement au point de vue politique; car il était spécifié que l'inspection devait avoir pour objet «la moralité, l'hygiène, la salubrité et ne porter sur l'enseignement que pour vérifier s'il n'était pas contraire à la morale, à la constitution et aux lois».

C'était donc une liberté très limitée encore; car un gouvernement autoritaire aurait pu faire fermer, conformément à cet article, toute école libre où l'on n'aurait pas enseigné le culte du gouvernement, toute école libre fréquentée par les enfants des familles de l'opposition et où ces enfants auraient fait à M. l'inspecteur des réponses conformes à leurs sentiments, réponses qu'on aurait supposées dictées par les professeurs.

Il l'aurait pu; car il aurait traduit le directeur devant le conseil académique, lequel avait le droit d'interdire l'exercice de la profession à tout délinquant; et les conseils académiques étaient composés de telle sorte que les fonctionnaires ou membres désignés par le gouvernement y étaient en majorité.

Il faut reconnaître du reste que la loi Falloux était favorable au clergé en ce sens qu'elle permettait d'enseigner, sans brevet de capacité, à tout ministre d'un culte reconnu par l'État ou à tout religieux qui aurait fait un stage de trois ans dans un établissement libre. C'était dispenser les religieux, non seulement du brevet de capacité, mais de capacité. Il est vrai; mais encore de quel droit l'État prétendrait-il me défendre de confier mon fils à un ignorant ou prétendu tel? C'est à moi d'en juger. Si l'État a le droit et même le devoir d'interdire la profession de médecin à un non-diplômé parce que ceci est de salubrité publique; il n'a aucunement le droit d'interdire l'enseignement à qui que ce soit. En matière d'enseignement, les diplômes qu'il décerne ne sont que des indications: «Je désigne monsieur un tel comme ayant été jugé par moi apte à enseigner.» Je ferai peut-être bien, moi, particulier, de me fier à cette indication; mais j'ai le droit de n'en avoir cure et de confier mon fils à un homme que j'ai jugé, moi, apte à enseigner mon fils; et c'est un abus énorme que de prétendre m'obliger à ne le confier qu'à celui que vous avez estampillé. Je vous remercie de l'indication que vous me donnez et j'en pourrai tenir compte, mais je vous en remercie à la condition que je conserverai mon droit de n'en point profiter.

On juge bien, du reste, que l'intérêt de l'Église était que ses instituteurs et professeurs fussent aussi bons que les instituteurs et professeurs de l'État, et c'était précisément un bienfait de la liberté qu'elle établît la concurrence.

De fait, pendant le quart de siècle qui suivit, si les professeurs religieux de l'enseignement secondaire, Jésuites et autres, furent (peut-être) inférieurs aux professeurs universitaires de l'enseignement secondaire, les frères des Écoles chrétiennes furent incomparablement plus instruits que les instituteurs de l'État. Et, encore une fois, le citoyen prétendu libre d'un État prétendu libre a le droit de prendre pour l'aider à élever son fils qui il veut, et l'État ne doit avoir sur les professeurs qu'un droit d'inspection strictement relatif à l'hygiène du local et à la moralité de l'enseignement et de l'enseignant.

La loi Falloux était donc certainement favorable au clergé, mais elle était formellement conforme aux principes du libéralisme. C'était une loi à la marque de 1789. Ceux qui la firent pouvaient dire aux républicains: «Nous vous combattons, certainement; mais nous vous servons selon vos principes, selon les principes que vous invoquez toujours quand vous êtes les plus faibles, et que vous oubliez toujours, comme il est naturel, quand vous êtes les plus forts. Mais précisément, en ce moment, vous êtes les plus faibles. De quoi donc vous plaignez-vous?»

Et en effet, les législateurs de 1850 auraient pu «faire du despotisme» réactionnaire, supprimer l'Université et confier l'enseignement à l'Église. Ils «faisaient de la liberté»; et ce qu'on leur demandait, c'était de «faire du despotisme» républicain. En vérité, c'était leur demander trop.

Remarquez bien que, même, ils ne «faisaient pas de la liberté» pure et simple. La liberté pure et simple consiste en ceci: l'enseignement n'est pas une affaire de l'État; enseigne qui veut; l'État n'enseigne pas; l'État surveille les maisons d'enseignement au point de vue de l'hygiène et de la moralité. – Ce qu'instituaient les législateurs de 1850 était très loin de cela. Ils maintenaient l'enseignement d'État; et, à côté de lui, ils permettaient que les particuliers enseignassent librement. Ce n'était qu'une demi-liberté de l'enseignement.

Oui, ce n'était qu'une demi-liberté de l'enseignement; car remarquez bien que permettre une entreprise commerciale, – ceci n'est qu'une comparaison, – la permettre, et puis en faire soi-même une du même genre à laquelle on force tous les contribuables à coopérer de leurs deniers, c'est permettre à l'entreprise libre de vivre, mais lui faire la vie extrêmement dure, et c'est presque la condamner à mort au moment même qu'on lui donne le droit de naître. Je l'ai dit, je crois, quelque part, c'est comme si l'État, qui a une ligne de chemin de fer de Paris à Bordeaux, permettait, sans doute, à la Compagnie d'Orléans d'avoir une ligne de Paris à Bordeaux, mais forçait tous les voyageurs de la Compagnie d'Orléans à payer à l'État une redevance pour entretenir la ligne d'État Paris-Bordeaux. Il y aurait quelque chance pour qu'on ne voyageât plus que sur la ligne de l'État.

D'autant plus que les moyens pour l'État enseignant de faire concurrence à l'enseignement libre sont illimités. A un universitaire qui était partisan – naturellement – du monopole universitaire, je disais, il y a trente-cinq ans: «Il y a un moyen bien simple d'assurer en pratique le monopole universitaire, tout en affirmant qu'on ne monopolise rien et que la liberté d'enseignement est pleine et entière. Donnez tout l'enseignement pour rien, primaire, secondaire, professionnel, supérieur, tout pour rien. Tous les établissements libres seront ruinés.

– Non, ils ne le seraient pas complètement. Il y aura toujours des gens qui aimeront mieux payer deux fois, une fois comme contribuables pour nous entretenir, une fois comme parents à la caisse des professeurs libres, que de venir à nous. Il n'y a que le monopole qui vaille.»

Peut-être; mais enfin ceux qui maintenaient l'enseignement de l'État comme concurrence redoutable et pouvant devenir quasi mortelle à l'enseignement libre; ceux qui n'admettaient qu'un enseignement libre très surveillé par l'État et luttant contre l'enseignement de l'État à armes très inégales; ceux qui faisaient «payer deux fois», comme s'ils leur imposaient une amende, les parents usant de l'enseignement libre; ceux, donc, qui accordaient une liberté très limitée en maintenant sinon le monopole, du moins le privilège de l'enseignement de l'État; ceux-là non seulement ne pouvaient être incriminés de livrer l'enseignement à l'Église; non seulement ne pouvaient être incriminés de faire balance égale à l'Église et à l'État; non seulement ne pouvaient être incriminés d'accorder la pleine liberté d'enseignement; mais ils pouvaient l'être de n'accorder à cet égard qu'une tolérance légale; et ce n'est pas autre chose, en réalité, qu'ils avaient fait.

Les réclamations et accusations de la part des «vrais républicains» n'en furent pas moins bruyantes et furieuses, comme il est naturel, puisque le tempérament du démocrate est d'être purement et simplement absolutiste; et c'est à propos de cette loi que Victor Hugo ne manqua point de dire qu'elle constituait «un monopole au profit de la sacristie et du confessionnal».

Les effets du nouveau régime furent les suivants. La bonne intelligence de l'Église et du gouvernement d'abord présidentiel, puis impérial, dura jusqu'en 1859. Extérieurement au moins, l'Église catholique eut le prestige officiel qu'elle avait eu sous le premier Empire et sous la Restauration. M. Debidour note avec regret «les processions se déroulant dans les villes avec participation des fonctionnaires et de l'armée, le travail suspendu le dimanche dans les chantiers publics et les cabarets fermés pendant les offices»!

Les moines rentrèrent en foule, y compris les Jésuites, qui n'étaient du reste jamais sortis complètement; l'Université fut intimidée et molestée; les professeurs anticléricaux mal notés; une véritable réaction cléricale, encouragée, il faut le dire, et ce que je blâme parfaitement, par le gouvernement, qui doit toujours en ces matières n'être absolument d'aucun côté, mena assez durement le pays.

On ne comprend pas très bien comment un gouvernement qui avait pour lui la quasi unanimité de la nation, qui était sorti d'un plébiscite où il avait obtenu huit millions de voix contre un million, qui dans la Chambre élective avait trois cent cinquante partisans dévoués et trois ou cinq opposants, sentit le besoin de s'appuyer sur le parti clérical et de l'appuyer.

Il était persuadé sans doute que la France, parce qu'elle détestait les révolutionnaires de 1848, ce qui était vrai, était cléricale, ce qui était faux. La France de 1848 à 1859, et même plus tard, ne voulait que l'ordre et la répression, sans rigueurs du reste, des désordonnés.

L'état d'esprit du gouvernement présidentiel et impérial fut cependant celui que je viens de dire jusqu'en 1859, par cette aberration sans doute qui consiste à «grossir l'ennemi» et à ne trouver jamais que l'on a assez de soutiens; et, non satisfait d'avoir ces deux appuis formidables, le peuple et l'armée, ce gouvernement voulait encore s'appuyer sur l'Église.

A partir de 1859, sa politique fut toute différente, mais cette fois encore plus inintelligible. Il fit la guerre d'Italie, qui était avant tout une guerre anticléricale, qui déchaînait la révolution dans la Péninsule et qui fut saluée avec enthousiasme par tout le parti anticlérical français, toujours plus soucieux, naturellement, des intérêts de l'anticléricalisme que des intérêts de la France; – et d'autre part il prétendit soutenir et défendre le pouvoir, tant spirituel que temporel, du souverain pontife.

Je ne sais pas quel était son dessein, à travers cette incohérence, ni s'il en avait un; mais les effets furent ceci: à l'extérieur, l'unité de l'Italie, qui ne «contenait» point du tout, comme on a trop dit, l'unité de l'Allemagne, et les deux «grandes fautes» sont indépendantes l'une de l'autre; mais qui était en elle-même un échec pour la France, celle-ci n'ayant aucun intérêt à créer sur ses flancs une grande puissance susceptible de devenir l'alliée d'un de nos ennemis; – à l'intérieur, le parti bonapartiste coupé en deux et par là sensiblement affaibli et n'offrant plus un appui, une base aussi solide qu'auparavant.

C'est à partir de 1859, en effet, qu'il y eut des bonapartistes cléricaux et des bonapartistes anticléricaux. – Il y eut des bonapartistes cléricaux, gens à la manière et à la mode de 1850, conservateurs et cléricaux comme fond permanent, ralliés à l'Empire comme à un pouvoir fort, dompteur de révolutionnaires. – Il y eut des bonapartistes anticléricaux, gens à la mode de 1810 ou de 1820, nouveaux exemplaires des «libéraux» de la Restauration, autoritaires et despotistes comme fond permanent, mais désirant que l'on fût despotique en dehors de l'Église et un peu contre elle.

C'est ainsi qu'en 1860, une commission composée du «ministre d'État», du président du conseil d'État, du ministre de l'intérieur, du ministre de l'instruction et du garde des sceaux, fit un rapport qui n'eut pas de suite, mais où était signalé le danger de la liberté d'enseignement avec tous les arguments dont en 1903 les républicains, comme il va de soi, se sont servis à leur tour: «La liberté d'enseignement, qui semble consacrer un grand principe d'équité, a cet immense inconvénient de perpétuer dans notre pays, par la diversité de l'éducation donnée à la jeunesse, toutes les divisions sociales et politiques qui s'effaceraient avec le temps dans l'unité de l'enseignement de l'État. Les établissements religieux sont le refuge des enfants appartenant à des familles qui n'adoptent ni les principes de 89 ni le gouvernement impérial. L'instruction qui s'y distribue est conforme à ces regrettables tendances.» – C'était l'argument des «deux Frances». – Quant à l'argument des «deux Églises», il y était aussi, et cette ancienne volonté napoléonienne qu'il n'y eût qu'une Église, officielle, domestiquée et obéissante au gouvernement français, se retrouve dans ce document: «Les congrégations religieuses visent, en multipliant leurs noviciats et leurs couvents, à remplacer notre clergé séculier, c'est-à-dire les curés et les desservants qui sortent de nos séminaires, qui sont originaires de notre pays et qui reconnaissent la direction de leur évêque attaché lui-même au pays et à l'empereur par sa nationalité et par son serment. Or, le clergé régulier est tout simplement une milice romaine, secouant le joug de l'Ordinaire, n'ayant ni patrie ni personnalité, obéissant, perinde ac cadaver, au gouvernement absolu d'un étranger…»

Ce rapport est, suppose-t-on, de M. Baroche. On le dirait rédigé par M. Georges Clémenceau.

C'est ainsi encore qu'à un certain moment, un peu plus tard, en 1862, on vit des préfets ultrabonapartistes protéger énergiquement ou imposer la représentation du Fils de Giboger sur les théâtres de province et y applaudir avec ostentation.

Les bonapartistes anticléricaux étaient les uns très convaincus, il faut toujours faire cette part, les autres très malins. Ces derniers recueillaient le double bénéfice d'être fort bien avec le pouvoir comme bonapartistes et d'être populaires et d'être qualifiés de «libéraux» comme anticléricaux. «J'en ai connu de ces saints-là!» L'attitude était excellente, point très difficile à soutenir et assez rémunératrice.

Cependant le parti bonapartiste était bifurqué et ce lui était une faiblesse. Les bonapartistes anticléricaux voyaient de mauvais œil les bonapartistes cléricaux et déploraient les services rendus encore au Saint-Père, l'occupation de Rome par nos troupes, le maintien des Jésuites en France, etc., et, – je parle des convaincus, – se détachaient un peu de l'Empire pour incliner vers le républicanisme.

Les bonapartistes cléricaux, se prétendant détenteurs de la tradition de 1850 et véritables appuis, soutiens et même fondateurs du second Empire, regardaient avec colère les bonapartistes anticléricaux, déploraient l'expédition d'Italie, rendaient, avec raison du reste, le gouvernement responsable de l'unité de l'Italie et du triomphe de la Révolution en Italie, et se refroidissaient singulièrement à l'égard de l'Empire, et inclinaient vers la légitimité ou l'orléanisme.

A partir de 1859, l'Empire eut «deux armées au lieu d'une», comme on dit pour se consoler quand on a vu son armée coupée en deux par l'ennemi; mais il eut deux armées peu solides, défiantes l'une de l'autre, et défiantes même de lui, et qui ne valaient pas son armée unique d'auparavant.

Je suis de ceux qui sont persuadés que l'Empire était encore infiniment fort en 1870 et que ce n'est que la guerre de 1870 qui l'a tué; mais enfin il était un peu plus faible de 1859 à 1870 que de 1850 à 1859, et il fallait l'indiquer pour être complet.

Quant aux effets de la loi sur l'enseignement, vous pouvez demander à tout anticlérical, de 1860 environ à 1906, quels ils ont été. Vous aurez cette réponse ne varietur et qui n'a pas varié et ne variera point: «La liberté de l'enseignement a fait deux Frances, et tous nos malheurs viennent de là.» Un sénateur français qui, du reste, est très intelligent, mais qui, lorsqu'il s'agit de cléricalisme, paraît l'être moins, disait récemment: «Avant 1850 l'unité morale de la France existait, depuis elle n'existe plus.» Et l'on sait ce qu'était l'unité morale de la France au XVIIIe siècle, sous la Révolution, sous la Restauration et sous Louis-Philippe. Elle était figurée par le mot d'Horace: «Tot capita, tot sensus.»

Je ne vois que deux époques où il y ait eu en France une «unité morale», très relative encore; c'est l'époque de Louis XIV et l'époque de Napoléon Ier. Sous Louis XIV, malgré les jansénistes et les protestants, on peut dire à la rigueur qu'il y a une unité morale, que toute la France, à très peu près, est réunie dans un même sentiment: le culte du roi et le désir d'extension du territoire. – Sous Napoléon, malgré Chateaubriand, Mme de Staël et quelques émigrés à l'extérieur ou à l'intérieur, on peut dire, à la rigueur, que la France est réunie dans un même sentiment: l'idolâtrie de l'empereur et le désir de conquêtes et de gloire. Sauf ces deux époques, où il a existé une unité morale, qui, du reste, n'est pas du tout de mon goût, l'unité morale de la France n'a jamais été.

Et c'est un bien. C'est un bien évidemment dans une certaine limite que j'indiquerai tout à l'heure; mais c'est un bien. La diversité des sentiments et des idées, c'est la vie même, intellectuelle et morale, d'un peuple. Celui qui a dit: «Il faut qu'il y ait des hérésies», a dit une des paroles les plus profondes qui aient été dites dans ce monde. Il faut qu'il y ait des hérésies, c'est-à-dire il est bon qu'on pense, et la seule chose qui indique qu'un peuple pense, c'est ceci qu'il pense de différentes manières. Un peuple qui tout entier penserait exactement la même chose – rêve de nos démocrates autoritaires et unitaires – c'est qu'il ne penserait pas du tout, ce qui peut-être n'est pas très sain. La multiplicité des sectes religieuses prouve la vitalité du sentiment religieux, et la multiplicité des écoles et partis politiques, philosophiques, économiques, prouve simplement qu'un peuple s'occupe de philosophie, de politique et d'économie, et n'est pas absolument abruti.

Il y a une limite, sans doute, et je crois la connaître. Il peut arriver qu'un homme, et ceci ne serait rien, mais il peut arriver qu'un groupe considérable soit tellement entêté de son idée, religieuse, philosophique, économique, qu'il la préfère à la patrie. Un catholique peut être papiste avant d'être français; un protestant peut être genevois plutôt que français; un socialiste peut être prolétaire cosmopolite et n'être point français du tout. Des groupes plus catholiques que français ou plus protestants que français, à ce point que les uns et les autres appelaient l'étranger à leur secours sur le sol français, cela s'est vu au XVIe siècle. Des groupes plus socialistes que français, à ce point qu'ils n'appartiennent qu'au prolétariat universel et non à la France, qu'ils sont d'une classe et qu'ils ne sont point d'un pays, cela se voit de nos jours.

Par parenthèse, on se demande toujours quand le patriotisme a commencé en France. Je le crois très ancien, mais j'estime qu'il a commencé très nettement, très précisément et sans rien qui restât confus, qu'il a commencé définitivement, si l'on me permet de parler ainsi, qu'il a été constitué, le jour où cela a paru un crime de préférer son parti à la France, ou de préférer ses droits de caste à la France; le jour où cela a paru un crime qu'un protestant ou un catholique appelât l'étranger sur le territoire français; le jour où cela a paru un crime qu'un grand seigneur passât à l'étranger et combattît contre les Français pour venger même une injustice commise à son égard; et j'estime donc que le patriotisme français a été constitué au commencement du XVIIe siècle. La catholicisation d'Henri IV me paraît un des actes les plus sérieux, les plus philosophiques, les plus profondément conçus par une grande intelligence, qui aient jamais été. «Paris vaut bien une messe» est une boutade de Béarnais qui doit se traduire ainsi: «Je suis l'État, ou tout au moins je le représente, et il se résume et il s'exprime en moi. Or cet État est en majorité catholique. Je dois donc être officiellement catholique, non pas, et je le prouverai, pour n'admettre que les catholiques comme citoyens français; mais pour prouver qu'aucun de nous ne doit préférer ses façons particulières de penser au bien de l'État. Particulier, je resterais protestant et bon français; chef de l'État, je serais soupçonné de n'être qu'un parti au pouvoir et de préférer ce parti à l'ensemble de la nation, si je restais protestant. Je me fais catholique pour prouver que le particularisme protestant n'est plus mon fait. Je me fais catholique, non pas, au vrai, pour me faire catholique, mais pour déclarer que, politiquement, je ne suis plus huguenot, ce qui est précisément mon devoir». L'acte d'Henri IV fut une déclaration de patriotisme; ce fut la nationalisation d'Henri IV.

Il y a donc, en effet, une limite à la diversité intellectuelle et morale. La diversité intellectuelle et morale est un bien en soi; elle devient un mal lorsqu'elle va jusqu'à préférer une idée particulière, ou de groupe, à la patrie. Peuples mauvais et qui ont un germe de mort: d'une part, ceux qui n'ont qu'une façon de penser et qui, par conséquent, ne pensent point; d'autre part, ceux dans lesquels des groupes considérables préfèrent leur façon de penser à la patrie. Peuples excellents (Angleterre, États-Unis, Allemagne), ceux qui pensent beaucoup et par conséquent de façons diverses, mais dans lesquels aucun groupe ne préfère sa pensée à la patrie.

Et c'est bien précisément pour cela qu'il ne faut pas violenter les façons de penser et que la liberté de penser, de parler, d'écrire, d'enseigner est une mesure patriotique et une mesure de salut public. Comment cela? Mais parce que ces émigrations, ces sécessions, ces renoncements à la patrie, ces déterminations extrêmes de l'intelligence et de la conscience qui consistent à préférer son idée à son pays, vous les créez, en gênant les libertés de pensée et de croyance. Un sentiment peut être fort quand il est libre, mais il est violent quand il est contrarié et opprimé. En accordant la liberté de penser et de répandre sa pensée, vous maintenez donc tel sentiment dans la mesure où il est actif, mais non véhément et où il ne se préfère pas à l'idée de patrie et à l'amour de la patrie. En réprimant, en proscrivant la liberté de pensée, vous poussez tel sentiment à ce degré d'acuité où il se préfère à l'idée de patrie et s'insurge contre une patrie qui l'opprime. En persécutant un catholique, vous en faites naturellement et nécessairement un ultramontain; en persécutant un protestant, vous en faites naturellement un genevois ou un hollandais; en persécutant Mme de Staël, vous en faites une… européenne; en supprimant la liberté de pensée en France, vous faites d'un simple libéral un homme qui aimerait autant être américain ou être belge.