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Loe raamatut: «Napoléon Le Petit», lehekülg 7

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VI

«Bornons là ces extraits. Fermons cet appel lugubre. C'est assez pour les preuves.

«L'exécration du fait est patente. Cent autres témoignages que nous avons là sous les yeux répètent presque dans les mêmes termes les mêmes faits. Il est certain désormais, il est prouvé, il est hors de doute et de question, il est visible comme le soleil que, le jeudi 4 décembre 1851, la population inoffensive de Paris, la population non mêlée au combat, a été mitraillée sans sommation et massacrée dans un simple but d'intimidation, et qu'il n'y a pas d'autre sens à donner au mot mystérieux de M. Bonaparte.

«Cette exécution dura jusqu'à la nuit tombante. Pendant plus d'une heure ce fut sur le boulevard comme une orgie de mousqueterie et d'artillerie. La canonnade et les feux de peloton se croisaient au hasard; à un certain moment les soldats s'entre-tuaient. La batterie du 6e régiment d'artillerie qui faisait partie de la brigade Canrobert fut démontée; les chevaux, se cabrant au milieu des balles, brisèrent les avant-trains, les roues et les timons, et de toute la batterie, en moins d'une minute, il ne resta qu'une seule pièce qui pût rouler. Un escadron entier du 1er lanciers fut obligé de se réfugier dans un hangar rue Saint-Fiacre. On compta le lendemain, dans les flammes des lances, soixante-dix trous de balle. La furie avait pris les soldats. Au coin de la rue Rougemont, au milieu de la fumée, un général agita les bras comme pour les retenir; un chirurgien aide-major du 27e faillit être tué par des soldats qu'il voulait modérer. Un sergent dit à un officier qui lui arrêtait le bras: Lieutenant, vous trahissez. Les soldats n'avaient plus conscience d'eux-mêmes, ils étaient comme fous du crime qu'on leur faisait commettre. Il vient un moment où l'abomination même de ce que vous faites vous fait redoubler les coups. Le sang est une sorte de vin horrible; le massacre enivre.

«Il semblait qu'une main aveugle lançât la mort du fond d'une nuée. Les soldats n'étaient plus que des projectiles.

«Deux pièces étaient braquées de la chaussée du boulevard sur une seule façade de maison, le magasin Sallandrouze, et tiraient sur la façade à outrance, à toute volée, à quelques pas de distance, à bout portant. Cette maison, ancien hôtel bâti en pierre de taille et remarquable par son perron presque monumental, fendue par les boulets comme par des coins de fer, s'ouvrait, se lézardait, se crevassait du haut en bas; les soldats redoublaient. À chaque décharge un craquement se faisait entendre. Tout à coup un officier d'artillerie arrive au galop et crie: arrêtez! arrêtez! La maison penchait en avant; un boulet de plus, elle croulait sur les canons et sur les canonniers.

«Les canonniers étaient ivres au point que, ne sachant plus ce qu'ils faisaient, plusieurs se laissèrent tuer par le recul des canons. Les balles venaient à la fois de la porte Saint-Denis, du boulevard Poissonnière et du boulevard Montmartre; les artilleurs, qui les entendaient siffler dans tous les sens à leurs oreilles, se couchaient sur leurs chevaux, les hommes du train se réfugiaient sous les caissons et derrière les fourgons; on vit des soldats, laissant tomber leur képi, s'enfuir éperdus dans la rue Notre-Dame-de-Recouvrance; des cavaliers perdant la tête tiraient leurs carabines en l'air; d'autres mettaient pied à terre et se faisaient un abri de leurs chevaux. Trois ou quatre chevaux échappés couraient çà et là effarés de terreur.

«Des jeux effroyables se mêlaient au massacre. Les tirailleurs de Vincennes s'étaient établis sur une des barricades du boulevard qu'ils avaient prise à la bayonnette, et de là ils s'exerçaient au tir sur les passants éloignés. On entendait des maisons voisines ces dialogues hideux: – Je gage que je descends celui-ci. – Je parie que non. – Je parie que si. – Et le coup partait. Quand l'homme tombait, cela se devinait à un éclat de rire. Lorsqu'une femme passait: – Tirez à la femme! criaient les officiers; tirez aux femmes!

«C'était là un des mots d'ordre; sur le boulevard Montmartre, où l'on usait beaucoup de la bayonnette, un jeune capitaine d'état-major criait: Piquez les femmes!

«Une femme crut pouvoir traverser la rue Saint-Fiacre, un pain sous le bras; un tirailleur l'abattit.

«Rue Jean-Jacques-Rousseau on n'allait pas jusque-là; une femme cria: vive la république! elle fut seulement fouettée par les soldats. Mais revenons au boulevard.

«Un passant, huissier, fut visé au front et atteint. Il tomba sur les mains et sur les genoux en criant: grâce! Il reçut treize autres balles dans le corps. Il a survécu. Par un hasard inouï, aucune blessure n'était mortelle. La balle du front avait labouré la peau et fait le tour du crâne sans le briser.

«Un vieillard de quatrevingts ans, trouvé blotti on ne sait où, fut amené devant le perron du Prophète et fusillé. Il tomba. —Il ne se fera pas de bosse à la tête, dit un soldat. Le vieillard était tombé sur un monceau de cadavres. Deux jeunes gens d'Issy, mariés depuis un mois et ayant épousé les deux soeurs, traversaient le boulevard, venant de leurs affaires. Ils se virent couchés en joue. Ils se jetèrent à genoux, ils criaient: Nous avons épousé les deux soeurs! On les tua. Un marchand de coco, nommé Robert et demeurant faubourg Poissonnière, n° 97, s'enfuyait rue Montmartre, sa fontaine sur le dos. On le tua35. Un enfant de treize ans, apprenti sellier, passait sur le boulevard devant le café Vachette; on l'ajuste. Il pousse des cris désespérés; il tenait à la main une bride de cheval; il l'agitait en disant: Je fais une commission. On le tua. Trois balles lui trouèrent la poitrine. Tout le long du boulevard on entendait les hurlements et les soubresauts des blessés que les soldats lardaient à coups de bayonnette et laissaient là sans même les achever.

«Quelques bandits prenaient le temps de voler. Un caissier d'une association dont le siège était rue de la Banque sort de sa caisse à deux heures, va rue Bergère toucher un effet, revient avec l'argent, est tué sur le boulevard. Quand on releva son cadavre, il n'avait plus sur lui ni sa bague, ni sa montre, ni la somme d'argent qu'il rapportait.

«Sous prétexte de coups de fusil tirés sur la troupe, on entra dans dix ou douze maisons çà et là et l'on passa à la bayonnette tout ce qu'on y trouva. Il y a à toutes les maisons du boulevard des conduits de fonte par où les eaux sales des maisons se dégorgent au dehors dans le ruisseau. Les soldats, sans savoir pourquoi, prenaient en défiance ou en haine telle maison fermée du haut en bas, muette, morne, et qui, comme toutes les maisons du boulevard, semblait inhabitée, tant elle était silencieuse. Ils frappaient à la porte, la porte s'ouvrait, ils entraient. Un moment après on voyait sortir de la bouche des conduits de fonte un flot rouge et fumant. C'était du sang.

«Un capitaine, les yeux hors de la tête, criait aux soldats: Pas de quartier! Un chef de bataillon vociférait: Entrez dans les maisons et tuez tout!

«On entendait des sergents dire: Tapez sur les bédouins, ferme sur les bédouins ! – «Du temps de l'oncle, raconte un témoin, les soldats appelaient les bourgeois pékins. Actuellement nous sommes des bédouins. Lorsque les soldats massacraient les habitants, c'était au cri de: Hardi sur les bédouins!»

«Au cercle de Frascati, où plusieurs habitués, entre autres un vieux général, étaient réunis, on entendait ce tonnerre de mousqueterie et de canonnade, et l'on ne pouvait croire qu'on tirât à balle. On riait et l'on disait: «C'est à poudre. Quelle mise en scène! Quel comédien que ce Bonaparte-là!» On se croyait au Cirque. Tout à coup les soldats entrent furieux, et veulent fusiller tout le monde. On ne se doutait pas du danger qu'on courait. On riait toujours. Un témoin nous disait: Nous croyions que cela faisait partie de la bouffonnerie. Cependant, les soldats menaçant toujours, on finit par comprendre. —Tuons tout! disaient-ils. Un lieutenant qui reconnut le vieux général les en empêcha. Pourtant un sergent: Lieutenant, f… – nous la paix; ce n'est pas votre affaire, c'est la nôtre.

«Les soldats tuaient pour tuer. Un témoin dit: On a fusillé dans la cour des maisons jusqu'aux chevaux, jusqu'aux chiens.»

«Dans la maison qui fait, avec Frascati, l'angle de la rue Richelieu, on voulait arquebuser tranquillement même les femmes et les enfants; ils étaient déjà en tas pour cela en face d'un peloton quand un colonel survint; il sursit au meurtre, parqua ces pauvres êtres tremblants dans le passage des Panoramas, dont il fit fermer les grilles, et les sauva. Un écrivain distingué, M. Lireux, ayant échappé aux premières balles, fut promené deux heures durant, de corps de garde en corps de garde, pour être fusillé. Il fallut des miracles pour le sauver. Le célèbre artiste Sax, qui se trouvait par occasion dans le magasin de musique de Brandus, allait y être fusillé, quand un général le reconnut. Partout ailleurs on tua au hasard.

«Le premier qui fut tué dans cette boucherie, – l'histoire garde aussi le nom du premier massacré de la Saint-Barthélémy, – s'appelait Théodore Debaecque, et demeurait dans la maison du coin de la rue du Sentier, par laquelle le carnage commença.

VII

«La tuerie terminée, – c'est-à-dire à la nuit noire, – on avait commencé en plein jour, – on n'enleva pas les cadavres; ils étaient tellement pressés que rien que devant une seule boutique, la boutique de Barbedienne, on en compta trente-trois. Chaque carré de terre découpé dans l'asphalte au pied des arbres du boulevard était un réservoir de sang. «Les morts, dit un témoin, étaient entassés en monceaux, les uns sur les autres, vieillards, enfants, blouses et paletots réunis dans un indescriptible pêle-mêle, têtes, bras, jambes confondus.»

«Un autre témoin décrit ainsi un groupe de trois individus: «Deux étaient renversés sur le dos; un troisième, s'étant embarrassé entre leurs jambes, était tombé sur eux.» Les cadavres isolés étaient rares, on les remarquait plus que les autres. Un jeune homme bien vêtu était assis, adossé à un mur, les jambes écartées, les bras à demi croisés, un jonc de Verdier dans la main droite, et semblait regarder; il était mort. Un peu plus loin les balles avaient cloué contre une boutique un adolescent en pantalon de velours de coton, qui tenait à la main des épreuves d'imprimerie. Le vent agitait ces feuilles sanglantes sur lesquelles le poignet du mort s'était crispé. Un pauvre vieux, à cheveux blancs, était étendu au milieu de la chaussée, avec son parapluie à côté de lui. Il touchait presque du coude un jeune homme en bottes vernies et en gants jaunes qui gisait ayant encore le lorgnon dans l'oeil. À quelques pas était couchée, la tête sur le trottoir, les pieds sur le pavé, une femme du peuple qui s'enfuyait son enfant dans ses bras. La mère et l'enfant étaient morts, mais la mère n'avait pas lâché l'enfant.

«Ah! vous me direz, monsieur Bonaparte, que vous en êtes bien fâché, mais que c'est un malheur; qu'en présence de Paris prêt à se soulever il a bien fallu prendre un parti et que vous avez été acculé à cette nécessité; et que, quant au coup d'état, vous aviez des dettes, que vos ministres avaient des dettes, que vos aides de camp avaient des dettes, que vos valets de pied avaient des dettes; que vous répondiez de tout; qu'on n'est pas prince, que diable! pour ne pas manger de temps en temps quelques millions de trop; qu'il faut bien s'amuser un peu et jouir de la vie; que c'est la faute à l'assemblée qui n'a pas su comprendre cela et qui voulait vous condamner à quelque chose comme deux maigres millions par an, et, qui plus est, vous forcer de quitter le pouvoir au bout de vos quatre ans et d'exécuter la constitution; qu'on ne peut pas, après tout, sortir de l'Élysée pour entrer à Clichy; que vous aviez en vain eu recours aux petits expédients prévus par l'article 405; que les scandales approchaient, que la presse démagogique jasait, que l'affaire des lingots d'or allait éclater, que vous devez du respect au nom de Napoléon, et que, ma foi! n'ayant plus d'autre choix, plutôt que d'être un des vulgaires escrocs du code, vous avez mieux aimé être un des grands assassins de l'histoire!

«Donc, au lieu de vous souiller, ce sang vous a lavé. Fort bien.

«Je continue.

VIII

«Quand ce fut fini, Paris vint voir; la foule afflua dans ces lieux terribles; on la laissa faire. C'était le but du massacreur. Louis Bonaparte n'avait pas fait cela pour le cacher.

«Le côté sud du boulevard était couvert de papiers de cartouches déchirées, le trottoir du côté nord disparaissait sous les plâtras détachés par les balles des façades des maisons, et était tout blanc comme s'il avait neigé; les flaques de sang faisaient de larges taches noirâtres dans cette neige de débris. Le pied n'évitait un cadavre que pour rencontrer des éclats de vitre, de plâtre ou de pierre; certaines maisons étaient si écrasées de mitraille et de boulets qu'elles semblaient prêtes à crouler, entre autres la maison Sallandrouze dont nous avons parlé et le magasin de deuil au coin du faubourg Montmartre. «La maison Billecoq, dit un témoin, est encore aujourd'hui étayée par de fortes pièces en bois et la façade sera en partie reconstruite. La maison des tapis est percée à jour en plusieurs endroits.» Un autre témoin dit: «Toutes les maisons, depuis le cercle des étrangers jusqu'à la rue Poissonnière, étaient littéralement criblées de balles, du côté droit du boulevard surtout. Une des grandes glaces du magasin de la Petite Jeannette en avait reçu certainement plus de deux cents pour sa part. Il n'y avait pas une fenêtre qui n'eût la sienne. On respirait une atmosphère de salpêtre.» Trente-sept cadavres étaient entassés dans la cité Bergère, et les passants pouvaient les compter à travers la grille. Une femme était arrêtée à l'angle de la rue Richelieu. Elle regardait. Tout à coup elle s'aperçoit qu'elle a les pieds mouillés: – Tiens, dit-elle, il a donc plu? j'ai les pieds dans l'eau. – Non, madame, lui dit un passant, ce n'est pas de l'eau. – Elle avait les pieds dans une mare de sang.

«Rue Grange-Batelière, on voyait dans un coin trois cadavres entièrement nus.

«Pendant la tuerie, les barricades du boulevard avaient été enlevées par la brigade Bourgon. Les cadavres des défenseurs de la barricade de la porte Saint-Denis dont nous avons parlé en commençant ce récit furent entassés devant la porte de la maison Jouvin. Mais, dit un témoin, «ce n'était rien comparé aux monceaux qui couvraient le boulevard».

«À deux pas du théâtre des Variétés, la foule s'arrêtait devant une casquette pleine de cervelle et de sang accrochée à une branche d'arbre.

«Un témoin dit: «Un peu plus loin que les Variétés, je rencontre un cadavre, la face contre terre; je veux le relever, aidé de quelques personnes; des soldats nous repoussent… Un peu plus loin il y avait deux corps, un homme et une femme, puis un seul, un ouvrier…» (nous abrégeons…) «De la rue Montmartre à la rue du Sentier, on marchait littéralement dans le sang; il couvrait le trottoir dans certains endroits d'une épaisseur de quelques lignes, et, sans hyperbole, sans exagération, il fallait des précautions pour ne pas y mettre les pieds. Je comptai là trente-trois cadavres. Ce spectacle était au-dessus de mes forces; je sentais de grosses larmes sillonner mes joues. Je demandai à traverser la chaussée pour rentrer chez moi, ce qui me fut accordé

«Un témoin dit: «L'aspect du boulevard était horrible. Nous marchions dans le sang, à la lettre. Nous comptâmes dix-huit cadavres dans une longueur de vingt-cinq pas.»

«Un témoin, marchand de la rue du Sentier, dit: «J'ai fait le trajet du boulevard du Temple chez moi; je suis rentré avec un pouce de sang à mon pantalon.»

«Le représentant Versigny raconte: «Nous apercevions au loin, jusque près de la porte Saint-Denis, les immenses feux des bivouacs de la troupe. C'était, avec quelques rares lampions, la seule clarté qui permit de se retrouver au milieu de cet affreux carnage. Le combat du jour n'était rien à côté de ces cadavres et de ce silence. R… et moi, nous étions anéantis. Un citoyen vint à passer; sur une de mes exclamations, il s'approcha, me prit la main et me dit: – Vous êtes républicain, moi j'étais ce qu'on appelait un ami de l'ordre, un réactionnaire; mais il faudrait être abandonné de Dieu pour ne pas exécrer cette effroyable orgie. La France est déshonorée! et il nous quitta en sanglotant.»

«Un témoin qui nous permet de le nommer, un légitimiste, l'honorable M. de Cherville, déclare: «… Le soir, j'ai voulu recommencer ces tristes investigations. Je rencontrai, rue Le Peletier, MM. Bouillon et Gervais (de Caen); nous fîmes quelques pas ensemble, et je glissai. Je me retins à M. Bouillon. Je regardai à mes pieds. J'avais marché dans une large flaque de sang. Alors M. Bouillon me raconta que le matin, étant à sa fenêtre, il avait vu le pharmacien dont il me montrait la boutique, occupé à en fermer la porte. Une femme tomba, le pharmacien se précipita pour la relever; au même instant un soldat l'ajusta et le frappa à dix pas d'une balle dans la tête. M. Bouillon, indigné et oubliant son propre danger, cria aux passants qui étaient là: Vous témoignerez tous de ce qui vient de se passer.»

«Vers les onze heures du soir, quand les bivouacs furent allumés partout, M. Bonaparte permit qu'on s'amusât. Il y eut sur le boulevard comme une fête de nuit. Les soldats riaient et chantaient en jetant au feu les débris des barricades, puis, comme à Strasbourg et à Boulogne, vinrent les distributions d'argent. Écoutons ce que raconte un témoin: «J'ai vu, à la porte Saint-Denis, un officier d'état-major remettre deux cents francs au chef d'un détachement de vingt hommes en lui disant: Le prince m'a chargé de vous remettre cet argent, pour être distribué à vos braves soldats. Il ne bornera pas là les témoignages de sa satisfaction. – Chaque soldat a reçu dix francs.»

«Le soir d'Austerlitz, l'empereur disait: – Soldats, je suis content de vous!

«Un autre ajoute: «Les soldats, le cigare à la bouche, narguaient les passants et faisaient sonner l'argent qu'ils avaient dans la poche.» Un autre dit: «Les officiers cassaient les rouleaux de louis comme des bâtons de chocolat

«Les sentinelles ne permettaient qu'aux femmes de passer; si un homme se présentait, on lui criait: au large! Des tables étaient dressées dans les bivouacs; officiers et soldats y buvaient. La flamme des brasiers se reflétait sur tous ces visages joyeux. Les bouchons et les capsules blanches du vin de Champagne surnageaient sur les ruisseaux rouges de sang. De bivouac à bivouac on s'appelait avec de grands cris et des plaisanteries obscènes. On se saluait: vive les gendarmes! vive les lanciers! et tous ajoutaient: vive Louis-Napoléon! On entendait le choc des verres et le bruit des bouteilles brisées. Çà et là, dans l'ombre, une bougie de cire jaune ou une lanterne à la main, des femmes rôdaient parmi les cadavres, regardant l'une après l'autre ces faces pâles et cherchant celle-ci son fils, celle-ci son père, celle-là son mari.

IX

«Délivrons-nous tout de suite de ces affreux détails.

«Le lendemain 5, au cimetière Montmartre, on vit une chose épouvantable.

«Un vaste espace, resté vague jusqu'à ce jour, fut «utilisé» pour l'inhumation provisoire de quelques-uns des massacrés. Ils étaient ensevelis la tête hors de terre, afin que leurs familles pussent les reconnaître. La plupart, les pieds dehors, avec un peu de terre sur la poitrine. La foule allait là, le flot des curieux vous poussait, on errait au milieu des sépulcres, et par instants on sentait la terre plier sous soi; on marchait sur le ventre d'un cadavre. On se retournait, on voyait sortir de terre des bottes et des sabots ou des brodequins de femme; de l'autre côté était la tête que votre pression sur le corps faisait remuer.

«Un témoin illustre, le grand statuaire David, aujourd'hui proscrit et errant hors de France, dit:

«J'ai vu au cimetière Montmartre une quarantaine de cadavres encore vêtus de leurs habits; on les avait placés à côté l'un de l'autre; quelques pelletées de terre les cachaient jusqu'à la tête, qu'on avait laissée découverte, afin que les parents les reconnussent. Il y avait si peu de terre qu'on voyait les pieds encore à découvert, et le public marchait sur ces corps, ce qui était horrible. Il y avait là de nobles têtes de jeunes hommes tout empreintes de courage; au milieu était une pauvre femme, la domestique d'un boulanger, qui avait été tuée en portant le pain aux pratiques de son maître, et à côté une belle jeune fille, marchande de fleurs sur le boulevard. Ceux qui cherchaient des personnes disparues étaient obligés de fouler aux pieds les corps afin de pouvoir regarder de près les têtes. J'ai entendu un homme du peuple dire avec une expression d'horreur: On marche comme sur un tremplin.»

«La foule continua de se porter aux divers lieux où des victimes avaient été déposées, notamment cité Bergère; si bien que ce même jour, 5, comme la multitude croissait et devenait importune, et qu'il fallait éloigner les curieux, on put lire sur un grand écriteau à l'entrée de la cité Bergère ces mots en lettres majuscules: Ici il n'y a plus de cadavres.

«Les trois cadavres nus de la rue Grange-Batelière ne furent enlevés que le 5 au soir.

«On le voit et nous y insistons, dans le premier moment et pour le profit qu'il en voulait faire, le coup d'état ne chercha pas le moins du monde à cacher son crime; la pudeur ne lui vint que plus tard; le premier jour, bien au contraire, il l'étala. L'atrocité ne suffisait pas, il fallait le cynisme. Massacrer n'était que le moyen, terrifier était le but.

35.On peut nommer le témoin qui a vu ce fait. Il est proscrit. C'est le représentant du peuple Versigny. Il dit:
  «Je vois encore, à la hauteur de la rue du Croissant, un malheureux limonadier ambulant, sa fontaine en fer-blanc sur le dos, chanceler, puis s'affaisser sur lui-même et tomber mort contre une devanture de boutique. Lui seul, ayant pour toute arme sa sonnette, avait eu les honneurs d'un feu de peloton.»
  Le même témoin ajoute: «Les soldats balayaient à coups de fusil des rues où il n'y avait pas un pavé remué, pas un combattant.»