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La vie de Rossini, tome II

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La vie de Rossini, tome II
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CHAPITRE XX
LA CENERENTOLA

Jai entendu pour la première fois la Cenerentola à Trieste; elle était divinement chantée par madame Pasta, aussi piquante dans le rôle de Cendrillon qu'elle est tragique dans Roméo; par Zuchelli, dont le public de Paris a le tort de ne pas assez apprécier la voix magnifique et pure; et enfin par le délicieux bouffe Paccini.

Il est difficile de rencontrer un opéra mieux monté. Le public de Trieste fut de cet avis; car, au lieu de trente représentations de la Cenerentola que madame Pasta devait donner, il en exigea cent.

Malgré le talent des acteurs et l'enthousiasme du public, chose si nécessaire au plaisir musical, la Cenerentola ne me fit aucun plaisir. Le premier jour, je me crus malade; je fus obligé de m'avouer aux représentations suivantes, qui me laissaient froid et glacé au milieu d'un public ivre de joie, que mon malheur était un accident personnel. La musique de la Cenerentola me paraît manquer de beau idéal.

Il est des spectateurs peu attentifs au mérite de la difficulté vaincue, et auxquels la musique ne plaît que par les illusions romanesques et brillantes dont elle berce leur imagination. Si la musique est mauvaise, elle ne donne rien à l'imagination; si elle est sans idéal, elle fournit des images qui choquent comme basses, et l'imagination repoussée prend son vol ailleurs. En voyant la Cenerentola sur l'affiche, je dirais volontiers comme le marquis de Moncade: C'est ce soir que je m'encanaille. Cette musique fixe constamment mon imagination sur des malheurs ou des jouissances de vanité, sur le bonheur d'aller au bal avec de beaux habits ou d'être nommé maître d'hôtel par un prince. Or, né en France et l'ayant longtemps habitée, j'avoue que je suis las et de la vanité, et des désappointements de la vanité, et du caractère gascon, et des cinq ou six cents vaudevilles qu'il m'a fallu essuyer sur les mécomptes de la vanité. Depuis la mort des derniers hommes de génie, d'Églantine et Beaumarchais, tout notre théâtre ne roule que sur un seul mobile, la vanité; la société elle-même, du moins les dix-neuf vingtièmes de la société et tout ce qu'elle renferme de vulgaire, n'est mis en activité que par un seul mobile, la vanité. On peut, je crois, sans cesser d'aimer la France, être un peu las de cette passion qui, chez nous, remplace toutes les autres.

J'allais à Trieste pour chercher du nouveau; en voyant la Cenerentola, je me crus encore au Gymnase.

La musique est incapable de parler vite; elle peut peindre les nuances de passions les plus fugitives, des nuances qui échapperaient à la plume des plus grands écrivains; on peut même dire que son empire commence où finit celui de la parole; mais ce qu'elle peint, elle ne peut pas le montrer à moitié. Elle partage en ce sens les désavantages de la sculpture, mise en rivalité avec la peinture sa sœur: la plupart des objets qui nous frappent dans la vie réelle sont interdits à la sculpture, parce qu'elle a le malheur d'être hors d'état de peindre à demi. Un guerrier célèbre, couvert de son armure, est magnifique sous le pinceau de Paul Véronèse ou de Rubens; rien de plus ridicule et de plus lourd sous le ciseau du sculpteur. Voyez le Henri IV de la cour du Louvre1.

Un sot fera un récit pompeux et faux d'un prétendu combat dans lequel il s'est couvert de gloire; le chant est de bonne foi et nous peint sa valeur, mais l'accompagnement se moque de lui. Cimarosa a fait vingt chefs-d'œuvre sur des données de cette espèce.

La mélodie ne peut pas fixer à demi notre imagination sur une nuance de passion, cet avantage est réservé à l'harmonie; mais remarquez que l'harmonie ne peut peindre que des nuances rapides et fugitives. Si elle usurpe trop longtemps l'attention, elle tue le chant, comme dans certains passages de Mozart; et, à son tour, l'harmonie devenant partie principale, ne peut pas peindre à demi. Je demande pardon pour ce petit écart métaphysique, que je pourrais rendre moins inintelligible au moyen d'un piano2.

Je tentais d'expliquer comme quoi la musique est peu propre à rendre les bonheurs de vanité, et toutes les petites mystifications françaises qui, depuis dix ans, fournissent les théâtres de Paris de tant de pièces extrêmement piquantes3, mais que l'on ne peut revoir trois fois.

Les bonheurs de vanité sont fondés sur une comparaison vive et rapide avec les autres. Il faut toujours les autres; cela seul suffit pour glacer l'imagination, dont l'aile puissante ne se développe que dans la solitude et l'entier oubli des autres. Un art qui n'agit que par l'imagination ne doit donc pas se piquer de peindre la vanité.

La Cenerentola est de 1817; Rossini l'écrivit à Rome pour le théâtre Valle et pour la saison du Carnaval (26 décembre 1816, jusque vers le milieu de février 1817). Il eut des chanteurs assez inconnus, mesdames Righetti et Rossi, le ténor Guglielmi, et le bouffe De Begnis.

L'introduction de la Cenerentola se compose du chant des trois sœurs: l'aînée essaie un pas devant sa psyché; la seconde ajuste une fleur dans ses cheveux; la pauvre Cendrillon, fidèle au rôle que nous lui connaissons depuis notre enfance, souffle le feu pour faire du café. Cette introduction est fort piquante; le chant de Cendrillon est touchant, mais touchant comme le drame, touchant par un malheur vulgaire: tout cela semble écrit sous la dictée du proverbe français: Glissons, n'appuyons pas. Cette musique est éminemment rossinienne. Jamais Paisiello, Cimarosa ou Guglielmi n'ont atteint à ce degré de légèreté.

Una volta, e due, e tre!

Le chant de ces mots me semble parfaitement trivial. A ce moment, la musique de la Cenerentola commence toujours à m'être déplaisante; et cette impression, qui ne disparaît jamais tout à fait, revient souvent avec une nouvelle force. A Trieste, pour me consoler d'être triste comme un Anglais au milieu d'un parterre tout joyeux, je conclus de ce que j'éprouvais que la musique a aussi son beau idéal: il faut que les situations auxquelles elle nous fait songer, il faut que les images qu'elle lance sur notre imagination n'aient point un degré de vulgarité trop marqué. Je ne puis me faire aux comédies de M. Picard, je méprise trop ses héros; je ne nie pas qu'il n'y ait beaucoup de Philibert et de Jacques Fauvel dans le monde, mais ce que je nie, c'est que je leur adresse jamais la parole.

En entendant ce chant,

Una volta, e due, e tre!

je me crois toujours dans une arrière-boutique de la rue Saint-Denis. Le Polonais ou l'habitant de Trieste ne peut avoir cette impression désagréable: quant à moi, je désire de tout mon cœur que l'on soit heureux dans toutes les arrière-boutiques de France, mais je ne puis faire ma société des gens qui les habitent; je déplairais encore plus qu'on ne me déplairait.

La cavatine de don Magnifico,

Miei rampolli feminini,

chantée par Galli ou Zuchelli, est une débauche de belle voix: ce morceau a beaucoup de succès, parce qu'il nous fait goûter vivement le charme attaché à de beaux sons de basse bien pleins et bien sonores; du reste, il est dans le style de Cimarosa, au génie près.

Le duetto de Ramire, le prince déguisé de la Cenerentola4, me console un peu de la cavatine de don Magnifico; cette grâce est encore un peu celle des Nina de la rue Vivienne, mais tout plaît dans une jolie femme, et la beauté fait oublier le ton vulgaire. Il y a du charme dans

 

Una grazia, un certo incanto;

je trouve beaucoup d'esprit dans

 
Quel ch'è padre non è padre
 
 
Sta a vedere che m'imbroglio5
 

Nous voici dans la vraie force du talent de Rossini, dans sa partie triomphante. Quel dommage pour les personnes qui sentent d'une certaine façon qu'il n'ait pas mêlé un peu de noblesse à tout son esprit! Il faut se souvenir que cet opéra fut écrit pour les Italiens de Rome, des habitudes desquels trois siècles de Papauté et de la politique des Alexandre VI et de Ricci6 ont banni toute noblesse et toute élévation7.

La cavatine du valet de chambre Dandini habillé en prince,

Come il ape ne'giorni d'aprile,

est extrêmement piquante. Ici le style d'antichambre est à sa place; il y a juste dans la musique, comme dans le libretto, ce vernis léger de vulgarité nécessaire pour rappeler l'état de Dandini, mais il ne choque pas. Dans Cimarosa, nous voyons plutôt les passions des personnages subalternes que les habitudes sociales que leur a fait contracter leur position dans la société; seulement leurs passions sont contrariées par les circonstances d'une position inférieure.

Cette cavatine, qui sert de concerto à une belle voix de basse, est souvent chantée à Paris, d'une manière délicieuse, par l'excellent Pellegrini: il dit avec une grâce infinie et avec des fioriture tout à fait séduisantes:

 
Galoppando s'en va la ragione
E fra i colpi d'un doppio cannone
Spalancato è il mio core di gia,
(Ma al finir della nostra commedia…)
 

La rapidité du chant de ce dernier vers est entraînante. L'auteur italien (le signor Feretti, Romain) a eu le bon esprit, comme on voit, de ne pas copier l'esprit français de son original, il lui a fallu du courage. On sait assez que Cendrillon est l'un des plus jolis ouvrages de M. Etienne.

Après les idées, sinon basses, du moins extrêmement vulgaires que cet opéra nous a présentées jusqu'ici, et dont Rossini a plutôt forcé que modéré la couleur, l'âme est rafraîchie par le jeu de madame Pasta et sa passion enfantine lorsque, courant après son père, qu'elle retient par la basque de son habit brodé, elle lui chante:

Signor, una parola!

J'avoue que ce quintetto me fait un grand plaisir; j'ai besoin de quelque chose de noble en musique comme en peinture, et j'ai l'honneur d'être, pour les Téniers, de l'avis de Louis XIV.

Il fallait le jeu de madame Pasta pour que je puisse pardonner la trivialité du chant

La belle Venere

Vezzoza, pomposetta!

Ce coloris déplaisant disparaît tout à coup dans

(Ma vattene) Altezzissima!

La passion se montre chez don Magnifico et à l'instant je ne vois plus la trivialité de ses habitudes. La belle voix de Galli est ravissante à cet instant.

Il y a un chant fort agréable, quoique encore un peu vulgaire, sur les paroles:

Nel volto estatico

Di questo è quello.

La sortie de don Magnifico, dans la scène suivante, offrait encore à Galli une occasion de faire admirer sa superbe voix dans le vers

Tenete allegro il re: vado in cantina8.

Jouant un peu sur le mot cantina (cave), sa voix magnifique descendait jusqu'au la d'en bas.

Le finale du premier acte, qui débute par un chœur des courtisans du prince, qui ramènent don Magnifico de la cave, à demi ivre, et qui continue par l'air de don Magnifico, est tout à fait dans l'ancien style bouffe de Cimarosa, à la passion près. Je n'ai déjà que trop répété, peut-être, que l'absence de la passion dans les personnages bas laisse paraître tout à coup ce que leur état peut avoir de dégoûtant, et j'avoue que je ne puis pas revoir deux fois Tiercelin dans le Coin de Rue ou dans l'Enfant de Paris.

Dans l'air de don Magnifico:

Noi don Magnifico,

la passion est remplacée, comme de coutume, par l'esprit, et l'esprit, en musique, n'empêche pas toujours d'être un peu plat. Il n'y a que de beaux sons dans cet air, je n'y trouve ni verve ni génie; or, il me semble que la farce n'admet pas la médiocrité. En revanche, le duetto qui suit est entraînant; on disait à Trieste que c'était le chef-d'œuvre de la pièce. Ramire demande à Dandini, son valet de chambre, déguisé en prince, ce qu'il lui semble du caractère des deux filles du baron:

Zitto, zitto; piano, piano.

La partie du ténor (Ramire) est d'une fraîcheur délicieuse et tout à fait d'accord avec les sentiments d'un jeune prince à qui l'enchanteur qui le protège a révélé qu'une des filles du baron est digne de tous ses vœux: l'enchanteur veut parler de Cendrillon. La rapidité et la vivacité de ce duetto sont inimitables: c'est un feu d'artifice. Jamais la musique n'a lancé avec cette rapidité et ce succès des sensations nouvelles et piquantes sur l'âme des spectateurs.

L'homme dans une situation ordinaire, qui assiste à ce duetto, ne peut pas s'empêcher d'être gai; il se sent venir à l'esprit les idées les plus bouffonnes, ou plutôt il se sent ravir par le bonheur que donnent ces idées quand on les goûte. Le quartetto qui se forme par l'arrivée des deux sœurs a des passages jolis et d'une grande vérité dramatique:

 
Con un anima plebea!
Con un aria dozzinale!
 

Il y a de la grâce et surtout beaucoup d'esprit dans l'air de la Cenerentola à son entrée dans le salon:

Sprezza quei don che avversa.

Le second acte s'ouvre par un air de don Magnifico, dans lequel il nous dit que, lorsqu'une de ses filles sera l'épouse du prince, les revenants-bons pleuvront chez lui:

 
Già mi par che questo e quello
Confinandomi a un cantone
E cavandosi il cappello
Incominci: Ser barone
Alla figlia sua reale
Porterebbe un memoriale?
Prendrà poi la cioccolata,
È una doppia ben coniata.
Faccia intanto scivolare
Io rispondo: Eh si vedremo;
Già è di peso9? parleremo…
 

L'air de Ramire, quand il est amoureux et qu'il jure de trouver sa belle.

Se fosse in grembo a Giove10,

 

est agréable et fort piquant; c'est un morceau brillant pour une jolie voix de ténor, cela est admirable dans un concert: sur quoi j'observerai que les imitateurs de Rossini ont bien pris sa rapidité, chose facile à copier en musique, mais ils n'ont jamais pu imiter son esprit.

Le duetto qui suit,

Un segreto d'importanza,

est la perfection de l'art d'imiter. Très-probablement ce duetto n'existerait pas sans celui du second acte du Matrimonio segreto:

Se fiato in corpo avete.

Et cependant, même quand on sait par cœur le duetto du Mariage secret, on entend encore celui-ci avec un plaisir infini. Mon assertion peut se vérifier à Paris; ce duetto est supérieurement chanté par Zuchelli et Pellegrini. Les mots

Son Dandini, il cameriere!

font toujours rire, par l'extrême vérité dramatique et par le malheur subit de la grosse vanité du baron.

Que ne puis-je donner au lecteur l'esquisse la plus légère de l'effet que le délicieux bouffe Paccini, chargé du rôle de Dandini, produisait à Trieste! Il fallait le voir jouissant de la sottise du baron lorsqu'ils paraissaient ensemble pour le duetto, l'observant du coin de l'œil sans qu'il y parût, mais tellement attentif à l'observer, qu'en s'asseyant il était toujours sur le point de manquer sa chaise et de tomber à terre; il fallait le voir s'efforçant, mais en vain, de dissimuler le rire fou qui le saisit quand il s'aperçoit de l'importance que le baron attache à la confidence qu'il va lui faire; alors, détournant la tête pour cacher son rire, lequel mouvement désespérait le baron, comme signe de disgrâce de la part du prince, et ensuite, au premier moment de sérieux qu'il pouvait obtenir, se retournant d'un air grave vers le pauvre baron; la force de soutenir l'air grave venant à lui manquer, il élevait les sourcils d'une manière démesurée, nouvelle inquiétude mortelle du gentilhomme campagnard à la vue de cette mine réellement épouvantable de la part du prince. L'acteur chargé du rôle du baron n'avait nul besoin de faire des gestes; les spectateurs, étouffant de rire et s'essuyant les yeux, n'avaient aucune attention à lui donner; son ridicule était à jamais établi par les gestes de Paccini: ils étaient tellement ceux d'un homme qui jouit actuellement de la présence réelle d'un sot qu'il attrape, que le rôle du baron, eût-il été joué avec toute la noblesse possible par Fleury ou de'Marini, ces grands maîtres dans l'art du comique noble, ils eussent été ridicules, il n'y avait pas à s'en dédire. On voyait trop de vérité dans les gestes de Paccini pour qu'on pût admettre un instant qu'un homme, faisant ces mines, pût se tromper sur la présence réelle d'un sot.

Et ce spectacle étonnant changeait tous les jours; comment donner une idée de la foule infinie de mauvaises plaisanteries, de parodies des gestes de ses camarades, d'allusions à leurs petites aventures ou aux anecdotes de la journée dans Trieste, dont Paccini remplissait son jeu?

Quels rires inextinguibles, lorsqu'un jour, en disant au baron,

Io vado sempre a piedi,

il s'avisa d'ajouter: Per esempio verso la crociata! Je sens qu'on ne raconte pas le rire; car, pour le raconter, il faut le reproduire, et la moindre anecdote qui, à raconter, prend une demi-minute, juste le temps dont elle est digne, coûte à l'imprimer trois ou quatre pages, à la vue desquelles on est saisi de honte, et l'on efface.

Paccini est, comme Rabelais, un volcan de mauvaises plaisanteries; et, quelque effet qu'elles produisent dans la salle, il est sans doute celui qu'elles réjouissent le plus: il n'est aucun spectateur qui puisse en douter, tant il y a de verve et de vérité dans son geste. C'est, je pense, cette vérité, cette naïveté évidente, qui lui fait pardonner le nombre infini de choses burlesques et ridicules qu'on lui voit hasarder à chaque représentation, et qui, ailleurs, le feraient mettre en prison. Par exemple, à Trieste, le 12 février, on célèbre le jour de naissance du souverain; on chante une messe en musique à la cathédrale, et le Gloria in excelsis est, comme on sait, l'un des morceaux les plus importants de toute messe en musique: il y a sur ces paroles un mouvement de passion à exprimer. Tous les fidèles peuvent chanter à l'église, Paccini comme un autre: pourquoi pas? en Italie, les chanteurs ne sont nullement excommuniés. Paccini se rend donc à l'église, mais il y arrive avec les cheveux poudrés à blanc; il chante le Gloria in excelsis avec les fidèles, et même il chante bien et de tout le sérieux possible. Mais, à la vue de cette figure de Paccini chantant et sérieux, toute l'église éclate de rire, et les autorités constituées les premières.

J'ai choisi exprès, pour la rapporter, une des plus mauvaises plaisanteries de Paccini. Il est clair qu'à Paris elle ne créerait que de l'indignation ou du dégoût, au lieu du rire général dont nous fûmes témoins à Trieste: c'est précisément de cette indignation que je veux parler. Paccini, s'il jouait en France, non-seulement ferait naître de l'indignation par la plaisanterie condamnable ci-dessus rapportée, mais encore, je l'avance hardiment, par un grand nombre d'autres nullement répréhensibles.

Dans mon intime conviction, Paccini, engagé à l'Opéra-Italien de Londres, y aurait certainement le plus grand succès, comme à Louvois il serait effrayé et glacé, ou impitoyablement sifflé s'il osait être lui-même. On dirait que le rire est prohibé en France11; sur quoi je demande: ce malheur doit-il se rencontrer dans toutes les civilisations avancées? Un peuple doit-il nécessairement passer, en se civilisant par un tel excès de vanité? ou bien rencontrons-nous tout simplement ici un nouvel effet de l'influence de la cour de Louis XIV sur les goûts des Français et sur leur manière d'apprécier toutes choses? L'Amérique, république fédérative, en se débarrassant de la tristesse puritaine et de la cruauté biblique, d'ici à cent cinquante ans arrivera-t-elle à cette prohibition de rire12?

Si nous n'avons pas eu Paccini à Paris, s'il est même impossible que nous l'ayons jamais, nous avons entrevu Galli, dans le rôle de don Magnifico. Mais c'est à Milan, où il est aimé d'un public qui aime à rire, qu'il fallait voir son sérieux lorsqu'il visite le salon pour vérifier si personne n'écoute; à ce seul sérieux on reconnaît le sot qui va recevoir une grande confidence. Et quel feu, quelle admirable vivacité dans sa manière de retourner à son fauteuil pour écouter le prince! Il était tellement opprimé par le respect, et cependant si avide d'écouter, qu'il n'avait plus de forces, et que son corps prenait comme le mouvement ondulant d'un serpent, varié, à chaque parole du prince, par un mouvement convulsif; on ne pouvait pas douter d'avoir sous les yeux l'extrême d'une passion, et d'une passion ridicule. Galli n'a osé hasarder qu'une partie de ces gestes devant le public de Paris, qui effraie les pauvres chanteurs italiens. Ils savent que c'est à Paris que se font aujourd'hui les réputations européennes. Un article musical de la Pandore, qui n'est pour nous qu'une pauvreté bien écrite que nous sautons, est une chose importante pour un pauvre acteur étranger. Il a la bonhomie d'y voir la voix du public le plus respectable de l'Europe. Un Anglais, de son côté, y cherche l'indication des talents, à la vue desquels il doit s'écrier: wonderfull! quite amasing! Et plus l'article est frivole et ridicule, plus il semble respectable à cet esclave révolté contre le sérieux.

Le duetto

Un segreto d'importanza,

est bientôt suivi d'un morceau d'orchestre qui peint une tempête pendant laquelle le carrosse du prince est renversé. Ce n'est point du tout le style allemand; cette tempête n'est point comme celle de Haydn dans les Quatre-Saisons, ou comme la composition des balles fatales dans le Freyschütz de Maria Weber. Cet orage n'est pas pris au tragique: la nature y est cependant imitée avec vérité; il a son petit moment d'horreur fort bien rendu. Enfin, sans de grandes prétentions au tragique, ce morceau fait un charmant contraste dans un opéra buffa. On s'écrie vingt fois en l'entendant (mais non pas à Louvois, je parle d'un orchestre qui sent les nuances, celui de Dresde ou de Darmstadt, par exemple); on s'écrie, que d'esprit! J'ai eu souvent des discussions sur ce morceau, avec mes amis allemands; j'ai bien reconnu qu'à leurs yeux cette tempête n'est qu'une miniature effacée: qu'on juge de leur mépris, il leur faut pour les toucher des fresques à la Michel-Ange; ils aiment, par exemple, le tapage infernal de la fin du morceau de la formation des balles diaboliques du Freyschütz dont je parlais tout à l'heure. Nouvelle preuve que le beau idéal, en musique, varie comme les climats. A Rome, pays pour lequel Rossini a écrit cette tempête, des hommes d'une sensibilité vive et irritable à l'excès, heureux par leurs passions, malheureux par les affaires sérieuses de la vie, se nourrissent de café et de glaces: à Darmstadt, tout est bonhomie, imagination et musique13; avec de la prudence et force coups de chapeau au prince, on parvient à se faire un joli bien-être; d'ailleurs on vit de bière et de choucroute, et l'air est offusqué de brouillards six mois de l'année. A Rome, le 25 décembre, jour de Noël, en allant à la messe papale à Saint-Pierre, le soleil m'incommodait; c'était comme à Paris un jour chaud de la mi-septembre.

Après la tempête vient le charmant sestetto,

Quest'è un nodo inviluppato;

si frappant d'originalité: je l'admirais davantage autrefois; il me semble aujourd'hui avoir des longueurs vers la fin de la partie chantée sotto voce. Ce sestetto peut disputer la qualité de chef-d'œuvre de la pièce au charmant duetto du premier acte entre Ramire et Dandini,

Zitto, zitto; piano, piano;

et si le duetto l'emporte, c'est par l'admirable rapidité, c'est parce qu'il est une des choses les plus entraînantes que Rossini ait écrites dans le style vif et rapide, où il est supérieur à tous les grands maîtres, et qui forme le trait saillant de son génie.

Le grand air de la fin, chanté par la Cenerentola, est un peu plus qu'un air de bravoure ordinaire; on y trouve quelques lueurs de sentiment:

 
Perchè tremar, perchè?
 
 
Figlia, sorella, amica,
Padre, sposo, amiche! oh istante!
 

A la vérité, la mélodie de ces traits de sentiment est assez commune. C'est un des airs que j'ai entendus le mieux chanter par madame Pasta; elle y portait un accent digne de la situation (un bon cœur qui triomphe et pardonne après de longues années de misère), et éloignait ainsi l'idée importune d'un air de bravoure et fait pour les concerts. Au contraire, dans la bouche de mademoiselle Esther Mombelli, à Florence, en 1818, cet air n'était plus qu'un air de bravoure supérieurement chanté. Rien n'était plus net et plus perlé que le son de cette belle voix conduite avec toute la grâce naïve de la méthode antique. On croyait assister à un concert; personne ne songeait au sentiment qui aurait pu animer Cendrillon, et qui n'animait pas la musique. Quand madame Pasta chante Rossini, elle lui prête précisément les qualités qui lui manquent.

On peut remarquer que voilà trois de ses opéras que Rossini finit par un grand air de la prima donna: Sigillara, l'Italiana in Algeri et la Cenerentola.

Je dois répéter ici que je suis tout à fait juge incompétent pour la Cenerentola. Cette protestation est dans mon intérêt; l'on douterait de mon extrême sensibilité pour la musique, et je puis faire de la modestie sur tout, excepté sur l'extrême sensibilité. La Cenerentola est une des partitions qui a eu le plus de succès en France et je ne doute pas que si le caprice des directeurs avait engagé pour ce rôle mademoiselle Mombelli, mademoiselle Schiassetti, ou telle autre bonne chanteuse, cet opéra n'eût atteint le succès du Barbier. Il n'y a peut-être pas, dans toute la Cenerentola, dix mesures qui me rappellent les folies aimables ou plutôt dignes d'être aimées, qui accourent de toutes parts à mon imagination quand j'ai le bonheur de rencontrer Sigillara ou les Pretendenti delusi14. Il n'y a peut-être pas dans la Cenerentola dix mesures de suite qui ne rappellent l'arrière-boutique de la rue Saint-Denis, ou le gros financier ivre d'or et d'idées prosaïques, qui, dans le monde, me fait déserter un salon lorsqu'il y entre. Ces choses, qui me choquent comme grossières, auraient plu à Paris comme comiques, si elles eussent été bien chantées. On peut dire que le public de Paris ne les a pas vues; autrement ce public, qui encourage par son suffrage la Marchande de Goujons, l'Enfant de Paris et les Cuisinières, eût aussi donné un succès fou à la Cenerentola. Cet opéra eût eu en sa faveur, tout le mécanisme du double vote; il eût été applaudi et par les amateurs de la musique italienne, et par ceux de la grosse joie des Variétés.

1Ce qu'une lettre à écrire à une femme d'esprit que l'on aime un peu est à l'égard de la simple conversation, la sculpture l'est à l'égard de la peinture. Dans les deux genres, la grande difficulté est de ne pas marquer trop ce qui ne mérite que d'être indiqué.
2On se souvient de la cavatine d'Otello: le chant triomphe, et l'accompagnement dit à Othello: Tu mourras.
3Le Faux Pourceaugnac, le Comédien d'Etampes, les Mémoires d'un colonel de hussards, etc., le Deceiver deceived de Drury-Lane, etc. L'high life dans toute l'Europe ne vit que de vanité. C'est pour cela peut-être que cette classe, la seule qui cultive la musique hors de l'Italie, a le cœur si anti-musical, et qu'en revanche elle a tant de goût pour les livres français. Les Contes moraux de Marmontel sont le sublime de l'esprit et de la délicatesse pour un grand seigneur de Pétersbourg. (De la Russie, par Passovant et Clarke.)
4Édition de 1854: «Le prince déguisé avec Cenerentola.» N. D. L. E.
5Lorsque je cite hardiment un mauvais vers d'un libretto italien au public le plus difficile de l'Europe, on sent bien que mon unique prétention ne peut être que de rappeler la cantilena et l'accompagnement que Rossini a faits sur ce vers. Comment obtenir un tel résultat d'un lecteur qui depuis six mois n'est pas allé aux Bouffes? Je récuse donc tout lecteur qui, dans les six mois qui ont précédé la lecture de cette note, n'est pas allé à Louvois au moins dix fois, et n'a pas lu depuis deux ans un livre de discussion sérieuse sur les principes des Beaux-Arts, par exemple l'ouvrage de M. l'abbé Dubos sur la poésie et la Peinture, ou les Principes du Goût de Paine Knight, ou le Traité du Beau d'Alison, ou quelque traité allemand sur ce que nos voisins appellent l'esthétique.
6Empoisonnement de l'honnête Ganganelli, qui, placé à une fenêtre de son palais de Montecavallo éclairée par le soleil, s'amusait à éblouir les passants avec la réverbération d'un miroir. Singulier effet du poison jésuitique!
7Ces mœurs sont peintes admirablement et avec une naïveté singulière dans les seize comédies de Gherardo de'Rossi. A l'exception des grandes inconvenances sociales, telles que l'incendie par vengeance, l'empoisonnement et autres événements trop forts pour la comédie, et dont la peinture, comme chose possible dans les États de Sa Sainteté, aurait pu compromettre la tranquillité de M. de'Rossi, qui est banquier à Rome, tout y est. Ces comédies et les Confessions de Carlo Gozzi sont les pièces justificatives de tout ce qu'on avance ici sur ce pays singulier, qui, au milieu de la sécheresse moderne, produit encore des Canova, des Viganò, des Rossini, tandis que nous n'avons, à quelques expressions près, que des charlatans plus ou moins adroits à courir la pension.
8«Tenez le prince en gaieté, moi je vais à la cave.» – On dit en Italie, d'une voix qui ne se fait pas entendre: Canta in cantina.
9«Je crois déjà voir tel de mes voisins qui me prend à part dans un coin, et me dit: Monsieur le baron, daigneriez-vous présenter ce placet à votre royale fille? Voilà pour prendre le chocolat; et à l'instant une quadruple me tombe dans la main. Je réponds: Ce n'est pas le crédit qui me manque, mais votre quadruple est-elle de poids?» Telles sont les mœurs de la malheureuse Rome, telles sont les plaisanteries qui n'y sont pas sifflées! telle est la manière de traiter les affaires dans les États du pape! A Paris, nous avons plus de délicatesse. Deux jeunes gens qui taisaient de grandes et bonnes affaires avec le ministre de la ***, pensèrent qu'ils pourraient doubler la quantité des bordereaux fictifs qu'ils présentaient tous les mois à la signature, s'ils parvenaient à faire un cadeau agréable au citoyen ministre. Après avoir couru quelque temps les environs de Paris, ils trouvèrent enfin un château fort agréable, au milieu d'une jolie terre, non loin de Mon… Nos jeunes gens achètent la terre, et font arranger le château dans le goût le plus moderne et avec toute l'élégance possible. Quand toutes les réparations furent achevées, les parquets cirés, les pendules montées, l'un des fournisseurs dit à son ami: Jouissons huit jours de notre château avant de le donner au ministre, le résultat de cette idée lumineuse fut la présence de vingt jolies femmes et de leurs amis, de grands dîners tous les jours, des bals tous les soirs. Enfin le terme fatal arrive; l'un des amis prend tristement les clefs du château et va les présenter au citoyen ministre. «Le château sera humide.» Telles sont les seules paroles du ministre en recevant le cadeau. – «Impossible citoyen ministre, nous avons pris la précaution de l'habiter huit jours avant de vous l'offrir.» Et avec quelles gens l'avez-vous habité? – «Ma foi, avec des hôtes fort aimables, avec nos amis ordinaires.» – «C'est-à-dire, reprend le ministre en fronçant le sourcil, que vous avez osé introduire des femmes suspectes dans mon château; je vous trouve, je l'avoue, d'une rare impertinence. Allez, citoyen, et à l'avenir sachez garder plus de respect pour un ministre.» A ces mots, le fournisseur s'éclipse et le citoyen ministre demande ses chevaux pour aller à sa terre.
101 «Fût-elle cachée dans le sein de Jupiter.» On voit que la mythologie est la providence des mauvais poëtes, en Italie comme en France.
11Nous avons réduit nos meilleurs acteurs comiques Samson et Monrose, à n'être que des gens qui nous répètent un bon conte que nous savons. Notre sourcilleuse pruderie ne veut rien d'imprévu. Le seul Potier a peut-être le privilège de nous faire rire sans conséquence. C'est que nous pouvons mépriser son genre à notre aise.
12Je m'attends bien que, si les littérateurs français lisent cette page, ils vont s'écrier en colère: Mais nous rions beaucoup! Il n'y a même que le Français en Europe qui sache rire!
13le prince de Darmstadt rappelle les beaux jours de l'empereur Charles VI, qui passait pour le premier contre-pointiste de ses États. Ce prince, ami des arts, ne manque pas une répétition de son Opéra, et bat la mesure dans sa loge; il a donné son ordre à tous les musiciens de son orchestre, qui est excellent.
14L'un des cent opéras de Joseph Mosca.