Loe raamatut: «Histoire des salons de Paris. Tome 1», lehekülg 11
SALON DE Mgr DE BEAUMONT,
ARCHEVÊQUE DE PARIS
Louis XVI avait reçu une éducation toute religieuse, et les Mémoires de son père contribuèrent à établir dans son âme une foi solide plus qu'éclairée, qu'il retrouva au jour du malheur et qui fut sa plus grande, si même elle ne fut sa seule consolation.
Mais à l'époque où M. Turgot et M. de Malesherbes occupèrent le ministère et entourèrent le Roi, il fut tout-à-fait dominé par le spécieux de leurs raisonnements et comprit surtout ce que la philosophie saine et bien raisonnée jetait de clarté sur une foule de sujets devenus obscurs par la volonté même de ceux dont le devoir était de les expliquer. Dans l'équité de son âme, et il en avait beaucoup, Louis XVI fut irrité de cette morale scolastique unie à une morale débauchée, et il le fut surtout de trouver ces défauts et même ces vices dans le haut clergé de France.
Cependant les circonstances étaient graves pour ce même clergé, qui semblait braver ses adversaires et leur répondre par de nouvelles fautes. Ce fut alors que M. Turgot arriva au pouvoir ministériel: c'était un homme intègre, nourri des plus purs principes de la philosophie éclairée, et l'homme philanthrope par conscience et par goût, mais sans aucune douceur dans ses opinions, et voulant arracher par la violence plutôt que de ne pas obtenir ce qu'il avait une fois demandé.
Ami de Voltaire, de d'Alembert, de Condorcet, on peut, d'après les opinions bien connues de ces hommes célèbres, juger de la nature des siennes; il n'était pas irréligieux, mais il rejetait les choses douteuses et surtout n'admettait pas la puissance dans le clergé: il voulait des prêtres et pas de clergé132.
Le premier acte qu'il fit, pour constater l'état de guerre qu'il commençait lui-même, fut ce qu'il voulait faire faire au Roi lors de son sacre. Il voulait changer la formule du serment que les rois de France prêtaient en recevant l'huile sainte. Une phrase surtout le choquait, c'était celle qui parlait de l'extermination des hérétiques; le serment de ne jamais pardonner aux duellistes, serment illusoire d'ailleurs, parut encore absurde à M. Turgot: il voulait que le Roi y substituât celui de tout faire pour détruire le duel. – En tout, M. Turgot trouvait le serment prêté par le Roi beaucoup trop favorable au clergé et sans dignité pour le Roi. – Il voulait bien autre chose: il voulait que Louis XVI se fît sacrer à Paris, d'abord par économie puis, pour détruire la dévotion locale attachée aux lieux, affaiblir de grands souvenirs non pas historiques, mais qui passaient pour tels et agissaient puissamment sans aucun résultat utile. C'est ainsi que le baptême de Clovis et la fable de la sainte ampoule apportée par une colombe directement du ciel étaient déjà attaqués par les critiques. Turgot voulait aller au-devant et se conduire avec une raison éclairée, ainsi qu'elle devait luire au dix-huitième siècle.
Au premier bruit de ces étranges innovations, le clergé jeta les hauts cris. Faire sacrer le Roi à Paris!.. cela s'était-il jamais vu!!!… On pouvait leur répondre qu'il y a commencement à tout. Mais le Roi, effrayé des cris de rage qui retentissaient autour de lui et surmontaient le bruit de son enclume, le Roi décida que le sacre se ferait à Reims; cela engloutissait plusieurs millions au moment où le trésor était vide… mais on n'en était pas à compter le nombre des fautes non plus que leur gravité.
Rien n'est plus remarquable que la conduite du clergé non-seulement à cette époque, mais dans les années qui suivirent. La masse du clergé était timide et surtout inquiète sur les événements; elle prévoyait justement que si la monarchie tombait, le clergé tombait avec elle. Si la monarchie, au contraire, triomphait dans ses démêlés avec la philosophie, le clergé conservait ses bénéfices, ses évêchés, ses forêts, ses immenses possessions, ses titres chevaleresques presque identifiés à ses crosses, ses mitres, ses clochers et ses cathédrales; il conservait son rang dans l'État, dont il était, depuis Clovis, une partie constituante et constitutive; il conservait dans les États généraux des provinces son autorité individuelle et indivisible, sans laquelle aucun autre ordre ne pouvait statuer. Il était en apparence le conservateur des mœurs publiques, la règle de la doctrine, de la croyance la plus suivie et établie dans l'État. Successeur immédiat des druides, il avait hérité non-seulement de leurs temples et de leurs autels, mais aussi de la croyance aveugle des peuples. C'était devant ses livres liturgiques que Clovis et les Francs, que les conquérants des Gaules avaient courbé leur tête et déposé leur framée… Aussi le roi de France était-il nommé dans les actes et les traités le roi très-chrétien. – Partout dans ses souvenirs le clergé de France avait de hauts motifs d'orgueil et en même temps d'inquiétude, comme ceux qui possèdent beaucoup et craignent de perdre.
C'est dans de pareils esprits que la philosophie jeta de vives alarmes, à la première parole que firent entendre ses sectaires. Cependant il s'éleva du sein de ce même clergé une minorité philosophique ou politique, comme on voudra l'entendre, qui causa le plus grand étonnement, et M. Turgot devint tout naturellement le chef de cette phalange hérétique.
Comme la haute société de Paris prit parti dans les disputes des évêques, je vais en parler pour que chaque ressort qui faisait mouvoir cette grande machine soit familier à celui qui suit l'histoire de cette même société à la fois dévote, dissolue, folle et sérieuse.
Le parti des évêques politiques, connus sous le nom de prélats administrateurs, avouait hautement sa partialité en faveur de M. Turgot et de M. de Malesherbes. Ce parti était composé d'hommes très-forts. C'était d'abord M. de Dillon, archevêque de Narbonne, président-né des États du Languedoc, homme de génie et d'un esprit d'une vaste capacité, mais paresseux et de cette nonchalance coupable qui n'est pas excusable lorsque l'esprit montre qu'il peut être actif pour le plaisir. L'archevêque de Narbonne a fait du bien cependant à son diocèse133, mais il ne s'occupait que de ses plaisirs, chassait une partie de l'année, et ressemblait au Damp abbé de Petit Jehan de Saintré. Je ne sais pas s'il avait des rendez-vous avec une dame des Belles-Cousines, mais je sais que l'archevêque faisait un chamaillis de désespéré dans ses bois. Pendant qu'il menait ainsi joyeuse vie, il s'avisa un jour de trouver mauvais que les curés prissent la même distraction que lui: il défendit la chasse à ses curés dans un mandement très-sévère. Un jeune curé, qui rencontrait tous les jours son archevêque sonnant tayaut, ne fit que rire du mandement, et continua sa chasse; il fut pris en faute par un garde de l'archevêque. Monseigneur fit suspendre le curé, qui fut sévèrement réprimandé, et pour punition envoyé dans la Haute-Provence, dans un village presque perdu au milieu d'un pays désert.
Le curé réclama; il avait quelque protection à la Cour; l'affaire vint aux oreilles du Roi: il n'approuvait pas la chasse pour un ecclésiastique, mais il était équitable; et M. de Dillon, punissant une chose qu'il se permettait, lui semblait injuste.
– Monsieur l'archevêque, lui dit un jour Louis XVI, vous aimez beaucoup la chasse?
– Oui, Sire.
– Je le conçois, et moi aussi. Mais vos curés l'aiment également beaucoup… Pourquoi donc la leur défendez-vous, puisque vous vous la permettez? vous avez tort comme eux.
– Par une raison très-simple, Sire, répondit froidement l'archevêque: c'est que mes vices viennent de ma race, et que les vices de mes curés sont d'eux-mêmes.
À côté de M. de Dillon on remarquait l'archevêque d'Aix, M. de Boisgelin; avec moins de supériorité que l'archevêque de Narbonne, M. de Boisgelin était un homme remarquable: la Provence a conservé un bon souvenir de son administration.
M. de la Luzerne, évêque de Langres et pair ecclésiastique, était un homme supérieur: ancien grand-vicaire de M. de Dillon, il était en même temps son élève. M. de Cicé, archevêque de Bordeaux; M. de Colbert, évêque de Rhodez, une foule d'autres prélats, avaient, comme M. l'archevêque de Narbonne, l'esprit à la mode, l'esprit réformateur et suivait surtout la bannière du cardinal de Loménie, alors archevêque de Toulouse: il était habile, mais inférieur à M. l'archevêque de Narbonne.
Cette faction, comme on peut le penser, était détestée du parti contraire, qui était la majorité, et, s'il faut le dire, la majorité respectable du clergé de France. Il y avait sans doute beaucoup d'esprit dans tous ces hommes que je viens de nommer; mais quand on n'a pas l'esprit de son état, on est à côté de la nullité. La masse du clergé tonnait contre les réfractaires, et M. Turgot surtout était désigné comme indigne du nom de chrétien: à la tête de ces prêtres exaltés était Christophe de Beaumont, archevêque de Paris. C'était un homme sévère, pieux et vertueux, mais trop rigide peut-être, et ne sachant pas ramener la brebis qui s'éloignait du bercail… Ce parti de zélés presque fanatiques n'avait de relation avec le Gouvernement que pour lui opposer les saints canons, les saints pères de l'Église… Louis XIII, Louis XIV et Louis XV avaient eu une grande vénération pour les décisions de l'archevêque de Paris, lorsqu'il parlait au nom des pères de l'Église, et ils l'avaient prouvé en ordonnant les superbes éditions des Conciles et des Pères de l'Église, sorties des presses du Louvre.
Mais sous Louis XVI, le pouvoir avait changé de main: il n'était plus dans celle de la masse du clergé, et voilà pourquoi la majorité était si craintive et la minorité si audacieuse…
L'archevêque de Paris était un soir chez lui, plus inquiet que jamais sur les maux dont l'Église allait être accablée, lorsqu'on lui annonça un homme dont le nom le fit tressaillir de joie: c'était M. de Pompignan134, le frère de Lefranc de Pompignan, prélat de mœurs simples et pures, un homme tout en Dieu, et de ces êtres comme il en donne trop peu à la société. M. de Pompignan était vénéré du parti religieux, qui reconnaissait en lui un homme du plus rare mérite, et le parti philosophique ne pouvait lui refuser cette estime forcée que la vertu impose même au vice. Il avait de l'esprit; et lorsque M. de Voltaire a lancé sur lui les traits de son amer sarcasme, il a montré seulement que son jugement était obscurci par la haine qu'il portait au poëte, frère du prélat.
Au moment où M. de Pompignan entrait chez l'archevêque de Paris, celui-ci revenait de l'église, où il avait été dire le salut, quoiqu'il fût souffrant et même assez sérieusement malade. M. de Pompignan lui en fit des reproches.
– Hélas! dit l'archevêque, ne faut-il pas s'incliner devant Dieu pour en obtenir un regard de pitié?.. La France est marquée du sceau de sa colère, monsieur!.. et je le vois avec larmes!..
– Prions-le, dit l'évêque avec émotion… Jamais nous n'eûmes autant besoin de sa miséricorde.
– Savez-vous quelque nouvelle fâcheuse? s'écria l'archevêque, en s'élançant vers le prélat, avec une agitation qui était loin de ses habitudes sérieuses et de l'expression de sa physionomie: car ses traits semblaient taillés dans du marbre, si ce n'était son regard qui devenait flamboyant lorsqu'il croyait avoir à punir une faute grave, comme délit religieux: aussi n'avait-il rien d'apostolique ni dans la pensée ni dans la parole.
– Que savez-vous, encore une fois? s'écria-t-il en voyant que M. de Pompignan ne lui répondait pas… Répondez-moi, monsieur, répondez-moi!
– C'est que je vais vous apprendre une nouvelle pénible!..
Tous les prélats qui composaient la cour de l'archevêque se rapprochèrent de M. de Pompignan; le silence le plus profond régnait dans le vaste salon de l'archevêché, et tous les yeux étaient fixés sur M. de Pompignan.
– Parlez, M. l'évêque, parlez, dit monseigneur de Beaumont… s'il faut courber la tête nous la courberons et la couvrirons de cendre… pourtant cette tempête est rude!.. mais Dieu nous accordera la force de surmonter les maux qui nous accablent, ou la résignation pour les supporter.
– Eh! comment espérer une trève à nos maux, lorsque c'est dans son sein que l'Église compte ses ennemis!
– Que voulez-vous dire?
– Hélas! une triste vérité… L'archevêque de Narbonne a fait, il y a peu de mois, un mémoire économique dans toute la force de l'esprit de la secte philosophique; ce mémoire, dont je connais plusieurs parties, est fait avec beaucoup d'art et de talent… mais il ne voulait pas le faire imprimer alors… Depuis il s'y est décidé, et quelles sont les presses qui ont servi? Celles de l'imprimerie royale135!
Un profond gémissement sortit de la poitrine de l'archevêque.
– Et lorsque j'ai sollicité la réimpression des œuvres de saint Augustin et de saint Thomas, on m'a refusé!.. dit M. de Beaumont, accablé par une peine d'autant plus vive, que le prêtre et l'homme souffraient en même temps…
– Et le jour où je portai la demande de Monseigneur, dit l'abbé de Peluze, l'un des secrétaires de l'archevêque, je trouvai le directeur de l'imprimerie royale occupé à donner des ordres pour la mise en pages d'un ouvrage sur l'astronomie, d'un jeune homme nommé Lalande… qu'on dit malheureusement imbu des plus funestes doctrines.
– Oui, voilà les nouveaux dieux!.. Ô mon Sauveur, quelle faute a donc commis votre peuple pour que vous l'abandonniez ainsi?..
Et l'archevêque, s'inclinant, parut prier et pria en effet avec ferveur.
– Les choses ne peuvent demeurer en cet état, dit enfin M. de Pompignan. Le Roi est bon, il est vertueux, il ne peut applaudir à la ruine de son royaume! Car, enfin, c'est à notre ruine que nous courrons par ces coupables voies!
– Mais pourquoi ne pas faire une adresse au Roi? dit M. de Boyer… Il faudrait alors qu'il répondît, et la parole d'un roi n'est jamais indifférente.
Ce M. de Boyer avait été un moment à la feuille des bénéfices; il y avait été placé par le cardinal de Fleury. M. de Boyer était évêque de je ne sais plus bien quel diocèse…; il était ignorant, fanatique, et pourtant bon et bienfaisant, juste, enfin un homme en Dieu. Le cardinal de Fleury l'avait placé aux bénéfices pour composer l'Église gallicane; mais il n'y avait pas été assez longtemps, et cette même majorité devait son existence à M. de Jarente, d'abord évêque de Digne, puis évêque d'Orléans. Prélat sans morale et sans mœurs… toujours vendu au pouvoir et l'homme le plus débauché de France, placé par M. de Choiseul à la feuille des bénéfices, il fit par son ordre des nominations contraires à celles de M. de Boyer.
– Oui, continua M. de Boyer, pourquoi ne pas présenter des remontrances au Roi? Voici précisément l'assemblée générale du clergé, c'est le moment.
– Il a raison, dit tout bas l'archevêque à M. de Pompignan, mais qui désignerons-nous?..
– Surtout pour soutenir les objections qui seront faites par les deux ministres aujourd'hui en faveur, dit M. de Boyer. Deux athées comme M. Turgot et M. de Malesherbes!.. Oh! mon Dieu!..
L'archevêque leva les yeux et les mains au ciel… – Mais comment composer notre députation? il ne faut pas déplaire non plus dans cette cour si facile à blâmer, lorsqu'elle-même est sous la censure!.. Monsieur l'évêque, quel nom désigneriez-vous?
M. de Pompignan leva les yeux sur M. de Beaumont, avec une expression si sublime de simplicité, et en même temps de dévouement, que tout ce qui était dans l'appartement fut touché.
– Monseigneur, dit-il à l'archevêque, je suis prêt à porter la parole de vérité au pied du trône. Dieu m'accordera la grâce de toucher le cœur de notre monarque… ne tient-il pas celui des rois dans sa main?..
– Ah! vous êtes un véritable apôtre! dit l'archevêque… Dieu vous doit son assistance!..
– Je suis un prêtre suivant la route de son devoir, répondit M. de Pompignan… Mais qui me donnerez-vous pour adjoint dans cette démarche difficile?
– Pourquoi pas notre jeune promoteur136? dit M. de Boyer.
– L'abbé de P… L'abbé couleur de rose! reprit avec un ton d'aigreur M. de Beaumont…
– C'est un jeune homme d'un esprit bien remarquable, ne vous y trompez pas, dit M. de Pompignan… Je crois que nous pourrions le prendre comme bon auxiliaire… Quant à celui qui doit présider notre députation… je crois qu'il faudrait un rang plus élevé que le mien dans l'Église…
Les différents noms de ceux qui alors se trouvaient réunis dans Paris pour cette assemblée générale du clergé, furent passés en revue par tous les prélats qui composaient la société de M. de Beaumont… Aucun ne paraissait convenir… on présentait et puis on retirait; on était loin de s'attendre à celui qui porterait la parole au Roi.
J'ai déjà dit que M. de Pompignan était non-seulement chéri de la partie bien pensante du clergé, mais qu'il était aussi estimé de la minorité philosophique; l'assemblée du clergé le nomma donc avec empressement et lui adjoignit l'abbé de P…d, depuis M. de T…: il était alors connu pour un homme d'esprit, fécond en ressources… prévoyant sans sagesse, et avant tout ami des plaisirs et du monde… Il fut nommé avec M. de Pompignan; mais le plus curieux, c'est que le président de la députation fut le président du bureau de la religion… l'archevêque de Toulouse, monseigneur de Loménie! lui, l'homme le plus athée de cette assemblée du clergé, qui déjà renfermait dans son sein des têtes à fortes croyances, qui mettaient tout en doute!.. mais il sentait le besoin d'une religion au milieu de son pyrrhonisme, et il le disait comme poussé par une puissance plus forte que l'enfer.
La Cour nomma pour ses commissaires M. Turgot et M. de Malesherbes… Ainsi la philosophie était dénoncée à la nation par ses disciples et ses protecteurs… Comment M. de Malesherbes et M. de Loménie se sont-ils abordés?.. l'archevêque de Toulouse!.. ami et confident de M. Turgot pour tous ses plans et pour ce qu'il voulait amener de nouveau dans cette même Église gallicane, dont les prélats se séparaient comme jadis, lorsque commença la funeste scission qui déchira l'Église et en fit deux parts devant le Seigneur… Sans doute M. de Malesherbes et l'archevêque de Toulouse dûrent sourire comme les augures de Rome quand ils se rencontraient. L'abbé de P… était bien jeune à cette époque: il avait à peine vingt et un ans. Il fallait donc qu'on le connût déjà pour un homme de haute capacité pour qu'il fût choisi par l'assemblée générale du clergé de France. L'abbé Maury, qui ne l'aimait pas, m'en parlait avec un sentiment profond qui ressemblait à de la haine, toutefois en lui reconnaissant bien de l'esprit137.
Mais la partie étrange de cette affaire fut le rapport de monseigneur l'archevêque de Toulouse, qui, en sa qualité de président du bureau de la religion à l'assemblée générale, fut chargé de cette besogne: il dit que jusqu'à présent le Roi avait été sourd aux représentations qui lui avaient été adressées; il rappela celles faites en 1750, première époque où l'influence philosophique avait frappé sur l'esprit public et avait commencé ses ravages, en 1760, 1770, 1772. Enfin, concluait-il, le clergé n'a jamais été écouté!.. il faut former des sociétés d'écrivains pour défendre la religion… Les ennemis du christianisme se réunissent pour en saper les fondements: pourquoi ne pas réunir des savants pour le défendre par leur génie?…
M. l'archevêque de Toulouse proposait encore un remède: il proposait de publier un avertissement à la France pour lui dire que sa croyance était menacée. Il citait un ouvrage de M. de Pompignan et proclamait hautement la nécessité que le Roi voulut enfin entendre le cri de l'Église affligée.
M. de Loménie! et c'était lui qui parlait, qui osait parler ainsi!.. lui dont la vie presque dissolue, non-seulement comme prélat, mais comme homme du monde, était signalée à la plus dure remontrance; c'était lui qui osait élever la voix en faveur de l'Église souffrante!.. C'était une injure… il faut demeurer dans l'impénitence et ne pas articuler des paroles religieuses quand l'impiété est au cœur.
Enfin, le 24 septembre 1775, l'archevêque de Toulouse, l'abbé de P… et M. de Pompignan, munis des pleins pouvoirs de l'assemblée du clergé, se rendirent tous trois à Versailles pour présenter au Roi les supplications du clergé de France.
Voici quelques parties des remontrances déposées aux pieds du Roi…: c'est M. de Loménie qui parle; lui, l'un des chefs les plus ardents de ce parti philosophique qui était signalé dans le royaume comme devant faire un si grand mal à notre sainte religion… Mais quelle est la première pensée qui s'échappe du cœur de ce clergé qui se plaint? ce n'est pas contre les philosophes qu'elle est dirigée… non, c'est contre les protestants… C'est toujours ce même esprit d'intolérance qui fit révoquer l'édit de Nantes…
«Votre Majesté, disait la députation, verra dans le mémoire que nous avons l'honneur de lui présenter, que les ministres de la religion prétendue réformée élèvent des autels, construisent des temples, forment des établissements… OSENT ENFIN ADMINISTRER LE BAPTÊME et faire la cène!.. etc., etc.
«L'autre partie de nos remontrances présente un danger bien plus grand encore: c'est l'incrédulité138, qui envahit toutes les classes et toutes les conditions; L'ESPRIT D'INDÉPENDANCE QU'ELLE INSPIRE, SA FATALE INFLUENCE SUR LES MŒURS, ET LEUR DÉPRAVATION QUI EN EST LA TERRIBLE CONSÉQUENCE, ONT QUELQUE CHOSE D'ALARMANT!.. et comment les fondements de l'autorité ne crouleraient-ils pas avec ceux de la religion? elle seule place le trône des Rois dans le lieu le plus sûr, le plus inaccessible, DANS LA CONSCIENCE, où Dieu a le sien.
«Ce n'est plus à l'ombre du mystère que l'incrédulité répand ses systèmes; la malheureuse fécondité des auteurs est encouragée par la facilité du débit de leurs ouvrages… On les annonce dans les catalogues, on les étale dans les ventes publiques, on les porte dans les maisons des particuliers… on les expose dans le vestibule des maisons des grands et jusque dans l'enceinte de cet auguste palais, où Votre Majesté reçoit nos hommages et médite d'éloigner de ses États toute espèce de désordre… etc.
«… Les sources les plus pures sont corrompues, Sire; la jeunesse, cette portion intéressante de vos sujets, donnera dans quelques années à la société des maîtres, des pères, des magistrats, des agents de toute nature qui auront contracté par une longue habitude le langage et les principes de l'irréligion139…
«Et qui oserait vous répondre, Sire, que l'irréligion a laissé intacte cette première éducation, dont dépendra le sort de la génération future, et UN JOUR LE SORT DU ROYAUME… Les projets de l'irréligion sont sans bornes; elle menace tout ce qu'elle n'a pas atteint140… Ôtez la religion au peuple, et vous verrez la perversité, aidée de la misère, se porter à tous les excès;… ôtez la religion aux grands, et vous verrez les passions, soutenues par la puissance, se permettre les excès les plus atroces et les passions les plus viles!..»
J'ai été assez heureuse pour me procurer ces remontrances: je les ai données telles qu'elles furent présentées au Roi par M. l'archevêque de Toulouse, l'un des hommes les plus athées de France; par M. de T…d, homme de plaisirs, et sans aucune de ces grandes pensées qui animent les âmes qui appartiennent à ceux appelés à sauver des empires: le seul M. de Pompignan paraissait dans cette députation comme pour dire à la France que son clergé possédait encore des hommes vertueux… Quant à ses deux collègues, ils parlaient peut-être de bonne foi dans ce moment, car ils voyaient que la machine s'en allait s'écroulant et que les premiers coups portés à sa base l'avaient été par eux-mêmes!.. et puis, M. de T…d, quoique bien jeune encore, était déjà promoteur du clergé… il avait des bénéfices; et l'archevêque de Toulouse avait, à ce même moment, trois cent mille livres de rentes de biens du clergé!… Le mal qui apparaissait presque gigantesque dès les premiers jours leur fit donc une telle peur, que les plus inquiétantes paroles furent articulées par ces mêmes bouches qui, quelques années avant, prêchaient l'athéisme… reconnaissaient que le mal était grand et voulurent le réparer, par suite, au reste, d'une très-passagère impression; mais ils éprouvèrent là une très-grande vérité: c'est que rien n'est facile à faire comme le mal et rien de plus difficile que le bien, même pour réparer. Le mal est une goutte d'eau forte qui corrode et dévore…; le bien n'empêche ni la blessure ni la cicatrice.
«Il est une autre terrible conséquence de l'incrédulité, Sire, c'est L'ESPRIT D'INDÉPENDANCE qu'elle inspire… etc.
«… Tous les désordres se tiennent par la main et se suivent nécessairement:… LES FONDEMENTS DES MŒURS ET DE L'AUTORITÉ DOIVENT CROULER AVEC CEUX DE LA RELIGION… Autrefois, on était vicieux par faiblesse: le vice connaissait au moins la honte et le remords;… aujourd'hui on est vicieux par système.
«Et cependant on prêche ouvertement contre notre sainte religion… D'où viennent ces principes destructeurs de toute autorité?».........
Maintenant, voici le plus curieux de cette pièce si étrange elle-même:
«Sire, les rois ont entre les mains un moyen efficace de protéger la religion et la vertu…: c'est l'appât des récompenses… Loin de nous la pensée d'accréditer, d'encourager de faux rapports, les soupçons inquiets, les délations odieuses!.. Mais que l'homme irréligieux soit exclu de toutes les faveurs…; que l'homme corrompu soit repoussé des places et n'ait aucune part à votre estime et à votre confiance; que les places qui ont le plus d'influence sur les mœurs ne soient plus confiées qu'à des hommes dont la conduite sera exempte de tout blâme…»
On croit rêver en lisant une semblable pièce! Moi-même, j'ai été obligée de la relire pour me convaincre que l'archevêque était bien le même homme qui professait l'incrédulité voltairienne à l'aide des préceptes bien connus et les plus corrupteurs de Diderot, de l'abbé Raynal, et de tous ceux qui crurent faire merveille en démolissant l'ancienne maison sans avoir une seule pierre à côté d'eux pour en rebâtir une nouvelle… Hélas! ils ne pouvaient même employer les décombres qu'ils avaient faits!.. Le sang les avait rougis… La flamme les avait calcinés!.. Ainsi donc, bande noire formée avant le temps, les mauvais prédicateurs philosophes firent alors un mal immédiat que leur esprit, naturellement supérieur, leur fit apercevoir aussitôt… Alors ils voulurent arrêter le torrent… mais il n'était plus temps!.. les vagues surmontaient la digue… Tout fut brisé… tout fut englouti… élèves et maîtres!.. Quelques-uns surgirent au-dessus des flots et parvinrent à s'emparer d'une portion d'héritage maudit échappée au feu et au carnage… Est-ce une leçon pour eux?.. est-ce une leçon pour nous?.. Hélas! l'expérience en donne-t-elle jamais!..
La réponse du Roi à ces remontrances fut laconique et assez remarquable pour en faire mention. Il dit à M. de Loménie qu'il comptait que les évêques, par leur sagesse et par leur exemple, continueraient de contribuer au succès de ses soins.
La réponse transmise par M. de Malesherbes à M. de Loménie, et par M. de Loménie à l'assemblée du clergé, ne lui donna aucune satisfaction. Elle délibéra séance tenante des remontrances itératives sur l'avis de son comité, en représentant au Roi que le mal était à son comble, et que l'hérésie surtout faisait de terribles progrès. – Le Roi répondit cette fois qu'il surveillerait la librairie, et assurait le clergé que le bruit qui avait couru de sa prétendue protection aux protestants était faux…
Quelques mois après, Louis XVI appelait un protestant au ministère!..
Si le clergé s'était trouvé seul en présence, c'est-à-dire si les deux partis qui le divisaient avaient été seulement les combattants, les effets de cette scission eussent été moins sensibles; mais à cette époque le clergé tenait encore bien plus qu'aujourd'hui à la société de France, mesdames tantes du Roi, madame Louise la carmélite, mademoiselle de Bourbon141, et puis madame de Marsan, autrefois gouvernante des enfants de France, dont l'autorité était grande dans le monde par ses vertus, sa position et ses relations de famille. Sa société était toute différente du reste de la société de Versailles: c'était comme une ville étrangère pour ainsi dire, et pourtant l'influence était positive, puisque les doctrines de cette société étaient inculquées à des nièces, des sœurs et des filles. Les hommes se moquaient un peu de tout cela; mais telle était alors la haute puissance des liens de famille, que ces mêmes hommes, incrédules sur le fond de la querelle, prenaient en main l'intérêt du parti auquel ils appartenaient, sans savoir s'ils avaient ou non raison. La Reine eut ainsi une foule d'ennemis qui s'éleva contre elle, non pas parce qu'elle paraissait être contre le parti anti-philosophique, mais parce que dans ce parti on comptait madame de Noailles, madame de Cossé, fille spirituelle d'un spirituel père142, et surtout madame de Marsan, chef du parti Beaumont, et zélée de conviction et de cœur. Ce parti ensuite recevait une puissance réelle de la bonté de sa cause sur beaucoup de points… Le parti philosophique causait en effet des ravages immenses, et le mal faisait de rapides progrès. La conviction était égale des deux côtés. D'Alembert, l'abbé Raynal, Mably, M. de Malesherbes et Turgot, Marmontel, tous ont été d'une conviction profonde lors de cette malheureuse époque, et tous écrivaient avec des intentions pures: la seule exaltation en égara plusieurs d'abord; puis vinrent des haines concentrées, invétérées, des haines de dévots, des effets de factions, et nous en avons vu les terribles conséquences. Cependant il est positif qu'il y aurait de la mauvaise foi à accuser la religion ou la philosophie des malheurs de la Révolution; et les mauvaises actions commises au nom de la religion ou de la philosophie méritent l'animadversion de la postérité. Il faut que justice soit faite à chacun. La conduite des philosophes est une réponse à ce qu'on peut d'ailleurs dire contre eux à cet égard.
Élie de Beaumont mourut; c'était au moment le plus actif des querelles des deux partis. Aussitôt qu'il eut ses yeux fermés, ce fut M. de Juigné, nommé archevêque de Paris, qui fut reconnu chef du parti religieux. Il était secondé par un homme d'un grand talent, M. de Beauvais, évêque de Senez, celui qui parla avec tant de force à Louis XV, et qui du haut de la chaire de vérité tonnait en sa présence royale contre ses vices et ceux de sa cour. On comptait aussi Dulau, archevêque d'Arles, remarquable par sa science et sa connaissance des affaires ecclésiastiques; l'évêque d'Orange, qui remplissait les fonctions d'un curé de campagne, tout grand seigneur qu'il était, et se faisait en même temps adorer du peuple et estimer et vénérer de ses égaux; l'archevêque de Vienne, M. de Pompignan; l'archevêque de Sens, Mgr le cardinal de Luynes, qui avait les vertus d'un premier chrétien et les lumières d'un académicien; l'évêque d'Amiens; l'évêque de Saint-Pol. J'aurais encore bien des noms à placer dans cette liste, mais la place me manque, et j'y joindrais les cinquante-huit curés de Paris, sans crainte d'être démentie par aucun de leurs paroissiens.