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Chapitre XI – Le prix des nègres

Au même instant, deux hommes accoururent qui avaient vu, du point supérieur de la rivière, une partie de la scène qui venait de se passer: c'étaient M. de Malmédie et Henri.

La jeune fille s'aperçut alors qu'elle était à moitié nue, et, rougissant à l'idée qu'elle avait été vue ainsi, elle appela la vieille mulâtresse, passa un peignoir, et, s'appuyant sur le bras de ma mie Henriette, encore toute palpitante de terreur, elle s'avança vers son oncle et son cousin.

Ils étaient arrivés, en suivant la piste de l'animal, jusqu'au bord de la rivière, juste au moment où retentissait la double détonation du fusil de Georges; leur premier mouvement avait été de croire que c'était un de leurs compagnons qui faisait feu sur le cerf; ils avaient donc porté les yeux vers l'endroit d'où le bruit était venu, et, comme nous l'avons dit, ils avaient vu de loin et vaguement une partie de ce que nous venons de raconter.

Derrière MM. de Malmédie venait le reste des chasseurs.

Sara et ma mie Henriette se trouvèrent bientôt le centre du rassemblement. On les interrogea alors sur ce qui s'était passé, mais ma mie Henriette était encore trop troublée et trop émue répondre; ce fut Sara qui raconta toute la chose.

Il y a loin d'avoir été témoin d'une scène aussi terrible que celle que nous avons essayé de retracer tout à l'heure, d'en avoir suivi tous les détails d'un œil épouvanté, ou d'en entendre le récit, fût-ce de la bouche de celle qui a failli en être la victime, fût-ce sur le théâtre même où elle s'était passée; cependant, comme la fumée des coups de fusil était à peine dissipée, comme le cadavre du monstre était encore là, flottant et frémissant des convulsions de l'agonie, la narration de Sara produisit un grand effet. Chacun regretta galamment de ne pas s'être trouvé à la place de l'inconnu ou du nègre. Chacun assura qu'il eût, certes, visé aussi juste que l'un, ou nagé aussi vigoureusement que l'autre. Mais à toutes ces protestations d'adresse et de dévouement, une voix secrète répondait intérieurement dans le cœur de Sara: «Il n'y avait qu'eux qui pussent faire ce qu'ils ont fait.»

En ce moment, on entendit, à la voix des chiens, que le cerf était aux abois. On sait quelle fête c'est pour de vrais chasseurs que d'assister à l'hallali d'un animal qu'ils ont courre toute une matinée. Sara était sauvée, Sara n'avait plus rien à craindre. Il était donc inutile de perdre en doléances, sur un accident qui, au bout du compte, n'avait eu aucune suite fâcheuse, un temps qu'on pouvait si bien occuper ailleurs; deux ou trois chasseurs des plus éloignés de la jeune fille s'éclipsèrent, filant du côté d'où venait le bruit; quatre ou cinq autres les suivirent. Henri fit observer qu'il serait impoli qu'il n'accompagnât point ceux qu'il avait invités et auxquels il devait faire jusqu'à la fin les honneurs de son domaine; au bout de dix minutes, il ne restait plus près de Sara et de ma mie Henriette que M. de Malmédie.

Tous trois rentrèrent à l'habitation, où un succulent dîner attendait les chasseurs, qui ne tardèrent pas à arriver, Henri en tête; il apportait galamment à sa cousine le pied du cerf qu'il avait coupé lui-même, afin de le lui offrir comme un trophée. Sara le remercia de cette gracieuse attention, et, de son côté, Henri la félicita de ce que ses belles couleurs étaient si complètement revenues, qu'on eût dit, à la voir, qu'il ne s'était absolument rien passé d'extraordinaire; les autres chasseurs se réunirent à Henri et firent chorus.

Le repas fut des plus gais. Ma mie Henriette demanda la permission de ne pas y assister; la pauvre femme avait eu si grand-peur, qu'elle se sentait prise de la fièvre. Quant à Sara, elle était véritablement, à l'extérieur du moins, comme l'avait dit Henri, d'une tranquillité parfaite, et elle fit les honneurs du dîner avec la grâce qui lui était habituelle.

Au dessert, on porta plusieurs toasts parmi lesquels, il est juste de le dire, quelques-uns firent allusion à l'événement de la matinée; mais, dans ces toasts, il ne fut question ni du nègre inconnu ni du chasseur étranger; tout l'honneur du miracle fut rapporté à la Providence, qui voulait conserver à M. de Malmédie et à Henri une nièce et une fiancée si tendrement chérie.

Mais si, dans l'intervalle des toasts, personne ne souffla le mot sur Laïza et sur Georges, dont nul, au reste, ne connaissait les noms; chacun en revanche parla longuement de ses prouesses personnelles, et Sara, avec une ironie charmante, distribua à chacun la part d'éloges qui lui était due pour son adresse et pour son courage.

Comme on se levait de table, le commandeur entra; il venait annoncer à M. de Malmédie qu'un nègre qui avait essayé de fuir avait été rattrapé et venait d'être ramené au camp. Comme c'était une de ces choses qui arrivent tous les jours, M. de Malmédie se contenta de répondre.

– C'est bon, qu'on lui donne la correction ordinaire.

– Qu'est-ce donc, mon oncle? demanda Sara.

– Rien, mon enfant, dit M. de Malmédie.

Et l'on reprit la conversation interrompue.

Dix minutes après, on annonça que les chevaux étaient prêts. Comme le dîner et le bal de lord Murrey étaient pour le lendemain, chacun était désireux d'avoir toute la journée pour se préparer à cette solennité; il avait donc été convenu que l'on reviendrait à Port-Louis aussitôt après le dîner.

Sara passa dans la chambre à coucher de ma mie Henriette: la pauvre gouvernante, sans être sérieusement malade, était encore tellement agitée, que Sara exigea qu'elle restât à la rivière Noire; Sara, d'ailleurs, gagnait quelque chose à ce séjour prolongé. Au lieu de revenir en palanquin, elle revenait à cheval.

Comme la cavalcade sortait, Sara vit trois ou quatre nègres occupés à dépecer le requin; la mulâtresse leur avait indiqué où ils trouveraient le corps de l'animal, et ils étaient allés le pécher pour en faire de l'huile.

En approchant des Trois-Mamelles, les chasseurs virent de loin tous les nègres rassemblés. Arrivés au lieu du rassemblement, ils reconnurent qu'il était causé par l'attente d'une exécution, l'habitude étant, dans les occasions pareilles, de réunir tous les noirs de l'habitation, et de les forcer d'assister au châtiment de celui de leurs compagnons qui a commis une faute.

Le coupable était un jeune homme de dix-sept ans, qui attendait, lié et garrotté, près de l'échelle sur laquelle il devait être étendu, l'heure fixée pour sa punition: cette heure, sur la prière instante d'un autre nègre, avait été retardée jusqu'au moment du passage de la cavalcade, le noir qui avait sollicité cette grâce ayant dit qu'il avait à faire une révélation importante à M. de Malmédie.

En effet, au moment où M. de Malmédie arrivait en face du patient, un nègre qui était assis près de ce dernier, occupé à panser une blessure qu'il avait reçue à la tête, se leva et s'approcha du chemin; mais le commandeur lui barra le passage.

– Qu'y a-t-il? demanda M. de Malmédie.

– Monsieur, dit le commandeur, c'est le nègre Nazim qui va recevoir les cent cinquante coups de fouet auxquels il a été condamné.

– Et pourquoi a-t-il été condamné à recevoir cent cinquante coups de fouet? demanda Sara.

– Parce qu'il s'est sauvé, répondit le commandeur.

– Ah! ah! dit Henri, c'est celui dont on est venu nous dénoncer l'évasion?

– Lui-même.

– Et comment l'avez-vous rattrapé?

– Oh! mon Dieu! c'est bien simple: j'ai attendu le moment où il était déjà trop loin du rivage pour le regagner, soit à la rame, soit à la nage; alors je me suis mis dans une bonne chaloupe avec huit rameurs pour aller à sa poursuite. En doublant le cap du sud-ouest, nous l'avons aperçu à deux lieues en mer, à peu près. Comme il n'avait que deux bras et que nous en avions seize; comme il n'avait qu'un méchant canot, et que nous avions une excellente pirogue, nous l'avons eu bientôt rejoint. Alors il s'est jeté à la nage, essayant de regagner l'île, et plongeant comme un marsouin; mais, enfin, il s'est lassé le premier, et, comme cela devenait fatigant, j'ai pris l'aviron des mains d'un rameur et, au moment où il revenait à la surface de l'eau, je lui en ai allongé sur la tête un coup si bien appliqué, que j'ai cru que, cette fois-là, il avait plongé pour toujours. Cependant, au bout d'un instant, nous l'avons vu remonter, il était évanoui. Ce n'est qu'au morne Brabant qu'il a repris ses sens, et voilà.

– Mais, dit vivement Sara, ce malheureux était peut-être grièvement blessé.

– Oh! mon Dieu, non, Mademoiselle, reprit le commandeur, une égratignure seulement. Ces diables de nègres, c'est douillet comme tout.

– Et alors, pourquoi avoir tant tardé à lui administrer la correction qu'il a si bien méritée? dit M. de Malmédie. D'après l'ordre que j'ai donné, cela devrait être déjà fait.

– Et cela serait fait aussi, Monsieur, répondit le commandeur, si son frère, qui est un de nos bons travailleurs n'avait assuré qu'il avait quelque chose d'important à vous dire avant que cet ordre fût exécuté. Comme vous deviez passer près du camp, et que c'était un retard d'un quart d'heure seulement, j'ai pris sur moi de surseoir.

– Et vous avez bien fait, commandeur, dit Sara. Et où est-il?

– Qui?

– Le frère de ce malheureux?

– Oui, où est-il? demanda M. de Malmédie.

– Me voici, dit Laïza en s'avançant.

Sara jeta un cri de surprise: elle venait de reconnaître, dans le frère du condamné, celui qui s'était si généreusement dévoué le matin pour lui sauver la vie. Cependant, chose étonnante, le nègre n'avait pas jeté un coup d'œil de son côté, le nègre semblait ne pas la connaître; le nègre, au lieu d'implorer son entremise comme il avait certes bien le droit de le faire, continuait de s'avancer vers M. de Malmédie. Il n'y avait pourtant pas à s'y tromper; les plaies qu'avaient laissées à son bras et à sa cuisse les dents du requin étaient encore vives et saignantes.

 

– Que veux-tu? dit M. de Malmédie.

– Vous demander une grâce, répondit Laïza à voix basse, afin que son frère, qui était à vingt pas de là, gardé par les autres nègres, ne l'entendît pas.

– Laquelle?

– Nazim est faible, Nazim est un enfant, Nazim est blessé à la tête et a perdu beaucoup de sang; Nazim n'est peut-être pas assez fort pour supporter la punition qu'il a méritée; il peut mourir sous le fouet, et vous aurez perdu un nègre qui, à tout prendre, vaut bien deux cents piastres…

– Eh bien, où veux-tu en venir?

– Je veux vous proposer un échange.

– Lequel?

– Faites-moi donner, à moi, les cent cinquante coups de fouet qu'il a mérités. Je suis fort, je les supporterai; et cela ne m'empêchera pas d'être demain à mon travail comme d'habitude, tandis que lui, je vous le répète, c'est un enfant, en mourrait.

– Cela ne se peut pas, répondit M. de Malmédie, tandis que Sara, les yeux toujours fixés sur cet homme, le regardait avec le plus profond étonnement.

– Et pourquoi cela ne se peut-il pas?

– Parce que ce serait une injustice.

– Vous vous trompez, car c'est moi qui suis le véritable coupable!

– Toi!

– Oui, moi, dit Laïza; c'est moi qui ai excité Nazim à fuir, c'est moi qui ai creusé le canot dont il s'est servi, c'est moi qui lui ai rasé la tête avec un verre de bouteille, c'est moi qui lui ai donné de l'huile de coco pour se frotter le corps. Vous voyez donc bien que c'est moi qui dois être puni et non pas Nazim.

– Tu te trompes, répondit Henri se mêlant à son tour à la discussion. Vous devez être punis tous les deux, lui pour avoir fui, toi pour l'avoir aidé à fuir.

– Alors, faites-moi donner, à moi, les trois cents coups de fouet, et que tout soit dit.

– Commandeur, dit M. de Malmédie, faites donner à chacun de ces drôles cent cinquante coups de fouet, et que cela finisse.

– Un instant, mon oncle, dit Sara; je réclame la grâce de ces deux hommes.

– Et pourquoi cela? demanda M. de Malmédie étonné.

– Parce que cet homme est celui qui, ce matin, s'est si bravement jeté à l'eau pour me sauver.

– Elle m'a reconnu! s'écria Laïza.

– Parce que, au lieu d'une punition qu'il mérite, c'est une récompense qu'il faut lui accorder, s'écria Sara.

– Alors, dit Laïza, si vous croyez que j'ai mérité une récompense, accordez-moi la grâce de Nazim?

– Diable! diable! dit M. de Malmédie, comme tu y vas! Est-ce toi qui as sauvé ma nièce?

– Ce n'est pas moi, répondit le nègre; sans le jeune chasseur, elle était perdue.

– Mais il a fait ce qu'il a pu pour me sauver, mon oncle, mais il a lutté contre le requin, s'écria la jeune fille. Eh! tenez, voyez, voyez ses blessures qui saignent encore.

– J'ai lutté contre le requin, mais à mon corps défendant, reprit Laïza. Le requin est venu sur moi, et j'ai dû le tuer pour me sauver moi-même.

– Eh bien, mon oncle, me refuserez-vous leur grâce? demanda Sara.

– Oui, sans doute, répondit M. de Malmédie; car, s'il y avait une fois exemple de grâce faite en pareille occasion, ils s'enfuiraient tous ces moricauds-là, espérant toujours qu'il y aura quelque jolie bouche comme la vôtre qui intercédera pour eux.

– Mais, mon oncle…

– Demande à tous ces messieurs si la chose est possible, dit M. de Malmédie en se retournant avec l'accent de la confiance vers les jeunes gens qui accompagnaient son fils.

– Le fait est, répondirent ceux-ci, qu'une pareille grâce serait d'un désastreux exemple.

– Tu le vois, Sara.

– Mais un homme qui a risqué sa vie pour moi, dit Sara, ne peut cependant pas être puni le jour même où il l'a risquée; car, si vous lui devez une punition, je lui dois, moi, une récompense.

– Eh bien, à chacun notre dette, quand je l'aurai fait punir, toi, tu le récompenseras.

– Mais, mon oncle que vous importe, au bout du compte, la faute que ces malheureux ont commise? quel tort vous fait-elle? puisqu'ils n'ont pas pu exécuter leur projet?

– Quel tort elle me fait? Mais elle leur ôte une partie de leur valeur. Un nègre qui a essayé de se sauver perd cent pour cent de son prix. Voilà deux gaillards qui valaient hier, celui-ci cinq cents, et celui-là trois cents piastres, c'est-à-dire huit cents piastres. Eh bien, que j'aille en demander six cents aujourd'hui, on ne me les donnera pas.

– Le fait est que, moi, je n'en donnerais pas six cents piastres maintenant, dit un des chasseurs qui accompagnaient Henri.

– Eh bien, Monsieur, je serai plus généreux que vous, dit une voix dont l'accent fit tressaillir Sara, moi, j'en donne mille.

La jeune fille se retourna et reconnut l'étranger de Port-Louis, l'ange libérateur du rocher.

Il était debout, vêtu d'un élégant costume de chasse et appuyé sur son fusil à deux coups. Il avait tout entendu.

– Ah! c'est vous, Monsieur, dit M. de Malmédie, tandis qu'un sentiment, dont Henri ne pouvait se rendre compte, lui faisait monter la rougeur au visage; recevez, d'abord, tous mes remerciements, car ma nièce m'a dit qu'elle vous devait la vie, et, si j'avais su où vous trouver, je me serais empressé de vous voir, non pour m'acquitter envers vous, Monsieur, c'est impossible, mais pour vous exprimer toute ma reconnaissance.

L'étranger s'inclina sans répondre, avec un air de dédaigneuse modestie qui n'échappa point à Sara. Aussi s'empressa-t-elle d'ajouter:

– Mon oncle a raison, Monsieur; de pareils services ne se payent point; mais soyez certain que, tant que je vivrai, je me rappellerai que c'est à vous que je dois la vie.

– Deux charges de poudre et deux balles de plomb ne valent pas de pareils remerciements, Mademoiselle; je me regarderai donc comme bien heureux si la reconnaissance de M. de Malmédie va jusqu'à me céder, pour le prix que je lui en ai offert, ces deux nègres dont j'ai besoin.

– Henri, dit à demi-voix M. de Malmédie, ne nous a-t-on pas dit, avant hier, qu'il y avait en vue de l'île un bâtiment négrier?

– Oui, mon père, répondit Henri.

– Bien, continua M. de Malmédie se parlant cette fois à lui-même, bien! nous trouverons moyen de les remplacer.

– J'attends votre réponse, Monsieur, dit l'étranger.

– Comment donc, Monsieur, mais avec le plus grand plaisir. Ces nègres sont à vous, vous pouvez les prendre; mais, à votre place, voyez-vous, quitte à ce qu'ils ne travaillent pas de trois ou quatre jours, je leur ferais administrer, aujourd'hui même, la correction qu'ils ont méritée.

– Ceci, c'est mon affaire, dit l'inconnu en souriant; les mille piastres seront chez vous ce soir.

– Pardon, Monsieur, dit Henri, vous vous êtes trompé: l'intention de mon père est, non pas de vous vendre ces deux hommes, mais de vous les donner. L'existence de deux misérables nègres ne peut pas être mise en comparaison avec une vie aussi précieuse que l'est celle de ma belle cousine. Mais laissez-moi vous offrir, au moins, ce que nous avons et ce que vous paraissez désirer.

– Mais, Monsieur, dit l'étranger en relevant la tête avec hauteur, tandis que M. de Malmédie faisait à son fils une grimace des plus significatives, ce n'étaient point là nos conventions.

– Eh bien, alors, dit Sara, permettez-moi d'y changer quelque chose, et, pour l'amour de celle à qui vous avez sauvé la vie, prenez ces deux nègres que nous vous offrons.

– Je vous remercie, Mademoiselle, dit l'étranger; il serait ridicule à moi d'insister davantage. J'accepte donc, et c'est moi, maintenant, qui me regarde comme votre obligé.

Et l'étranger, en signe qu'il ne voulait pas retenir plus longtemps l'honorable compagnie sur une grande route, fit, en s'inclinant, un pas en arrière.

Les hommes échangèrent un salut; mais Sara et Georges échangèrent un regard.

La cavalcade se remit en route et Georges la suivit un instant des yeux avec ce froncement de sourcils qui lui était habituel quand une pensée amère le préoccupait; puis, s'approchant de Nazim:

– Faites délier cet homme, dit-il au commandeur; car lui et son frère m'appartiennent.

Le commandeur, qui avait entendu la conversation de l'étranger et de M. de Malmédie, ne fit aucune difficulté d'obéir. Nazim fut donc délié et remis avec Laïza à son nouveau maître.

– Maintenant, mes amis, dit l'étranger en se tournant vers les nègres et en tirant de sa poche une bourse pleine d'or, comme j'ai reçu un cadeau de votre maître, il est juste que, de mon côté, je vous fasse un petit présent. Prenez cette bourse et partagez entre vous ce qu'elle contient.

Et il remit la bourse au nègre qui se trouvait le plus proche de lui; puis, se tournant vers ses deux esclaves, qui, debout derrière lui, attendaient ses ordres:

– Quant à vous deux, leur dit-il, faites maintenant ce que vous voudrez, allez où vous voudrez, vous êtes libres.

Laïza et Nazim poussèrent chacun un cri de joie mêlé de doute, car ils ne pouvaient croire à cette générosité de la part d'un homme auquel ils n'avaient rendu aucun service; mais Georges répéta les mêmes paroles, et alors Laïza et Nazim tombèrent à genoux, baisant, avec un élan de reconnaissance impossible à décrire, la main qui venait de les délivrer.

Quant à Georges, comme il commençait à se faire tard, il remit sur sa tête son grand chapeau de paille qu'il avait jusque-là tenu à la main, et, jetant son fusil sur son épaule, il reprit le chemin de Moka.

Chapitre XII – Le bal

C'était le lendemain, comme nous l'avons dit, que devaient avoir lieu, au palais du Gouvernement, ce dîner et ce bal dont l'annonce révolutionnait Port-Louis.

Quiconque n'a pas habité les colonies, et surtout l'île de France, n'a aucune idée du luxe qui règne sous le 20edegré de latitude méridionale. En effet, outre les merveilles parisiennes qui traversent les mers pour aller embellir les gracieuses créoles de Maurice, elles ont encore à choisir, de première main, les diamants de Visapour, les perles d'Ophir, les cachemires de Siam et les belles mousselines de Calcutta. Or, pas un vaisseau venant du monde des Mille et une Nuits ne s'arrête à l'île de France sans y laisser une partie des trésors qu'il transporte en Europe; et même pour un homme habitué à l'élégance parisienne ou à la profusion anglaise, c'est encore quelque chose d'extraordinaire que l'étincelant ensemble que présente une réunion à l'île de France.

Aussi le salon du Gouvernement, qu'en trois jours, de son côté, lord Murrey, membre de la plus grande fashion et partisan du plus large confortable, avait entièrement renouvelé, présentait-il, vers les quatre heures de l'après-midi, l'aspect d'un appartement de la rue du Mont-Blanc ou de Regent's street: toute l'aristocratie coloniale était là, hommes et femmes: les hommes avec cette mise simple imposée par nos modes modernes; les femmes couvertes de diamants, ruisselantes de perles, parées d'avance pour le bal, n'ayant pour les distinguer de nos femmes européennes que cette molle et délicieuse morbidezza, apanage des seules femmes créoles. À chaque nom nouveau que l'on annonçait, un sourire général accueillait la personne annoncée; car, à Port-Louis, comme on le comprend bien, tout le monde se connaît, et la seule curiosité qui accompagne une femme entrant dans un salon, est celle de savoir quelle robe nouvelle elle a achetée, d'où cette robe vient, de quelle étoffe elle est faite et quelles garnitures la parent. Or, c'était surtout à l'endroit des femmes anglaises que la curiosité des femmes créoles était excitée; car, dans cette éternelle lutte de coquetterie dont Port-Louis est le théâtre, la grande question pour les indigènes est de vaincre, en luxe, les étrangères. Le murmure qui se faisait entendre à chaque nouvelle entrée, le chuchotement qui le suivait étaient donc, en général plus bruyants et plus prolongés quand l'annonce officielle du valet avait pour objet quelque nom britannique, dont la rude consonance jurait autant avec les noms du pays que tranchaient avec les brunes vierges des tropiques les blondes et pâles filles du Nord. À chaque personne nouvelle qui entrait, lord Murrey avec cette aristocratique politesse qui caractérise les Anglais de la haute société, allait au-devant d'elle: si c'était une femme, il lui offrait le bras pour la conduire à sa place et trouvait en route un compliment à lui faire; si c'était un homme, il lui tendait la main et trouvait un mot gracieux à lui dire; si bien que tout le monde reconnaissait le nouveau gouverneur pour un homme charmant.

On annonça MM. et mademoiselle de Malmédie. C'était une annonce attendue avec autant d'impatience que de curiosité, non point précisément parce que M. de Malmédie était effectivement un des plus riches et des plus considérables habitants de l'île de France, mais encore parce que Sara était une des plus riches et des plus élégantes personnes de l'île. Aussi chacun accompagna-t-il des yeux le mouvement que lord Murrey fit pour aller au-devant d'elle; car c'était elle surtout dont la toilette présumée préoccupait les plus belles invitées.

 

Contre l'habitude des femmes créoles et contre l'attente générale, la toilette de Sara était des plus simples: c'était une ravissante robe de mousseline des Indes, transparente et légère comme cette gaze que Juvénal appelle de l'air tissé, sans une seule broderie, sans une seule perle, sans un seul diamant, garnie d'une branche d'aubépine rose; une couronne du même arbuste ceignait la tête de la jeune fille, et un bouquet des mêmes fleurs tremblait à sa ceinture; aucun bracelet ne faisait ressortir la teinte dorée de sa peau. Seulement, ses cheveux, fins, soyeux et noirs, tombaient en longues boucles sur ses épaules, et elle tenait à la main cet éventail, merveille de l'industrie chinoise qu'elle avait acheté à Miko-Miko.

Comme nous l'avons dit, chacun se connaît à l'île de France; de sorte que, MM. et mademoiselle de Malmédie arrivés, on s'aperçut qu'il n'y avait plus personne à venir, puisque tous ceux qui, par leur rang et leur fortune, avaient l'habitude de se trouver ensemble, étaient réunis: aussi, les regards se détournèrent-ils tout naturellement de la porte, par laquelle personne ne devait plus entrer, et au bout de dix minutes d'attente, commençait-on à se demander ce que lord Murrey pouvait attendre, lorsque la porte se rouvrit de nouveau, et que le domestique annonça à haute voix:

– Monsieur Georges Munier.

La foudre, tombée au milieu de l'assemblée que nous venons de réunir sous les yeux du lecteur, n'eût certes pas produit plus d'effet que n'en produisit cette simple annonce. Chacun se retourna vers la porte à ce nom, se demandant quel était celui qui allait entrer; car, quoique le nom fût bien connu à l'île de France, celui qui le portait était depuis si longtemps éloigné, qu'on avait à peu près oublié qu'il existât.

Georges entra.

Le jeune mulâtre était vêtu avec une simplicité, mais en même temps avec un goût extrême. Son habit noir, admirablement pris sur lui, et à la boutonnière duquel pendaient au bout d'une chaîne d'or les deux petites croix dont il était décoré, faisait ressortir toute l'élégance de sa taille. Son pantalon, à demi-collant, indiquait les formes élégantes et sveltes particulières aux hommes de couleur, et, contre l'habitude de ceux-ci il ne portait d'autres bijoux qu'une fine chaîne d'or pareille à celle de sa boutonnière, et dont l'extrémité, qui paraissait seule, allait se perdre dans la poche de son gilet de piqué blanc. En outre, une cravate noire, nouée avec cette négligence étudiée que donne seule la parfaite habitude de la fashion, et sur laquelle se rabattait un col de chemise arrondi, encadrait sa belle figure, dont sa moustache et ses cheveux noirs faisaient ressortir la mate pâleur.

Lord Murrey alla plus loin au-devant de Georges qu'il n'avait été au-devant de personne, et, l'ayant pris par la main, il le présenta aux trois ou quatre dames et aux cinq ou six officiers anglais qui se trouvaient dans le salon, comme un compagnon de voyage de la société duquel il n'avait eu qu'à se louer pendant toute la traversée; puis, se retournant vers le reste de la compagnie:

– Messieurs, dit-il, je ne vous présente pas M. Georges Munier; M. Georges Munier est votre compatriote, et le retour d'un homme aussi distingué que lui doit être presque une fête nationale.

Georges s'inclina en signe de remerciement; mais, quelque déférence que l'on dût avoir pour le gouverneur, fût-ce chez lui, une ou deux voix à peine trouvèrent la force de balbutier quelques mots en réponse à la présentation que lord Murrey venait de faire.

Lord Murrey n'y fit point ou ne parut point y faire attention, et, comme le domestique annonça qu'on était servi, lord Murrey prit le bras de Sara, et l'on passa dans la salle à manger.

Avec le caractère bien connu de Georges, on devinera facilement que ce n'était pas sans intention qu'il s'était fait attendre: sur le point d'entrer en lutte avec le préjugé qu'il était résolu à combattre, il avait voulu, du premier coup, voir face à face son ennemi; il avait donc été servi à souhait; l'annonce de son nom et son entrée avaient produit tout l'effet qu'il pouvait attendre.

Mais la personne la plus émue de toute cette honorable assemblée était sans contredit Sara. Sachant que le jeune chasseur de la rivière Noire était arrivé à Port-Louis avec lord Murrey elle s'était attendue d'avance à le voir, et peut-être était-ce à l'intention de ce nouvel arrivé d'Europe qu'elle avait mis dans sa toilette cette simplicité élégante, si appréciée chez nous, et que remplace trop souvent, il faut l'avouer, dans les colonies, un luxe exagéré. Aussi, en entrant, elle avait partout cherché des yeux le jeune inconnu. Un regard lui avait suffi pour lui apprendre qu'il n'était pas là; elle avait alors songé qu'il allait venir, et que, comme on l'annoncerait, sans doute, elle apprendrait ainsi, et sans faire de question, et son nom et qui il était:

Les prévisions de Sara s'étaient accomplies. À peine, comme nous l'avons vu, avait-elle pris place dans le cercle des femmes, et MM. de Malmédie s'étaient-ils groupés au groupe des hommes, qu'on avait annoncé M. Georges Munier.

À ce nom si connu dans l'île, mais qu'on n'était pas habitué à entendre prononcer en pareille circonstance, Sara avait pressentimentalement tressailli et s'était retournée pleine d'anxiété. En effet, elle avait vu apparaître le jeune étranger de Port-Louis, avec sa démarche ferme, son front calme, son regard hautain, ses lèvres dédaigneusement relevées, et, hâtons-nous de le dire, à cette troisième apparition, il lui avait semblé encore plus beau et plus poétique qu'aux deux premières.

Alors elle avait suivi non seulement des yeux, mais encore du cœur, la présentation que lord Murrey avait faite de Georges à la société, et son cœur s'était serré, quand la répulsion, inspirée par la naissance du jeune mulâtre, s'était traduite par le silence; et c'était presque voilés de larmes que ses yeux avaient répondu au regard rapide et pénétrant que Georges avait jeté sur elle.

Puis lord Murrey lui avait offert le bras, et elle n'avait plus rien vu; car, sous le regard de Georges, elle s'était sentie rougir et pâlir presque en même temps; et, convaincue que tous les yeux étaient fixés sur elle, elle s'était empressée de se dérober momentanément à la curiosité générale. Sur ce point, Sara se trompait: personne n'avait songé à elle, car tout le monde, excepté M. de Malmédie et son fils, ignorait les deux événements qui avaient précédemment mis en contact le jeune homme et la jeune fille, et nul ne pouvait penser qu'il dût y avoir quelque chose de commun entre mademoiselle Sara de Malmédie et M. Georges Munier.

Une fois à table, Sara se hasarda à jeter les yeux autour d'elle. Elle était assise à la droite du gouverneur, qui avait à sa gauche la femme du commandant militaire de l'île; en face d'elle était ce commandant placé lui-même entre deux femmes appartenant aux familles les plus considérables de l'île. Puis, à droite et à gauche de ces deux dames, MM. de Malmédie père et fils, et ainsi de suite; quant à Georges, soit hasard, soit gracieuse prévoyance de lord Murrey, il était placé entre deux Anglaises.

Sara respira: elle savait que le préjugé qui poursuivait Georges n'avait pas d'influence sur l'esprit des étrangers, et qu'il fallait qu'un habitant de la métropole fût resté bien longtemps aux colonies pour arriver à le partager; aussi vit-elle Georges remplissant de la façon la plus dégagée son rôle de galant convive, entre le sourire croisé des deux compatriotes de lord Murrey, enchantées d'avoir trouvé un voisin qui parlait leur langue comme si lui-même fût né en Angleterre.