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Georges

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À sept heures, Georges perdit tout espoir, et, le cœur serré comme s'il eût subi un malheur, le cœur brisé comme s'il eût éprouvé une fatigue, il reprit le chemin de la Grande-Rivière, mais cette fois au pas et retenant son cheval; car, cette fois, il s'éloignait de Sara, qui n'avait pas deviné sans doute que dix fois Georges était passé dans la rue de la Comédie et dans la rue du Gouvernement, c'est-à-dire à peine à cent pas d'elle. Il traversait donc le camp des noirs libres, situé en dehors de la ville, et retenant toujours Antrim, qui ne comprenait rien à cette allure inaccoutumée, lorsqu'un homme sortit tout à coup de l'une des baraques et vint se jeter à l'étrier de son cheval, serrant ses genoux et lui baisant la main. C'était le marchand chinois, c'était l'homme à l'éventail, c'était Miko-Miko.

À l'instant, Georges comprit vaguement le parti qu'il pouvait tirer de cet homme, à qui son négoce permettait de s'introduire dans toutes les maisons, et qui, par son ignorance de la langue, n'inspirait aucune inquiétude.

Georges descendit et entra dans la boutique de Miko-Miko, lequel lui fit à l'instant même voir tous ses trésors. Il n'y avait pas à se tromper au sentiment que le pauvre diable avait voué à Georges, et qui s'échappait du fond de son cœur à chaque parole. C'était tout simple: Miko-Miko, à part deux ou trois de ses compatriotes marchands comme lui, et, par conséquent, sinon ses ennemis, du moins ses rivaux, n'avait pas encore trouvé à Port-Louis une seule personne à qui parler sa langue. Aussi demanda-t-il à Georges de quelle façon il pouvait s'acquitter envers lui du bonheur qu'il lui devait.

Ce que Georges avait à lui demander était bien simple: c'était un plan intérieur de la maison de M. de Malmédie, afin, le cas échéant, de savoir comment parvenir jusqu'à Sara.

Aux premiers mots que dit Georges, Miko-Miko comprit tout: nous avons dit que les Chinois étaient les juifs de l'île de France.

Seulement, pour faciliter les négociations de Miko-Miko avec Sara, et peut-être aussi dans une autre intention, Georges écrivit sur une de ses cartes de visite les prix des différents objets qui pouvaient tenter la jeune fille, recommandant à Miko-Miko de ne laisser voir cette carte qu'à Sara.

Puis il donna au marchand un second quadruple, lui recommandant d'être, le lendemain, vers les trois heures de l'après-midi, à Moka.

Miko-Miko promit de se trouver au rendez-vous, et s'engagea à apporter dans sa tête un plan aussi exact de la maison que celui qu'aurait pu tracer un ingénieur.

Après quoi, attendu qu'il était huit heures, et qu'à neuf heures Georges devait, comme nous l'avons dit, se trouver avec son père à la Pointe-aux-Caves, il remonta à cheval et reprit le chemin de la Petite-Rivière, le cœur plus léger, tant il faut peu de chose en amour pour changer la couleur de l'horizon.

Il était nuit close quand Georges arriva au rendez-vous. Son père, selon l'habitude qu'il avait prise avec les blancs d'être toujours en avance, s'y trouvait depuis dix minutes. À neuf heures et demie, la lune se leva.

C'était le moment qu'attendaient Georges et son père. Leurs yeux se portèrent aussitôt entre l'île Bourbon et l'île de Sable, et, là, par trois fois, ils virent étinceler un éclair. C'était, comme de coutume, un miroir qui réfléchissait les rayons de la lune. À ce signal bien connu des colons, Télémaque, qui avait accompagné ses maîtres, alluma sur le rivage un feu qu'il éteignit cinq minutes après, puis l'on attendit.

Une demi-heure ne s'était pas écoulée, qu'on vit poindre sur la mer une ligne noire, pareille à quelque poisson qui nagerait à la surface de l'eau; puis cette ligne grandit et prit l'apparence d'une pirogue. Bientôt après, on reconnut une grande chaloupe et l'on commença à voir, au tremblement des rayons de la lune dans la mer, l'action des rames qui battaient l'eau, quoiqu'on n'entendît pas encore leur bruit. Enfin, cette chaloupe entra dans l'anse de la Petite-Rivière, et vint aborder dans la crique qui se trouve en avant du petit fortin.

Georges et son père s'avancèrent sur le rivage. De son côté, l'homme que, de loin, on avait pu voir assis à la poupe, avait déjà mis pied à terre.

Derrière lui descendirent une douzaine de matelots armés de mousquets et de haches. C'étaient les mêmes qui avaient ramé le fusil sur l'épaule. Celui qui était descendu le premier leur fit un signe, et ils commencèrent à débarquer les nègres. Il y en avait trente de couchés au fond de la barque; une seconde chaloupe devait en amener encore autant.

Alors les deux mulâtres et l'homme qui était descendu le premier s'abordèrent et échangèrent quelques paroles. Il en résulta que Georges et son père furent convaincus de ce dont ils s'étaient déjà doutés, c'est qu'ils avaient devant les yeux le capitaine négrier lui-même.

C'était un homme de trente à trente-deux ans, à peu près, de haute taille, et ayant tous les signes de la force physique arrivée à ce degré qui commande naturellement le respect: il avait les cheveux noirs et crépus, des favoris passant sous le cou et des moustaches joignant ses favoris; son visage et ses mains, hâlés par le soleil des tropiques, étaient arrivés jusqu'à la teinte des Indiens de Timor ou de Pégu. Il était vêtu de la veste et du pantalon de toile bleue, particuliers aux chasseurs de l'île de France, et avait, comme eux encore, un large chapeau de paille et un fusil jeté sur l'épaule: seulement, il portait, de plus qu'eux, suspendu à sa ceinture, un sabre recourbé, de la forme des sabres arabes, mais plus large, et ayant une poignée à la manière des claymores écossaises.

Si le capitaine négrier avait été l'objet d'un examen approfondi de la part des deux habitants de Moka, ceux-ci, de leur côté, avaient eu à subir de sa part une investigation non moins complète. Les yeux du commerçant en chair noire se portaient de l'un à l'autre avec une égale curiosité, et semblaient, à mesure qu'il les examinait davantage, s'en pouvoir moins détacher. Sans doute, Georges et son père, ou ne s'aperçurent point de cette persistance, ou ne pensèrent pas qu'elle dût autrement les inquiéter; car ils entamèrent le marché pour lequel ils étaient venus, examinant les uns après les autres les nègres que la première chaloupe avait amenés, et qui étaient presque tous originaires de la côte occidentale d'Afrique, c'est-à-dire de la Sénégambie et de la Guinée; circonstance qui leur donne toujours une valeur plus grande, attendu que, n'ayant pas, comme les Madécasses, les Mozambiques et les Cafres, l'espoir de regagner leur pays, ils n'essayent presque jamais de s'enfuir. Or, comme, malgré cette cause de hausse, le capitaine fut très raisonnable sur les prix, lorsque arriva la seconde chaloupe, le marché était déjà fait pour la première.

Il en fut de celle-ci comme de l'autre; le capitaine était admirablement assorti et indiquait un profond connaisseur dans la partie. C'était une véritable bonne fortune pour l'île de France, dans laquelle il venait exercer son commerce pour la première fois, ayant, jusque-là, plus particulièrement chargé pour les Antilles.

Quand tous les nègres furent débarqués, et quand le marché fut conclu, Télémaque, qui était lui-même du Congo, s'approcha d'eux, et leur fit un discours dans sa langue maternelle, qui était la leur: ce discours avait pour but de leur vanter les douceurs de leur vie à venir, comparée à la vie que leurs compatriotes menaient chez les autres planteurs de l'île, et de leur dire qu'ils avaient eu de la chance de tomber à MM. Pierre et Georges Munier, c'est-à-dire aux deux meilleurs maîtres de l'île. Les nègres s'approchèrent alors des deux mulâtres, et, tombant à genoux, promirent par l'organe de Télémaque, de se rendre dignes eux-mêmes du bonheur que leur avait gardé la Providence.

Au nom de Pierre et de Georges Munier, le capitaine négrier qui avait suivi le discours de Télémaque avec une attention qui prouvait qu'il avait fait une étude particulière des différents dialectes de l'Afrique, avait tressailli et avait regardé plus attentivement encore qu'auparavant les deux hommes avec lesquels il venait de traiter si rondement une affaire de près de cent cinquante mille francs. Mais, pas plus qu'auparavant, Georges et son père n'avaient paru remarquer son affectation à ne pas les perdre un instant de vue. Enfin, le moment vint de régulariser le marché. Georges demanda au négrier de quelle façon il désirait être payé, et, si c'était en or ou en traites, son père avait apporté de l'or dans les sacoches de son cheval et des traites dans son portefeuille, afin de faire face à toutes les exigences. Le négrier préféra l'or. La somme, en conséquence, lui fut comptée à l'instant même et transportée dans la seconde chaloupe; puis les matelots se rembarquèrent. – Mais, au grand étonnement de Georges et de son père, le capitaine ne descendit point avec eux dans les chaloupes, qui s'éloignèrent sur un ordre de lui et l'abandonnèrent sur le rivage.

Le capitaine les suivit quelque temps des yeux; puis, lorsqu'elles furent hors de la portée du regard et de la voix, il se retourna vers les mulâtres étonnés, s'avança vers eux, et, leur tendant la main à tous deux:

– Bonjour, père!.. Bonjour, frère! dit-il.

Puis, comme ils hésitaient:

– Eh bien! ajouta-t-il, ne reconnaissez-vous pas votre Jacques?

Tous deux jetèrent un cri de surprise et lui tendirent les bras. Jacques se précipita dans ceux de son père; puis des bras de son père, il passa dans ceux de Georges; après, quoi, Télémaque eut aussi son tour, quoique, il faut le dire ce ne fut qu'en tremblant qu'il osât toucher les mains d'un négrier.

En effet, par une coïncidence étrange, le hasard réunissait dans la même famille l'homme qui avait toute sa vie plié sous le préjugé de la couleur, l'homme qui faisait sa fortune en l'exploitant, et l'homme qui était prêt à risquer sa vie pour le combattre.

 

Chapitre XIV – Philosophie négrière

Cet homme, c'était effectivement Jacques; Jacques, que son père n'avait pas revu depuis quatorze ans, et son frère, depuis douze.

Jacques, comme nous l'avons dit, était parti à bord d'un de ces corsaires qui, munis de lettres de marque de la France, sortaient à cette époque, tout à coup de nos ports, comme des aigles de leurs aires, et couraient sus aux Anglais.

C'était une rude école que celle-là et qui valait bien celle de la marine impériale, qui, à cette époque, bloquée dans nos ports, était aussi souvent à l'ancre que cette autre marine, vive, légère et indépendante, était souvent en course. Chaque jour, en effet, c'était quelque nouveau combat, non pas que nos corsaires, si hardis qu'ils fussent, allassent chercher noise aux vaisseaux de guerre; mais, friands qu'ils étaient de marchandises de l'Inde et de la Chine, ils s'attaquaient à tous ces bons gros bâtiments à ventres rebondis qui revenaient soit de Calcutta, soit de Buenos-Ayres, soit de la VeraCruz. Or, ou ces bâtiments à la démarche respectable étaient convoyés par quelque frégate anglaise ayant bec et ongles, ou ils avaient pris eux-mêmes le parti de s'armer et de se défendre pour leur propre compte. Dans ce dernier cas, ce n'était qu'un jeu, une escarmouche de deux heures, et tout était fini; mais, dans l'autre, les choses changeaient de face: cela devenait plus grave; on échangeait bon nombre de boulets; on se tuait bon nombre d'hommes; on se brisait bon nombre d'agrès; puis on venait à l'abordage, et, après s'être foudroyé de loin, on s'exterminait de près.

Pendant ce temps-là, le navire marchand filait, et, s'il ne rencontrait pas, comme l'âne de la fable, quelque autre corsaire qui lui mît la main dessus, il rentrait dans quelque port de l'Angleterre, à la grande satisfaction de la compagnie des Indes, qui votait des rentes à ses défenseurs. Voilà comme les choses se passaient à cette époque. Sur trente ou trente et un jours dont se composent les mois, on se battait pendant vingt ou vingt-cinq jours; puis, pour se reposer des jours de combat, on avait les jours de tempête.

Or, nous le répétons, on apprenait vite à pareille école. D'abord, comme on n'avait pas la conscription pour se recruter, et que cette petite guerre d'amateurs ne laissait pas que de consommer à la longue une assez grande quantité d'hommes, les équipages ne se trouvaient jamais au grand complet. Il est vrai que, comme les matelots étaient tous des volontaires, la qualité, dans ce cas, remplaçait avantageusement la quantité; aussi, au jour de la bataille ou de la tempête, personne n'avait d'attributions fixes; chacun était bon à tout. Du reste, obéissance passive au capitaine, quand le capitaine était là, et au second, en l'absence du capitaine. Il y avait bien eu, comme il y en a partout, à bord de la Calypso, c'était ainsi que se nommait le bâtiment qu'avait choisi Jacques pour faire son apprentissage nautique; il y avait bien eu, depuis six années, deux récalcitrants, l'un Normand et l'autre Gascon, l'un contre l'autorité du capitaine et l'autre contre l'autorité du lieutenant.

Mais le capitaine avait fendu la tête de l'un d'un coup de hache, et le lieutenant avait crevé la poitrine de l'autre d'un coup de pistolet; tous deux étaient morts sur le coup. Puis comme rien n'embarrasse la manœuvre comme un cadavre on avait jeté le cadavre par-dessus le bord, et il n'en avait plus été question. Seulement, ces deux événements, pour n'avoir laissé de trace que dans le souvenir des assistants, n'en avaient pas moins exercé sur les esprits une salutaire influence. Personne, depuis ce temps, n'avait eu l'idée de chercher querelle au capitaine Bertrand ni au lieutenant Rébard. C'étaient les noms de ces deux braves, et ils avaient dès lors joui d'une autorité parfaitement autocratique à bord de la Calypso.

Jacques avait toujours eu une vocation décidée pour la mer: tout enfant, il était sans cesse à bord des bâtiments en rade à Port-Louis, montant dans les haubans, grimpant dans les hunes, se balançant sur les vergues, se laissant glisser le long des cordages: comme c'était surtout à bord des navires en relation de commerce avec son père que Jacques se livrait à ces exercices gymnastiques, les capitaines avaient une grande complaisance à son égard, satisfaisant sa curiosité enfantine, lui donnant l'explication de toute chose et le laissant monter de la cale aux mâts de perroquet et descendre des mâts de perroquet à la cale. Il en résultait qu'à dix ans, Jacques était un mousse de première force attendu qu'à défaut de bâtiment, comme tout pour lui représentait un navire, il grimpait sur les arbres, dont il faisait des mâts, et le long des lianes, dont il faisait des cordages, et qu'à douze ans, comme il savait les noms de toutes les parties d'un bâtiment, comme il savait toutes les manœuvres qui s'exécutent à bord d'un vaisseau, il eût pu entrer comme aspirant de première classe sur le premier bâtiment venu.

Mais, comme nous l'avons vu, son père en avait décidé autrement, et, au lieu de l'envoyer à l'école d'Angoulême, où l'appelait sa vocation, il l'avait envoyé au collège Napoléon. Ce fut alors que se présenta une nouvelle confirmation du proverbe: «L'homme propose et Dieu dispose.» Jacques, après avoir passé deux ans à dessiner des bricks sur ses cahiers de composition et à lancer des frégates sur le grand bassin du Luxembourg, Jacques profita de la première occasion qui s'offrit de passer de la théorie à la pratique, et ayant, dans un voyage à Brest, été visiter le brick la Calypso, il déclara à son frère, qui l'avait accompagné, qu'il pouvait retourner seul à terre, mais que, quant à lui, il était décidé à se faire marin.

Il en fut de tous deux comme l'avait décidé Jacques, et Georges revint seul, ainsi que nous l'avons dit en son lieu, au collège Napoléon.

Quant à Jacques, dont la figure franche et l'allure hardie avaient tout d'abord séduit le capitaine Bertrand, il fut élevé du premier coup au grade de matelot, ce qui fit beaucoup crier les camarades.

Jacques laissa crier: il avait dans l'esprit des notions très exactes du juste et de l'injuste; ceux dont on venait de le faire l'égal ignoraient ce qu'il valait; il était donc tout simple qu'ils trouvassent mauvais que l'on fit un tel passe-droit à un novice; mais, à la première tempête, il alla couper une voile de perroquet qu'un nœud mal fait empêchait de glisser et qui menaçait de briser le mât auquel elle était attachée, et, au premier abordage, il sauta sur le vaisseau ennemi avant le capitaine: ce qui lui valut de la part de celui-ci, un si merveilleux coup de poing, qu'il en demeura étourdi pendant trois jours, la règle étant, à bord de la Calypso, que le capitaine devait toujours toucher le pont ennemi avant qui que ce fût de son équipage. Cependant, comme c'était une de ces fautes de discipline qu'un brave pardonne facilement à un brave, le capitaine admit les excuses que Jacques fit valoir, et lui répondit qu'à l'avenir, après lui et le lieutenant, il était libre, en pareille circonstance, de prendre le rang qui lui conviendrait. Au second abordage, Jacques passa le troisième.

À partir de ce moment, les matelots cessèrent de murmurer contre Jacques, et les vieux mêmes se rapprochèrent de lui et furent les premiers à lui tendre la main.

Cela marcha ainsi jusqu'en 1815: nous disons jusqu'en 1815, parce que le capitaine Bertrand, qui avait l'esprit très sceptique, n'avait jamais voulu prendre au sérieux la chute de Napoléon: peut-être aussi cela tenait-il à ce que, n'ayant rien à faire, il avait fait deux voyages à l'île d'Elbe, et que, dans l'un de ces voyages, il avait eu l'honneur d'être reçu par l'ex-maître du monde. Ce que l'empereur et le pirate s'étaient dit dans cette entrevue, personne ne le sut jamais; ce que l'on remarqua seulement, c'est que le capitaine Bertrand revint à bord en sifflant:

 
Ran tan plan tirelire,
Comme nous allons rire!
 

Ce qui était, chez le capitaine Bertrand, le signe de la satisfaction intérieure portée au plus haut degré; puis le capitaine Bertrand s'en revint à Brest, où, sans rien dire à personne, il commença à remettre la Calypso en état, à faire sa provision de poudre et de boulets et à recruter les quelques hommes qui lui manquaient pour que son équipage se trouvât au grand complet.

De sorte qu'il aurait fallu ne pas connaître son capitaine Bertrand le moins du monde, pour ne pas comprendre qu'il se mitonnait derrière la toile quelque spectacle qui allait bien étonner le parterre.

En effet, six semaines après le dernier voyage du capitaine Bertrand à Porto-Ferrajo, Napoléon débarquait au golfe Juan. Vingt-quatre jours après son débarquement au golfe Juan, Napoléon entrait à Paris; et soixante-douze heures après l'entrée de Napoléon à Paris, le capitaine Bertrand sortait de Brest toutes voiles dehors et le pavillon tricolore à sa corne.

Huit jours ne s'étaient pas écoulés, que le capitaine Bertrand rentrait, traînant à la remorque un magnifique trois-mâts anglais chargé des plus fines épices de l'Inde, lequel avait éprouvé un si merveilleux étonnement en voyant le drapeau tricolore, qu'on croyait disparu à tout jamais de la surface du globe, qu'il n'avait pas même eu l'idée de faire la plus petite résistance.

Cette prise avait fait venir l'eau à la bouche du capitaine Bertrand. Aussi il ne se fut pas plus tôt défait de sa prise à un prix convenable, il n'eut pas plus tôt partagé les parts entre les gens de l'équipage, qui se reposaient depuis près d'un an et qui s'ennuyaient fort de ce repos, qu'il se remit en quête d'un second trois-mâts. Mais, comme on sait, on ne rencontre pas toujours ce qu'on cherche: un beau matin après une nuit fort noire, la Calypso se trouva nez à nez avec une frégate. Cette frégate, c'était le Leycester, c'est-à-dire le même bâtiment que nous avons vu amener, à Port-Louis, le gouverneur et Georges.

Le Leycester avait dix canons et soixante hommes d'équipage de plus que la Calypso. En outre, pas la moindre cargaison de cannelle, de sucre ou de café; mais, en échange, une sainte-barbe parfaitement garnie et un arsenal de mitraille et de boulets ramés au grand complet. À peine eut-il vu au reste à quelle paroisse appartenait la Calypso, que, sans le moins du monde crier gare, il lui envoya un échantillon de sa marchandise: c'était un joli boulet de trente-six, qui vint s'enfoncer dans la carène.

La Calypso, tout au contraire de sa sœur Galatée, qui fuyait pour être vue, aurait bien voulu, elle, fuir, sans être vue. Il n'y avait rien à gagner avec le Leycester, fût-on même vainqueur, ce qui n'était pas le moins du monde probable. Malheureusement, il n'était guère plus probable de supposer qu'on lui échapperait, son capitaine étant ce même Williams Murrey, qui n'avait pas encore quitté le service de la marine à cette époque, et qui, avec ses apparences charmantes, auxquelles depuis ses travaux diplomatiques avaient encore donné une nouvelle couche, était un des plus intrépides loups de mer qui existassent du détroit de Magellan à la baie de Baffin.

Le capitaine Bertrand fit donc traîner ses deux plus grosses pièces à l'arrière et prit chasse.

La Calypso était un véritable navire de proie, taillé pour la course, avec une carène étroite et allongée; mais la pauvre hirondelle de mer avait affaire à l'aigle de l'Océan; de sorte que, malgré sa légèreté, il fut bientôt visible que la frégate gagnait sur la goélette.

Cette supériorité de marche devint bientôt d'autant plus sensible, que, de cinq minutes en cinq minutes, le Leycester envoyait des huissiers de bronze pour sommer la Calypso de s'arrêter. Ce à quoi, au reste, la Calypso, tout en fuyant répondait avec ses pièces de chasse par des messagers de même nature.

Pendant ce temps, Jacques examinait avec la plus grande attention la mâture du brick, et faisait au lieutenant Rébard des observations pleines de sens sur les améliorations à faire dans le gréage des bâtiments destinés, comme l'était la Calypso, à poursuivre ou à être poursuivis. Il y avait surtout un changement radical à opérer dans les mâts de perroquet, et Jacques, les yeux fixés sur la partie faible du navire, venait d'achever sa démonstration, lorsque ne recevant aucune réponse approbative du lieutenant, il ramena les yeux du ciel à la terre, et reconnut la cause du silence de son interlocuteur: le lieutenant Rébard venait d'être coupé en deux par un boulet de canon.

La situation devenait grave; il était évident que, avant une demi-heure, on serait bord à bord, et qu'il faudrait, comme on dit en terme d'art, en découdre avec un équipage d'un tiers plus fort que soi. Jacques communiquait à part lui cette réflexion peu rassurante au pointeur d'une des deux pièces de chasse lorsque le pointeur, en se baissant pour pointer, parut faire un faux pas et tomba le nez sur la culasse de son canon. Voyant qu'il tardait à se remettre sur ses jambes, plus qu'il ne convenait de le faire en pareille circonstance à un homme chargé d'un soin si important, Jacques le prit par le collet de son habit et le ramena dans une ligne verticale. Mais alors il s'aperçut que le pauvre diable venait d'avaler un biscaïen; seulement, au lieu de suivre la perpendiculaire, le biscaïen avait pris l'horizontale. De là était venu l'accident. Le pauvre pointeur était mort, comme on dit, d'une indigestion de fer fondu.

 

Jacques, qui, pour le moment, n'avait rien de mieux à faire, se baissa à son tour vers la pièce, rectifia d'une ligne ou deux le point de mire et cria:

– Feu!

Au même instant, le canon tonna, et, comme Jacques était curieux de voir le résultat de son adresse, il sauta sur le bastingage pour suivre, autant qu'il était en lui, l'effet du projectile qu'il venait d'adresser à son ennemi.

L'effet fut prompt. Le mât de misaine, coupé un peu au-dessus de la grande hune, plia comme un arbre que le vent courbe, puis, avec un craquement effroyable, tomba, encombrant le pont de voiles et d'agrès, et brisant une partie de la muraille de tribord.

Un grand cri de joie retentit à bord de la Calypso. La frégate s'était arrêtée au milieu de sa course, trempant dans la mer son aile brisée, tandis que la goélette, saine et sauve à quelques cordages près, continuait son chemin, débarrassée de la poursuite de son ennemi.

Le premier soin du capitaine, en se voyant hors de danger, fut de nommer Jacques lieutenant à la place de Rébard: il y avait longtemps, au reste, qu'en cas de vacance, ce grade lui était dévolu dans l'esprit de tous ses camarades. L'annonce de sa promotion fut donc accueillie par des acclamations unanimes.

Le soir, il y eut messe générale pour les morts. On avait jeté les cadavres à la mer à mesure qu'ils passaient de vie à trépas, et l'on n'avait gardé que celui du second pour lui rendre les honneurs dus à son rang. Ces honneurs consistaient à être cousu dans un hamac avec un boulet de trente-six à chaque pied. Le cérémonial fut exactement suivi, et le pauvre Rébard alla rejoindre ses compagnons, n'ayant conservé sur eux que le très médiocre avantage de s'enfoncer au plus profond de la mer, au lieu de flotter à sa surface.

Le soir, le capitaine Bertrand profita de l'obscurité pour faire fausse route, c'est-à-dire que, grâce à une saute de vent, il revint sur ses pas, de sorte qu'il rentrait à Brest, tandis que le Leycester, qui s'était empressé de substituer à son mât cassé un mât de rechange, courait après lui du côté du cap Vert.

Ce qui fit faire beaucoup de mauvais sang au capitaine Murrey, lequel jura que, si jamais la Calypso retombait sous la main du Leycester, elle ne s'en tirerait pas à aussi bon marché la seconde fois qu'elle s'en était tirée la première.

Aussitôt ses avaries réparées, le capitaine Bertrand s'était remis en chasse, et, secondé par Jacques, il avait fait merveille: malheureusement, Waterloo arriva; après Waterloo, la seconde abdication, et, après la seconde abdication, la paix. Cette fois, il n'y avait plus à douter de rien. Le capitaine vit passer, à bord du Bellérophon, le prisonnier de l'Europe; et, comme il connaissait Sainte-Hélène pour y avoir relâché deux fois, il comprit du premier coup qu'on ne se sauve pas de là comme on se sauve de l'île d'Elbe.

L'avenir du capitaine Bertrand se trouvait bien compromis dans ce grand cataclysme qui brisa tant de choses. Il lui fallut donc se créer une nouvelle industrie: il avait une jolie goélette marchant bien, cent cinquante hommes d'équipage disposés à suivre sa bonne ou sa mauvaise fortune; il pensa tout naturellement à faire la traite.

En effet, c'était un joli état avant qu'on eût gâté le métier avec un tas de déclamations philosophiques auxquelles personne ne songeait alors, et il y avait une belle fortune à faire pour les premiers qui s'y remettraient. La guerre, parfois éteinte en Europe, est éternelle en Afrique; il y a toujours quelque peuplade qui a soif, et, comme les habitants de ce beau pays ont remarqué, une fois pour toutes, que le plus sûr moyen de se procurer des prisonniers était d'avoir beaucoup d'eau-de-vie, il n'y avait à cette époque qu'à suivre les côtes de la Sénégambie, du Congo, de Mozambique ou de Anguebar une bouteille de cognac à chaque main, et l'on était sûr de revenir à son bâtiment un nègre sous chaque bras. Quand les prisonniers manquaient, les mères vendaient leurs enfants pour un petit verre; il est vrai que toute cette marmaille n'avait pas grand prix; mais on se retirait sur la quantité.

Le capitaine Bertrand exerça ce commerce avec honneur et profit pendant cinq ans, c'est-à-dire depuis 1815 jusqu'en 1820, et il comptait bien l'exercer encore bon nombre d'années, lorsqu'un événement inattendu mit fin à son existence. Un jour qu'il remontait la rivière des Poissons, située sur la côte occidentale d'Afrique, avec un chef hottentot qui devait lui livrer, moyennant deux pipes de rhum, une partie de Grands-Namaquois pour laquelle il venait de traiter, et dont il avait d'avance le placement à la Martinique et à la Guadeloupe, il posa par hasard le pied sur la queue d'un boqueira qui se chauffait au soleil. Ces sortes de reptiles sont, comme on le sait, si sensibles de la queue, que la nature leur a posé à cet endroit une quantité indéfinie de sonnettes, afin que, averti par le bruit, le voyageur ne leur marche pas dessus. Le boqueira se redressa donc rapide comme un éclair, et mordit le capitaine Bertrand à la main. Le capitaine Bertrand, quoique fort dur à la douleur, poussa un cri. Le chef hottentot se retourna, vit de quoi il s'agissait, et dit gravement:

– Homme mordu, homme mort.

– Je le sais pardieu bien! répondit le capitaine, et c'est pour cela que je crie.

Puis, soit pour sa satisfaction personnelle, soit par philanthropie, et pour que le serpent qui l'avait mordu n'en mordit plus d'autre, il empoigna le boqueira à belles mains et lui tordit le cou. Mais cette exécution était à peine faite, que les forces manquèrent au brave capitaine, et qu'il tomba mort près du reptile.

Tout cela s'était passé si rapidement, que, lorsque Jacques, qui était à vingt-cinq pas à peu près en arrière du capitaine, arriva près de lui, ce dernier était déjà vert comme un lézard. Il voulut parler; mais à peine put-il balbutier quelques mots sans suite, et il expira. Dix minutes après, son corps était bariolé de taches noires et jaunes, ni plus ni moins qu'un champignon vénéneux.

Il n'y avait pas à songer à rapporter le corps du capitaine à bord de la Calypso, tant, grâce à l'admirable subtilité du poison, la décomposition était rapide. Jacques et les douze matelots qui l'accompagnaient creusèrent une fosse, couchèrent le capitaine dedans, et le recouvrirent de toutes les pierres qu'on put trouver dans les environs, afin de le garantir, si la chose était possible, de la dent des hyènes et des chacals. Quant au serpent à sonnettes, un des matelots s'en chargea, s'étant rappelé que son oncle, qui était pharmacien à Brest, lui avait recommandé, s'il rencontrait jamais un de ces reptiles, de tâcher de le lui apporter, mort ou vivant, pour le mettre dans un bocal à la porte de sa boutique, entre une bouteille pleine d'eau rouge et une bouteille pleine d'eau bleue.

Il y a un adage commercial qui dit: «Les affaires avant tout». En vertu de cet adage, il fut décidé, entre le chef hottentot et Jacques, que cette catastrophe n'empêcherait pas le marché conclu de s'exécuter. Jacques alla donc chercher au kraal voisin les cinquante Grands-Namaquois vendus; après quoi, le chef hottentot vint prendre au brick les deux pipes de rhum promises. Cet échange fait, les deux négociants se séparèrent enchantés l'un de l'autre, se promettant de ne pas en rester là, à l'avenir, de leurs relations commerciales.