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Georges

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Chapitre XXIII – Un cœur de père

Pendant que les différents événements que nous venons de raconter s'accomplissaient à Port-Louis, Pierre Munier attendait anxieusement à Moka le résultat terrible que lui avait laissé entrevoir son fils: habitué, comme nous l'avons dit, à cette éternelle suprématie des blancs, il avait fini par considérer cette suprématie non seulement comme un droit acquis, mais comme une supériorité naturelle. Quelle que fût la confiance que lui inspirât son fils, il ne pouvait donc croire que ces obstacles, qu'il regardait comme insurmontables, s'aplaniraient devant lui.

Depuis le moment où, comme nous l'avons vu, Georges avait pris congé de lui, il était tombé dans une apathie profonde; l'excès même des émotions qui se pressaient dans son cœur, et la diversité des pensées qui se heurtaient dans son esprit l'avaient jeté dans une insensibilité apparente qui ressemblait à de l'idiotisme. Deux ou trois fois il lui vint bien à l'idée d'aller lui-même à Port-Louis, et de voir, de ses propres yeux, ce qui allait s'y passer; mais il faut pour marcher à l'encontre d'une certitude, une force de volonté que n'avait point le pauvre père; s'il ne se fût agi que d'aller au-devant d'un danger, Pierre Munier y aurait couru.

La journée se passa donc dans des angoisses d'autant plus profondes, qu'elles furent tout intérieures, et que celui qui les éprouvait n'osait dire à personne, pas même à Télémaque, les causes de cet accablement sur lequel on l'interrogeait; de temps en temps, seulement, il se levait de son fauteuil, s'en allait le front courbé vers la fenêtre ouverte, jetait du côté de la ville un long regard comme s'il pouvait voir, écoutait, comme s'il pouvait entendre; puis, ne voyant rien, n'entendant rien, il poussait un soupir et revenait, les lèvres muettes et les yeux atones, s'asseoir dans son fauteuil.

L'heure du dîner arriva. Télémaque, chargé des soins ordinaires de la maison, fit mettre le couvert, fit servir la table, fit apporter le dîner; mais toutes ces différentes opérations s'accomplirent sans que celui pour lequel elles s'accomplissaient soulevât seulement les yeux: puis, lorsque tout cela fut prêt, Télémaque laissa passer un quart d'heure, et, voyant que son maître demeurait dans la même apathie, il lui toucha légèrement l'épaule; Pierre Munier tressaillit, et, se levant vivement:

– Eh bien, sait-on quelque chose? dit-il.

Télémaque montra à son maître le dîner qui était servi; mais Pierre Munier sourit tristement, secoua la tête et retomba dans sa rêverie. Le nègre comprit qu'il se passait quelque chose d'extraordinaire, et, sans oser en demander l'explication, roula ses deux gros yeux blancs autour de lui comme pour chercher quelque signe qui pût le mettre sur les traces de cet événement inconnu; mais chaque chose était à sa place accoutumée, et tout était comme à l'ordinaire; seulement, il était visible que l'attente de quelque grand malheur était venue s'asseoir le matin au foyer domestique.

La journée s'écoula ainsi.

Télémaque, espérant toujours que la faim reprendrait ses droits, laissa le dîner servi; mais Pierre Munier était trop profondément absorbé pour s'occuper d'autre chose que de sa propre pensée; seulement, il y eut un moment où Télémaque, voyant de grosses gouttes de sueur perler sur le front de son maître, crut qu'il avait chaud, et lui présenta un verre d'eau et de vin; mais Pierre Munier écarta doucement le verre de la main en disant:

– Tu n'as rien appris encore?

Télémaque secoua la tête, regarda tour à tour le plafond et le plancher, comme pour demander alternativement à chacun d'eux s'ils en savaient plus que lui; puis voyant que chacun d'eux restait muet, il sortit pour demander aux nègres s'ils n'étaient pas mieux renseignés que lui sur l'objet inconnu de la secrète inquiétude de son maître.

Mais, à son grand étonnement, il s'aperçut qu'il n'y avait plus un seul nègre à l'habitation. Il courut aussitôt vers la grange, où ils avaient l'habitude de se rassembler pour faire la berloque. La grange était déserte; il revint alors par les cases, mais il ne retrouva dans les cases que les femmes et les enfants.

Il les interrogea et il apprit qu'aussitôt la journée finie, les nègres, au lieu de se reposer comme ils avaient l'habitude de le faire, s'étaient armés et étaient partis par groupes séparés, mais s'avançant tous dans la direction de la rivière des Lataniers. Alors il revint à l'habitation.

Au bruit que fit Télémaque en ouvrant la porte, le vieillard se retourna.

– Eh bien? demanda-t-il.

Alors Télémaque lui raconta l'absence des nègres, et comment tous s'étaient acheminés en armes vers le même point.

– Oui, oui! dit Pierre Munier; hélas! oui!

Ainsi il n'y avait plus de doute, et ce renseignement concourait encore à faire croire au pauvre père qu'il en était arrivé à ce moment où tout se décidait pour lui à la ville; car, depuis le retour de Georges, le vieillard, en revoyant son fils si beau et si brave, si confiant en lui-même, si riche du passé, si sûr de l'avenir, avait tellement identifié sa vie à la vie de son enfant, qu'il en était arrivé à se convaincre qu'ils vivaient de la même existence, et qu'il ne comprenait pas qu'il pût supporter la perte de son fils, ou même son absence.

Oh! comme il se reprochait d'avoir laissé partir le matin Georges sans l'interroger, sans avoir pénétré au fond de sa pensée, sans connaître à quels dangers il allait s'exposer! comme il se reprochait de ne pas lui avoir demandé à le suivre! Mais cette idée que son fils allait entreprendre une lutte ouverte contre les blancs l'avait si fort anéanti, que, dans le premier moment, il avait senti toutes ses forces morales l'abandonner. C'était, nous l'avons dit, dans la nature de cette âme naïve de n'avoir de puissance que devant les dangers physiques.

Cependant la nuit était venue et les heures s'écoulaient sans apporter aucune nouvelle, ni consolante ni terrible. Dix heures, onze heures, minuit sonnèrent. Quoique l'obscurité qui s'étendait au dehors, et que rendaient plus profonde encore les lumières allumées dans l'appartement, empêchât de rien distinguer à dix pas de distance, Pierre Munier continuait d'aller, à des intervalles presque réguliers, mais se rapprochant cependant sans cesse l'un de l'autre, de son fauteuil à la fenêtre et de la fenêtre à son fauteuil. Télémaque, véritablement inquiet, s'était installé dans la même chambre; mais, si dévoué que fût le fidèle domestique, il n'avait pu résister au sommeil, et il dormait sur une chaise, appuyé contre la muraille, où sa silhouette se dessinait comme un dessin au charbon.

À deux heures du matin, un chien de garde, qu'on laissait ordinairement errer la nuit autour de l'habitation, mais que, ce soir-là, la préoccupation générale avait maintenu à la chaîne, fit entendre un hurlement bas et plaintif. Pierre Munier tressaillit et se leva; mais, au lugubre bruit que la superstition des noirs regarde comme l'annonce certaine d'un malheur prochain, les forces lui manquèrent, et, pour ne pas tomber, il fut forcé de s'appuyer sur la table. Au bout de cinq minutes, le chien fit entendre un second hurlement plus bruyant, plus triste et plus prolongé que le premier; puis, à égale distance du second, un troisième, plus funèbre et plus lamentable encore que les deux premiers.

Pierre Munier, pâle, sans voix, la sueur au front, resta les yeux fixés sur la porte sans faire un pas vers elle, mais comme un homme qui attend le malheur et qui sait que c'est par là qu'il va entrer.

Au bout d'un instant, on entendit le bruit des pas d'un assez grand nombre de personnes; ces pas se rapprochèrent de l'habitation, mais lents et mesurés. Il sembla au pauvre père que ces pas étaient ceux d'hommes qui suivaient un convoi.

Bientôt la première chambre sembla se remplir de monde; seulement, cette foule, quelle qu'elle fût, était muette. Cependant, au milieu du silence, le vieillard crut entendre une plainte et il lui sembla que, dans cette plainte, il reconnaissait la voix de son fils.

– Georges! s'écria-t-il; Georges, au nom du ciel, est-ce toi? Réponds, parle, viens!

– Me voilà, mon père! dit une voix faible, et cependant calme; me voilà!

Au même instant la porte s'ouvrit et Georges parut, mais s'appuyant contre la porte, et si pâle, que Pierre Munier crut un instant que c'était l'ombre de son fils qu'il avait évoquée et qui lui apparaissait; de sorte qu'au lieu d'aller à Georges, le vieillard fit un pas en arrière.

– Au nom du ciel, murmura-t-il, qu'as-tu et que t'est-il arrivé?

– Une blessure grave, mais tranquillisez-vous, mon père qui n'est pas mortelle, puisque, vous le voyez, je marche et me tiens debout; mais je ne puis pas me tenir debout longtemps.

Puis il ajouta tout bas:

– À moi, Laïza, les forces me manquent!

Et il se laissa tomber dans les bras du nègre. Pierre Munier s'élança vers son fils; mais Georges était déjà évanoui.

En effet, avec cette force de volonté qui était devenue le signe distinctif du caractère de Georges, il avait voulu, tout faible et presque mourant qu'il était, se montrer debout à son père, et, cette fois, ce n'était pas par un de ces sentiments d'orgueil qu'on retrouvait si souvent en lui, mais parce que, connaissant l'amour profond que lui portait le vieillard, il tremblait que en le voyant couché, le coup qu'il recevrait de cette vue ne lui fût fatal. Malgré les représentations de Laïza, il avait donc abandonné le brancard sur lequel les nègres l'avaient transporté, en se relayant, à travers les défilés de la montagne du Pouce; puis, avec un courage surhumain, avec cette volonté puissante qui commandait chez lui-même à la faiblesse physique, il s'était dressé, s'était cramponné au mur, et, comme il avait décidé que cela devait être, il s'était montré debout à son père.

Et, en effet, comme il l'avait pensé, le coup avait été ainsi moins violent pour le vieillard.

 

Mais cette volonté de fer avait cependant plié sous la douleur, et, épuisé par l'effort qu'il avait fait, Georges était, comme nous l'avons dit, retombé dans les bras de Laïza.

Ce fut quelque chose de terrible à voir, même pour des hommes, que la douleur de ce père; douleur sans plainte, sans sanglots, muette, profonde et morne. On posa Georges sur un canapé. Le vieillard s'agenouilla devant lui, passa son bras sous la tête de son enfant, et attendit, les yeux fixés sur ses yeux fermés, la respiration suspendue devant son haleine absente, tenant la main pendante du blesse dans son autre main, ne demandant rien, ne s'inquiétant d'aucun détail, ne s'informant d'aucun résultat; tout était dit pour lui: son fils était là, blessé, sanglant, évanoui; qu'avait-il besoin d'apprendre et que lui faisaient les causes devant ce formidable résultat?

Laïza se tenait debout, à l'angle d'un buffet, appuyé sur son fusil et regardant de temps en temps du côté de la fenêtre si le jour ne revenait pas.

Les autres nègres, qui s'étaient respectueusement retirés après avoir déposé Georges sur son canapé, se tenaient dans la chambre voisine et passaient leurs têtes noires par la porte; d'autres étaient groupés, en dehors, devant la fenêtre, beaucoup étaient blessés plus ou moins dangereusement: mais aucun ne semblait se souvenir de sa blessure.

À chaque instant leur nombre augmentait, car tous les fugitifs, après s'être d'abord éparpillés pour éviter la poursuite des Anglais, avaient, par différents chemins, regagné l'habitation, comme, les uns après les autres, des moutons dispersés regagnent le parc. À quatre heures du matin, il y avait près de deux cents nègres autour de l'habitation.

Cependant Georges était revenu à lui et avait, par quelques mots, essayé de rassurer son père; mais cela d'une voix si faible, que, quelque bonheur qu'éprouvât le vieillard de l'entendre parler, il lui avait fait signe de se taire, puis il s'était informé alors de quel genre était la blessure, et quel était le médecin qui l'avait pansée; alors, en souriant et par un faible mouvement de tête, Georges lui avait indiqué Laïza.

On sait que, dans les colonies, certains nègres passent pour d'habiles chirurgiens, et que, quelquefois même, les colons blancs les envoient chercher de préférence aux gens de l'art; c'est tout simple: ces hommes primitifs, semblables à nos bergers, qui disputent souvent leurs pratiques aux plus habiles docteurs, se trouvant sans cesse en face de la nature, surprennent, comme les animaux, quelques-uns de ces secrets qui restent voilés aux regards des autres hommes. Or, Laïza passait dans toute l'île pour un habile chirurgien; les nègres attribuaient sa science à la force de certaines paroles secrètes ou de certains enchantements magiques; les blancs, à sa connaissance de certaines herbes et de certaines plantes dont il savait seul les noms et la propriété. Pierre Munier fut donc plus tranquille lorsqu'il sut que c'était Laïza qui avait pansé la blessure de son fils.

Cependant le moment où le jour allait paraître approchait, et, à mesure que le temps s'écoulait, Laïza paraissait de plus en plus inquiet. Enfin, il n'y put pas tenir plus longtemps, et, sous prétexte de tâter le pouls du malade, il s'approcha de lui et lui parla tout bas.

– Que demandez-vous et que voulez-vous, mon ami? demanda Pierre Munier.

– Ce qu'il veut, mon père, aussi bien il faut vous le dire: il veut que je ne tombe pas aux mains des blancs, et il me demande si je me sens assez fort pour être porté dans les grands bois.

– Te transporter dans les grands bois! s'écria le vieillard, faible comme tu es! C'est impossible!

– Il n'y a cependant pas d'autre parti à prendre, mon père, à moins que vous ne préfériez me voir arrêter sous vos yeux, et…

– Et quoi? demanda Pierre Munier avec anxiété; que te veulent-ils et que peuvent-ils te faire?

– Ce qu'ils me veulent, mon père? Se venger de ce qu'un misérable mulâtre a eu la prétention de lutter contre eux, et est arrivé, peut-être, à les faire trembler un instant. Ce qu'ils peuvent me faire? Oh! presque rien, ajouta Georges en souriant, ils peuvent me trancher la tête à la plaine Verte.

Le vieillard pâlit; puis on le vit frémir de tout son corps; il était évident qu'il se livrait en lui un combat terrible. Enfin, il releva le front, secoua ta tête, et, regardant le blessé.

– Te prendre! murmura-t-il; te trancher la tête! me prendre mon enfant, me le tuer! tuer mon Georges! Et tout cela, parce qu'il est plus beau qu'eux, plus brave qu'eux, plus instruit qu'eux… Ah! qu'ils y viennent donc!..

Et le vieillard, avec une énergie dont, cinq minutes auparavant, on l'aurait cru incapable, s'élança vers sa carabine suspendue à la muraille, et, saisissant l'arme oisive depuis seize ans:

– Oui, oui! qu'ils y viennent! s'écria-t-il, et nous verrons. Ah! vous lui avez tout pris, messieurs les blancs, à ce pauvre mulâtre; vous lui avez pris sa considération, et il n'a rien dit; vous lui eussiez pris sa vie, qu'il n'eût rien dit encore; mais vous voulez lui prendre son fils; vous voulez lui prendre son enfant pour l'emprisonner, pour le torturer, pour lui trancher la tête! Oh! venez, messieurs les blancs, et nous allons voir! Nous avons cinquante ans de haine entre nous; venez, venez, il est temps que nous fassions nos comptes.

– Bien, mon père, bien! s'écria Georges en se relevant sur son coude et en regardant le vieillard d'un œil fiévreux; bien je vous reconnais.

– Eh bien, oui, aux grands bois, dit-il, et nous verrons s'ils osent nous y suivre. Oui, mon fils; oui, viens; mieux valent les grands bois que les villes. On y est sous l'œil de Dieu; que Dieu nous voie donc et nous juge. Et vous, enfants, continua le mulâtre en s'adressant aux nègres, m'avez-vous toujours trouvé bon maître?

– Oh! oui, oui! s'écrièrent d'une seule voix tous les nègres.

– M'avez-vous dit cent fois que vous m'étiez dévoués, non pas comme des esclaves, mais comme des enfants?

– Oui, oui!

– Eh bien, c'est à cette heure qu'il s'agit de me prouver votre dévouement.

– Ordonne, maître, ordonne, dirent tous les nègres.

– Entrez, entrez tous.

La chambre se remplit de noirs.

– Tenez, continua le vieillard, voilà mon fils qui a voulu vous sauver, vous faire libres, vous faire hommes, voilà sa récompense. Et maintenant, ce n'est pas le tout; ils veulent venir me le prendre, blessé, sanglant, à l'agonie; voulez-vous le défendre, voulez-vous le sauver? voulez-vous mourir pour lui et avec lui?

– Oh! oui! oui! crièrent toutes les voix.

– Aux grands bois, alors, aux grands bois! dit le vieillard.

– Aux grands bois! crièrent tous les nègres.

Alors on rapprocha le brancard de feuillage du canapé où était couché Georges; on y déposa le blessé; quatre nègres en saisirent les quatre portants: Georges sortit de la maison accompagné de Laïza, et prit la tête du cortège; puis tous les nègres le suivirent; puis, enfin, Pierre Munier sortit le dernier, laissant l'habitation ouverte, abandonnée et veuve de toute créature humaine.

Le cortège, qui se composait de deux cents nègres à peu près suivit quelque temps le chemin qui mène de Port-Louis au Grand-Port, puis après une demi-heure de marche à peu près, il prit à droite, s'avançant vers la base du piton du Milieu, afin de joindre la source de la rivière des Créoles.

Avant de s'engager derrière la montagne, Pierre Munier, qui avait continué de faire l'arrière-garde, s'arrêta un instant, gravit un monticule et jeta un dernier regard sur cette belle habitation qu'il abandonnait. Il embrassa dans un coup d'œil ces riches plaines de cannes, de manioc, de maïs, ces magnifiques bosquets de pamplemousses, de jambosiers et de takamakas, ce splendide horizon de montagnes qui fermait son immense propriété comme une muraille gigantesque. Il pensa qu'il avait fallu trois générations d'hommes honnêtes comme lui, laborieux comme lui, estimés comme lui, pour faire de ce quartier le paradis de l'île, poussa un soupir, essuya une larme; puis, détournant les yeux et secouant la tête, il regagna, le sourire sur les lèvres, le brancard où l'attendait l'enfant blessé, pour lequel il abandonnait tout cela.

Chapitre XXIV – Les grands bois

Au moment où la troupe fugitive atteignait la source de la rivière des Créoles, le jour se levait, et les rayons du soleil oriental éclairaient le sommet granitique du piton du Milieu; avec lui s'éveillait toute la population des forêts. À chaque pas, les tanrecs se levaient sous les pieds des nègres et regagnaient leurs terriers, les singes s'élançaient de branche en branche et atteignaient les extrémités les plus flexibles des vacoas, des filaos et des tamariniers, puis, se suspendant et se balançant par la queue, allaient, franchissant une grande distance, s'accrocher, avec une adresse merveilleuse, à quelque autre arbre qui leur donnait un asile plus touffu. Le coq des bois se levait à grand bruit, battant l'air de son vol pesant, tandis que les perroquets gris semblaient le railler de leur cri moqueur, et que le cardinal, pareil à une flamme volante, passait, rapide comme un éclair et étincelant comme un rubis; enfin, selon son habitude, la nature, toujours jeune, toujours insoucieuse, toujours féconde, semblait, par sa sereine tranquillité et son calme bonheur, une éternelle ironie de l'agitation et des douleurs de l'homme.

Après trois ou quatre heures de marche, la troupe fit une halte sur un plateau, au pied d'une montagne sans nom, dont la base vient mourir sur les bords de la rivière. La faim commençait à se faire sentir; heureusement, chacun dans la route avait fait chasse; les uns, à coups de bâton, avaient assommé des tanrecs, dont, en général, les nègres sont fort friands; d'autres avaient tué des singes ou des coqs des bois; enfin, Laïza avait blessé un cerf, à la poursuite duquel quatre hommes s'étaient mis, et qu'ils avaient rapporté au bout d'une heure. Il y avait donc des provisions pour toute la troupe.

Laïza profita de cette halte pour panser le blessé; de temps en temps, il s'était écarté du brancard pour aller cueillir quelque herbe ou quelque plante dont lui seul connaissait la propriété. Arrivé au lieu du repos, il réunit sa récolte, plaça la précieuse collection qu'il venait de rassembler dans un creux de rocher; puis, avec une pierre arrondie, il broya les simples qu'il venait de cueillir à peu près comme il eût fait dans un mortier. Cette opération terminée, il en exprima le suc, y trempa un linge, et, levant l'appareil mis la veille, il plaça les compresses nouvellement imbibées sur la double plaie car, par bonheur encore, la balle n'était point restée dans la blessure, et, entrée un peu au-dessous de la dernière côte gauche, elle était sortie un peu au-dessus de la hanche.

Pierre Munier suivit cette opération avec une anxiété profonde. La blessure était grave, mais n'était point mortelle; il y avait plus: il était visible, à l'inspection des chairs qu'en supposant qu'aucun organe important n'eût été lésé à l'intérieur, la guérison serait plus rapide peut-être qu'elle ne l'eût été entre les mains d'un médecin des villes. Le pauvre père n'en passa pas moins par toutes les angoisses qu'une pareille vue devait éveiller en lui, tandis que Georges, au contraire, malgré les douleurs qu'un semblable pansement devait lui faire éprouver, ne fronça pas même le sourcil, et réprima jusqu'au moindre frissonnement de la main que son père tenait entre les siennes.

Le pansement fini et le repas achevé, on se mit en route. On approchait des grands bois, mais encore fallait-il les atteindre; la petite troupe, retardée par le transport du blessé, transport que les accidents du terrain rendaient fort difficile, ne s'avançait que lentement, et, depuis le départ de l'habitation, avait laissé une trace facile à suivre.

On marcha une heure encore, à peu près, en suivant les bords de la rivière des Créoles, puis on prit à gauche, et l'on commença de se trouver dans la lisière des forêts; car, jusque-là, on n'avait traversé que des espèces de taillis: à mesure que l'on avançait, des mimosas se reproduisant en touffes nombreuses, des fougères gigantesques poussant dans les intervalles des arbres, s'élevaient aussi haut qu'eux, et des lianes d'une grosseur prodigieuse, tombant du haut des takamakas comme des serpents qui s'y seraient accrochés par la queue, commençaient à annoncer qu'on entrait dans la région des grands bois.

Bientôt la forêt devint de plus en plus épaisse; les troncs des arbres se rapprochèrent, les fougères s'enlacèrent les unes aux autres, les lianes formèrent comme des barreaux, à travers lesquels le passage devint de plus en plus difficile, surtout pour les hommes qui portaient le brancard; à tout moment, Georges, témoin des difficultés que présentait la marche, faisait un mouvement pour descendre; mais, à chaque fois, Laïza le lui défendait avec un tel accent de fermeté, et son père joignait les mains avec un tel geste de prière, que, pour ne point blesser le dévouement de l'un et pour ne pas heurter la tendresse de l'autre, le malade reprenait sa place et laissait essayer de nouvelles tentatives qui devenaient de moment en moment plus pénibles, et qui quelquefois, demeuraient longtemps infructueuses.

 

Cependant les difficultés qu'éprouvaient les fugitifs à pénétrer dans l'intérieur de ces forêts vierges étaient presque pour eux une garantie de sécurité, puisque ces difficultés devaient, pour ceux qui les poursuivaient exister plus grandes encore, car ceux qui fuyaient étaient des nègres habitués à de pareilles courses, tandis que ceux qui les poursuivaient étaient des soldats anglais accoutumés à manœuvrer dans le champ de Mars et dans le champ de Lort.

Cependant on arriva à un endroit tellement épais tellement fourré, tellement compact, que toute tentative de transition devint inutile; longtemps la petite troupe longea cette espèce de muraille à travers laquelle la hache seule aurait pu ouvrir un passage; mais ce passage, ouvert pour les uns, l'était également pour les autres, et, en offrant une issue à la fuite, il offrait un moyen à la poursuite.

Tout en cherchant, on trouva un ajoupa, et, sous cet ajoupa, les restes d'un feu fumant encore: il était évident que des nègres marrons rôdaient dans les environs, et, à en juger par la fraîcheur des traces qu'ils avaient laissées, ne devaient même pas être fort loin.

Laïza se mit sur leur piste. On connaît l'habilité des sauvages pour suivre, à travers les grandes solitudes, la trace d'un ami ou d'un ennemi: Laïza, courbé sur la terre, retrouva chaque brin d'herbe plié sous le talon, chaque caillou sorti de son alvéole par le choc du pied, chaque branche détournée de son inclinaison par la pression du passant; mais, enfin, il arriva de son côté à un emplacement où toute trace manquait. D'un côté était un ruisseau qui descendait de la montagne et allait se jeter dans la rivière des Créoles; de l'autre, un amas de rochers, de pierres et de broussailles pareil à un mur, au sommet duquel la forêt paraissait plus pressée encore que partout ailleurs, et, derrière Laïza, le chemin qu'il venait de suivre. Laïza traversa le ruisseau et chercha vainement de l'autre côté la trace qui l'avait conduit jusqu'à sa rive. Les nègres, car ils étaient plusieurs, n'avaient donc pas été plus loin.

Laïza essaya de gravir la muraille, et il y parvint; mais, arrivé au sommet, il reconnut l'impossibilité de faire suivre à une troupe, parmi laquelle se trouvaient plusieurs blessés, un pareil chemin il redescendit donc, et, convaincu que ceux à la recherche desquels il s'était mis ne pouvaient être loin, il poussa les différents cris auxquels les nègres marrons ont l'habitude de se reconnaître entre eux, et attendit.

Au bout d'un instant, il lui sembla, au plus épais des broussailles, qui recouvraient les pierres formant la muraille que nous avons décrite, reconnaître un léger frémissement; tout autre qu'un homme habitué aux mystères de la solitude eût certes pris cette vacillation de quelques branches pour un caprice du vent; mais alors le mouvement eut eu lieu de leur extrémité à leur base, tandis qu'au contraire le mouvement semblait naître à leur base et venait mourir à leur extrémité. Laïza ne s'y trompa point, et ses regards s'arrêtèrent sur le buisson. Bientôt son doute se changea en certitude: à travers les branches, il avait distingué deux yeux inquiets qui, après avoir parcouru tout l'horizon qu'ils pouvaient atteindre, se fixèrent sur lui; alors Laïza renouvela le signal qu'il avait déjà fait entendre une fois: aussitôt un homme glissa, comme un serpent, entre les pierres disjointes, et Laïza se trouva en face d'un nègre marron.

Les deux noirs n'échangèrent que quelques paroles, puis Laïza retourna sur ses pas et rejoignit la petite troupe, qui fit à son tour, guidée par lui, le même chemin qu'il venait de faire, et qui arriva bientôt à l'endroit où il avait trouvé le nègre.

Une ouverture, produite par le dérangement de quelques pierres, avait amené un passage dans la muraille: ce passage donnait entrée dans une grotte immense.

Les fugitifs passèrent deux à deux à travers ce défilé facile à défendre. Derrière le dernier, le nègre remit les pierres dans le même ordre où elles étaient auparavant, de manière qu'on ne vit aucune trace du passage; puis, se cramponnant à son tour aux broussailles et aux aspérités des pierres, il escalada la muraille et disparut dans la forêt. Deux cents hommes venaient de s'engloutir dans les entrailles de la terre sans que l'œil le plus exercé pût dire par quel endroit ils avaient passé.

Soit par un de ces hasards naturels qui se rencontrent parfois sans que la main de l'homme ait aidé en rien aux effets qu'ils produisent, soit, au contraire, par un long et prévoyant travail des nègres marrons, le sommet de la montagne, dans les flancs de laquelle la petite troupe venait de disparaître, était défendu d'un côté par une roche perpendiculaire pareille à un rempart, et d'un autre côté par cette haie gigantesque composée de troncs d'arbres, de lianes et de fougère, qui avait d'abord arrêté la marche de nos fugitifs; la seule entrée véritablement praticable était donc celle que nous avons décrite, et, comme nous l'avons dit, cette entrée disparaissait entièrement derrière les pierres qui l'obstruaient et les broussailles qui voilaient les pierres: il résultait donc, du soin avec lequel elle était cachée à tous les yeux, que les colons armés pour leur propre compte, ou les troupes anglaises qui, pour le compte du gouvernement, donnaient la chasse aux nègres marrons, étaient passés cent fois, sans la remarquer, devant cette ouverture connue des seuls esclaves fugitifs.

Mais, une fois, de l'autre côté du rempart de la haie ou de la caverne, l'aspect du sol changeait entièrement. C'étaient toujours de grands bois, de hautes forêts, de puissants abris, mais au milieu desquels on pouvait du moins se frayer une route. Au reste, aucune des premières nécessités de la vie ne manquait dans ces vastes solitudes une cascade, qui avait sa source au sommet du piton, tombait majestueusement de soixante pieds de haut, et, après s'être brisée en poussière sur les rocs, qu'elle rongeait dans sa chute éternelle, elle coulait quelque temps en paisibles ruisseaux; puis, s'enfonçant tout à coup dans les entrailles de la terre, elle allait reparaître au delà de l'enceinte; les cerfs, les sangliers, les daims, les singes et les tanrecs abondaient; enfin, aux endroits où, à travers le dôme immense de feuillage, glissaient quelques rayons de soleil, ces rayons de soleil allaient éclairer des pamplemousses chargés d'oranges, ou des vacoas chargés de ces choux-palmistes, dont la queue est si frêle, que, du jour où le fruit est mûr, il tombe à la plus légère secousse ou au moindre vent.

Si les fugitifs parvenaient à cacher leur retraite, ils pouvaient donc espérer y vivre sans manquer de rien jusqu'au moment où Georges serait guéri, et où cette guérison amènerait une résolution quelconque. Au reste, quelle que fût la résolution du jeune homme, les malheureux esclaves dont Georges avait fait ses compagnons étaient décidés à s'attacher à sa fortune jusqu'au bout.

Mais, tout blessé qu'était Georges, il avait gardé son sang-froid ordinaire et il n'avait pas examiné la retraite à laquelle il venait demander un abri, sans calculer tout le parti qu'on pourrait tirer d'une pareille position pour la défendre. Une fois de l'autre côté de la caverne, il avait donc fait arrêter le brancard, et, appelant Laïza d'un signe de la main, il lui avait indiqué comment, après avoir défendu l'ouverture extérieure de ce défilé, on pouvait, par un retranchement, défendre l'ouverture intérieure, puis en outre miner encore la caverne avec de la poudre, qu'on avait eu le soin d'emporter de Moka. Le plan de cet ouvrage fut aussitôt tracé et entrepris; car Georges ne se dissimulait pas que selon toute probabilité on ne le traiterait point en fugitif ordinaire, et il avait assez d'orgueil pour croire que les blancs ne se regarderaient pas comme vainqueurs tant qu'ils ne le tiendraient pas pieds et poings liés en leur pouvoir.