Loe raamatut: «Le comte de Moret», lehekülg 17

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CHAPITRE XI.
LES DEUX AIGLES

Et, en effet, si jamais annonce produisit un effet inattendu, ce fut celle qui frappa l'oreille de Sully, se retournant pour voir quel était l'importun qui venait le déranger avant le jour.

Il était occupé à écrire les volumineux mémoires qu'il nous a laissés, et se leva de son fauteuil à l'annonce du valet.

Il était vêtu à la mode de 1610, c'est-à-dire comme on s'habillait dix-huit ou vingt ans auparavant, de velours noir, avec les chausses et le pourpoint tailladés de satin violet. Il portait la fraise empesée, les cheveux courts, la barbe longue; dans cette barbe était, comme dans celle de Coligny, fiché un cure-dent, afin qu'il n'eût point à se déranger pour l'aller chercher, s'il était trop loin. Quoique la mode en fût passée depuis longtemps et qu'une grande robe de chambre recouvrît son pourpoint et tombât jusqu'à ses souliers de feutre, il portait ses ordres en diamants et ses chaînes de col, comme s'il eût dû, à l'heure accoutumée, assister au conseil de Henri IV. Vers une heure, quand le temps était beau, on le voyait, moins sa robe de chambre, descendre de son hôtel dans cet équipage, suivi de quatre Suisses qu'il entretenait pour lui servir de gardes, et se promener sous les arcades du Palais-Royal, où chacun s'arrêtait pour le regarder se mouvant gravement et avec lenteur, pareil au fantôme du siècle passé.

Chacun des deux hommes qui se trouvaient pour la première fois en présence était singulièrement représenté par sa devise. Aquila in nubibus, l'Aigle dans les nuages, et qui, au sein des nuages, à moitié voilé par eux, dirigeait tout en France, représentait admirablement le ministre qui était tout, et par lequel Louis XIII était roi; tandis qu'au contraire l'aigle lançant la foudre: Quo jussa Jovis, où l'envoie Jupiter, peignait d'une façon moins caractéristique Sully, bras droit de Henri IV, mais n'obéissant que quand Henri IV ordonne, et n'étant rien que par Henri IV.

Peut-être quelques lecteurs se plaindront-ils que tous ces détails sont inutiles, et diront-ils, à la seule recherche qu'ils sont du pittoresque et de l'inconnu, qu'ils savent ces détails aussi bien que moi; aussi n'est-ce pas pour ceux qui savent ces détails aussi bien que moi que je les consigne ici, et ceux-là peuvent les passer; mais c'est pour ceux qui les ignorent ou pour ceux, plus nombreux encore, qui, attirés par le titre ambitieux de roman historique, veulent apprendre quelque chose en le lisant, afin que ce titre soit justifié.

Richelieu, jeune relativement à Sully (il n'avait que quarante-deux ans, et Sully en avait soixante-huit), s'avança vers le vieil ami de Henri IV avec le respect qu'il devait à la fois à son âge et à sa réputation.

Sully lui désigna un fauteuil, Richelieu prit une chaise; le vieillard, orgueilleux, familier avec l'étiquette des cours, fut sensible à ce détail.

– Monsieur le duc, lui dit le cardinal en souriant, ma visite vous étonne?

– J'avoue, répondit Sully avec sa brusquerie ordinaire, que je ne m'y attendais pas.

– Pourquoi donc? monsieur le duc; tous les ministres qui ont travaillé ou qui travaillent pour la postérité, et nous sommes de ceux-là, sont solidaires du bonheur, de la gloire et de la grandeur du règne sous lequel ils sont appelés à rendre des services à la France; pourquoi donc, moi, qui sers humblement le fils, ne viendrais-je point chercher un appui, des conseils, des renseignements mêmes, près de celui qui a si glorieusement servi le père?

– Bon, fit Sully avec amertume, qui se souvient des services rendus, dès lors que celui qui les rendait est devenu inutile? Vieil arbre mort n'est pas même bon à faire du feu, aussi ne lui fait-on pas même l'honneur de l'abattre.

– Souvent le bois mort brille la nuit, monsieur le duc, quand le bois vivant se perd dans l'obscurité; mais Dieu merci, j'accepte la comparaison; vous êtes toujours un chêne, et j'espère que dans vos rameaux chantent harmonieusement votre gloire, ces oiseaux qu'on appelle les souvenirs.

– On m'a dit que vous faisiez des vers, monsieur le cardinal, dit dédaigneusement Sully?

– Oui, dans mes moments perdus; mais pour moi, monsieur le duc, j'ai appris la poésie, non pas précisément pour être poëte moi-même, mais pour être bon juge en poésie et récompenser les poëtes.

– Dans mon temps, fit Sully, on ne s'occupait point de ces messieurs-là.

– Votre temps, messire, répondit Richelieu, était un glorieux temps; on y enregistrait des noms de batailles qui s'appelaient Coutras, Arques, Ivry, Fontaine-Française; on y reprenait les projets de François Ier et de Henri II contre la maison d'Autriche; et vous étiez un des soutiens de cette grande politique.

– Ce qui me brouilla avec la reine mère.

– On y établissait l'influence française en Italie, continua le cardinal, sans paraître faire attention à l'interruption, que cependant il enregistrait soigneusement dans sa mémoire. On y acquérait la Savoie, la Bresse, le Bugey et le Valromey; on y soutenait les Pays-Bas insurgés contre l'Espagne; on rapprochait en Allemagne les luthériens des catholiques; on y formait le projet, et vous étiez l'instigateur de ce projet, d'une espèce de république chrétienne, où tous les différends eussent été jugés par une diète souveraine, où toutes les religions eussent été mises sur le pied d'égalité, où l'on armait pour rendre aux héritiers de Juliers les domaines confisqués sur eux par l'empereur Mathias…

– Oui, et ce fut au milieu de ces beaux projets que le frappèrent les parricides.

Richelieu enregistra la seconde interruption près de la première, car, sur la seconde comme sur la première, son intention était de revenir, et continua:

– Dans de si glorieux temps, on n'a point de loisirs à donner aux lettres; ce n'est point sous César que naissent les Horace et les Virgile; ou s'ils naissent sous César, c'est sous Auguste seulement qu'ils chantent. J'admire vos guerriers et vos législateurs, monsieur de Sully, ne méprisez pas trop mes poètes: c'est par les guerriers et les législateurs que les empires sont grands; mais c'est par les poètes qu'ils sont lumineux. L'avenir est une nuit comme le passé, les poètes sont les phares de cette nuit-là. Demandez aujourd'hui quels sont les ministres et les généraux d'Auguste, on vous nommera Agrippa, tous les autres sont oubliés. Demandez quels sont les protégés de Mécène, on vous nommera Virgile, Horace, Varon, Tibulle; Ovide proscrit, est une tache au règne du neveu de César; je ne puis pas être Agrippa ou Sully, laissez-moi être Mécène.

Sully regarda avec étonnement cet homme dont on lui avait dit vingt fois l'orgueilleuse tyrannie, et qui venait le trouver pour lui rappeler les jours glorieux de sa puissance et mettre sa grandeur présente aux pieds de sa grandeur passée.

Il tira son cure-dent de sa barbe, et le passant entre ses dents, qui eussent fait honneur à un jeune homme:

– Bon, bon, bon, dit-il, je vous passe vos poètes, quoiqu'ils ne fassent pas des choses bien merveilleuses.

– Monsieur de Sully, dit Richelieu, combien y a-t-il de temps que vous fîtes planter les ormes qui ombragent nos routes?

– Monsieur le cardinal, dit Sully, c'était de 1598 à 1604, donc il y a vingt-quatre ans.

– Etaient-ils aussi beaux et aussi vigoureux, lorsque vous les plantâtes qu'aujourd'hui?

– Avec cela qu'on les a bien arrangés, mes ormes!

– Oui, je sais que le peuple, qui se trompe aux meilleures intentions, et qui n'a pas vu l'ombre que la main prévoyante d'un grand homme semait sur les routes pour le bien-être des voyageurs fatigués, en a arraché une partie, mais ceux qui ont survécu n'ont-ils point étendu leurs branches, n'ont-ils pas multiplié leurs feuilles?

– Si fait, si fait, dit Sully tout joyeux, et quand je vois ceux qui restent, si vigoureux, si verts, si bien portants, je suis presque consolé pour ceux qui ne sont plus.

– Eh bien, moi, monsieur de Sully, dit Richelieu, il en est ainsi de mes poëtes; la critique en arrachera une partie, le bon goût une autre; mais ceux qui resteront n'en seront que plus forts et plus verdissants.

– Aujourd'hui, j'ai planté un orme qu'on appelle Rotrou; demain je planterai probablement un chêne qu'on appellera Corneille. J'arrose, en attendant, je ne dirai pas ceux qui ont poussé tout seuls sous votre règne: Desmarets, Bois-Robert, Mayret, Voiture, Chapelain, Gombeault, Baro, Resseiguier, la Morelle, Grandchamp, que sais-je moi? Ce n'est pas ma faute s'ils poussent mal et, au lieu de faire une forêt, ne font qu'un taillis.

– Soit, soit, soit, dit Sully; aux grands travailleurs – et l'on dit que vous êtes un grand travailleur, monsieur le cardinal – il faut des distractions, et dans vos moments perdus autant vaut vous faire jardinier qu'autre chose.

– Que Dieu bénisse mon jardin, monsieur de Sully, et il deviendra celui du monde entier.

– Mais enfin, dit Sully, je présume que vous ne vous êtes pas levé à cinq heures du matin pour venir me faire des compliments et me parler de vos poëtes?

– D'abord, je ne me suis pas levé à cinq heures, dit en souriant le cardinal, je ne me suis pas encore couché, voilà tout. De votre temps, monsieur de Sully, on se couchait tard peut-être, et l'on se levait de bonne heure, mais encore dormait-on! De mon temps à moi, on ne dort plus; non, je ne suis pas précisément venu pour vous faire des compliments et vous parler de mes poëtes, mais l'occasion s'en est trouvée en passant, et je n'ai eu garde de la laisser échapper; je suis venu pour vous parler de deux choses dont vous m'avez le premier parlé vous-même.

– Moi! je vous ai parlé de deux choses?

– Oui.

– Je n'ai rien dit…

– Excusez-moi; quand je vous rappelais vos grands projets contre l'Autriche et l'Espagne, vous avez dit: Projets qui m'ont brouillé avec la reine-mère.

– C'est vrai; n'est-elle pas Autrichienne par sa mère Jeanne, et Espagnole par son oncle Charles-Quint.

– Justement, et cependant c'était à vous, monsieur de Sully, qu'elle devait d'être reine de France.

– J'ai eu tort de donner ce conseil au roi Henri IV, mon auguste maître, et depuis, bien souvent, je m'en suis repenti.

– Eh bien, la même lutte que vous eûtes à soutenir, il y a vingt ans, et dans laquelle vous avez succombé, je la soutiens, moi, aujourd'hui, et peut-être y succomberais-je à mon tour pour le malheur de la France, car aujourd'hui j'ai deux reines contre moi, la jeune et la vieille.

– Par bonheur, dit Sully en grimaçant un sourire et en mâchant son cure-dents, ce n'est pas la jeune qui a le plus d'influence; le roi Henri IV aimait trop; son fils n'aime pas assez.

– Avez-vous quelquefois songé, monsieur le duc, à cette différence qui existe entre le père et le fils?

Sully regarda Richelieu d'un air railleur, comme pour demander: En êtes-vous là?

Puis:

– Entre le père et le fils, répéta-t-il, avec un accent étrange; oui, j'y ai songé et bien souvent.

– Vous rappelez-vous le père, tout activité, faisant vingt lieues à cheval dans sa journée et jouant à la paume le soir; toujours debout, tenant conseil en marchant, recevant les ambassadeurs en marchant, chassant du matin au soir, emporté dans tout, jouant pour gagner, trichant quand il ne gagnait pas, rendant l'argent mal gagné, c'est vrai, mais ne pouvant s'empêcher de tricher; sensible des nerfs, souriant de physionomie, mais d'un sourire toujours près des larmes; mobile jusqu'à la folie, mais mettant toujours le cœur de moitié dans ses moindres caprices; trompant les femmes, mais les honorant. Il avait reçu du ciel en naissant ce grand don qui fait pleurer sainte Thérèse sur Satan, qui ne peut que haïr: il aimait.

– Avez-vous connu le roi Henri IV? demanda Sully étonné.

– Je l'ai vu une fois ou deux dans ma jeunesse, dit Richelieu, voilà tout; mais je l'ai fort étudié. Mais, au contraire de lui, voyez son fils, lent comme un vieillard, morne comme un trépassé, ne marchant presque jamais, se tenant debout, mais immobile, près d'une fenêtre; regardant sans voir, chassant comme un automate, jouant sans désir de gagner, sans ennui de perdre. Dormant beaucoup, pleurant peu, n'aimant rien, et, ce qui pis est, n'aimant personne.

– Sur cet homme, je comprends, dit Sully, vous n'avez pas de prise.

– Si fait! car au milieu de tout cela, il a deux qualités; il a l'orgueil de la monarchie; il est jaloux de l'honneur de la France; ce sont deux éperons dont je l'aiguillonne et je le conduirais à la grandeur sans sa mère, sans cesse sur mon chemin pour défendre l'Espagne ou soutenir l'Autriche, quand, suivant la politique du grand roi Henri et de son grand ministre Sully, je veux attaquer ces deux éternelles ennemies de la France. Eh bien, je viens à vous, mon maître, à vous que j'étudie et que j'admire, comme financier surtout, je viens vous demander votre appui contre le mauvais génie qui fut votre ennemi autrefois et qui est le mien aujourd'hui.

– En quoi puis-je vous aider, demanda Sully, vous que l'on dit plus puissant que le roi?

– Vous avez dit que ce fut au milieu de ses beaux projets que les parricides frappèrent Henri IV?

– Ai-je dit les parricides, ou le parricide?

– Vous avez dit les parricides.

Sully se tut.

– Eh bien, continua Richelieu rapprochant sa chaise du fauteuil de Sully, rappelez bien tous vos souvenirs sur cette fatale date du 14 mai, et veuillez me dire quels sont les avis que vous avez reçus?

– On en reçut beaucoup; mais par malheur on y fit peu d'attention; quand la Providence veille, il arrive souvent que les hommes dorment; mais avant tout le roi Henri avait commis deux imprudences.

– Lesquelles?

– Après avoir promis au pape Paul V le rétablissement des jésuites, il lui répondit, quand il le pressa de tenir sa promesse: – «Si j'avais deux vies, j'en donnerais une pour satisfaire Votre Sainteté; mais, n'en ayant qu'une, je la garde pour votre service et l'intérêt de mes sujets.» La seconde fut de laisser insulter en plein Parlement le chevalier de la reine, l'illustrissime faquin Concino Concini; elle se crut avilie elle-même en voyant son Sigisbée, son brillant vainqueur des joûtes, celui qui avait éclipsé des princes, battu par des hommes de robe, plumé par des clercs, elle voua le roi à une vendetta italienne, et elle ferma son cœur à tous les avis qui lui furent donnés.

– Ces avis ne lui furent-ils point particulièrement donnés, demanda Richelieu, par une femme nommée la dame de Coëtman?

Sully tressaillit.

– Oui, particulièrement, dit-il, mais il y en eut d'autres. Il y eut un nommé Lagarde qui se trouvait à Naples chez Hébert, qui prévint le roi et que d'Epernon fit assassiner. Il y eut un certain Labrosse que l'on n'a point retrouvé, et qui, le 14 mai au matin, prévint M. de Vendôme que le passage du 13 au 14 serait fatal au roi.

– Mais… insista Richelieu, cette dame de Coëtman ne s'est-elle point aussi adressée à vous, monsieur le duc?

Sully baissa la tête.

– Les meilleurs et les plus dévoués, dit-il, ont leurs aveuglements; et cependant j'en parlai au roi; mais le roi haussa les épaules et dit: Que veux-tu, Rosny – il avait continué de m'appeler de mon nom de naissance quoiqu'il m'eût fait duc de Sully – que veux-tu Rosny? il en sera ce qu'il plaira à Dieu.

– Ce fut par une lettre que vous fûtes prévenu, n'est-ce pas, monsieur le duc?

– Oui.

– Cette lettre, à qui était-elle adressée?

– A moi, pour être remise au roi.

– Par qui vous était-elle adressée?

– Par la dame de Coëtman.

– Une autre femme s'était chargée de vous la remettre?

– Mlle de Gournay.

– Et puis-je vous demander, monsieur le duc – remarquez que c'est pour le bien et l'honneur de la France que j'ai l'honneur de vous questionner.

Sully fit un signe de la tête indiquant qu'il était prêt à répondre.

– Et cette lettre, pourquoi ne la remîtes-vous point au roi?

– Parce que les noms de la reine Marie de Médicis, celui de d'Epernon et celui de Concini y étaient en toutes lettres.

– Cette lettre vous l'avez gardée, monsieur le duc?

– Non, je l'ai rendue.

– Puis-je vous demander à qui?

– A celle qui l'avait apportée, à mademoiselle de Gournay.

– Avez-vous, monsieur le duc, quelque répugnance à m'écrire ces mots:

«Mlle de Gournay est autorisée à remettre à Mgr le cardinal de Richelieu la lettre adressée, le 11 mai 1610, à M. le duc de Sully par la dame de Coëtman.»

– Non, si Mlle de Gournay vous refusait; mais sans doute vous la donnera-t-elle, étant pauvre et ayant grand besoin d'être protégée par vous, sans que vous ayez besoin de mon autorisation.

– Cependant si elle refusait?

– Envoyez-moi un messager, et il vous rapportera mon autorisation.

– Maintenant un dernier mot, monsieur de Sully, et vous aurez acquis tous droits à ma reconnaissance.

Sully s'inclina.

– Il existait chez M. Joly de Fleury, dans une cassette murée, à l'angle des rues Saint-Honoré et des Bons-Enfants, le procès de Ravaillac au Parlement.

– La cassette a été réclamée et portée au palais de justice, où elle a disparu dans un incendie: de sorte que M. Joly de Fleury ne s'est plus trouvé possesseur que du procès-verbal dicté par Ravaillac sur l'échafaud, entre les tenailles et le plomb fondu.

– Cette feuille n'est plus entre les mains de la famille?

– Elle a été, en effet, rendue par M. Joly de Fleury avant sa mort.

– Savez vous à qui? demanda Richelieu.

– Oui.

– Vous le savez, s'écria-t-il, ne pouvant réprimer un sentiment de joie; alors… alors, vous allez me le dire, n'est-ce pas? Cette feuille, c'est mon salut, à moi, ce qui n'est rien; mais c'est la gloire, c'est la grandeur, c'est l'honneur de la France, ce qui est tout. Au nom du ciel, dites-moi à qui cette feuille a été remise.

– Impossible.

– Et pourquoi impossible?

– J'ai fait serment.

Le cardinal se leva.

– Du moment où le duc de Sully a fait serment, dit-il, honneur au serment de Sully; mais, en vérité, il y a une fatalité sur la France.

Et, sans même essayer de tenter Sully par une seule parole, il s'inclina profondément devant lui, reçut de la part du vieux ministre un salut poli, mais modéré, et se retira, commençant à douter de cette providence dont le P. Joseph lui avait promis le secours.

CHAPITRE XII.
LE CARDINAL EN ROBE DE CHAMBRE

Le cardinal rentra chez lui, place Royale, vers sept heures du matin, renvoya ses porteurs, qui se déclarèrent bien payés et par conséquent, satisfaits de leur nuit, se coucha deux heures, et vers neuf heures et demie du matin descendit dans son cabinet en pantoufles et en robe de chambre.

Ce cabinet, c'était l'univers du duc de Richelieu. Il y travaillait douze à quatorze heures par jour; il y déjeunait avec son confesseur, ses bouffons et ses parasites, souvent même il y dormait sur un grand canapé en forme de lit, sur lequel il se jetait quand la besogne politique donnait par trop. D'habitude il dînait avec sa nièce.

Personne n'entrait dans ce cabinet renfermant tous les secrets de l'Etat, à moins que Richelieu n'y fût, excepté son secrétaire Charpentier, l'homme sur lequel il pouvait compter comme sur lui-même.

Une fois entré, il en faisait ouvrir les différentes portes par Charpentier, excepté cependant la porte donnant chez Marion Delorme, dont seul il avait la clef.

Cavois avait commis l'indiscrétion de dire que parfois, quand le cardinal, au lieu de remonter dans sa chambre et de se coucher dans son lit, se jetait tout habillé sur le canapé de son cabinet, il avait pendant la nuit entendu une seconde voix, qu'à son timbre il avait reconnue pour une voix de femme, laquelle voix dialoguait avec lui.

Les mauvaises langues avaient dit alors, et le bruit s'en était répandu, que c'était Marion Delorme, alors dans toute la fleur de sa jeunesse et de sa beauté, puisqu'elle avait à peine dix-huit ans, qui passait comme une fée à travers la muraille ou comme un sylphe à travers le trou de la serrure, et qui venait causer avec le cardinal de choses n'ayant aucunement trait à la politique.

Mais personne ne pouvait dire l'avoir jamais vue chez le cardinal.

D'ailleurs, nous qui avons pénétré dans ce cabinet redouté, et qui en connaissons tous les secrets, nous savons qu'il existait une boîte aux lettres à l'aide de laquelle le cardinal correspondait avec sa belle voisine; Marion Delorme n'avait donc pas besoin de venir chez le cardinal, ni le cardinal d'aller chez Marion.

Ce jour-là probablement avait-il quelque chose à lui dire, car, de même que nous le lui avons déjà vu faire, à peine entré dans son cabinet, il écrivit deux lignes sur un morceau de papier, ouvrit la porte de communication, glissa le papier sous la seconde porte, tira la sonnette et referma la première.

Ce papier, nous pouvons le dire à nos lecteurs, pour lesquels nous n'avons rien de caché, contenait l'interrogation suivante:

– Combien de fois, depuis huit jours, M. le comte de Moret est-il venu chez Mme de la Montagne? est-il fidèle ou infidèle? en somme, que sait-on de lui?

Comme d'habitude, cette question était signée: «Armand.»

Mais, disons-le, l'écriture et la signature étaient déguisées et n'avaient rien de commun avec l'écriture et la signature du grand ministre.

Après quoi, il appela Charpentier et lui demanda qui était dans le salon voisin.

– Le R. P. Mulot, M. de Lafalone et M. de Bois-Robert, répondit le secrétaire.

– C'est bien, dit Richelieu, faites-les entrer.

Nous avons dit que le cardinal déjeunait d'habitude avec son confesseur, ses bouffons, ses parasites, et peut-être nos lecteurs ont-ils été étonnés de la société dans laquelle nous plaçons le confesseur de Son Eminence. Mais le P. Mulot n'était point un de ces casuistes rigides, qui surchargent leurs pénitents de Pater noster et d'Ave Maria

Non, le P. Mulot était avant tout un ami du cardinal. Onze ans auparavant, lors de l'assassinat du maréchal d'Ancre, lorsque la reine-mère avait été exilée à Blois et le cardinal à Avignon, le P. Mulot, soit par amitié pour le jeune Richelieu, soit confiance dans son génie à venir, avait vendu tout ce qu'il possédait, et en avait tiré trois ou quatre mille écus pour le cardinal, alors évêque de Luçon. Aussi conservait-il son franc parler avec tout le monde, et ne se gênait-il pour qui que ce fût. Mais c'était surtout à l'endroit du mauvais vin qu'il était d'autant plus intraitable qu'il était tout à fait courtisan du bon. Un jour qu'il dînait chez M. d'Alaincourt, gouverneur de Lyon, et qu'il était mécontent du vin qu'on lui servait, il fit venir le laquais qui l'avait versé, et le prenant par l'oreille:

– Mon ami, lui dit-il, vous êtes un grand coquin de ne point avertir votre maître, qui, peut-être ne s'y connaissant pas, croit nous donner du vin et nous sert de la piquette.

A ce culte de la vigne, le digne aumônier avait gagné un nez qui, pareil à celui de Bardolph, le joyeux compagnon de Henri V, eût pu servir le soir de lanterne, de sorte qu'un jour, que, n'étant encore qu'évêque de Luçon, M. de Richelieu essayait des chapeaux de castor, et que le P. Mulot le regardait les essayer, M. de Richelieu en choisit un, et le mettant sur sa tête: – «Celui-ci me va-t-il bien? demanda-t-il.

– Il irait encore mieux à Votre Grandeur, répondit Bois-Robert, s'il était de la couleur du nez de votre aumônier.

Le brave Mulot ne pardonna jamais cette plaisanterie à Bois-Robert.

Le second convive attendu par le cardinal était un gentilhomme de Touraine, appelé Lafalone. C'était une espèce de gardien que le cardinal s'était fait donner par le roi avant qu'il eût des gardes, pour empêcher qu'on ne le dérangeât inutilement ou pour des choses de peu d'importance. Ce Lafalone était aussi grand mangeur que Mulot était buveur, et voir boire l'un et manger l'autre était un plaisir que se donnait presque tous les jours le cardinal. En effet, Lafalone ne pensait qu'à la table. Quand les autres disaient qu'il ferait beau promener, qu'il ferait beau chasser, qu'il ferait beau baigner aujourd'hui, lui, invariablement disait: qu'il ferait beau manger. Il en résulta que, quoique le cardinal eût des gardes, il n'en conserva pas moins Lafalone.

Le troisième convive ou plutôt la troisième personne à laquelle le cardinal avait fait dire de venir, était François Metel de Bois-Robert, l'un de ses collaborateurs, mais plutôt encore son bouffon. D'abord, on ne saurait dire pourquoi, Bois-Robert lui avait fort déplu. Il s'était sauvé de Rouen, où il était avocat, pour une mauvaise affaire que voulait lui faire une fille qui l'accusait de lui avoir fait deux enfants. En arrivant à Paris, il s'était attaché au cardinal Duperron, puis avait tenté de passer au service du cardinal; mais nous l'avons dit, il ne lui était point sympathique, et plusieurs fois il gronda ses gens de ne pas savoir le défaire de lui.

– Eh! monsieur, lui dit un jour Bois-Robert, vous laissez bien manger aux chiens les miettes de votre table, ne vaux-je pas bien un chien?

Cette humilité désarma le cardinal, et non-seulement il avait pris Bois-Robert en amitié mais encore il ne pouvait se passer de lui.

Quand le cardinal était de bonne humeur, il l'appelait: Le Bois tout court, à cause d'un don que lui avait fait M. de Châteauneuf sur le bois qui vient de Normandie.

C'était son journal du matin; par Bois-Robert, le cardinal connaissait tout ce qui se passait dans cette république des lettres qui commençait à se consolider; puis Bois-Robert, qui avait un cœur excellent, guidait la main du cardinal dans les bienfaits qu'elle devait répandre, et parfois, bon gré, mal gré, la forçait de s'ouvrir quand elle voulait rester fermée par quelque motif de haine ou de jalousie, et Bois-Robert, à sa manière, lui prouvait que celui qui peut se venger ne doit point haïr, et que celui qui est tout-puissant ne saurait être jaloux.

On comprend qu'avec cette éternelle tension d'esprit vers la politique, ces menaces éternelles de conspirations, cette lutte acharnée contre tout ce qui l'entourait, le cardinal avait besoin de temps en temps de se laisser aller à des gaités qui, pour lui, devenaient presque de l'hygiène; l'arc trop tendu et surtout toujours tendu se fût brisé.

C'était surtout après des nuits comme celle qu'il venait de passer, et au milieu de ses plus sombres préoccupations, que le cardinal recherchait la société des trois hommes avec lesquels nous allons le voir se reposer quelques instants de ses travaux, de ses angoisses et de ses fatigues.

D'ailleurs, outre les contes qu'il espérait tirer, comme d'habitude, de la verve intarissable de Bois-Robert, il avait à le charger de découvrir la demeure de la demoiselle de Gournay et de la lui amener.

Aussitôt sa lettre pour Marion Delorme déposée dans le couloir, il ordonna donc, comme nous l'avons dit, à Charpentier d'ouvrir à ses trois convives.

Charpentier ouvrit la porte.

Bois-Robert et Lafalone se firent des politesses pour passer; mais Mulot, qui paraissait de mauvaise humeur, les écarta tous deux et passa le premier.

Il tenait une lettre à la main.

– Oh! lui dit le cardinal, qu'avez-vous donc, mon cher abbé?

– Ce que j'ai, cria Mulot, en trépignant, j'ai que je suis furieux!

– Et pourquoi?

– Ils n'en feront jamais d'autres!

– Qui?

– Ceux qui m'écrivent de votre part.

– Bon Dieu! qu'ont-ils donc fourré dans votre lettre?

– Ce n'est pas la lettre qui est mal; au contraire, contre l'habitude de vos gens, elle est assez polie.

– Qui est donc mal, alors?

– L'adresse. Vous savez bien que je ne suis pas votre aumônier, attendu que, si je consens jamais à être l'aumônier de quelqu'un, ce sera de plus grand que vous. Je suis chanoine de la Sainte-Chapelle.

– Oh! alors, qu'ont-ils mis sur l'adresse?

– Ils ont mis: «A monsieur, monsieur Mulot, aumônier de Son Eminence,» les sots.

– Ouais! dit le cardinal en riant, car il se doutait bien qu'il allait s'attirer quelques rebuffades; si c'était moi qui eusse mis l'adresse?

– Si c'était vous, cela ne m'étonnerait pas, ce ne serait point, Dieu merci, la première sottise que vous auriez faite.

– Je suis bien aise de savoir que cela vous contrarie.

– Cela ne me contrarie pas, cela m'exaspère.

– Tant mieux!

– Pourquoi, tant mieux?

– Parce que vous n'êtes jamais si réjouissant que quand vous êtes en colère, et comme j'aime beaucoup à vous voir en colère, je ne vous écrirai plus jamais qu'à «monsieur Mulot, aumônier de Son Eminence.»

– Faites cela et vous verrez.

– Que verrai-je?

– Vous verrez que je vous laisserai déjeuner tout seul.

– Bon, je vous enverrai chercher par Cavois.

– Je ne mangerai pas.

– On vous fera manger de force.

– Je ne boirai pas.

– On débouchera sous votre nez des bouteilles de romanée, de clos-vougeot et de chambertin.

– Taisez-vous! taisez-vous! cria Mulot, au comble de l'exaspération, et marchant sur le cardinal les poings fermés. Tenez, je le dis hautement, vous êtes un méchant homme.

– Mulot! Mulot! dit le cardinal, pâmant de rire, au fur et à mesure que son interlocuteur pâmait de colère. Je vais vous faire arrêter!

– Et sous quel prétexte?

– Sous le prétexte que vous révélez le secret de la confession.

Les assistants éclatèrent de rire, tandis que Mulot déchirait la lettre en morceaux et la jetait au feu.

Pendant la discussion on avait apporté une table toute dressée.

– Ah! voyons ce qu'il y a pour déjeuner, dit Lafalone, et sachons si cela vaut la peine de déranger un brave gentilhomme qui avait chez lui son déjeuner magnifiquement servi?

Et levant les plats les uns après les autres:

– Ah! ah! blancs de chapons à la royale, un salmis de pluviers et d'alouettes, deux bécasses rôties, champignons farcis à la provençale, écrevisses à la manière de Bordeaux; à la rigueur, on peut déjeuner avec cela.

– Hé pardieu! fit Mulot, de la nourriture on en aura toujours assez; chacun sait que M. le cardinal donne dans tous les péchés mortels et particulièrement dans celui de la gourmandise; mais ce sont les vins qu'il s'agit d'examiner: Bouzy rouge, hum! bordeaux grand cru, c'est bon pour les gens qui ont mal à l'estomac, comme tous les vins de Bordeaux. Vivent les vins de Bourgogne! Nuits, ah! ah! pomard, moulin-à-vent, ce n'est pas ce qu'il y a de mieux, mais enfin il faudra s'en contenter.

– Comment, l'abbé, vous avez à votre déjeuner du champagne, du bordeaux, du bourgogne, et vous ne trouvez pas que ce soit assez?

– Je ne dis pas qu'il n'y en ait point assez, dit Mulot en se radoucissant, je dis seulement qu'il pourrait être meilleur.

Žanrid ja sildid
Vanusepiirang:
12+
Ilmumiskuupäev Litres'is:
10 aprill 2017
Objętość:
761 lk 3 illustratsiooni
Õiguste omanik:
Public Domain
Allalaadimise formaat:
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