Loe raamatut: «Le Coeur Brisé D'Arelium», lehekülg 2

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Chapitre 2

LA DEUXIÈME LOI

“Honnêtement, je n'ai vraiment aucune idée de ce contre quoi nous protégeons le mur, mais est-ce important ? On nous a confié une tâche, et nous la mènerons à bien. Ce n'est pas à nous d’en discuter la raison.”

Orleus Yusifel, Capitaine de la Vieille Garde, 424 AD

*

PAR ICI ! cria Reed et, sans vérifier si les autres suivaient, s’élança vers les brasiers. Une main aux longues griffes apparut au-dessus des créneaux sur sa gauche et il la frappa au vol avec sa lance, envoyant la créature dégringoler dans la Fosse.

Il entendit un cri de douleur et risqua un coup d'œil derrière lui. Une des créatures avait atteint le mur et avait sauté du parapet sur le dos de Taches de rousseur, l'envoyant s'écraser au sol. D'autres créatures grimpèrent à leur tour sur les remparts et se jetèrent sur l'infortuné jeune homme, leurs griffes traversant sa cape et s'enfonçant dans son dos. Ses cris furent bientôt étouffés par les hurlements inhumains de ses assaillants qui le mettaient en pièces.

Il n'y avait rien d'autre à faire que de courir, chaque pas les rapprochant de leur salut. Les remparts commençaient à s'élargir à mesure qu’ils avançaient, l'épaisse fumée des feux emplissant l'air et obscurcissant le chemin. Reed pouvait entendre le faible cliquetis des griffes sur l’acier. Avec un ultime effort, il bondit à travers les derniers mètres de fumée et de suie pour arriver à sa destination, et ce qui restait de la garde de réserve.

Les remparts débouchaient sur une petite place, assez large pour que vingt hommes puissent se tenir côte à côte. L'avant de la place était bordé de part et d'autre par des tours de signalisation rondes et trapues, dont les brasiers étaient allumés. À l'extrémité opposée, se trouvait une modeste guérite à deux étages supportant une herse en fer protégeant l'entrée d'une volée de marches en pierre. C'était la seule voie d'accès à la partie est du mur.

D’épaisses dalles de granit descendaient en zigzag des remparts vers la caserne et les dépendances en contrebas. La guérite était le dernier obstacle, bloquant l'accès aux grandes plaines et aux villages éparpillés au-delà du mur, et c'est là que la garde de réserve livrait son dernier combat.

Les cadavres des deux camps s’étalaient sur la place, le sang cramoisi et l'ichor noir éclaboussant la pierre froide. Une douzaine de corps regroupés près de la tour la plus éloignée portaient des marques de griffes le long du dos et des jambes ; il s'agissait probablement de gardes qui patrouillaient le long du mur et qui, comme Reed, avaient essayé de retourner à la caserne avant d'être attaqués par-derrière par les créatures de la Fosse.

Une coulée sanglante parsemée de capes déchirées et de lances brisées menait de la tour à la guérite à l’autre bout de la place. D'autres corps jonchaient le sol devant la herse, des hommes de la Vieille Garde, mais aussi une bonne demi-douzaine d'ennemis : c'est ici que les soldats en fuite s'étaient retournés pour combattre, et c'est ici que les derniers membres survivants de la garde de réserve tentaient encore de tenir les créatures à distance.

Ils se tenaient devant la guérite en demi-cercle convexe, sur deux rangs. Le premier rang avait un genou à terre, la crosse de leurs lances fermement plantée dans le sol derrière eux, la pointe d’acier tournée vers l'ennemi. Le deuxième rang se tenait un pas derrière le premier, leurs lances reposant légèrement sur les épaules des hommes agenouillés devant eux.

À l'intérieur du demi-cercle de lances, Reed pouvait distinguer l'officier en cape rouge qui l'avait recruté toutes ces années auparavant, sa barbe noire touffue striée de filaments gris, ses dents pourries clairement visibles tandis qu'il hurlait des ordres aux défenseurs. Le capitaine Yusifel, commandant de la garde de réserve.

Devant l'anneau défensif, juste hors de portée des lances hérissées, deux bonnes douzaines de créatures à la peau grise faisaient les cent pas, montrant leurs dents acérées et hurlant des obscénités aux défenseurs. Alors que Reed observait, deux d'entre eux s’élancèrent soudainement, griffes levées, les yeux fixés sur un petit espace dans le cercle où deux des gardes s’étaient écartés l’un de l’autre.

Reed commença à crier un avertissement, mais c’était inutile. Lorsque les créatures atteignirent la ligne défensive, les deux gardes se déplacèrent calmement pour combler l'écart et abaissèrent leurs armes, empalant les deux attaquants ahuris avant qu'ils ne puissent réagir. Reed réalisa qu’Yusifel avait appâté l'ennemi pour qu'il attaque le mur de lance. Tactiquement, c'était logique, car cela lui permettait de réduire lentement le nombre d’attaquants sans risquer la vie de ses propres hommes, mais Reed savait que d'autres créatures étaient en route et que les gardes finiraient par être submergés. Ils devaient battre en retraite.

Une silhouette surgit de la fumée derrière lui et faillit le renverser. C'était Kellen, le visage et le masque de cuir éclaboussés de sang, les cheveux couverts d'une fine couche de cendres provenant des feux. Ses yeux écarquillés se concentrèrent avec difficulté sur Reed.

— Iden est tombé ! cria-t-il par-dessus le vent. Deux d'entre eux ont franchi le mur sur sa droite et lui ont arraché la jambe au niveau du genou. Je n'ai pas pu le sauver !

Il émit un petit rire nerveux qui se transforma en sanglot.

— Il avait réussi à faire quelques mètres de plus sur un pied, mais une autre lui a sauté dessus et...

Reed l’attrapa par le bras.

— De la droite ? Tu es sûr ? demanda-t-il.

— De la droite, Reed, de la droite, de la droite, de la droite ! C’est bien ce que j’ai vu ! s’écria Kellen en ricanant, rejetant la main de Reed et essuyant ses yeux injectés de sang avec sa manche.

— Par les Douze ! jura Reed. Si l'ennemi avait vraiment attaqué par la droite, cela voulait dire qu’il avait réussi à grimper par-dessus les remparts et à descendre de l'autre côté.

Ils étaient complètement encerclés. Et le mur de lances de Yusifel deviendrait inutile si les créatures pouvaient faire le tour pour attaquer le flanc ou l'arrière de la ligne défensive. Il devait les avertir.

— Avec moi ! cria-t-il à Kellen, qui le fixait d’un regard vide.

Reed lui envoya une claque au travers du visage et le tira vers lui.

— Allez, Kellen, on doit avertir Yusifel !

Un cri derrière lui le poussa à agir et il se précipita vers le garde de réserve, entraînant Kellen avec lui.

— Yusifel ! Yusifel, écoutez-moi, espèce de lourdaud ! hurla-t-il.

Il avait perdu son masque et une fumée âcre emplissait ses poumons, le faisant tousser et bafouiller.

Yusifel aperçut les deux hommes et, sentant que quelque chose se passait, dégaina son sabre d'officier et regarda autour de lui. Et il n'était pas le seul. Trois des créatures, alertées par les cris de Reed, avaient interrompu l'attaque du mur de lance et s’étaient retournées pour affronter cette nouvelle menace.

Reed ne ralentit pas une seconde, mais fonça à pleine vitesse sur les attaquants. Sa lance transperça le torse de la créature la plus proche, la lame jaillissant de son dos dans une gerbe d'os et d'ichor. La chose s'agrippa faiblement au bout du manche qui dépassait de sa poitrine avant de s'effondrer sur le sol. Reed eut à peine le temps de dégager son arme qu'une deuxième créature bondissait vers lui, ses griffes visant sa poitrine.

Il réussit à lever sa lance pour parer l'attaque et les griffes s'enfoncèrent dans le bois sec avec un claquement, fendant le manche en deux et envoyant des éclats de bois dans toutes les directions. Reed tomba lourdement, sa lance brisée glissant de sa main. La créature était tombée avec lui, grattant à son surcot, un grognement démoniaque au bout des lèvres. Reed ferma le poing et frappa son agresseur à la bouche, lui cassant deux dents et lui brisant la mâchoire.

La chose hurla et roula sur le côté. La main tâtonnante de Reed se referma sur le manche brisé de sa lance et, avec un grognement d'effort, il fit pivoter son bras et enfonça le bois profondément dans le cou de la créature. Elle émit un feulement guttural et s’effondra.

Reed gloussa d'incrédulité et se redressa sur ses coudes, juste à temps pour voir une horde de créatures descendre les murs de la guérite comme un raz-de-marée et s'écraser sur les gardes de réserve.

Les hommes hurlèrent lorsque les longues griffes transpercèrent leur chair, et le mur de lances se démantela dans le chaos.

Comme les brasiers n’avaient plus de bois pour les alimenter, les flammes s’éteignirent, rendant encore plus difficile de distinguer les amis des ennemis à travers le nuage de fumée et de cendres qui engloutissait la place. Des formes sombres apparaissaient et disparaissaient au milieu des bruits de lances s'entrechoquant contre des griffes, des cris de colère et des hurlements de douleur. Reed pouvait entendre Yusifel, tout près, hurler et jurer, ses jurons se transformant en appels à l'aide avant de laisser place au silence.

Reed chancela vers l’avant, trébucha sur un corps et tomba, se heurtant durement sur le sol. Le corps appartenait à Kellen. Le dernier membre du groupe de Reed n'avait pas réussi à quitter le mur. Il était mort la tête tournée vers le ciel et son regard vitreux fixait Reed de manière accusatrice. Reed soupira et ferma les yeux du jeune homme, avant d'arracher la lance des mains raides et froides, et de se mettre debout. Saisissant fermement la nouvelle lance, il chercha à se diriger vers l'endroit où il avait entendu Yusifel pour la dernière fois.

Il retrouva le capitaine quelques instants plus tard dans l'ombre de la guérite, tenant tête à deux des créatures, les repoussant à larges coups d'épée. Reed le rejoignit et ensemble ils les coincèrent contre le mur de la guérite et les taillèrent en pièces.

Yusifel se tourna vers lui, respirant lourdement.

— Reed ! Heureux que tu aies pu te joindre à nous ! Qu'est-ce qui t’a pris si longtemps ? Nous avions allumé les brasiers il y a une éternité de cela !

Il essuya son épée sur sa cape, se racla la gorge et cracha un amas brun et visqueux.

Reed le regarda avec incrédulité.

— Oh, je suis désolé ! Je serai arrivé plus tôt mais j'ai dû parcourir la moitié de la longueur du mur avec une bande de jeunes recrues, en esquivant des dizaines de ces monstres gris, puis me tailler un chemin à travers la place, tout en essayant de rester en vie, pour vous empêcher de vous faire découper en morceaux.... Monsieur, ajouta-t-il après une pause.

Yusifel fronça les sourcils et observa Reed longuement. Les cheveux et la barbe poivre et sel de Reed étaient incrustés de sang séché et de ragoût, son surcot maculé et entaillé. Sa cape pendait en lambeaux sur ses épaules. Un gros bleu de la taille d'un œuf de poule colorait sa tempe gauche tandis que ses yeux étaient rouges et larmoyants à cause de la fumée constante.

— Combien d'hommes as-tu amené avec toi, mon garçon ? dit doucement Yusifel, les yeux scrutant le brouillard derrière Reed, comme s'il s'attendait à voir une patrouille complète de gardes arriver en courant.

— Quatre étaient avec moi quand nous sommes partis, Monsieur, répondit Reed avec découragement. Je suis le seul qui reste maintenant.

Le vent hurlait sur la place, balayant le lourd voile de fumée et révélant le massacre des derniers membres de la Vieille Garde. On pouvait voir des créatures à la peau grise à perte de vue, s'interpellant dans leur étrange langage guttural, rampant le long des murs et des tours comme des mouches grotesques, et se disputant bruyamment leur butin de guerre : les membres et les oreilles coupés des morts. D'autres encore grimpaient de la Fosse, leurs griffes en forme de faucille harponnant la vieille pierre pour faciliter leur ascension. Ils étaient trop nombreux, beaucoup trop nombreux. Et sans plus de fumée pour cacher leur présence, ce n’était qu'une question de temps avant que Reed et Yusifel ne soient découverts.

— C'est la fin, alors, souffla Reed.

Il avait toujours pensé qu'un jour, il quitterait le mur et retournerait à Jaelem pour commencer une nouvelle vie, peut-être en tant que chaumier ou pêcheur comme son père. Il passerait ses journées sur le lac, avec pour seule compagnie sa canne à pêche et ses hameçons, à regarder la façon dont la lumière du soleil se reflétait sur la surface de l'eau. Peut-être même qu’il se rendrait enfin sur la tombe de sa mère. Il lui devait bien ça. Mais les choses ne se passent jamais comme on le souhaite, n'est-ce pas ? Au lieu de cela, il allait mourir ici sur le mur, sans que l'on se souvienne de lui, son corps pillé et démembré par ces créatures expulsées de la Fosse.

— Reed, mon garçon ? Tu te rappelles, il y a bien des années, de ton premier jour dans la cour d'entraînement, au garde-à-vous sous la pluie ? dit Yusifel distraitement. Quelle est la première chose que je t’ai apprise, la première loi de la Vieille Garde ?

Il ne regardait pas Reed, ni même la foule de créatures devant lui. Son regard était tourné vers la herse et une forme imposante qui s'approchait rapidement de l'autre côté.

— Je jure sur ma vie de défendre le mur, répondit automatiquement Reed.

— En effet, et la seconde ?

— Je confie ma vie à la volonté des Douze, dit Reed d'une voix hésitante. Car il pouvait clairement voir la silhouette maintenant. Une larme de soulagement coula sur sa joue. Hode avait raison. De l'autre côté de la herse se tenait un Chevalier des Douze.

*

Le chevalier mesurait au moins un mètre quatre-vingt-dix et était vêtu d'une magnifique armure de plaques polies qui brillaient malgré le peu de lumière. Il portait une barbute : un heaume d’acier sans visière, avec une ouverture en forme de T pour les yeux et la bouche. Deux cornes fixées de chaque côté du casque s'incurvaient vers l'extérieur puis revenaient vers le centre, comme d'énormes pinces de crabe. Il portait en bandoulière une gigantesque hache de combat à double lame d'au moins un mètre cinquante de long, faite de bois dur noirci et surmontée de deux lames en forme de croissant aussi larges que la tête d'un homme.

L'arme et l'armure du chevalier étaient impressionnantes, mais l'homme qui les portait l'était encore plus. Une puissance et une confiance émanaient de sa personne, chacun de ses mouvements était précis et calculé. Des yeux bleu océan perçants, remplis d'une intelligence et d'un savoir féroces, brûlaient dans les profondeurs de son casque à cornes.

Puis le chevalier prit la parole d'une voix calme, ferme, et légèrement accentuée, en contradiction avec sa carrure imposante.

— Je vous salue, Messieurs les Gardes, dit-il poliment aux deux hommes, leur adressant un bref signe de tête. Je dois m'excuser pour mon retard. J'ai rencontré des problèmes en chemin qui ont dû être réglés avant que je ne puisse vous venir en aide. Il regardait la herse d'un air pensif.

— Sire Aldarin ! s’écria Yusifel avec extase. Je commençais à perdre espoir ! La vieille chaîne du portail a sauté de son engrenage, j'en ai peur, mais si vous pouviez néanmoins trouver un moyen de nous rejoindre, nous vous en serions très reconnaissants !

Aldarin avait posé ses deux mains gantées sur la herse.

— Vous feriez bien de reculer de quelques pas, dit-il. Je pense que cela ne sera pas un bien grand obstacle.

Il s'arcbouta contre la porte et poussa de ses épaules. Pendant quelques secondes, rien ne se passa. Puis, avec un grincement plaintif de métal torturé et de chaînes rouillées, la herse se souleva graduellement, à trente, soixante, puis quatre-vingt-dix centimètres du sol. Aldarin poussa un grognement d'effort, se glissa sous le portail et lâcha prise. La herse retomba en place avec un bruit assourdissant qui ébranla les murs de la place. Des dizaines de petites têtes grises se tournèrent vers le son.

Le regard du chevalier parcourut la place, s'attardant sur les corps des gardes et les dépouilles macabres. Ses yeux devinrent froids.

— Ces hommes ne méritaient pas ce sort, dit-il calmement.

Passant sa main par-dessus son épaule, il dégaina son impressionnante hache à double tranchant des anneaux métalliques qui la maintenaient au dos de son armure. Il tenait l'arme d'une main légère, comme si elle n'était qu'un jouet en bois.

— Greylings ! lança-t-il, sa voix profonde et puissante traversant aisément la place. Vous avez profané les corps de ces hommes et tourné en dérision le Traité de Paix gravé dans la pierre par les Douze eux-mêmes. Cette trahison est inacceptable ! Je n'ai pas d'autre choix que de vous renvoyer à la Fosse. Apprêtez-vous !

Levant sa hache, il la toucha légèrement au haut de son casque dans un salut de duelliste. Reed pouvait distinguer le mot « Brachyura » gravé en lettres d’argent sur le manche en bois.

Les deux gardes avancèrent en titubant pour se placer aux côtés du chevalier, mais celui-ci leur fit signe de reculer et s’avança seul à la rencontre de l'ennemi.

Cinq des créatures s’étaient rapprochées, se déployant à gauche et à droite pour se jeter sur lui des deux côtés. Aldarin, ralentissant à peine sa marche, fit tourner sa hache en un large arc de cercle. Les deux lames, tranchantes comme des rasoirs, décapitèrent le premier attaquant, entaillèrent profondément les torses de trois autres, et coupèrent le bras de la cinquième créature, envoyant sa main griffue virevolter à plusieurs mètres.

Reed regardait le carnage bouche bée, incapable de comprendre ce qui venait de se passer. En quelques secondes, le chevalier avait tué plus de créatures qu'il n'en avait combattu lui-même au cours de la dernière heure.

Il avait entendu les nombreuses rumeurs courant sur les Chevaliers des Douze. On racontait qu'ils vivaient dans l'isolement, loin des regards indiscrets, construisant et entretenant de grands temples sur des pics montagneux solitaires, des sables brûlants du désert ou des falaises d'îles balayées par le vent.

On supposait qu'ils restaient là, enfermés dans l'isolement, affinant leurs corps et leurs esprits pour défendre le royaume, et que les Baronnies ne faisaient appel à eux qu'en cas de besoin. Tout comme la Vieille Garde, on pouvait autrefois trouver des chevaliers dans chaque grande province, au service des Barons et de leurs vassaux, mais c'était il y a bien longtemps. Reed ne connaissait personne ayant rencontré un Chevalier des Douze en chair et en os, pas même les plus anciens membres de la Garde.

Jusqu'à maintenant.

Aldarin avait atteint le centre de la place, entouré de tous côtés par les créatures. Sa hache s'élevait et s'abaissait dans des mouvements effilés et précis. Chaque coup était parfaitement coordonné, visant à infliger de lourds dégâts avec un minimum d'effort. Les Greylings ne portaient pas d'armure et n'avaient ni boucliers, ni armes pour parer les coups. Amassés sur la place, ils n'avaient nulle part où se replier, aucune ligne de retraite. Ils étaient en train de se faire massacrer.

Reed vit certains d'entre eux essayer de se défendre, leurs griffes grattant l'armure du chevalier à la recherche d'une brèche, mais il n'y en avait pas. Les plaques segmentées glissaient les unes sur les autres à chaque mouvement d’Aldarin, ses aisselles et l'arrière de ses genoux protégés par des fins filets argentés de cotte de mailles.

Sous le regard de Reed, l'un des attaquants sauta sur le dos du chevalier, plongeant ses griffes dans son cou, mais, en heurtant les plaques de l’armure, les doigts et articulations se tordirent et se brisèrent en craquant. La créature tomba en hurlant et se perdit dans la cohue des corps.

Les morts s'accumulaient autour du chevalier, limitant ses mouvements et l'obligeant à distribuer des coups plus serrés. D'autres créatures lui sautaient sur les bras et le dos, le tirant vers l'avant et, pendant une interminable seconde, il tomba à genoux avant de les refouler avec un rugissement.

Soudain, une clameur surnaturelle s’éleva de la Fosse, un hurlement pandémoniaque de colère et de mauvaiseté, décuplé par l'acoustique du gouffre. L’écho frappa Reed comme une vague de douleur physique, le faisant hurler et se boucher les oreilles. Un rapide coup d'œil sur le côté lui apprit que Yusifel faisait de même.

Le son eut un effet immédiat sur les créatures restantes qui répondirent par des cris et des hurlements, s'éloignant d'Aldarin et détalant au-delà des remparts vers la Fosse.

Aldarin se tenait debout, appuyé sur sa hache et grimaçant, mais il ne fit aucun mouvement pour les poursuivre. Avec un petit haussement d'épaules, il essuya les lames de son arme pour nettoyer le sang noir et les débris de chairs collés aux extrémités, puis il la rengaina soigneusement dans son dos, enfilant le manche dans les trois anneaux métalliques régulièrement espacés de l'épaule à la hanche.

Il se retourna et lança un sourire aux gardes, ses dents blanches tranchant sur l'obscurité de son casque.

— Louons les Douze ! dit-il avec révérence. Car Justice a été rendue aujourd'hui !

— En effet ! répondit Yusifel en lui rendant son sourire. Que voulez-vous que nous fassions maintenant, Sire Chevalier ?

— Vous pouvez m’appelez Aldarin. Je crains que l'ennemi n'abandonne pas pour autant ; ce n'est peut-être qu'un court sursis. Le soleil se lève, et les Greylings sont plus faibles en journée ; après tant d'années dans l'obscurité, la lumière de notre soleil heurte leurs yeux et brûle leur peau sèche. Ils ne s'aventureront pas dehors à nouveau aujourd'hui.

Reed vit que le chevalier avait raison, une légère teinte bleutée pointait à l'horizon. L'aube ne devait pas être loin. Que les Douze soient remerciés.

— Le temple a bien fait de m'envoyer ici, poursuit Aldarin, car il semble que leurs craintes soient fondées – les Greylings ont rompu le Pacte des Douze et ont refait surface.

— Les Greylings ? demanda Reed. Il n'avait jamais entendu ce nom auparavant.

— C'est exact, répondit Aldarin. Car c'est le nom qui a été donné à ces créatures il y a des centaines d'années. Vous devez avoir des questions, mais nous ne pouvons pas nous attarder ici, je dois retourner rapidement à Arelium. Je suggère que nous descendions du mur et allions aux écuries.

Il souleva à nouveau la herse, ses bras et ses jambes musclés se mesurant au lourd métal. Les deux gardes survivants traversèrent la guérite et descendirent la centaine de marches sinueuses menant aux casernes, une longue et étroite structure de pierre construite contre la base du mur.

En s'approchant, ils purent constater que, même si l'épaisse porte de bois était toujours fermée et intacte, de gros trous avaient été percés dans le chaume. Reed entra dans le bâtiment avec prudence, ses yeux scrutant la pièce. Elle était inoccupée mais tout ce qui aurait été utile avait été volé ou détruit.

Le râtelier à armes était vide, tandis que les nombreuses tables et chaises étaient réduites en miettes contre le mur. Un gros tas de linge trempé d'urine se trouvait dans un coin, et dans un autre les petits lits de camp militaire en toile étaient déchirés et brisés. Une bannière rectangulaire représentant le rouge et l'or de la Vieille Garde avait été lacérée en son milieu par deux larges griffures, coupant le soleil cramoisi en deux comme une orange fendue. Les volets en bois arrachés de leurs gonds laissaient rentrer la douce lumière de l'aube par les fenêtres ouvertes, baignant la pièce d'une lueur tamisée.

— Qu'ils brûlent dans la Fosse ! jura Yusifel. Il entra dans la pièce en traînant les pieds, redressa une des chaises rescapées et s'assit lourdement.

Le vieux capitaine avait commencé à boiter depuis qu'il avait atteint le bas des escaliers.

La grande silhouette d'Aldarin apparut dans l'embrasure de la porte, fronçant les sourcils devant l'intérieur saccagé.

— Nous ne trouverons rien ici, dit-il, et se dirigea vers le seul autre bâtiment de la cour, une longue structure en bois abritant les écuries, les cuisines, le lavoir et la forge.

Reed appuya sa lance contre la porte et tendit machinalement la main pour détacher son masque avant de réaliser qu'il ne le portait plus.

Il se souvenait qu'on leur avait répété à maintes reprises pendant l'entraînement de toujours porter des masques en patrouille pour se protéger des fumées nocives de la Fosse. Il émit un petit rire. Rien de tout cela ne semblait avoir de l’importance maintenant. La Fosse était devenue bien plus dangereuse que cela.

— Pourquoi ris-tu, mon garçon ? dit Yusifel d'un ton las. Il avait enlevé son plastron de cuir huilé et sondait d'un doigt crasseux une longue entaille sous sa côte inférieure gauche.

Reed trouva une autre chaise cabossée et s'y laissa tomber.

— Je pense à l'absurdité de la situation, Monsieur, répondit-il.

— Oui, tu as raison, mon garçon. Yusifel tapota les poches de son pantalon et en sortit une pochette à tabac éraflée et des allumettes, miraculeusement encore intactes.

Il craqua une allumette sur le talon de sa botte et, peu après, une douce fumée odorante se répandit dans la caserne, masquant la puanteur aigre de l'urine et des excréments.

— Que s'est-il passé ? questionna Reed. Ils sont sortis de nulle part ! Pourquoi maintenant ?

— Je ne sais pas quoi te dire, répondit Yusifel.

— Il y a deux jours environ, ce grand chevalier est arrivé ici, son cheval couvert de sueur. Il est entré dans mes quartiers en demandant des nouvelles de la Fosse, s'il se passait quelque chose d'étrange... J’ai été un peu choqué, pour être honnête. Je me souviens que ma mère me parlait des défilés organisés à Arelium pour les Chevaliers des Douze quand elle était jeune fille, mais on ne les avait pas vus par ici depuis cinquante ans, et puis celui-là est apparu.

Il fit une pause et inhala une bouffée de fumée.

— Je lui ai dit qu’il n’y avait rien à signaler, et ça n'a pas eu l'air de lui plaire. Il a marmonné quelque chose à propos d'un mauvais pressentiment et « qu'elle ne s'était jamais trompée auparavant », aucune idée de qui il parlait. Il a fini par me dire qu'il allait rester quelques jours. Il a dormi dans les écuries, il a parlé avec les patrouilles qui descendaient du mur, il y est même monté lui-même une ou deux fois, mais il restait discret la plupart du temps. Puis la nuit dernière, le vieux Kohl m'a réveillé en criant « Les feux sont allumés, les feux sont allumés ! » On a fait sortir les gars, on les a équipés, on s'est dirigé vers le mur et on a fait ce qu'on a pu, mais c'était trop tard, beaucoup trop tard.

Son regard était devenu hagard.

— Je les ai tous perdus... tous. Ils étaient sous ma responsabilité et j'ai échoué.

Yusifel toussa sèchement et fixa silencieusement ses bottes. Un silence inconfortable envahit la pièce. Reed ne savait pas quoi dire. Il observa le capitaine assit en face de lui. L’imposant recruteur braillard qui l'avait convaincu de s'engager dans la Garde avait disparu, remplacé par un vieil homme, accablé et dépenaillé, courbé sur sa cigarette. Reed ouvrit la bouche pour parler, mais fut interrompu par une voix forte venant de l'extérieur.

— Compagnons de garde ! La voix profonde d'Aldarin résonnait dans la cour. Je suis dans une situation fort désespérée ! Les Greylings ont souillé les cuisines et je crains que mon cheval ne soit mort. Je ne peux pas atteindre Arelium sans transport ni provisions. J'implore votre aide.

Reed jeta un coup d'œil à Yusifel, mais le vieil homme se contenta de hausser les épaules et de faire un signe de tête en direction de la porte. Reed se leva avec un soupir et sortit dans la cour, qui n'était rien de plus qu'un carré de terre rectangulaire vide, à l'exception d'un petit puits grillagé et de quelques bottes de foin pour l’entraînement. Aldarin sortait des écuries, une lueur d'acier dans les yeux.

— Que proposez-vous, gardien ? demanda-t-il.

Reed se gratta la barbe pensivement.

— Ma ville natale de Jaelem est à deux jours de cheval d'ici, répondit-il. Je ne pense pas que vous trouverez quelque chose de plus proche. Ils auront des chevaux et des provisions. Tout est plat dans cette direction, rien que des plaines et quelques arbres. Si nous partons maintenant, nous pourrions parcourir une bonne distance avant que la nuit ne revienne.

Il fit une pause, essayant de formuler correctement sa pensée suivante.

— Le fait est, Sire, que je ne suis pas sûr que ce soit bienséant de laisser la Vieille Garde ici. Il y a des kilomètres de mur là-haut et des douzaines d'hommes, gardes comme moi, qui n'ont toujours pas été retrouvés. Certains d'entre eux sont peut-être encore en vie et ont peut-être besoin de notre aide. Ce sont mes amis. Nous ne pouvons pas partir et les laisser à leur sort.

Aldarin le fixait intensément du fond de son casque corné.

— Quel est votre nom, garde ?

— Merad Reed, Sire Chevalier.

— Reed. Savez-vous pourquoi la Vieille Garde existe ?

— Lorsque je me suis enrôlé, les gens n'ont cessé de me dire que nous étions la lumière contre les ténèbres, le bouclier contre l'inconnu, déclara Reed, en s'efforçant d’atténuer le sarcasme de sa voix.

— Exactement, dit Aldarin. Votre rôle est tout aussi crucial que celui d'un soldat d'Arelium, d'un Chevalier des Douze ou d'un père de famille. Vous êtes ici pour surveiller, pour garder et, surtout, pour protéger ceux qui ne peuvent pas se protéger eux-mêmes. Saviez-vous que le premier capitaine de la Vieille Garde a été assermenté par l'un des Douze lui-même ? Que la bannière déchirée de vos baraquements fut offerte en cadeau pour honorer votre loyauté et votre dévouement ? Combien de villages entourent la Fosse ? Combien de vies ont été sauvées ce soir grâce aux actions de la Garde ?

— Mais nous ne les avons pas arrêtés ! s’exclama Reed, les mains crispées d'exaspération. Nous nous sommes battus et nous avons été massacrés.

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