Loe raamatut: «Le Coeur Brisé D'Arelium», lehekülg 3

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— Non, vous ne les avez pas arrêtés, dit Aldarin. Mais vous les avez ralentis. Vous avez endigué la marée. Vous nous avez donné le temps de nous préparer, donné aux autres le temps de fuir. Mais cela ne signifiera quelque chose que si nous pouvons avertir le Baron, si nous pouvons lui dire ce que nous avons vu ici. Il peut faire appel à d'autres comme moi. Ensemble, si nous agissons vite, et si les Douze le veulent, nous pouvons les repousser.

— Je comprends que vous souhaitez rester, poursuivit-il avec douceur, et, si vous me le demandez, j’abandonnerai ma quête et je vous assisterai ici, au mur. Vous devez décider ce qui est le plus important : aider les quelques personnes encore présentes sur le mur ou aider les innombrables autres, les habitants de la Baronnie d’Arelium.

— Et pourquoi pas les deux ? intervint Yusifel. Il était appuyé contre le mur de la caserne et avait écouté en silence.

— Je ne suis pas en état de voyager, j'ai plus d'égratignures et de bleus sur le corps que je ne peux en compter, et cette coupure aux côtes n’a pas l’air très belle. Vous deux, allez à Jaelem. Je vais me reposer un peu ici, puis je retournerai vers le mur, je rallumerai les brasiers et j’irai faire un petit tour, histoire de voir ce que je peux trouver … et qui je peux trouver.

Il toussa à nouveau, puis cracha une masse noirâtre dans les cendres.

— De toute façon, j'aurai besoin de temps pour enterrer mes hommes.

— Et après ? dit Reed. Après que vous aurez trouvé les quelques survivants et que vous les aurez soignés ? Que ferez-vous à la nuit tombée, lorsque ces créatures reviendront ?

Yusifel se redressa et le regarda dans les yeux.

— On va vous faire gagner du temps, mon garçon, dit-il. Pas beaucoup, je pense, mais nous ferons de notre mieux.

— Pas question ! répondit Reed avec colère. Je ne vais pas vous laisser ici.

— J'ai bien peur que si. Tu vois, je suis toujours ton capitaine, et je t’ordonne d'aller avec ce chevalier et de l'aider du mieux que tu peux. Tu seras l'émissaire de la Vieille Garde à Arelium.

— Et si je refuse ?

— Il me semble que la punition pour le non-respect des ordres d’un officier supérieur est l'exil, n'est-ce pas ? dit Yusifel, souriant à Reed avec ses dents jaunes. Allez, mon gars, fais cette dernière chose pour moi, c'est important.

Il n'y avait rien d'autre à dire. Reed s’avança et serra le poignet de l'ancien recruteur.

— Je ferai ce que je peux, dit-il avec émotion, et se retourna pour rejoindre Aldarin qui attendait patiemment au bout de la cour, un sac de toile à ses côtés.

Alors qu’il s’éloignait, le vieux capitaine cria une dernière fois.

— Reed ! lança Yusifel d’une voix ferme. Ne gâche pas cette chance, Reed. N'oublie jamais ce qui s’est passé ici !

Reed ne se retourna pas.


Chapitre 3

LES DAGUES DU JONGLEUR

“Des neuf Baronnies, Arelium est sans l'ombre d'un doute la plus riche de toutes. Perchée comme un nid de cygne sur les rives de la rivière Stahl, sa situation lui permet de profiter d'une myriade de superbes opportunités commerciales. Marbre, fer, et pierres précieuses issus des montagnes de Morlak. Poissons, verres, et soies de l'estuaire de Kessrin. Tout cela doit passer par Arelium. Et au-delà de ses murs fortifiés, une centaine de champs abondants de cultures et de bétail ! Je ne suis, bien sûr, qu'un rouage mineur de cette grosse machine mercantile, mais j'espère que mon humble contribution aidera à rendre notre Baronnie encore plus prospère.”

Praxis, Intendant du Baron Listus del Arelium, 419 AD

*

Jelaïa del Arelium, première et unique fille du Baron del Arelium, héritière de ses innombrables titres et de sa fortune considérable, s’ennuyait à mourir.

Elle enleva ses fines lunettes de lecture et les jeta devant elle, manquant de peu une pile de parchemins empilée sur le coin de son bureau. Des cartes de toutes tailles, des rouleaux de papier, des livres illustrés, des crayons et des bougies consumées recouvraient entièrement la table, comme si quelqu’un avait entrepris de combler chaque espace disponible jusqu’à ce qu’il n’en reste plus.

Son éducation, ainsi que sa mère le lui rappelait souvent, était d’une importance capitale si elle souhaitait comprendre pleinement les rouages complexes de la Baronnie et sa place dans le grand agencement des affaires.

Arelium était l’une des neuf Baronnies, neuf régions s’étendant des plaines enneigées du Nord aux déserts brûlants du Sud. Chaque région fonctionnait de manière plus ou moins autonome, gouvernée par un dirigeant qui avait le contrôle total de la politique militaire, judiciaire, et économique. Le Baron, son père, était aidé par ses vassaux, une douzaine de nobles ayant chacun leurs propres terres et sujets, qui lui juraient fidélité en échange de sa protection et d’une partie des revenus de la région.

L’alliance entre les Baronnies était consolidée par le Conseil, un sommet annuel créé dans l’espoir de renforcer l’union des neuf régions. Le Conseil pouvait également être convoqué en cas de conflit majeur, ou à la demande de l’un des Barons, ce qui était extrêmement rare et ne s’était jamais produit depuis la naissance de Jelaïa il y a vingt-et-un ans. En vérité, son père détestait assister au sommet. Cela le mettait de très mauvaise humeur, et pendant des semaines après son retour, elle l’entendait toujours grommeler à voix basse sur le coût d’entretien des routes commerciales ou les taxes d’exportation exorbitantes.

Il y a quelques années, une troupe itinérante d’artistes s’était installée près des portes de la ville et avait régalé la population locale avec des pièces de théâtre, des tours de magie, des acrobaties et autres prouesses. Jelaïa avait été fascinée par l’un des jongleurs, un jeune homme à peine plus âgé qu’elle, qui dominait la foule de ses échasses en bois. Il pouvait envoyer six ou sept balles multicolores tournoyer dans les airs sans effort. Lorsque son public se lassait des balles, il passait aux massues ou à une série de dagues aiguisées comme des rasoirs. C’étaient les dagues qui avaient le plus impressionné la jeune Jelaïa. Elle avait été hypnotisée par l’acier scintillant, sachant qu’une erreur aurait pu coûter un doigt ou deux au jongleur.

Son père l’avait trouvée quelques heures plus tard.

— Je vois que vous avez fait connaissance avec mon compagnon d’armes ! avait-il dit en souriant, s’inclinant devant l’homme guindé.

— Mon brave homme ! Nous nous ressemblons beaucoup, vous et moi. Moi aussi, je passe mes journées à jongler avec les interminables dagues politiques de mes nobles. Et moi aussi, j’essaie de les faire tourner en rond, en espérant ne pas trébucher ou faire une erreur qui conduirait l’un d’eux à me poignarder dans le dos ! Je vous félicite, Monsieur, car ce n’est pas une chose facile.

Et après avoir lancé une pièce d’or au jongleur surpris, il avait ramené Jelaïa au donjon.

Bien sûr, le Baron avait raison. Un gouverneur bien informé et bien éduqué pourrait utiliser ses connaissances pour négocier, anticiper et, si la situation l’exigeait, exercer des représailles.

Néanmoins, cela ne rendait pas moins ennuyeuses les heures d’études quotidiennes qui s’égrenaient les unes après les autres.

Jelaïa repoussa sa chaise et replaça distraitement une mèche égarée de cheveux châtains dans le chignon tressé que sa femme de chambre épinglait chaque matin. Elle étira ses jambes, dépliant ses genoux pour soulager la raideur de ses articulations, avant de s’approcher d’une des fenêtres pour s’adonner à sa rêverie.

Sa chambre se trouvait au dernier étage du donjon, haut de six étages. Plusieurs fenêtres en verre offraient une vue imprenable sur la ville d’Arelium et les terres au-delà. Jelaïa contemplait la Baronnie qui portait son nom et qui serait un jour la sienne.

Arelium se trouvait au centre d’une large vallée sur les rives de la rivière Stahl, bordée de tous côtés par des collines verdoyantes. La ville fortifiée abritait des milliers de personnes, réparties dans plusieurs centaines de maisons à colombages entourant le formidable donjon de pierre qui était le siège du pouvoir du Baron. Le donjon lui-même était surmonté de quatre tourelles carrées crénelées, chacune arborant le drapeau d’Arelium : un loup blanc sur un champ rouge foncé.

Une courtine sinueuse entourait la ville, construite dans le même style que le donjon central et perforée de meurtrières et de bretèches. Le seul moyen de traverser le mur était de passer par l’unique barbacane. Le guet était équipé d’une lourde porte et d’une série de herses qui pouvaient être levées ou abaissées par la garnison stationnée au deuxième étage. Jelaïa pouvait voir un flux lent et régulier de marchands et de voyageurs couler comme un fleuve par la porte, un éclair de rouge ou une lueur de métal lui permettant de distinguer les hallebardiers de la garde du Baron.

Un amoncellement de bicoques de fortune s’était développé à l’extérieur de la ville, un enchevêtrement de tentes, de caravanes, et de structures en bois délabrées. Des jetées s’étendaient sur la rivière tandis que de petites silhouettes lointaines grouillaient sur des barges, des bateaux plats et d’autres embarcations plus petites, chargeant ou déchargeant des marchandises telles des fourmis s’attaquant à un bol de sucre.

La journée ensoleillée et sans nuage permettait de voir encore plus loin dans la vallée, là où les terres étaient consacrées à la culture du blé, du maïs, de l’orge, du houblon, des tournesols, des vignes et bien plus encore ; un patchwork vibrant d’agriculture. Des manoirs fortifiés disposant de grands jardins d’agrément et de dépendances, dominaient les petits villages et les fermes. Ils étaient les demeures des nobles d’Arelium, vassaux du Baron lui-même.

Au-delà de la vallée s’étendaient les trois Baronnies voisines qui partageaient leurs frontières avec Arelium : Da’arra au sud – après les grandes plaines et les villages de la Fosse – Kessrin au nord-ouest où la rivière Stahl rencontrait la mer, et Morlak à l’est où les collines se transformaient en montagnes escarpées et traîtresses.

Pour Jelaïa, les nombreuses heures passées à contempler la vallée avaient toujours suscité des émotions contradictoires. La fierté de ce que son père et ses ancêtres avaient accompli. La peur et le doute de ne pas être digne de cet héritage. La responsabilité pour le peuple d’Arelium. La frustration et la culpabilité du fait qu’elle ne connaissait rien – ou presque – de leur mode de vie.

C’est à ce dernier défaut qu’elle tentait de remédier, en subtilisant tous les livres et documents qu’elle pouvait trouver dans les archives de la ville ou dans la vaste collection personnelle du Baron. Les plans du donjon et des bâtiments environnants, les bilans des entreprises locales, les rendements des cultures, les échantillons de sol, les factures de matières premières, les coûts de main-d’œuvre, les coûts de construction, l’entretien des routes et des bâtiments ; la liste était interminable.

Et les livres, tellement de livres. Une pléthore de sujets, tous plus détaillés les uns que les autres : l’agriculture, l’exploitation minière, le commerce, la maçonnerie, la menuiserie, le tissage, la couture, la boulangerie – toutes les choses que son tuteur refusait de lui enseigner car il les jugeait non pertinentes pour une personne de noble rang. Elle lisait voracement, griffonnant des notes dans les marges, ajoutant des pensées et des commentaires de son cru, feuilletant page après page de son index humide.

Cela suffirait-il ? Un jour, tôt ou tard, elle allait le découvrir.

Trois coups fermes frappés à la porte la firent sursauter et elle manqua de trébucher sur l’ourlet de sa longue jupe verte. Elle réussit à se rattraper au coin de la table, renversant des parchemins sur le sol.

— Jelaïa, j’espère que vous êtes habillée parce que, prête ou pas, j’entre, annonça une voix étouffée alors que la porte s’ouvrait.

Un homme de grande taille, à la coiffure impeccable, les cheveux épais et gominés, le visage cerclé d’une légère barbe de trois jours, entra d’un pas vif dans la pièce avec un sourire malicieux. Il portait un manteau de cuir noir à col haut sur une tunique marron ceinturée. Un médaillon en argent était suspendu à une fine chaîne autour de son cou, et une longue dague effilée était rangée dans un fourreau orné de bijoux attaché à sa cuisse droite.

— Je pensais bien vous trouver ici, enfermée avec vos livres alors qu’il fait un soleil radieux au-dehors, dit-il d’un ton taquin. Votre peau a besoin d’un peu de soleil de temps à autre, vous savez. Si vous continuez à blanchir, on vous perdra dans la neige à l’hiver prochain.

Jelaïa lui lança une boîte de parchemins à la tête, le manquant d’un bon mètre.

— J’aimerais bien sortir, mon cher intendant Praxis, mais mon père ne me laisse pas me promener sans compagnie et mon chaperon préféré ne m’a pas rendu visite depuis des jours !

— Ah. Oui. Désolé, répondit Praxis en tripotant son médaillon.

Le disque d’argent était gravé du signe de sa fonction : deux coupelles suspendues à équidistance d’un axe, formant une balance.

— Votre père me garde très occupé. La récolte a été exceptionnelle cette année et nous sommes plutôt débordés, pour être honnête. Le pire, c’est le blé : Je le stocke presque aussi vite que les chariots le déchargent, mais nous sommes toujours à court de lieu d’entreposage. J’aurais dû mieux argumenter l’année dernière lorsque le Baron a refusé ma proposition d’un plus grand silo.

— Pourquoi ne pas simplement moudre le grain ? demanda Jelaïa. La farine prend moins de place que les épis.

Parce qu’il est plus difficile de… Praxis se coupa lui-même. Par la Fosse, j’ai encore failli me faire berner ! Je ne vais pas me laisser entraîner dans une autre discussion sur la façon de gérer les terres de votre père, Jelaïa. Si je suis encore intendant le jour où vous deviendrez Baronne, je serai heureux de passer des semaines à débattre de la politique agricole, mais pour l’instant, vous devez me laisser faire mon travail. Et en parlant de faire mon travail, je suis venu vous chercher pour vous conduire au Baron ; il souhaite s’entretenir avec vous.

— Très bien, dit Jelaïa d’un ton irascible. Mais la prochaine fois que j’irai me promener dans les jardins, je demanderai à quelqu’un d’autre de m’accompagner.

— Ha ! Alors ça, ça m’étonnerait, dit Praxis avec un sourire narquois.

Ils descendirent l’étroit escalier en colimaçon qui menait de la chambre de Jelaïa à la grande salle du premier étage où le Baron tenait conseil, accordait audience à ses vassaux et recevait les invités importants.

De longues bannières arborant l’héraldique des nobles qui avaient prêté serment de fidélité au Baron couvraient les murs. À l’extrémité du hall, une élégante table en chêne poli s’étendait sur toute la largeur de la pièce, sa surface recouverte d’une carte en parchemin détaillant les terres de la Baronnie. De petites figures sculptées parsemaient la carte : des fermes, des maisons de campagne, des caravanes de marchandises, des bateaux et des groupes de soldats. Derrière la table se trouvaient trois simples chaises en bois, sous une bannière représentant le loup blanc d’Arelium.

Jelaïa eut à peine le temps de reprendre son souffle que son père entra dans la pièce, suivi d’un groupe de nobles, de gardes, et de serviteurs.

Le Baron Listus del Arelium était un vétéran au visage sévère, aux yeux froids couleur d’acier et à la barbe grise courte et bien taillée. Il avait une soixantaine d’années, mais la plupart des gens lui auraient donné dix ans de moins. Son âge n’était trahi que par les rides autour de ses yeux et de sa bouche, et par ses cheveux clairsemés. Vêtu d’un doublet rouge orné de dentelle blanche et de hautes bottes en peau de daim, il marchait du pas assuré d’un ancien soldat.

Quand il aperçut sa fille, le froncement de sourcils du vieil homme disparut, remplacé par un sourire indulgent.

— Jeli ! Je vois que Praxis a réussi à te faire sortir de ta petite cachette ! Bienvenue dans le monde des vivants !

Il s’effondra sur l’une des chaises, repoussant d’un geste de la main les flagorneurs qui s’approchaient. Deux hallebardiers robustes en livrée prirent position de part et d’autre du Baron, laissant les autres membres de sa cour s’affairer sans dessein autour de la table en chêne.

— Approche, mon enfant, je ne vais pas te mordre !

Jelaïa fit une rapide révérence et se plaça devant lui, sentant qu’elle était jugée pour quelque chose dont elle n’avait pas connaissance.

— Praxis ! tonna le Baron. Comment va la récolte, mes sujets seront-ils bien nourris cet hiver ?

— Oui, mon Seigneur, en fait les silos débordent, peut-être que nous devrions…

— Débordent, hein ? Excellent, excellent. Vous auriez dû m’écouter et construire ce grenier à grains l’année dernière comme je vous l’avais conseillé, cela vous aurait évité bien des tracas.

— Oui, mon Seigneur, répondit Praxis avec un soupir résigné.

— Très bien. Maintenant, Jelaïa…

Avant que le Baron ne puisse continuer, une porte s’ouvrit de l’autre côté de la salle et la Baronne entra, ses dames d’honneur la suivant de près.

Elle était l’opposé de son mari à tous égards, une petite souris de femme au visage rond, aux cheveux courts, bouclés et grisonnants, et au sourire amical. Elle était facile à vivre, sociable et bavarde, appréciée des vassaux du Baron et de leurs épouses. Beaucoup d’entre eux avaient commis l’erreur de la trouver hédoniste et un peu simple d’esprit, lui disant en confidence des choses qu’ils n’auraient jamais songé à révéler au Baron lui-même.

Ce manque de jugement était parfaitement exploité par la Baronne, et par conséquent son mari était toujours bien informé des tractations les plus louches, et des alliances secrètes qui couvaient parmi ses nobles. Elle avait également une bonne connaissance des chiffres, se réunissant plusieurs fois par semaine avec Praxis pour discuter des finances de la Baronnie.

La Baronne adressa un sourire rapide à Jelaïa et s’assit à côté de son mari.

— Je vous demande pardon, mes dames et mes sires, dit-elle avec éclat. Les registres d’impôts m’ont tenue occupée.

Son mari roula des yeux et s’éclaircit la gorge.

— Ahem. En effet. Revenons au sujet qui nous préoccupe. Alors, par où commencer ? Bien. Jelaïa, tu es maintenant une jeune femme, dans la fleur de l’âge, pour ainsi dire, et ta mère et moi avons discuté…

Oh non, pensa Jelaïa.

— Et nous pensons qu’il est temps d’avancer dans notre projet de consolider nos alliances avec les Baronnies voisines.

Oh non non non.

— Morlak semble avoir plusieurs prétendants éligibles et une délégation de Kessrin arrivera ici demain–

— Non, Père, non ! Lâcha Jelaïa. Le Baron, peu habitué à être interrompu, fronça les sourcils.

— Je suis désolée, j’ai besoin d’air, dit-elle, désemparée, en s’enfuyant de la pièce, passant devant un Praxis surpris, le regard de son père brûlant dans son dos alors qu’elle s’échappa de l’enceinte étouffante du donjon et s’élança vers la ville.


Chapitre 4

LE RETOUR À JAELEM

“Je ne réfute pas l’importance des soldats. Il viendra un moment où chaque royaume aura besoin de se défendre. Je dirai simplement que les combattants, aussi nombreux ou bien entraînés soient-ils, ne sont qu’une petite partie de l’équation. Car que se passerait-il si le mur sur lequel ils se tiennent était trop fragile ? S’il s’effondrait sous son propre poids ? Si l’absence de fondations appropriées faisait qu’il s’enfonce dans la boue ou le sable ? Vous pouvez agir comme bon vous semble, ce sont vos temples et vos initiés. Mais je crois que le monde a déjà assez de soldats. Je vais former des bâtisseurs.”

Brachyura, Quatrième des Douze, 39 AD

*

Reed et Aldarin traversèrent rapidement le terrain plat entre la Fosse et Jaelem, suivant les pistes sinueuses créées par les animaux, serpentant entre des buissons d'épines et des acacias rabougris. Les vastes plaines s'étendaient devant eux sur des kilomètres dans toutes les directions, comme une mer d'ambre et de verdure, vide et sans vie, à l'exception de quelques troupeaux de chèvres sauvages et d'oiseaux de proie.

Ils parlèrent peu pendant leur première journée ensemble, chacun étant perdu dans ses propres pensées. Lorsqu'ils avaient besoin de parler, ils devaient crier pour se faire entendre par-dessus les rafales de vent incessantes qui leur projetaient du sable et de la terre au visage. Reed se frottait constamment les yeux, le nez, et la bouche, se maudissant d'avoir laissé son masque en cuir à la caserne. Après quelques heures, il déchira à contrecœur une bande de tissu de sa cape et l'attacha fermement autour du bas de son visage pour se protéger du plus gros de la saleté.

Aldarin ne semblait pas gêné par le vent, pas plus qu'il ne l'était par sa lourde armure. Ses longues foulées avalaient les kilomètres à un rythme régulier, ne ralentissant que lorsqu'il voyait que Reed était à la traîne ou pour vérifier qu'ils allaient dans la bonne direction.

La journée se prolongeait, le soleil qui s’était élevé haut dans le ciel descendait maintenant vers l'horizon, rafraîchissant l'air et étirant les ombres des arbres. Lorsqu'ils arrivèrent à un petit bosquet offrant un abri contre le vent, Reed, épuisé, suggéra de s’arrêter pour la nuit.

Aldarin accepta, et commença à enlever son armure. Le casque à cornes fut ôté en premier. Reed vit qu'il le pivota brusquement vers la gauche avant de le retirer comme s'il désengageait un système de verrouillage. Puis vinrent les gantelets, les grèves, les vambraces, les cuissardes et le plastron, chaque pièce empilée soigneusement sur le sol à côté de lui. Et enfin, une journée après leur première rencontre, Reed put découvrir le visage de Sire Aldarin, Chevalier des Douze.

Il avait la peau légèrement bronzée et des cheveux noirs, coupés très courts près du crâne. Des yeux bleu océan pénétrants sur un visage dur et anguleux. Son menton carré était rasé de près, une fine cicatrice traversant sa lèvre inférieure et descendant en zigzag vers son cou. Une deuxième cicatrice traversait l'arête d'un nez plat qui semblait s’être mal remis d’une ou deux fractures.

Sans son armure, la présence physique du chevalier n’avait en rien diminué. Au contraire, il était encore plus remarquable lorsqu'il était vêtu d'un simple jaque rembourré. Ses épaules fortes et larges et sa poitrine massive et râblée étaient accompagnées de bras musclés et athlétiques qui brillaient de transpiration après des heures de marche revêtu d’une armure de plates.

Il était différent, très différent, de ce que Reed avait imaginé. Dans son esprit, les Chevaliers des Douze devaient ressembler à des nobles au teint clair, aux cheveux longs, aux traits aquilins, et aux sourires parfaits. Aldarin, c'était autre chose. Il avait le physique d'un guerrier, d'un boxeur même, plus habitué à passer son temps dans une enceinte de combat qu'à courir après des courtisanes gloussantes ou à discuter de la politique des neuf Baronnies, un verre de vin blanc dans une main et un cigare dans l'autre.

Et pourtant, dans le peu de temps qu'ils avaient passé ensemble, Aldarin s'était toujours exprimé avec éloquence, réflexion et courtoisie. Reed était persuadé que les connaissances et la perspicacité du chevalier étaient bien supérieures aux siennes mais, malgré cela, Aldarin écoutait toujours ce qu'il avait à dire, fixant Reed de son regard perçant. Une myriade d'émotions scintillait comme des étoiles dans ses iris d'un bleu profond : mélancolie, tristesse, colère, détermination, ainsi qu’un intellect lucide. Quand Aldarin posait les yeux sur Reed, il sentait son esprit mis à nu, ses pensées découvertes. C'était à la fois apaisant et déconcertant, et il n'était pas toujours facile de détourner le regard.

Aldarin roula son cou et ses épaules, faisant couler un peu d’énergie dans ses muscles fatigués. Accroupi à côté de son armure, il dénoua le cordon du sac en toile qu'il portait et en vida le contenu : deux petits pains, quelques morceaux de viande de lapin salée, trois carottes ratatinées, une gourde d'eau en métal, et un coffret en bois verni. Il s'avéra que le coffret contenait non seulement une pochette d'argent, mais aussi du papier, de l'encre, une pierre à aiguiser, et même un petit briquet, qu'Aldarin utilisa pour allumer le feu de camp en quelques minutes.

Reed avait retiré ses gants et son masque de fortune. La lumière du jour déclinait rapidement, drainant l'air et le sol de leur chaleur à mesure qu'elle disparaissait. Il tendit ses bras au-dessus du feu et sentit la chaleur s'infiltrer entre ses doigts engourdis. Aldarin partagea le peu de nourriture qu'ils avaient et les deux hommes mangèrent leurs maigres provisions dans un silence complice, échangeant quelques mots par-dessus les crachats et le crépitement des flammes.

— Nous avons bien avancé aujourd'hui, ami Reed, dit Aldarin en mâchant un gros morceau de viande séchée. Rien pour nous déranger ici, à part le vent et la poussière, je pense. Il mit une carotte dans sa bouche.

— Nous avons fait bonne route, convint Reed, en déplaçant ses jambes douloureuses.

— Cela faisait longtemps que je n'avais pas voyagé aussi loin, continua-t-il. En y réfléchissant, je ne pense pas avoir été aussi près de chez moi depuis la mort de ma mère, il y a presque dix ans. C'est vraiment étrange. C'est beaucoup plus proche que dans mon souvenir. Si ma mémoire est bonne, nous sommes déjà à mi-chemin. Le fait de couper le long des sentiers de gibier a beaucoup aidé.

— En effet. Cependant, je crois que nous nous dirigeons vers le sud-est ? Il est très regrettable qu'il n'y ait pas de meilleure voie. Arelium est au nord de la Fosse. Une fois que nous serons réapprovisionnés, notre voyage vers le nord sera beaucoup plus long, et si les Greylings ont pris le mur, ils seront vite sur nos traces. Aldarin ajouta plus de bois sec au feu, alimentant le brasier affamé.

— S'ils ont pris le mur, alors Yusifel et mes derniers compagnons de garde sont morts, dit Reed.

Il sentait son tempérament s'effilocher alors que la tension et l'anxiété des récents événements commençaient à le rattraper.

— Je peux lire le soleil aussi bien que n'importe quel membre de la Vieille Garde, je sais dans quelle direction nous allons. Vous avez vu combien nos environs sont désolés. Jaelem est le meilleur endroit que je connaisse. Vous devriez me faire confiance, Aldarin, tout comme je vous fais confiance, même si je ne sais pas qui vous êtes, qui vous a envoyé ici – et comment ils savaient que ces choses allaient ramper hors de la Fosse la nuit dernière pour mettre mes amis en pièces.

Aldarin l’observa en silence pendant un moment, le visage indéchiffrable.

— Vous avez raison, ami Reed, vous méritez de savoir tout cela. Il prit une profonde inspiration. Que pouvez-vous me dire sur les Chevaliers des Douze ?

— Pas grand-chose, admit Reed. Je sais que votre Ordre traverse les âges. Des centaines et des centaines d'années. Certains disent que les premiers d'entre vous ont marché aux côtés des Douze eux-mêmes, bénéficiant de leur sagesse et de leurs conseils. Vous avez prêté serment au Conseil et à ses membres, dont le Baron d'Arelium si je ne me trompe pas.

— Il y a une part de vérité dans ce que vous dites, répondit Aldarin. Nous ne sommes pas un seul Ordre, mais douze. Chacun des Douze a fondé son propre temple, un lieu d'apprentissage et de méditation où ils pouvaient former leurs propres initiés aux philosophies et croyances qui les définissaient.

Il se leva, récupéra sa hache à côté des pièces d'armure empilées et tint le manche devant les flammes. La lueur vacillante en fit ressortir la gravure et le mot « Brachyura » étincela à la lueur des flammes.

— Je suis un chevalier de l'Ordre de Brachyura, le Quatrième des Douze.

Reed fixait l’inscription en cursive, hypnotisé. Brachyura était donc l'un des Douze, les fondateurs et les protecteurs du royaume des hommes, les premiers à débarrasser la terre du mal et à construire les grandes villes et cités, y compris le mur de la Vieille Garde ! Leurs noms avaient été perdus au fil du temps, ou du moins c'est ce que Reed avait pensé. Il avala une gorgée d'eau et fit signe à Aldarin de continuer.

— Comme je le disais, chacun des Douze avait ses propres convictions, ses propres forces et faiblesses. Certains étaient doués pour la diplomatie, d'autres pour l'art de la guerre, d'autres encore pour la sculpture ou la poésie. Brachyura était avant tout un bâtisseur, un ingénieur de la pierre, du bois, du mortier, et de l'acier. Notre temple est édifié sur le côté d'une énorme falaise. Tours et passerelles, créneaux, galeries, et balcons, tous taillés dans la roche elle-même. On dit que Brachyura a élevé notre temple avec pour seuls outils ses mains nues, travaillant pendant un an et un jour sans pause. Un jour, je vous le montrerai, ami Reed, si nos destins sont toujours liés.

Aldarin fixa le feu, repensant à l'endroit qu'il avait appelé son foyer.

— Et c'est Brachyura qui a construit le mur autour de la Fosse du Sud, poursuivit-il. Vingt tours parfaitement équidistantes avec un système de feux de signalisation pour se prémunir contre les Greylings. Comme il n'y avait pas de pierre à proximité, il a commandé à des centaines de barges et de charrettes d'en apporter d'immenses quantités depuis les carrières de Morlak, bien au-delà d'Arelium. Cela a dû être un spectacle magnifique !

Ses yeux flamboyaient.

— Or Brachyura était connu pour son habileté non seulement à élever de grandes forteresses de bois et de pierre, mais aussi dans l'art de la guerre et, plus précisément, de la défense tactique. Il montrait aux autres comment construire un mur, puis les entraînait à le garder avec une épée, une hache, un bouclier, et une lance. Son arme préférée a toujours été la hache à double tranchant. On pense que c'est parce que la hache est à la fois un outil et une arme. Utilisée comme outil, elle peut couper du bois pour un mur ou une maison. Utilisée comme une arme, elle peut balayer les créneaux de l'ennemi, empêcher les attaquants d'escalader le mur, ou repousser les échelles et les grappins. Les deux utilisations sont aussi importantes l'une que l'autre.

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