Loe raamatut: «Le Coeur Brisé D'Arelium», lehekülg 4

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Aldarin équilibra sans effort le manche de sa hache massive sur la paume d'une main, admirant la façon dont les deux lames incurvées captaient la lumière.

— En tant que chevalier de l'Ordre de Brachyura, je suis formé pour construire et je suis formé pour combattre. Il semblerait que la seconde partie de ma formation nous sera plus utile que la première. Vous m'avez demandé pourquoi j'ai été envoyé ici. C'est parce que le fondateur de mon Ordre a construit le mur, et nous avons toujours ressenti une responsabilité envers les hommes qu'il a choisi pour le défendre, les hommes maintenant connus sous le nom de « Vieille Garde ».

La nuit était tombée et Reed pouvait sentir son corps endolori lui indiquer qu'il était temps de se reposer.

— Mais pourquoi maintenant ? dit-il en étouffant un bâillement. Où étaient les Chevaliers des Douze pendant tout ce temps ? Qui vous a envoyé ? Où sont les autres membres de votre Ordre ?

— Il est préférable de laisser certaines choses de côté pour l'instant, répondit Aldarin. Nous aurons le temps de parler de ces questions sur le chemin d'Arelium.

Il se leva soudainement.

— Je prendrai le premier quart, ami Reed, vous pouvez dormir en toute sécurité.

Reed hocha la tête avec reconnaissance et étendit sa cape près du feu. Fermant les yeux, il réfléchit à tout ce qu'Aldarin lui avait dit, les pensées et les questions tournant en rond dans sa tête comme un essaim de guêpes en colère. Quelque chose le dérangeait, mais il n'était pas sûr de quoi, quelque chose qu'Aldarin avait dit. Il était en train de s'assoupir quand il se rappela.

— Aldarin, murmura-t-il, pourquoi l'avoir appelée « la Fosse du Sud » ?

Il n'y eut pas de réponse, seulement le crépitement des flammes.

Le sommeil le terrassa peu après.

*

Reed se réveilla le lendemain matin en se sentant bien reposé et frais. Il se rendit compte avec culpabilité qu'Aldarin l'avait laissé dormir et avait monté la garde seul toute la nuit. Il utilisa sa lance pour se soulever du lit de fortune et alla soulager sa vessie pleine. Aldarin était assis sur une bûche tombée à proximité, penché sur sa hache, son bras passant la pierre à aiguiser sur les lames en de longs gestes caressants. Il était déjà entièrement paré de son armure et fredonnait une chanson ou un psaume tout en travaillant.

— Bonjour à vous, Sire Chevalier, dit Reed. Merci beaucoup de m'avoir laissé dormir, je ferai de même pour vous demain soir si vous souhaitez vous reposer.

Il frotta ses membres raides. Le sol avait été dur sous sa cape.

Aldarin leva les yeux, avec un large sourire.

— Bonjour, ami Reed ! Ne vous inquiétez pas pour des choses aussi triviales. Pendant mon séjour au temple, j'ai passé de nombreuses nuits blanches à m'entraîner avec mes camarades initiés ; car l'ennemi se moque que nous soyons éveillés ou non, il attaque quand il est prêt, de jour ou de nuit.

Il enfila soigneusement le manche de sa hache dans les larges anneaux sur son dos et jeta le sac de toile sur une épaule.

— Je propose que nous levions le camp, dit-il. Les Greylings n'auront pas chômé la nuit dernière. Plus vite nous serons réapprovisionnés, plus vite nous pourrons atteindre Arelium.

Le deuxième jour de voyage fut aussi peu excitant que le premier : le même terrain plat et monotone, le même vent froid et mordant. Reed essaya plusieurs fois d'engager la conversation avec le chevalier, mais Aldarin resta silencieux, répétant qu'il s'expliquerait davantage une fois qu'ils seraient en route vers le nord.

Ils finirent les restes de viande et de pain juste après midi, assis l’un contre l’autre pour s'abriter. Après avoir parcouru quelques kilomètres de plus, des volutes de fumée apparurent à l'horizon.

— Jaelem, s’écria Reed avec un sourire soulagé.

Au fur et à mesure qu'ils se rapprochaient, les formes vagues devenaient des huttes de chaume regroupées autour d'un grand bâtiment en pierre et protégées par une palissade en bois de trois mètres de haut. Une large porte permettait d'entrer dans le village, flanquée de part et d'autre de tours de guet carrées à toit plat. Sur le côté sud, un grand bosquet d'arbres avait poussé près de la palissade. Non pas des acacias broussailleux qu'ils avaient vus si nombreux ces derniers jours, mais de grands chênes vénérables, dont les larges branches abritaient un petit lac. Reed crut distinguer deux petits bateaux de pêche en peau de vache se balançant sur l'eau.

Revoir Jaelem libérait en lui un flot de souvenirs refoulés : pêcher et découper des filets de poisson avec sa mère, grimper et se cacher dans les chênes quand une bande d'enfants plus âgés cherchait quelqu'un à tourmenter, poursuivre la fille du forgeron sur la place du village et, à l’adolescence, lui voler un baiser une nuit où ils étaient allongés ensemble au bord du lac à regarder les étoiles. Et une dernière image, vague et floue, d'un homme barbu aux yeux plissés et au sourire facile lui montrant comment enfiler une ligne sur une canne à pêche ; l'un des seuls souvenirs de son père qui lui restait.

Pour la deuxième fois en bien des jours, il se demanda s'il avait fait le bon choix de partir avec le recruteur de la Vieille Garde, se demanda ce qu'aurait été sa vie s'il avait choisi de rester au village. Peut-être aurait-il trouvé le courage de demander au vieux forgeron la main de sa fille, et d’inviter sa mère à résider avec eux. Il aurait peut-être même élevé une famille.

Il sentit une main lourde sur son épaule.

— C'est un bel endroit, dit Aldarin, semblant lire dans les pensées de Reed. Je suis sûr que nous trouverons ce que nous cherchons ici. En avant !

Il s'avança d'un pas assuré jusqu'à la palissade, bras tendus, mains levées au-dessus de sa tête dans le langage universel de la paix.

— Braves hommes et femmes de Jaelem, lança-t-il de sa voix puissante et profonde qui s’élevait facilement à travers le vent.

— Je suis Sire Aldarin, Chevalier des Douze, et j'ai besoin de votre aide.

Il leva les yeux vers les tours de garde, inoccupées, avec un léger froncement de sourcils.

Quelques instants plus tard, un jeune homme se précipita vers eux, essayant à la fois de boutonner sa tunique rembourrée et d'attacher la mentonnière de son casque conique rouillé. Il ne réussit ni l'un ni l'autre, trébuchant sur le lacet de sa propre botte et mordant la poussière devant les deux voyageurs avec un glapissement étouffé.

Reed tenta sans succès d'étouffer son hilarité qui frôlait dangereusement le rire, avant d'exploser de sa bouche sous la forme d'un profond gloussement. Aldarin leva un sourcil sévère, mais Reed pouvait voir que ses yeux pétillaient. Ils attendirent tous deux poliment que le jeune homme se relève.

— Bonne journée à vous deux, dit-il en réajustant son casque posé de travers. Vous êtes les bienvenus. Si vous voulez bien me suivre, je vais vous escorter jusqu'à notre maire. Il est impatient de vous rencontrer.

Ils passèrent les portes, et entrèrent dans le village proprement dit. Le chemin de terre rugueux débouchait sur une grande place grouillante d'activité. Reed voyait des vanniers, des chaumiers, des charpentiers, des tanneurs, et des pêcheurs vaquer à leurs occupations. Une large variété de chariots et de caravanes s'alignait sur un côté de la place : des commerçants d'autres villages venus pour échanger du poisson du lac ou du bois des chênes. Dans le coin le plus éloigné, deux nomades de Da'arra déchargeaient des rames de soie colorée des sacoches d'un chameau à l'air galeux.

Aldarin recevait quelques regards superficiels, mais rien de plus, presque comme si la présence d'un Chevalier des Douze était un évènement quotidien. Après des jours de silence, la cacophonie était écrasante ; le brouhaha des négociations entre marchands, des ouvriers criant des ordres, et des enfants courant à droite à gauche en hurlant de rire. Cela fit réaliser à Reed à quel point la civilisation lui manquait.

Le gardien les conduisit à travers le capharnaüm et monta une volée de marches jusqu'à la salle du village, une grande et imposante structure en pierre sur une plate-forme surélevée dominant la place. En haut des marches, une épaisse porte en bois de chêne et de ferronnerie d’art leur barrait la route.

— Si vous voulez bien me laisser vos armes, je vais vous faire entrer, dit le garde en jetant un regard nerveux à Aldarin.

Reed tendit sa lance à l'homme sans hésiter. Aldarin ne bougea pas. Il soupira et secoua lentement la tête.

— Je sais ce que vous me demandez, Monsieur le Garde, mais je ne peux pas accepter. J'ai forgé cette hache seul et sans aide, une ultime épreuve pour prouver ma valeur à mes aînés, l'aboutissement de nombreuses années de sueur et de sang. Depuis la cérémonie de restitution, aucune autre main que la mienne ne l'a tenue. Elle ne m'a jamais quitté, de jour comme de nuit. Elle fait autant partie de moi que mon bras ou ma jambe...voire plus. Il serait peut-être encore plus douloureux pour moi de perdre ma hache que mon bras, car sans elle je ne serai plus un Chevalier des Douze.

Le garde ne semblait pas savoir comment répondre à cela. Il se mordilla les lèvres et ses yeux papillonnèrent vers la porte derrière lui.

— C'est peut-être le cas, Sire Chevalier, mais vous savez comment c'est. Je ne peux pas laisser entrer d'armes dans la salle du village, vous voyez ? Le maire aura ma peau si vous entrez là-dedans avec ce gros truc.

Aldarin fixa l'homme d'un regard vide pendant quelques secondes, puis tourna les talons et commença à retourner sur le chemin qu'ils avaient emprunté.

— Venez, ami Reed ! Il semble que nous allions devoir chercher de l'aide ailleurs pour nous rendre à Arelium.

Reed donna au garde surpris un haussement d'épaule et se retourna pour le suivre.

Ils étaient presque au centre de la place lorsque la lourde porte en bois s'ouvrit et qu'un homme mince, aux cheveux grisonnants, sortit en titubant, plissant les yeux dans la lumière du soleil déclinant. Il portait un doublet violet parsemé de tâches, des bas beiges, et des chaussures noires à boucle. Sa tête arborait un béret sombre d’un ton cramoisi en équilibre précaire. Le mélange criard de couleurs lui donnait l'air d'un oiseau tropical contrarié. Il les interpella d'une voix forte et un peu confuse tout en descendant les marches avec précipitation.

— Reed ! Le son de sa voix était noyé dans la marée des bruits du marché. L'homme prit une grande inspiration et essaya à nouveau.

— REED ! cria-t-il. Le silence tomba sur la place.

— Merad Reed, par la Fosse ! Je savais que c'était toi ! Je reconnaîtrai cette barbe hirsute et ces jambes arquées n'importe où ! Ça fait une éternité qu'on ne t'a pas vu par ici. Qu'est-ce que tu faisais, tu te cachais sur le mur ?

Reed dévisageait l'homme, essayant de l'imaginer quelques années plus jeune et dans des vêtements plus simples.

— Fernshaw, c'est toi ? dit-il, incrédule. La dernière fois que je t’ai vu, tu étais l'apprenti du vieux Terrin, le maître d'écurie ! Tu parlais de partir, et même de monter à Arelium si je me souviens bien ? Et maintenant tu es quoi, le maire de Jaelem ? C'est une blague !

— N'aie pas l'air si surpris, Reed ! Ça n'a jamais vraiment été pour moi, le brossage et le dressage des chevaux. J'ai rencontré une fille gentille, une petite chipie rusée aux cheveux roux qui m'a persuadé de rester ici, et de me présenter comme maire. Entre, nous allons vous trouver un verre de vin, à toi et à ton ami, et tu pourras m'ennuyer avec des histoires de ta Fosse et de ton mur, là où il ne se passe jamais rien ! Oh, et nous pourrons dire à ton effrayant garde du corps comment je te dérouillais quand nous étions gosses.

— Ce n'est pas tout à fait comme ça que je m'en souviens, Fern, dit Reed en remontant les escaliers, Aldarin juste derrière lui. Nous serions ravis de nous joindre à toi, mais nous avons un petit problème, j'en ai peur. Il semble que les armes ne soient pas autorisées à l'intérieur et mon ami ne veut pas se séparer de la sienne.

Il fit un geste vers la massive tête de hache visible au-dessus de l'épaule gauche du chevalier.

Fernshaw examina l'armure polie et le casque en forme de pince.

— Chevalier des Douze, n’est-ce pas ? dit-il. Vous devez l'être. Vous ne ressemblez à aucun des neuf Barons et ils sont les seuls à avoir les moyens d'acheter un somptueux jeu complet d’armure de ce genre. Si vous êtes effectivement un Chevalier des Douze, votre serment de conduite est aussi incassable que l'acier le plus solide. Alors jurez-moi sur l'honneur que vous ne dégainerez pas cette arme sous le coup de la colère tant que vous serez dans ma demeure, et vous pourrez la garder.

— Excellente décision ! répondit joyeusement Aldarin. Je vous donne ma parole de Chevalier qu’aucune de mes armes ne sera brandie sous votre toit.

Cela sembla satisfaire le maire, qui se retourna vers l'entrée et leur fit signe de le suivre à l'intérieur.

L'intérieur de la salle était large et spacieux. De longues tables en bois occupaient une grande partie de l'espace central et pouvaient accueillir plusieurs dizaines d'hommes et de femmes. À l'extrémité, une simple chaise en cuir à haut dossier reposait sur une estrade surélevée, offrant à celui qui s'y asseyait une bonne vue de la pièce. Derrière la chaise, une grande bannière teintée aux couleurs de Jaelem pendait des chevrons : un poisson argenté sur un champ de vert forêt. Des ouvertures à gauche et à droite menaient aux cuisines, aux chambres d'invités et aux appartements privés de Fernshaw. La lumière et la chaleur provenaient d’un large foyer en pierre encastré dans le mur, la fumée s'échappant par une cheminée et sortant par un trou dans le toit. Devant le feu, un serviteur faisait rôtir une chèvre à la broche, l'odeur gras du jus et de la viande cuite mettant la bouche de Reed en émoi.

Le seul autre occupant de la salle était assis près du feu, un jeune homme au beau visage et aux longs cheveux blonds retenus en une queue de cheval soignée. Il était vêtu d'une chemise blanche soyeuse et d'un pantalon en cuir noir. D’une main il serrait une carafe à moitié vide, de l'autre une paire de verres à vin. Son visage s’éclaira lorsqu'ils entrèrent dans la pièce et il se leva pour les accueillir en souriant.

— Mon oncle, vous avez des invités ! Excellent ! Et moi qui craignais devoir passer toute la soirée seul avec vous à nouveau.

Il se pencha en avant et chuchota de façon conspiratrice.

— Si je dois entendre une autre histoire sur la façon dont il a rencontré ma tante, ou comment sa valeureuse campagne électorale lui a valu le poste de maire, je vais peut-être devoir me jeter dans la Fosse !

Une colère visible assombrit le visage de Reed et l'homme recula d'un pas surpris, les paumes de mains levées dans un geste d'apaisement.

— Je m'excuse si je vous ai offensé d'une quelconque manière, Monsieur, dit-il. Ma bouche a tendance à travailler plus vite que mon cerveau, et lorsque ce dernier me rattrape, il est souvent trop tard. Mon nom est Nidoré, Nidoré del Conte. Je suis, comme vous l'avez sûrement deviné, le neveu du maire, en visite d’Arelium.

Mentionner la Fosse avait secoué Reed. La sensation du sang chaud sur son visage, le cri strident du Greyling alors que Reed enfonçait le morceau de bois brisé dans son cou. Les images étaient toujours là, mais délavées, comme si elles n’appartenaient pas à sa mémoire, mais à celle d’un autre. Et comme les souvenirs commençaient à s'estomper, il en allait de même pour le sentiment d'urgence qui les avait poussés à laisser Yusifel derrière eux et à se rendre en toute hâte à Jaelem.

Aldarin rompit le silence inconfortable.

— Bienheureux, Nidoré, dit-il en tendant à l'homme une main gantée. Je crains que nous ne restions pas longtemps, car nous apportons de graves nouvelles. Le mur est tombé, la Fosse est sans défense, et le peuple de Jaelem est en grand danger.

Il y eut un grand fracas alors que Fernshaw s’était affalé contre l'une des tables. Il se stabilisa d'une main et saisit la carafe à moitié vide de son neveu de l'autre, se versant une mesure généreuse d’un épais vin rouge. Il y en avait à peine assez pour remplir son verre.

Il posa la cruche vide avec un froncement de sourcils, porta le liquide à ses lèvres et en avala le contenu d'un seul trait.

— Je pense que nous allons avoir besoin d'un peu plus de vin, annonça-t-il d'un ton morose.


Chapitre 5

RICOCHETS

“Baron Derello del Kessrin ? Ne me parlez pas de ce rustre insupportable. Il porte plus de maquillage et de bijoux que ma femme et ma fille réunies, et tellement de parfum que j’ai les yeux qui pleurent ! Mais … Il y a quelque chose de spécial chez lui. Prenez la dernière fois que nous étions à Kessrin, par exemple. Il a défié certains de mes nobles dans un match de catch amical, et les a tous vaincus en moins de cinq minutes ! L'un d'eux n'a pas pu marcher pendant une semaine ! Il cache une force impressionnante derrière son apparence de libertin. Soyez prudent avec celui-là.”

Baron Listus del Arelium, 423 AD

*

Jelaïa arpentait les rues pavées et tortueuses d'Arelium depuis des heures. Des pensées confuses tournaient en boucle dans sa tête, lui donnant la migraine. Elle était en colère. En colère contre son père, en colère contre sa mère et, surtout, en colère contre elle-même pour s'être comportée comme une enfant gâtée. Comment diable allait-elle un jour gouverner toute la vallée si elle n'était même pas capable de contrôler son tempérament pendant quelques minutes ?

C'était la faute de son père ; c'est de lui qu'elle avait hérité son caractère emporté et son impulsivité. Bien sûr, le Baron avait depuis longtemps maîtrisé cette facette de sa personnalité, gardant son courroux sous contrôle quand cela lui convenait et ne le libérant que lorsque cela s’avérait nécessaire.

La dernière fois que Jelaïa avait vu son père vraiment en colère, c'était l'été dernier. Une bande de malfrats avait pillé l’une des fermes voisines, battant le fermier et violant sa femme. Le pauvre couple avait été retrouvé le lendemain par un voisin inquiet et le noble local avait rapidement rapporté la nouvelle à la cour du Baron.

Il avait fallu au Baron une demi-journée pour trouver les coupables, cachés dans un vieux moulin abandonné. Après une brève escarmouche, tous les hommes, sauf un, furent tués, et le seul survivant traîné à Arelium pour recevoir une correction publique. Le Baron avait exécuté la sentence lui-même, son visage ne trahissant aucune émotion. Chaque coup de fouet avait résonné sur la place, se mêlant aux cris du prisonnier alors qu’ils lui déchiraient lentement la chair de son dos. À cinquante coups de fouet, l'homme avait perdu connaissance. Le Baron avait remis le fouet à un membre de sa garde et était retourné au donjon sans mot dire.

C'est l'une des raisons pour lesquelles Listus del Arelium était si respecté par ses sujets : sa justice était rapide, impitoyable et, surtout, rendue de sa propre main. Il y a un équilibre délicat à trouver entre le respect et la peur, mais son père avait réussi à harmoniser les deux de manière extrêmement efficace.

— Ne demande jamais à un autre de faire ce que tu ne ferais pas toi-même, lui avait-il dit. Si tu décides de rendre justice à un homme, tu dois être prête à porter l'épée.

Les pas errants de Jelaïa l'avaient amenée à sortir des ruelles et à emprunter la rue principale bondée menant à la barbacane. Des maisons à colombages à plusieurs étages bordaient la rue, avec des boutiques au rez-de-chaussée et des logements aux étages supérieurs. Dans certains cas, les boiseries apparentes étaient sculptées ou gravées, les propriétaires les plus riches couvrant leurs maisons de figures et de motifs décoratifs. Jelaïa prit une profonde inspiration et emplit son nez des effluves des pains fraîchement cuits, des poissons de la rivière, des herbes et des épices de Da'arra, du miel des ruches des montagnes de Morlak, et bien plus encore ; une concoction régionale d'odeurs.

Partout où elle regardait, Jelaïa pouvait voir une frénésie d'activité. Un groupe d'hommes de Kessrin, avec leurs pantalons larges et leurs chemises en soie, marchandaient âprement le prix du veau avec un boucher. Deux Morlakiens, transpirant dans leurs manteaux doublés de fourrure et leurs bonnets de feutre, manœuvraient de lourdes caisses de lait de chèvre descendues d'un chariot voisin. Un couple de Da'arra assis sur des tabourets dans l'un des bars à toit ouvert, riait en partageant des bouffées de narguilé, leurs turbans colorés cachant leur peau d'ébène burinée. Et des centaines d'Areliens, déambulant vers le donjon intérieur, ou dans l’autre sens vers la guérite et les plaines.

Jelaïa déboucha dans la rue, sa longue robe verte traînant dans la boue. Elle n'était pas encore tout à fait prête à retourner au donjon. L'autre voie la mena en bas de la pente vers la barbacane où elle fut brièvement retenue par deux hallebardiers portant des casques en acier et des gilets en cotte de mailles. Tous deux connaissaient bien Jelaïa et, bien que surpris qu'elle ne soit pas accompagnée, ils la firent rapidement passer par la porte, écartant les voyageurs pour qu'elle puisse se faufiler. Elle passa sous deux portails en fer forgé et traversa le campement entourant Arelium.

La foule était moins dense ici, répartie entre les jetées bondées de bateaux marchands à l'extrême ouest et la large route pavée coupant au sud à travers le fond de la vallée vers les nombreux champs et exploitations agricoles.

Elle évita les deux et tourna vers l'est, suivant le mur d’enceinte qui s'éloignait du fouillis d'habitations délabrées et descendait vers la rivière. Le sol était boueux, d’un marais trop peu profond pour permettre la navigation en bateau et trop humide pour planter des cultures.

De longs roseaux minces, certains hauts de plus de trois mètres, l’entourèrent bientôt de tous les côtés. L'endroit parfait pour quelqu'un qui ne voulait pas être trouvé. Elle l’avait découvert quelques années plus tôt, ce coin perdu à l'abri des regards indiscrets, là où le mur est de la ville rejoignait la rive. Elle s'installa à l'ombre de la pierre fraîche. En fouillant rapidement dans les alentours, elle trouva un bon nombre de cailloux plats et arrondis qu'elle faisait ricocher sur l'eau du lac, en essayant de viser la rive opposée.

Elle ne savait pas depuis combien de temps elle était partie, mais le soleil couchant effleurait l'horizon lorsqu’elle décida qu'il était temps de rentrer. Alors qu'elle se retournait, une silhouette se détacha du mur à quelques mètres devant elle, la faisant glapir. C'était Praxis, son manteau de cuir noir et ses cheveux foncés lui permettant de se fondre aisément dans les ombres laissées par la lumière déclinante.

— Bonsoir, ma Dame, dit-il en lui adressant un de ses sourires malicieux. C'était un appel au secours très impressionnant.

— Praxis, j'ai failli vous lancer une pierre au visage ! Depuis combien de temps vous trouviez-vous là ? Et, d'ailleurs, comment m'avez-vous découverte ?

— J’ai dû arriver il y a une heure environ, répondit-il sur un ton narquois. Je ne voulais pas vous interrompre. Surtout que vos dernières lancées se rapprochaient de plus en plus de la rive opposée.

— Et comment m'avez-vous trouvée ?

— Ah, bien, c'était facile. Je soudoie les gardes de la barbacane pour qu'ils signalent tout voyageur étrange entrant ou sortant d'Arelium. Ils m'ont dit que vous aviez tourné vers l'est en sortant de la grande porte, j'ai donc supposé que vous vous dirigiez vers votre endroit secret. Pas si secret que ça, d’ailleurs, puisqu’un vannier vous a aperçu ici il y a quelques mois.

— Je suppose que mon père n'a pas apprécié ma petite saute d’humeur.

— Je ne suis pas sûr que cela l’ait vraiment dérangé, pour être honnête. Il semblait s'y attendre. Il a un peu grommelé après votre départ, puis nous sommes passés à autre chose.

— C'est juste que... Jelaïa s’arrêta, réalisant qu'elle allait encore se plaindre. Elle devait faire mieux que ça.

— C'est juste qu'il m'a pris par surprise, c'est tout. Je savais que ce jour viendrait. Il en a toujours été ainsi. Mère était de Morlak après tout. Un mariage arrangé, comme tant d'autres. Il semble que leur union ait réussi.

— J'irai même jusqu'à dire qu'ils s'apprécient beaucoup, déclara l’intendant.

Il ne souriait plus, mais regardait Jelaïa avec une expression étrange sur le visage.

— Vous savez, j’espère, que ce n'est pas parce qu’une chose a toujours été faite d'une certaine façon que c'est la bonne façon de faire. On ne doit pas subir la pression des traditions, de l'histoire, de la généalogie, et encore moins la pression des parents. Chacun de nous doit suivre ses propres croyances … et sa propre voie. Il caressa distraitement son médaillon d'argent, traçant la forme triangulaire de la balance. J'ai un petit conseil à vous donner, si vous voulez bien l'entendre.

— J'imagine que même si je refuse, vous allez me le dire quand même ?

— Vous me connaissez si bien ! Mon conseil est le suivant, rencontrer une délégation de Kessrin ou dîner avec un jeune noble de Morlak ne vous coûte rien, et vous fait gagner quelque chose : du temps. Du temps pour réfléchir, pour repousser l’inévitable. Obtenir quelque chose à partir de rien est ce qu’on appelle une bonne affaire.

Il lui décocha un clin d'œil.

— Je vous déteste quand vous avez raison, dit Jelaïa d'un air fatigué, en se massant les tempes de ses doigts.

— Pourriez-vous cesser d'être d’aussi bon conseil et me raccompagner à mes appartements ? J'ai besoin de me reposer.

— Bien sûr, ma Dame, répondit Praxis en s’inclinant.

— Et Praxis ?

— Oui, ma Dame ?

— Informez mon père que je serais ravie de rencontrer la délégation de Kessrin à leur arrivée demain pour discuter de ce qui pourrait être fait pour renforcer notre alliance.

*

Jelaïa se réveilla le lendemain matin pour découvrir l'image floue de sa femme de chambre plantée au pied de son lit, une serviette chaude et fumante dans une main et une brosse à cheveux à poils de sanglier dans l'autre. La lumière entrait par les fenêtres de la chambre et le soleil était déjà haut dans le ciel. Elle grogna et se frotta les yeux pour dissiper les derniers vestiges de sommeil, rejetant les couvertures de son impressionnant lit à baldaquin.

— Bonjour, m’Dame ! dit joyeusement sa femme de chambre.

Elle s'appelait Mava, une servante au visage poupin et à la forte ossature, aux sourcils touffus et à la lèvre supérieure velue. Jelaïa la soupçonnait d'être une sorte de sorcière, car elle ne semblait jamais dormir et pourtant, elle débordait toujours d’énergie. C’était agaçant.

— Beaucoup de choses à faire avant l'arrivée de la délégation ! poursuivit Mava en remettant la serviette chaude dans les mains de Jelaïa.

— Commençons par cette botte de foin sur votre tête, puis nous pourrons vous habiller comme il se doit.

Jelaïa protesta mais se laissa traîner du lit à sa table de toilette. La table de toilette était l'un des meubles les plus dispendieux de tout le donjon, avec des pieds en pattes de griffons et des tiroirs ouvragés. La surface vernie était surmontée d'un miroir en verre poli valant une fortune. Elle lui avait été offerte par ses parents pour son dix-huitième anniversaire, à la grande jalousie des autres dames de la cour du Baron.

Mava passa la brosse dans les cheveux châtains de Jelaïa, en peignant vigoureusement lorsqu'elle rencontrait un nœud particulièrement résistant. Une fois peignés et coiffés, ses cheveux furent enroulés en un chignon raide et épinglés à l'arrière de sa tête.

Les robes arrivèrent, accompagnées de leurs redoutables corsets.

Jelaïa passa une heure à essayer d'en choisir une qui mettrait en valeur son physique plutôt modeste et ne la ferait pas s'évanouir par manque d'air. Elle opta finalement pour une longue robe rouge fluide et un sous-corset blanc crème qui laissait ses épaules et son cou nus. Mava l’aida à appliquer une fine couche de maquillage pour adoucir ses traits, et une touche de rouge à lèvres.

La dernière parure qu’elle y ajouta était un autre cadeau du Baron : une broche d’argent en forme de tête de loup – le symbole de la maison Arelium – dont les yeux étaient sertis de petits rubis scintillants.

Jelaïa jeta un rapide coup d'œil critique dans le miroir, remercia Mava d'une bise sur la joue et emprunta avec précaution les escaliers de pierre menant à la grande salle. Elle était en retard. Ses parents étaient déjà arrivés et assis en bout de table : son père resplendissant dans son doublet rouge et blanc, sa mère tout aussi radieuse dans une robe de feutre violet foncé, les cheveux tressés en chignon comme sa fille. Praxis se tenait à côté du Baron, les deux conversant à voix basse.

Jelaïa s'installa rapidement sur la dernière chaise vide et réarrangea son corset, s'attirant un regard approbateur de Praxis. Elle sourit et fit un battement de cils moqueur. Le Baron tourna son regard d'acier vers elle.

— Ma fille.

— Père.

— Je suis ... heureux que tu aies décidé de te joindre à nous, ma fille, dit le Baron avec raideur. J'ai peut-être été un peu trop brusque dans mes propos hier. Je ne voulais pas te presser ou t’offenser de quelque façon que ce soit.

— Oh arrêtez, Père ! répondit Jelaïa. C'est moi qui me suis comportée comme une idiote. Il est temps que je descende de ma tour d'ivoire – au sens propre comme au sens figuré – et que je commence à me comporter comme l'héritière d'Arelium au lieu d'une courtisane gâtée.

— Ah, excellent, excellent ! dit le Baron avec le sourire. Alors voyons ce que ces hommes de Kessrin ont à dire, puis nous sortirons les chevaux pour une petite promenade, qu'en dis-tu ? Mon cheval et moi aurions bien besoin d'un peu d'air frais et d'une bonne chevauchée !

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