Lugege ainult LitRes'is

Raamatut ei saa failina alla laadida, kuid seda saab lugeda meie rakenduses või veebis.

Loe raamatut: «Lettres de mon moulin», lehekülg 6

Font:

… La nuit tombait, quand nous sortîmes, le grand-père et moi. La petite bleue nous suivait de loin pour le ramener ; mais lui ne la voyait pas, et il était tout fier de marcher à mon bras comme un homme. Mamette, rayonnante, voyait cela du pas de sa porte, et elle avait en nous regardant de jolis hochements de tête qui semblaient dire : «Tout de même, mon pauvre homme !… il marche encore.»

Ballades en prose

En ouvrant ma porte ce matin, il y avait autour de mon moulin un grand tapis de gelée blanche. L’herbe luisait et craquait comme du verre ; toute la colline grelottait… Pour un jour ma chère Provence s’était déguisée en pays du Nord ; et c’est parmi les pins frangés de givre, les touffes de lavandes épanouies en bouquets de cristal, que j’ai écrit ces deux ballades d’une fantaisie un peu germanique, pendant que la gelée m’envoyait ses étincelles blanches et que là-haut, dans le ciel clair, de grands triangles de cigognes venues du pays d’Henri Heine, descendaient vers la Camargue en criant : «Il fait froid… froid… froid.»

La mort du dauphin

Le petit Dauphin est malade, le petit Dauphin va mourir… Dans toutes les églises du royaume, le Saint-Sacrement demeure exposé nuit et jour et de grands cierges brûlent pour la guérison de l’enfant royal. Les rues de la vieille résidence sont tristes et silencieuses, les cloches ne sonnent plus, les voitures vont au pas… Aux abords du palais, les bourgeois curieux regardent, à travers les grilles, des suisses à bedaines dorées qui causent dans les cours d’un air important.

Tout le château est en émoi… Des chambellans, des majordomes, montent et descendent en courant les escaliers de marbre… Les galeries sont pleines de pages et de courtisans en habits de soie qui vont d’un groupe à l’autre quêter des nouvelles à voix basse… Sur les larges perrons, les dames d’honneur éplorées se font de grandes révérences en essuyant leurs yeux avec de jolis mouchoirs brodés.

Dans l’Orangerie, il y a nombreuses assemblées de médecins en robe. On les voit, à travers les vitres, agiter leurs longues manches noires et incliner doctoralement leurs perruques à marteaux… Le gouverneur et l’écuyer du petit Dauphin se promènent devant la porte, attendant les décisions de la Faculté. Des marmitons passent à côté d’eux sans les saluer. M. l’écuyer jure comme un païen, M. le gouverneur récite des vers d’Horace… Et pendant ce temps, là-bas, du côté des écuries, on entend un long hennissement plaintif. C’est l’alezan du petit Dauphin que les palefreniers oublient et qui appelle tristement devant sa mangeoire vide.

Et le roi ? Où est monseigneur le roi ?… Le roi s’est enfermé tout seul dans une chambre, au bout du château… Les Majestés n’aiment pas qu’on les voie pleurer… Pour la reine, c’est autre chose… Assise au chevet du petit Dauphin, elle a son beau visage baigné de larmes, et sanglote bien haut devant tous, comme ferait une drapière.

Dans sa couchette de dentelles, le petit Dauphin, plus blanc que les coussins sur lesquels il est étendu, repose, les yeux fermés. On croit qu’il dort ; mais non ! Le petit Dauphin ne dort pas… Il se retourne vers sa mère, et, voyant qu’elle pleure, il lui dit : «Madame la reine, pourquoi pleurez-vous ? Est-ce que vous croyez bonnement que je m’en va mourir ?» La reine veut répondre. Les sanglots l’empêchent de parler.

«Ne pleurez donc pas, madame la reine ; vous oubliez que je suis le Dauphin, et que les Dauphins ne peuvent pas mourir ainsi…» La reine sanglote encore plus fort, et le petit Dauphin commence à s’effrayer : «Holà ! dit-il, je ne veux pas que la mort vienne me prendre, et je saurai bien l’empêcher d’arriver jusqu’ici… Qu’on fasse venir sur l’heure quarante lansquenets très forts pour monter la garde autour de notre lit !… Que cent gros canons veillent nuit et jour, mèche allumée, sous nos fenêtres ! Et malheur à la mort, si elle ose s’approcher de nous !…»

Pour complaire à l’enfant royal, la reine fait un signe.

Sur l’heure, on entend les gros canons qui roulent dans la cour ; et quarante grands lansquenets, la pertuisane au poing, viennent se ranger autour de la chambre. Ce sont de vieux soudards à moustaches grises. Le petit Dauphin bat des mains en les voyant. Il en reconnaît un et l’appelle : «Lorrain ! Lorrain !» Le soudard fait un pas vers le lit : «Je t’aime bien, mon vieux Lorrain… Fais voir un peu ton grand sabre… Si la mort veut me prendre, il faudra la tuer, n’est-ce pas ?» Lorrain répond : «Oui, monseigneur…» Et il a deux grosses larmes qui coulent sur ses joues tannées.

A ce moment, l’aumônier s’approche du petit Dauphin et lui parle longtemps à voix basse en lui montrant un Crucifix. Le petit Dauphin l’écoute d’un air fort étonné, puis tout à coup l’interrompant : «Je comprends bien ce que vous me dites, monsieur l’abbé ; mais enfin est-ce que mon petit ami Beppo ne pourrait pas mourir à ma place, en lui donnant beaucoup d’argent ?…» L’aumônier continue à lui parler à voix basse, et le petit Dauphin a l’air de plus en plus étonné.

Quand l’aumônier a fini, le petit Dauphin reprend avec un gros soupir :

«Tout ce que vous me dites là est bien triste, monsieur l’abbé, mais une chose me console, c’est que là-haut, dans le paradis des étoiles, je vais être encore le Dauphin… Je sais que le bon Dieu est mon cousin et ne peut pas manquer de me traiter selon mon rang.» Puis il ajoute, en se tournant vers sa mère :

«Qu’on m’apporte mes plus beaux habits, mon pourpoint d’hermine blanche et mes escarpins de velours ! Je veux me faire brave pour les anges et entrer au paradis en costume de Dauphin.»

Une troisième fois, l’aumônier se penche vers le petit Dauphin et lui parle longuement à voix basse… Au milieu de son discours, l’enfant royal l’interrompt avec colère : «Mais alors, crie-t-il, d’être Dauphin, ce n’est rien du tout !» Et, sans vouloir plus rien entendre, le petit Dauphin se tourne vers la muraille, et il pleure amèrement.

Le sous-préfet aux champs

M. le sous-préfet est en tournée. Cocher devant, laquais derrière, la calèche de la sous-préfecture l’emporte majestueusement au concours régional de la Combe-aux-Fées. Pour cette journée mémorable, M. le sous-préfet a mis son bel habit brodé, son petit claque, sa culotte collante à bandes d’argent et son épée de gala à poignée de nacre… Sur les genoux repose une grande serviette en chagrin gaufré qu’il regarde tristement.

M. le sous-préfet regarde tristement sa serviette en chagrin gaufré ; il songe au fameux discours qu’il va falloir prononcer tout à l’heure devant les habitants de la Combe-aux-Fées : «Messieurs et chers administrés…» Mais il a beau tortiller la soie blonde de ses favoris et répéter vingt fois de suite : «Messieurs et chers administrés…», la suite du discours ne vient pas.

La suite du discours ne vient pas… Il fait si chaud dans cette calèche !… A perte de vue, la route de la Combe-aux-Fées poudroie sous le soleil du Midi… L’air est embrasé… et sur les ormeaux du bord du chemin, tout couverts de poussière blanche, des milliers de cigales se répondent d’un arbre à l’autre… Tout à coup, M. le sous-préfet tressaille. Là-bas, au pied d’un coteau, il vient d’apercevoir un petit bois de chênes verts qui semble lui faire signe.

Le petit bois de chênes verts semble lui faire signe : «Venez donc par ici, monsieur le sous-préfet ; pour composer votre discours, vous serez bien mieux sous mes arbres…» M. le sous-préfet est séduit ; il saute à bas de sa calèche et dit à ses gens de l’attendre, qu’il va composer son discours dans le petit bois de chênes verts. Dans le petit bois de chênes verts il y a des oiseaux, des violettes, et des sources sous l’herbe fine… Quand ils ont aperçu M. le sous-préfet avec sa belle culotte et sa serviette en chagrin gaufré, les oiseaux ont eu peur et se sont arrêtés de chanter, les sources n’ont plus osé faire de bruit, et les violettes se sont cachées dans le gazon… Tout ce petit monde-là n’a jamais vu de sous-préfet, et se demande à voix basse quel est ce beau seigneur qui se promène en culotte d’argent.

A voix basse, sous la feuillée, on se demande quel est ce beau seigneur en culotte d’argent… Pendant ce temps-là, M. le sous-préfet, ravi du silence et de la fraîcheur du bois, relève les pans de son habit, pose son claque sur l’herbe, et s’assied dans la mousse au pied d’un jeune chêne ; puis il ouvre sur ses genoux sa grande serviette en chagrin gaufré et en tire une large feuille de papier ministre. «C’est un artiste ! dit la fauvette. – Non, dit le bouvreuil, ce n’est pas un artiste, puisqu’il a une culotte en argent ; c’est plutôt un prince.»

«C’est plutôt un prince, dit le bouvreuil. – Ni un artiste, ni un prince, interrompt un vieux rossignol, qui a chanté toute une saison dans les jardins de la sous-préfecture… Je sais ce que c’est : c’est un sous-préfet !» Et tout le petit bois va chuchotant : «C’est un sous-préfet ! c’est un sous-préfet !» – «Comme il est chauve !» remarque une alouette à grande huppe. Les violettes demandent : «Est-ce que c’est méchant ?»

«Est-ce que c’est méchant ?» demandent les violettes. Le vieux rossignol répond : «Pas du tout !» Et sur cette assurance, les oiseaux se remettent à chanter, les sources à courir, les violettes à embaumer, comme si le monsieur n’était pas là… Impassible au milieu de tout ce joli tapage, M. le sous-préfet invoque dans son cœur la Muse des comices agricoles, et, le crayon levé, commence à déclamer de sa voix de cérémonie : «Messieurs et chers administrés…»

«Messieurs et chers administrés», dit le sous-préfet de sa voix de cérémonie… Un éclat de rire l’interrompt ; il se retourne et ne voit rien qu’un gros pivert qui le regarde en riant, perché sur son claque. Le sous-préfet hausse les épaules et veut continuer son discours : mais le pivert l’interrompt encore et lui crie de loin : «A quoi bon ? – Comment ! à quoi bon ?» dit le sous-préfet, qui devient tout rouge ; et, chassant d’un geste cette bête effrontée, il reprend de plus belle : «Messieurs et chers administrés…»

«Messieurs et chers administrés…» a repris le sous-préfet de plus belle ; mais alors, voilà les petites violettes qui se haussent vers lui sur le bout de leurs tiges et qui lui disent doucement : «Monsieur le sous-préfet, sentez-vous comme nous sentons bon ?» Et les sources lui font sous la mousse une musique divine ; et dans les branches, au-dessus de sa tête, des tas de fauvettes viennent lui chanter leurs plus jolis airs ; et tout le petit bois conspire pour l’empêcher de composer son discours.

Tout le petit bois conspire pour l’empêcher de composer son discours… M. le sous-préfet, grisé de parfums, ivre de musique, essaye vainement de résister au nouveau charme qui l’envahit. Il s’accoude sur l’herbe, dégrafe son bel habit, balbutie encore deux ou trois fois : «Messieurs et chers administrés… messieurs et chers admi… messieurs et chers…» Puis il envoie les administrés au diable ; et la Muse des comices agricoles n’a plus qu’à se voiler la face.

Voile-toi la face, ô Muse des comices agricoles !… Lorsque, au bout d’une heure, les gens de la sous-préfecture, inquiets de leur maître, sont entrés dans le petit bois, ils ont vu un spectacle qui les a fait reculer d’horreur… M. le sous-préfet était couché sur le ventre, dans l’herbe, débraillé comme un bohème. Il avait mis son habit bas… et, tout en mâchonnant des violettes, M. le sous-préfet faisait des vers.

Le portefeuille de Bixiou

Un matin du mois d’octobre, quelques jours avant de quitter Paris, je vis arriver chez moi – pendant que je déjeunais – un vieil homme en habit râpé, cagneux, crotté, l’échine basse, grelottant sur ses longues jambes comme un échassier déplumé. C’était Bixiou. Oui, Parisiens, votre Bixiou, le féroce et charmant Bixiou, ce railleur enragé qui vous a tant réjouis depuis quinze ans avec ses pamphlets et ses caricatures… Ah ! le malheureux, quelle détresse ! Sans une grimace qu’il fit en entrant jamais je ne l’aurais reconnu.

La tête inclinée sur l’épaule, sa canne aux dents comme une clarinette, l’illustre et lugubre farceur s’avança jusqu’au milieu de la chambre et vint se jeter contre ma table en disant d’une voix dolente :

«Ayez pitié d’un pauvre aveugle !…»

C’était si bien imité que je ne pus m’empêcher de rire. Mais lui, très froidement :

«Vous croyez que je plaisante… regardez mes yeux.»

Et il tourna vers moi deux grandes prunelles blanches sans un regard.

«Je suis aveugle, mon cher, aveugle pour la vie… Voilà ce que c’est que d’écrire avec du vitriol. Je me suis brûlé les yeux à ce joli métier ; mais là, brûlé à fond… jusqu’aux bobèches !» ajouta-t-il en me montrant ses paupières calcinées où ne restait plus l’ombre d’un cil.

J’étais si ému que je ne trouvai rien à lui dire. Mon silence l’inquiéta :

«Vous travaillez ?

– Non, Bixiou, je déjeune. Voulez-vous en faire autant ?»

Il ne répondit pas, mais au frémissement de ses narines, je vis qu’il mourait d’envie d’accepter. Je le pris par la main, et je le fis asseoir près de moi.

Pendant qu’on le servait, le pauvre diable flairait la table avec un petit rire :

«Ça a l’air bon tout ça. Je vais me régaler ; il y a si longtemps que je ne déjeune plus ! Un pain d’un sou tous les matins, en courant les ministères… car, vous savez, je cours les ministères, maintenant ; c’est ma seule profession. J’essaie d’accrocher un bureau de tabac… Qu’est-ce que vous voulez ! Il faut qu’on mange à la maison. Je ne peux plus dessiner, je ne peux plus écrire… Dicter ?… Mais quoi ?… Je n’ai rien dans la tête, moi ; je n’invente rien. Mon métier, c’était de voir les grimaces de Paris et de les faire ; à présent il n’y a plus moyen… Alors j’ai pensé à un bureau de tabac ; pas sur les boulevards, bien entendu. Je n’ai pas droit à cette faveur, n’étant ni mère de danseuse, ni veuve d’officier-sperrior. Non ! simplement un petit bureau de province, quelque part, bien loin, dans un coin des Vosges. J’aurai une forte pipe en porcelaine ; je m’appellerai Hans ou Zébédé, comme dans Erckmann-Chatrian, et je me consolerai de ne plus écrire en faisant des cornets de tabac avec les œuvres de mes contemporains.

«Voilà tout ce que je demande. Pas grand-chose, n’est-ce pas ?… Eh bien, c’est le diable pour y arriver… Pourtant les protections ne devraient pas me manquer. J’étais très lancé autrefois. Je dînais chez le maréchal, chez le prince, chez les ministres ; tous ces gens-là voulaient m’avoir parce que je les amusais ou qu’ils avaient peur de moi. A présent, je ne fais plus peur à personne. O mes yeux, mes pauvres yeux ! Et l’on ne m’invite nulle part. C’est si triste une tête d’aveugle à table. Passez-moi le pain, je vous prie… Ah ! les bandits ; ils me l’auront fait payer cher ce malheureux bureau de tabac. Depuis six mois, je me promène dans tous les ministères avec ma pétition. J’arrive le matin, à l’heure où l’on allume les poêles et où l’on fait faire un tour aux chevaux de Son Excellence sur le sable de la cour ; je ne m’en vais qu’à la nuit, quand on apporte les grosses lampes et que les cuisines commencent à sentir bon…

«Toute ma vie se passe sur les coffres à bois des antichambres. Aussi les huissiers me connaissent, allez ! A l’intérieur, ils m’appellent : «Ce bon monsieur !» Et moi, pour gagner leur protection, je fais des calembours, ou je dessine d’un trait sur un coin de leur buvard de grosses moustaches qui les font rire… Voilà où j’en suis arrivé après vingt ans de succès tapageurs, voilà la fin d’une vie d’artiste !… Et dire qu’ils sont en France quarante mille galopins à qui notre profession faire venir l’eau à la bouche ! Dire qu’il y a tous les jours, dans les départements, une locomotive qui chauffe pour nous apporter des panerées d’imbéciles affamés de littérature et de bruit imprimé !… Ah ! province romanesque, si la misère de Bixiou pouvait te servir de leçon !»

Là-dessus, il se fourra le nez dans son assiette et se mit à manger avidement, sans dire un mot… C’était pitié de le voir faire. A chaque minute, il perdait son pain, sa fourchette, tâtonnait pour trouver son verre. Pauvre homme ! il n’avait pas encore l’habitude.

Au bout d’un moment, il reprit :

«Savez-vous ce qu’il y a encore de plus horrible pour moi ? C’est de ne plus pouvoir lire mes journaux. Il faut être du métier pour comprendre cela… Quelquefois le soir, en rentrant, j’en achète un, rien que pour sentir cette odeur de papier humide et de nouvelles fraîches… C’est si bon ! et personne pour me les lire ! Ma femme pourrait bien, mais elle ne veut pas : elle prétend qu’on trouve dans les faits divers des choses qui ne sont pas convenables. Ah, ces anciennes maîtresses, une fois mariées, il n’y a pas plus bégueules qu’elles. Depuis que j’en ai fait Mme Bixiou, celle-là s’est crue obligée de devenir bigote, mais à un point !… Est-ce qu’elle ne voulait pas me faire frictionner les yeux avec l’eau de la Salette ! Et puis, le pain bénit, les quêtes, la Sainte-Enfance, les petits Chinois, que sais-je encore ?… Nous sommes dans les bonnes œuvres jusqu’au cou… Ce serait cependant une bonne œuvre de me lire mes journaux. Eh bien, non, elle ne veut pas… Si ma fille était chez nous, elle me les lirait, elle ; mais depuis que je suis aveugle, je l’ai fait entrer à Notre-Dame-des-Arts, pour avoir une bouche de moins à nourrir…

«Encore une qui me donne de l’agrément, celle-là ! Il n’y a pas neuf ans qu’elle est au monde, elle a déjà eu toutes les maladies… Et triste ! et laide ! plus laide que moi, si c’est possible… un monstre !… Que voulez-vous ! je n’ai jamais su faire que des charges… Ah çà ! mais je suis bon, moi, de vous raconter mes histoires de famille. Qu’est-ce que cela peut vous faire à vous ?… Allons, donnez-moi encore un peu de cette eau-de-vie. Il faut que je me mette en train. En sortant d’ici je vais à l’instruction publique, et les huissiers n’y sont pas faciles à dérider. C’est tous d’anciens professeurs.»

Je lui versai son eau-de-vie. Il commença à la déguster par petites fois, d’un air attendri… Tout à coup, je ne sais quelle fantaisie le piquant, il se leva, son verre à la main, promena un instant autour de lui sa tête de vipère aveugle, avec le sourire aimable du monsieur qui va parler, puis, d’une voix stridente, comme pour haranguer un banquet de deux cents couverts :

«Aux arts ! Aux lettres ! A la presse !»

Et le voilà parti sur un toast de dix minutes, la plus folle et la plus merveilleuse improvisation qui soit jamais sortie de cette cervelle de pitre.

Figurez-vous une revue de fin d’année intitulée : Le Pavé des Lettres en 186* ; nos assemblées soi-disant littéraires, nos papotages, nos querelles, toutes les cocasseries d’un monde excentrique, fumier d’encre, enfer sans grandeur, où l’on s’égorge, où l’on s’étripe, où l’on se détrousse, où l’on parle intérêts et gros sous bien plus que chez les bourgeois, ce qui n’empêche pas qu’on y meure de faim plus qu’ailleurs ; toutes nos lâchetés, toutes nos misères ; le vieux baron T… de la Tombola s’en allant faire «gna… gna… gna…» aux Tuileries avec sa sébile et son habit barbeau ; puis nos morts de l’année, les enterrements à réclames, l’oraison funèbre de M. le délégué, toujours la même : «Cher et regretté ! pauvre cher !» à un malheureux dont on refuse de payer la tombe ; et ceux qui se sont suicidés, et ceux qui sont devenus fous ; figurez-vous tout cela, raconté, détaillé, gesticulé par un grimacier de génie, vous aurez alors une idée de ce que fut l’improvisation de Bixiou.

Son toast fini, son verre bu, il me demanda l’heure et s’en alla, d’un air farouche, sans me dire adieu… J’ignore comment les huissiers de M. Duruy se trouvèrent de sa visite ce matin-là ; mais je sais bien que jamais de ma vie je ne me suis senti si triste, si mal en train qu’après le départ de ce terrible aveugle. Mon encrier m’écœurait, ma plume me faisait horreur. J’aurais voulu m’en aller loin, courir, voir des arbres, sentir quelque chose de bon… Quelle haine, grand Dieu ! que de fiel ! quel besoin de baver sur tout, de tout salir… Ah ! le misérable…

Et j’arpentais ma chambre avec fureur, croyant toujours entendre le ricanement de dégoût qu’il avait eu en me parlant de sa fille.

Tout à coup, près de la chaise où l’aveugle s’était assis, je sentis quelque chose rouler sous mon pied. Et me baissant, je reconnus son portefeuille, un gros portefeuille luisant, à soins cassés, qui ne le quitte jamais et qu’il appelle en riant sa poche à venin. Cette poche, dans notre monde, était aussi renommée que les fameux cartons de M. Girardin. On disait qu’il y avait des choses terribles là-dedans… L’occasion se présentait belle pour m’en assurer. Le vieux portefeuille, trop gonflé, s’était crevé en tombant, et tous les papiers avaient roulé sur le tapis ; il me fallut les ramasser l’un après l’autre…

Un paquet de lettres écrites sur du papier à fleurs, commençant toutes : Mon cher papa, et signées : Céline Bixiou, des enfants de Marie.

D’anciennes ordonnances pour des maladies d’enfants : croup, convulsions, scarlatine, rougeole… (La pauvre petite n’en avait pas échappé une !)

Enfin une grande enveloppe cachetée d’où sortaient, comme d’un bonnet de fillette, deux ou trois crins jaunes tout frisés ; et sur l’enveloppe, en grosse écriture tremblée, une écriture d’aveugle :

Cheveux de Céline, coupés le 13 mai, le jour de son entrée là-bas.

Voilà ce qu’il y avait dans le portefeuille de Bixiou.

Allons, Parisiens, vous êtes tous les mêmes. Le dégoût, l’ironie, un rire infernal, des blagues féroces, et puis pour finir :… Cheveux de Céline coupés le 13 mai.

Vanusepiirang:
12+
Ilmumiskuupäev Litres'is:
30 august 2016
Objętość:
180 lk 1 illustratsioon
Õiguste omanik:
Public Domain

Selle raamatuga loetakse