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Loe raamatut: «L'île des pingouins», lehekülg 13

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CHAPITRE IV. COLOMBAN

Quelques semaines après la condamnation des sept cents pyrots, un petit homme myope, renfrogné, tout en poil, sortit un matin de sa maison avec un pot de colle, une échelle et un paquet d’affiches et s’en alla par les rues collant sur les murs des placards où se lisait en gros caractères: Pyrot est innocent, Maubec est coupable. Son état n’était pas de coller des affiches; il s’appelait Colomban; auteur de cent soixante volumes de sociologie pingouine, il comptait parmi les plus laborieux et les plus estimés des écrivains d’Alca. Après y avoir suffisamment réfléchi, ne doutant plus de l’innocence de Pyrot, il la publiait de la manière qu’il jugeait la plus éclatante. Il posa sans encombre quelques affiches dans les rues peu fréquentées; mais arrivé aux quartiers populeux, chaque fois qu’il montait sur son échelle, les curieux amassés sous lui, muets de surprise et d’indignation, lui jetaient des regards menaçants qu’il supportait avec le calme que donnent le courage et la myopie. Tandis que sur ses talons les concierges et tes boutiquiers arrachaient ses affiches, il allait traînant son attirail et suivi par les petits garçons qui, leur panier sous le bras et leur gibecière sur le dos, n’étaient pas pressés d’arriver à l’école: et il placardait studieusement. Aux indignations muettes se joignaient maintenant contre lui les protestations et les murmures. Mais Colomban ne daignait rien voir ni rien entendre. Comme il apposait, à l’entrée de la rue Sainte-Orberose, un de ses carrés de papier portant imprimé: Pyrot est innocent, Maubec est coupable, la foule ameutée donna les signes de la plus violente colère. «Traître, voleur, scélérat, canaille», lui criait-on; une ménagère, ouvrant sa fenêtre, lui versa une boîte d’ordures sur la tête, un cocher de fiacre lui fit sauter d’un coup de fouet son chapeau de l’autre côté de la rue, aux acclamations de la foule vengée; un garçon boucher le fit tomber avec sa colle, son pinceau et ses affiches, du haut de son échelle dans le ruisseau et les Pingouins enorgueillis sentirent alors la grandeur de leur patrie. Colomban se releva luisant d’immondices, estropié du coude et du pied, tranquille et résolu.

– Viles brutes, murmura-t-il en haussant les épaules.

Puis il se mit à quatre pattes dans le ruisseau pour y chercher son lorgnon qu’il avait perdu dans sa chute. Il apparut alors que son habit était fendu depuis le col jusqu’aux basques et son pantalon foncièrement disloqué. L’animosité delà foule à son égard s’en accrut.

De l’autre côté de la rue s’étendait la grande épicerie Sainte-Orberose. Des patriotes saisirent à la devanture tout ce qu’ils trouvaient sous la main, et le jetèrent sur Colomban, oranges, citrons, pots de confitures, tablettes de chocolat, bouteilles de liqueurs, boîtes de sardines, terrines de foie gras, jambons, volailles, stagnons d’huile et sacs de haricots. Couvert de débris alimentaires, contus et déchiré, boiteux, aveugle, il prit la fuite suivi de garçons de boutique, de mitrons, de rôdeurs, de bourgeois, de polissons dont le nombre grossissait de minute en minute et qui hurlaient «À l’eau! à mort le traître! à l’eau!» Ce torrent de vulgaire humanité roula tout le long des boulevards et s’engouffra dans la rue Saint-Maël. La police faisait son devoir; de toutes les voies adjacentes débouchaient des agents qui, la main gauche sur le fourreau de leur sabre, prenaient au pas de course la tête des poursuivants. Ils allongeaient déjà des mains énormes sur Colomban, quand il leur échappa soudain en tombant, par un regard ouvert, au fond d’un égout.

Il y passa la nuit, assis dans les ténèbres, au bord des eaux fangeuses, parmi les rats humides et gras. Il songeait à sa tâche; son coeur agrandi s’emplissait de courage et de pitié. Et quand l’aube mit un pâle rayon au bord du soupirail, il se leva et dit, se parlant à lui-même:

– Je discerne que la lutte sera rude.

Incontinent, il composa un mémoire où il exposait clairement que Pyrot n’avait pu voler au ministère de la guerre quatre-vingt mille bottes de foin qui n’y étaient jamais entrées, puisque Maubec ne les avait jamais fournies, bien qu’il en eût touché le prix. Colomban fit distribuer ce factum par les rues d’Alca. Le peuple refusait de le lire et le déchirait avec colère. Les boutiquiers montraient le poing aux distributeurs qui décampaient, poursuivis, le balai dans les reins, par des furies ménagères. Les têtes s’échauffèrent et l’effervescence dura toute la journée. Le soir, des bandes d’hommes farouches et déguenillés parcouraient les rues en hurlant: «Mort à Colomban!» Des patriotes arrachaient aux camelots des paquets entiers du factum, qu’ils brûlaient sur les places publiques, et ils dansaient autour de ces feux de joie des rondes éperdues avec des filles troussées jusqu’au ventre.

Les plus ardents allèrent casser les carreaux de la maison où Colomban vivait depuis quarante ans de son travail dans la douceur d’une paix profonde.

Les Chambres s’émurent et demandèrent au chef du gouvernement quelles mesures il comptait prendre pour réprimer les odieux attentats commis par Colomban contre l’honneur de l’armée nationale et la sûreté de la Pingouinie. Robin Mielleux flétrit l’audace impie de Colomban et annonça, aux applaudissements des législateurs, que cet homme serait traduit devant les tribunaux pour y répondre de son infâme libelle.

Le ministre de la guerre, appelé à la tribune, y parut transfiguré. Il n’avait plus l’air, comme autrefois, d’une oie sacrée des citadelles pingouines; maintenant hérissé, le cou tendu, le bec en croc, il semblait le vautour symbolique attaché au foie des ennemis de la patrie.

Dans le silence auguste de l’assemblée, il prononça ces seuls mots:

– Je jure que Pyrot est un scélérat.

Cette parole de Greatauk, répandue dans toute la Pingouinie, soulagea la conscience publique.

CHAPITRE V. LES RÉVÉRENDS PÈRES AGARIC ET CORNEMUSE

Colomban portait avec surprise et douceur le poids de la réprobation générale; il ne pouvait sortir de chez lui sans être lapidé; aussi ne sortait-il point; il écrivait dans son cabinet, avec un entêtement magnifique, de nouveaux mémoires en faveur de l’encagé innocent. Cependant parmi le peu de lecteurs qu’il trouva, quelques-uns, une douzaine, furent frappés de ses raisons et commencèrent à douter de la culpabilité de Pyrot. Ils s’en ouvrirent à leurs proches, s’efforcèrent de répandre autour d’eux la lumière qui naissait dans leur esprit. L’un d’eux était un ami de Robin Mielleux à qui il confia ses perplexités et qui dès lors refusa de le recevoir. Un autre demanda, par lettre ouverte, des explications au ministre de la guerre; un troisième publia un pamphlet terrible: celui-là, Kerdanic, était le plus redouté des polémistes. Le public en demeura stupide. On disait que ces défenseurs du traître étaient soudoyés par les grands juifs; on les flétrit du nom de pyrotins et les patriotes jurèrent de les exterminer. Il n’y avait que mille ou douze cents pyrotins dans la vaste république; on croyait en voir partout; on craignait d’en trouver dans les promenades, dans les assemblées, dans les réunions, dans les salons mondains, à la table de famille, dans le lit conjugal. La moitié de la population était suspecte à l’autre moitié. La discorde mit le feu dans Alca.

Or, le père Agaric, qui dirigeait une grande école de jeunes nobles, suivait les événements avec une anxieuse attention. Les malheurs de l’Église pingouine ne l’avaient point abattu; il restait fidèle au prince Crucho et conservait l’espoir de rétablir sur le trône de Pingouinie l’héritier des Draconides. Il lui parut que les événements qui s’accomplissaient ou se préparaient dans le pays, l’état d’esprit dont ils seraient en même temps l’effet et la cause, et les troubles, leur résultat nécessaire, pourraient, dirigés, conduits, tournés et détournés avec la sagesse profonde d’un religieux, ébranler la république et disposer les Pingouins à restaurer le prince Crucho dont la piété promettait des consolations aux fidèles. Coiffé de son vaste chapeau noir, dont les bords étaient pareils aux ailes de la Nuit, il s’achemina par le bois des Conils vers l’usine où son vénérable ami, le père Cornemuse, distillait la liqueur hygiénique de Sainte-Orberose. L’industrie du bon moine, si cruellement frappée au temps de l’émiral Chatillon, se relevait de ses ruines. On entendait les trains de marchandises rouler à travers les bois et l’on voyait sous les hangars des centaines d’orphelins bleus envelopper des bouteilles et clouer des caisses.

Agaric trouva le vénérable Cornemuse devant ses fourneaux, au milieu des cornues. Les prunelles glissantes du vieillard avaient retrouvé l’éclat du rubis; le poli de son crâne était redevenu suave et précieux.

Agaric félicita d’abord le pieux distillateur de l’activité qui renaissait dans ses laboratoires et dans ses ateliers.

– Les affaires reprennent. J’en rends grâces à Dieu, répondit le vieillard des Conis. Hélas! elles étaient bien tombées, frère Agaric, Vous avez vu la désolation de cet établissement. Je n’en dis pas davantage.

Agaric détourna la tête.

– La liqueur de Sainte-Orberose, poursuivit Cornemuse, triomphe de nouveau. Mon industrie n’en demeure pas moins incertaine et précaire. Les lois de ruine et de désolation qui l’ont frappée ne sont point abrogées: elles ne sont que suspendues....

Et le religieux, des Conils leva vers le cîel ses prunelles de rubis.

Agaric lui mit la main sur l’épaule:

– Quel spectacle, Cornemuse, nous offre la malheureuse Pingouinie! Partout la désobéissance, l’indépendance, la liberté! Nous voyons se lever les orgueilleux, les superbes, les hommes de révolte. Après avoir bravé les lois divines, ils se dressent contre les lois humaines, tant il est vrai que, pour être un bon citoyen, il faut être un bon chrétien. Colomban tâche à imiter Satan. De nombreux criminels suivent son funeste exemple; ils veulent, dans leur rage, briser tous les freins, rompre tous les jougs, s’affranchir des liens les plus sacrés, échapper aux contraintes les plus salutaires. Ils frappent leur patrie pour s’en faire obéir. Mais ils succomberont sous l’animadversion, la vitupération, l’indignation, la fureur, l’exécration et l’abomination publiques. Voilà l’abîme où les a conduits l’athéisme, la libre pensée, le libre examen, la prétention monstrueuse de juger par eux-mêmes, d’avoir une opinion propre.

– Sans doute, sans doute, répliqua le père Cornemuse en secouant la tête; mais-je vous avoue que le soin de distiller des simples m’a détourné de suivre les affaires publiques. Je sais seulement qu’on parle beaucoup d’un certain Pyrot. Les uns soutiennent qu’il est coupable, les autres affirment qu’il est innocent, et je ne saisis pas bien les motifs qui poussent les uns et les autres à s’occuper d’une affaire qui ne les regarde pas.

Le pieux Agaric demanda vivement:

– Vous ne doutez pas du crime de Pyrot?

– Je n’en puis douter, très cher Agaric, répondit le religieux des Conils; ce serait contraire aux lois de mon pays, qu’il faut respecter tant qu’elles ne sont pas en opposition avec les lois divines. Pyrot est coupable puisqu’il est condamné. Quant à en dire davantage pour ou contre sa culpabilité, ce serait substituer mon autorité à celle des juges, et je me garderai bien de le faire. C’est d’ailleurs inutile, puisque Pyrot est condamné. S’il n’est pas condamné parce qu’il est coupable, il est coupable parce qu’il est condamné; cela revient au même. Je crois à sa culpabilité comme tout bon citoyen doit y croire; et j’y croirai tant que la justice établie m’ordonnera d’y croire, car il n’appartient pas à un particulier, mais au juge, de proclamer l’innocence d’un condamné. La justice humaine est respectable jusque dans les erreurs inhérentes à sa nature faillible et bornée. Ces erreurs ne sont jamais irréparables; si les juges ne les réparent pas sur la terre, Dieu les réparera dans le ciel. D’ailleurs j’ai grande confiance en ce général Greatauk, qui me semble plus intelligent, sans en avoir l’air, que tous ceux qui l’attaquent.

– Bien cher Cornemuse, s’écria le pieux Agaric, l’affaire Pyrot, poussée au point où nous saurons la conduire avec le secours de Dieu et les fonds nécessaires, produira les plus grands biens. Elle mettra à nu les vices de la république anti-chrétienne et disposera les Pingouins à restaurer le trône des Draconides et les prérogatives de l’Église. Mais il faut pour cela que le peuple voie ses lévites au premier rang de ses défenseurs. Marchons contre les ennemis de l’armée, contre les insulteurs des héros, et tout le monde nous suivra.

– Tout le monde, ce sera trop, murmura en hochant la tête le religieux des Conils. Je vois que les Pingouins ont envie de se quereller. Si nous nous mêlons de leur querelle, ils se réconcilieront à nos dépens et nous payerons les frais de la guerre. C’est pourquoi, si vous m’en croyez, très cher Agaric, vous n’engagerez pas l’Église dans cette aventure.

– Vous connaissez mon énergie; vous connaîtrez ma prudence. Je ne compromettrai rien.... Bien cher Cornemuse, je ne veux tenir que de vous les fonds nécessaires à notre entrée en campagne.

Longtemps Cornemuse refusa de faire les frais d’une entreprise qu’il jugeait funeste. Agaric fut tour à tour pathétique et terrible. Enfin, cédant aux prières, aux menaces, Cornemuse, à pas traînants et la tête penchée, gagna son austère cellule où tout décelait la pauvreté évangélique. Au mur blanchi à la chaux, sous un rameau de buis bénit, un coffre-fort était scellé. Il l’ouvrit en soupirant et en tira une petite liasse de valeurs que, d’un bras raccourci et d’une main hésitante, il tendit au pieux Agaric.

– N’en doutez pas, très cher Cornemuse, dit celui-ci, en plongeant les papiers dans la poche de sa douillette, cette affaire Pyrot nous a été envoyée par Dieu pour la gloire et l’exaltation de l’Église de Pingouinie.

– Puissiez-vous avoir raison! soupira le religieux des Conils.

Et, resté seul dans son laboratoire, il contempla, de ses yeux exquis, avec une tristesse ineffable, ses fourneaux et ses cornues.

CHAPITRE VI. LES SEPT CENTS PYROTS

Les sept cents pyrots inspiraient au public une aversion croissante. Chaque jour, dans les rues d’Alca, on en assommait deux ou trois; l’un d’eux fut fessé publiquement, um autre jeté dans la rivière; un troisième, enduit de goudron, roulé dans des plumes et promené sur les boulevards à travers une foule hilare; un quatrième eut le nez coupé par un capitaine de dragons. Ils n’osaient plus se montrer à leur cercle, au tennis, aux courses; ils se dissimulaient pour aller à la Bourse. Dans ces circonstances il parut urgent au prince des Boscénos de refréner leur audace et de réprimer leur insolence. S’étant, à cet effet, réuni au comte Cléna, à M. de la Trumelle, au vicomte Olive, à M. Bigourd, il fonda avec eux la grande association des antipyrots à laquelle les citoyens par centaines de mille, les soldats par compagnies, par régiments, par brigades, par divisions, par corps d’armée, les villes, les districts, les provinces, apportèrent leur adhésion.

Environ ce temps, le ministre de la guerre, se rendant auprès de son chef d’état-major, vit avec surprise que la vaste pièce où travaillait le général Panther, naguère encore toute nue, portait maintenant sur chaque face, depuis le plancher jusqu’au plafond, en de profonds casiers, un triple et quadruple rang de dossiers de tout format et de toutes couleurs, archives soudaines et monstrueuses, ayant atteint en quelques jours la croissance des chartriers séculaires.

– Qu’est-ce que cela? demanda le ministre étonné

– Des preuves contre Pyrot, répondit avec une patriotique satisfaction le général Panther. Nous n’en possédions pas quand nous l’avons condamné: nous nous sommes bien rattrapés depuis.

La porte était ouverte; Greatank vit déboucher du palier une longue file de portefaix, qui venaient décharger dans la salle leurs crochets lourds de papiers, et il aperçut l’ascenseur qui s’élevait en gémissant, ralenti par le poids des dossiers.

– Qu’est-ce que cela encore? fit-il.

– Ce sont de nouvelles preuves contre Pyrot, qui nous arrivent, dit Panther. J’en ai demandé dans tous les cantons de Pingouinie, dans tous les états-majors et dans toutes les cours d’Europe; j’en ai commandé dans toutes les villes d’Amérique et d’Australie et dans toutes les factoreries d’Afrique; j’en attends des ballots de Brême et une cargaison de Melbourne.

Et Panther tourna vers le ministre le regard tranquille et radieux d’un héros. Cependant Greatauk, son carreau sur l’oeil, regardait ce formidable amas de papiers avec moins de satisfaction que d’inquiétude:

– C’est fort bien, dit-il, c’est fort bien! Mais je crains qu’on n’ôte à l’affaire Pyrot sa belle simplicité. Elle était limpide; ainsi que le cristal de roche, son prix était dans sa transparence. On y eût vainement cherché à la loupe une paille, une faille, une tache, le moindre défaut. Au sortir de mes mains, elle était pure comme le jour; elle était le jour même. Je vous donne une perle et vous en faites une montagne. Pour tout vous dire, je crains qu’en voulant trop bien faire, vous n’ayez fait moins bien. Des preuves! sans doute il est bon d’avoir des preuves, mais il est peut-être meilleur de n’en avoir pas. Je vous l’ai déjà dit, Panther: il n’y a qu’une preuve irréfutable, les aveux du coupable (ou de l’innocent, peu importe!). Telle que je l’avais établie l’affaire Pyrot ne prêtait pas à la critique; il n’y avait pas un endroit par où on pût l’atteindre. Elle défiait les coups; elle était invulnérable parce qu’elle était invisible. Maintenant elle donne une prise énorme à la discussion. Je vous conseille, Panther, de vous servir de vos dossiers avec réserve. Je vous serai surtout reconnaissant de modérer vos communications aux journalistes. Vous parlez bien, mais vous parlez trop. Dites moi, Panther, parmi ces pièces, en est-il de fausses?

Panther sourit:

– Il y en a d’appropriées.

– C’est ce que je voulais dire. Il y en a d’appropriées, tant mieux! Ce sont les bonnes. Comme preuves, les pièces fausses, en général, valent mieux que les vraies, d’abord parce qu’elles ont été faites exprès, pour les besoins de la cause, sur commande et sur mesure, et qu’elles sont enfin exactes et justes. Elles sont préférables aussi parce qu’elles transportent les esprits dans un monde idéal et les détournent de la réalité qui, en ce monde, hélas! n’est jamais sans mélange.... Toutefois, j’aimerais peut-être mieux, Panther, que nous n’eussions pas de preuves du tout.

Le premier acte de l’association des antipyrots fut d’inviter le gouvernement à traduire immédiatement devant une haute cour de justice, comme coupables de haute trahison, les sept cents pyrots et leurs complices. Le prince des Boscénos, chargé de porter la parole au nom de l’Association, se présenta devant le conseil assemblé pour le recevoir et exprima le voeu que la vigilance et la fermeté du gouvernement s’élevassent à la hauteur des circonstances. Il serra la main à chacun des ministres et, passant devant le général Greatauk, il lui souffla à l’oreille:

– Marche droit, crapule, ou je publie le dossier Maloury!

Quelques jours après, par un vote unanime des Chambres, émis sur un projet favorable du gouvernement, l’association des antipyrots fut reconnue d’utilité publique.

Aussitôt, l’association envoya en Marsouinie, au château de Chitterlings, où Grucho mangeait le pain amer de l’exil, une délégation chargée d’assurer le prince de l’amour et du dévouement des ligueurs antipyrots.

Cependant les pyrotins croissaient en nombre; on en comptait maintenant dix mille. Ils avaient, sur les boulevards, leurs cafés attitrés. Les patriotes avaient les leurs, plus riches et plus vastes; tous les soirs d’une terrasse à l’autre jaillissaient les bocks, les soucoupes, les porte-allumettes, les carafes, les chaises et les tables; les glaces volaient en éclats; l’ombre, en confondant les coups, corrigeait l’inégalité du nombre et les brigades noires terminaient la lutte en foulant indifféremment les combattants des deux parties sous leurs semelles aux clous acérés.

Une de ces nuits glorieuses, comme le prince des Boscénos sortait, on compagnie de quelques patriotes, d’un cabaret à la mode, M. de la Trumelle, lui désignant un petit houmme à binocle, barbu, sans chapeau, n’ayant qu’une manche à son habit, et qui se traînait péniblement sur le trottoir jonché de débris:

– Tenez! fit-il, voici Colomban!

Avec la force, le prince avait la douceur; il était plein de mansuétude; mais au nom de Colomban son sang ne fit qu’un tour. Il bondit sur le petit homme à binocle et le renversa d’un coup de poing dans le nez.

M. de la Trumelle s’aperçut alors, que, trompé par une ressemblance imméritée, il avait pris pour Colomban M. Bazile, ancien avoué, secrétaire de l’association des antipyrots, patriote ardent et généreux. Le prince des Boscénos était de ces âmes antiques, qui ne plient jamais; pourtant il savait reconnaître ses torts.

– Monsieur Bazile, dit-il en soulevant son chapeau, si je vous ai effleuré le visage, vous m’excuserez et vous me comprendrez, vous m’approuverez, que dis-je, vous me complimenterez, vous me congratulerez et me féliciterez quand vous saurez la cause de cet acte. Je vous prenais pour Colomban.

M. Bazile, tamponnant avec son mouchoir ses narines jaillissantes et soulevant un coude tout éclatant de sa manche absente:

– Non, monsieur, répondit-il sèchement, je ne vous féliciterai pas, je ne vous congratulerai pas, je ne vous complimenterai pas, je ne vous approuverai pas, car votre action était pour le moins superflue; elle était, dirai-je, surérogatoire. On m’avait, ce soir, déjà pris trois fois pour Colomban et traité suffisamment comme il le mérite. Les patriotes lui avaient sur moi défoncé les côtes et cassé les reins, et j’estimais, monsieur, que c’était assez.

À peine avait-il achevé ce discours que les pyrotins apparurent en bande, et trompés, à leur tour, par cette ressemblance insidieuse, crurent que des patriotes assommaient Colomban. Ils tombèrent à coups de canne plombée et de nerfs de boeufs sur le prince des Boscénos et ses compagnons, qu’il laissèrent pour morts sur la place, et, s’emparant de l’avoué Bazile, le portèrent en triomphe, malgré ses protestations indignées, aux cris de «Vive Colomban! vive Pyrot!» le long des boulevards, jusqu’à ce que la brigade noire, lancée à leur poursuite, les eût assaillis, terrassés, traînés indignement au poste, où l’avoué Bazile fut, sous le nom de Colomban, trépigné par des semelles épaisses, aux clous sans nombre.

Vanusepiirang:
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Ilmumiskuupäev Litres'is:
30 august 2016
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310 lk 1 illustratsioon
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