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Loe raamatut: «L'île des pingouins», lehekülg 5

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CHAPITRE VII. LE DRAGON D’ALCA (SUITE)

Durant tout le mois dédié par les Romains à leur faux dieu Mars ou Mavors, le dragon ravagea les fermes des Dalles et des Dombes, enleva cinquante moutons, douze porcs et trois jeunes garçons. Toutes les familles étaient en deuil et l’île se remplissait de lamentations. Pour conjurer le fléau, les Anciens des malheureux villages qu’arrosent le Clange et la Surelle résolurent de se réunir et d’aller ensemble demander secours au bienheureux Maël.

Le cinquième jour du mois dont le nom, chez les Latins, signifie ouverture, parce qu’il ouvre l’année, ils se rendirent en procession au moustier de bois qui s’élevait sur la côte méridionale de l’île. Introduits dans le cloître, ils firent entendre des sanglots et des gémissements. Ému de leurs plaintes, le vieillard Maël, quittant la salle où il se livrait à l’étude de l’astronomie et à la méditation des Écritures, descendit vers eux, appuyé sur son bâton pastoral. À sa venue les Anciens prosternés tendirent des rameaux verts. Et plusieurs d’entre eux brûlèrent des herbes aromatiques.

Et le saint homme, s’étant assis près de la fontaine claustrale, sous un figuier antique, prononça ces paroles:

– O mes fils, postérité des Pingouins, pourquoi pleurez-vous et gémissez-vous? Pourquoi tendez-vous vers moi ces rameaux suppliants? Pourquoi faites-vous monter vers le ciel la fumée des aromates? Attendez-vous que je détourne de vos têtes quelque calamité? Pourquoi m’implorez-vous? Je suis prêt à donner ma vie pour vous. Dites seulement ce que vous espérez de votre père.

À ces questions le premier des Anciens répondit:

– Père des enfants d’Alca, ô Maël, je parlerai pour tous. Un dragon très horrible ravage nos champs, dépeuple nos étables et ravit dans son antre la fleur de notre jeunesse. Il a dévoré l’enfant Elo et sept jeunes garçons; il a broyé entre ses dents affamées la vierge Orberose, la plus belle des Pingouines. Il n’est point de village où il ne souffle son haleine empoisonnée et qu’il ne remplisse de désolation.

En proie à ce fléau redoutable, nous venons, ô Maël, te prier, comme le plus sage, d’aviser au salut des habitants de cette île, de peur que la race antique des Pingouins ne s’éteigne.

– O le premier des Anciens d’Alca, répliqua Maël, ton discours me plonge dans une profonde affliction, et je gémis à la pensée que cette île est en proie aux fureurs d’un dragon épouvantable. Un tel fait n’est pas unique, et l’on trouve dans les livres plusieurs histoires de dragons très féroces. Ces monstres se rencontrent principalement dans les cavernes, aux bords des eaux et de préférence chez les peuples païens. Il se pourrait que plusieurs d’entre vous, bien qu’ayant reçu le saint baptême, et tout incorporés qu’ils sont à la famille d’Abraham, aient adoré des idoles, comme les anciens Romains, ou suspendu des images, des tablettes votives, des bandelettes de laine et des guirlandes de fleurs aux branches de quelque arbre sacré. Ou bien encore les Pingouines ont dansé autour d’une pierre magique et bu l’eau des fontaines habitées par les nymphes. S’il en était ainsi, je croirais que le Seigneur a envoyé ce dragon pour punir sur tous les crimes de quelques-uns et afin de vous induire, ô fils des Pingouins, à exterminer du milieu de vous le blasphème, la superstition et l’impiété. C’est pourquoi je vous indiquerai comme remède au grand mal dont vous souffrez de rechercher soigneusement l’idolâtrie dans vos demeures et de l’en extirper. J’estime qu’il sera efficace aussi de prier et de faire pénitence.

Ainsi parla le saint vieillard Maël. Et les Anciens du peuple pingouin, lui ayant baisé les pieds, retournèrent dans leurs villages avec une meilleure espérance.

CHAPITRE VIII. LE DRAGON D’ALCA (SUITE)

Suivant les conseils du saint homme Maël, les habitants d’Alca s’efforcèrent d’extirper les superstitions qui avaient germé parmi eux. Ils veillèrent à ce que les filles n’allassent plus danser autour de l’arbre des fées, en prononçant des incantations. Ils défendirent sévèrement aux jeunes mères de frotter leurs nourrissons pour les rendre forts, aux pierres dressées dans les campagnes. Un vieillard des Dombes, qui annonçait l’avenir en secouant des grains d’orge sur un tamis, fut jeté dans un puits.

Cependant, le monstre continuait à ravager chaque nuit les basses-cours et les étables. Les paysans épouvantés se barricadaient dans leurs maisons. Une femme enceinte qui, par une lucarne, vit au clair de lune l’ombre du dragon sur le chemin bleu, en fut si épouvantée qu’elle accoucha incontinent avant terme.

En ces jours d’épreuve, le saint homme Maël méditait sans cesse sur la nature des dragons et sur les moyens de les combattre. Après six mois d’études et de prières, il lui parut bien avoir trouvé ce qu’il cherchait. Un soir, comme il se promenait sur le rivage de la mer, en compagnie d’un jeune religieux nommé Samuel, il lui exprima sa pensée en ces termes:

– J’ai longuement étudié l’histoire et les moeurs des dragons, non pour satisfaire une vaine curiosité, mais afin d’y découvrir des exemples à suivre dans les conjonctures présentes. Et telle est, mon fils Samuel, l’utilité de l’histoire.

C’est un fait constant que les dragons sont d’une vigilance extrême. Ils ne dorment jamais. Aussi les voit-on souvent employés à garder des trésors. Un dragon gardait à Colchis la toison d’or que Jason conquit sur lui. Un dragon veillait sur les pommes d’or du jardin des Hespérides. Il fut tué par Hercule et transformé par Junon en une étoile du ciel. Le fait est rapporté dans des livres; s’il est véritable, il se produisit par magie, car les dieux des païens sont en réalité des diables. Un dragon défendait aux hommes rudes et ignorants de boire à la fontaine de Castalie. Il faut se rappeler aussi le dragon d’Andromède, qui fut tué par Persée.

Mais quittons les fables des païens, où l’erreur est mêlée sans cesse à la vérité. Nous rencontrons des dragons dans les histoires du glorieux archange Michel, des saints Georges, Philippe, Jacques le Majeur, et Patrice, des saintes Marthe et Marguerite. Et c’est en de tels récits, dignes de toute créance, que nous devons chercher réconfort et conseil.

L’histoire du dragon de Silène nous offre notamment de précieux exemples. Il faut que vous sachiez, mon fils, que, au bord d’un vaste étang, voisin de cette ville, habitait un dragon effroyable qui s’approchait parfois des murailles et empoisonnait de son haleine tous ceux qui séjournaient dans les faubourgs. Et, pour n’être point dévorés par le monstre, les habitants de Silène lui livraient chaque matin un des leurs. On tirait la victime au sort. Le sort, après cent autres, désigna la fille du roi.

Or, saint Georges, qui était tribun militaire, passant par la ville de Silène, apprit que la fille du roi venait d’être conduite à l’animal féroce. Aussitôt, il remonta sur son cheval et, s’armant de sa lance, courut à la rencontre du dragon, qu’il atteignit au moment où le monstre allait dévorer la vierge royale. Et quand saint Georges eut terrassé le dragon, la fille du roi noua sa ceinture autour du cou de la bête, qui la suivit comme un chien qu’on mène en laisse.

Cela nous est un exemple du pouvoir des vierges sur les dragons. L’histoire de sainte Marthe nous en fournit une preuve plus certaine encore. Connaissez-vous cette histoire, mon fils Samuel?

– Oui, mon père, répondit Samuel.

Et le bienheureux Maël poursuivit:

– Il y avait, dans une forêt, sur les bords du Rhône, entre Arles et Avignon, un dragon mi-quadrupède et mi-poisson, plus gros qu’un boeuf, avec des dents aiguës comme des cornes et de grandes ailes aux épaules. Il coulait les bateaux et dévorait les passagers. Or, sainte Marthe, à la prière du peuple, alla vers ce dragon, qu’elle trouva occupé à dévorer un homme; elle lui passa sa ceinture autour du cou et le conduisit facilement à la ville.

Ces deux exemples m’induisent à penser qu’il convient de recourir au pouvoir de quelque vierge pour vaincre le dragon qui sème l’épouvante et la mort dans l’île d’Alca.

C’est pourquoi, mon fils Samuel, ceins tes reins et va, je te prie, avec deux de tes compagnons, dans tous les villages de cette île, et publie partout qu’une vierge pourra seule délivrer l’île du monstre qui la dépeuple.

Tu chanteras des cantiques et des psaumes, et tu diras:

– O fils des pingouins, s’il est parmi vous une vierge tres pure, qu’elle se lève et que, armée du signe de la croix, elle aille combattre le dragon!

Ainsi parla le vieillard, et le jeune Samuel promit d’obéir. Dès le lendemain, il ceignit ses reins et partit avec deux de ses compagnons pour annoncer aux habitants d’Alca qu’une vierge était seule capable de délivrer les Pingouins des fureurs du dragon.

CHAPITRE IX. LE DRAGON D’ALCA (SUITE)

Orberose aimait son époux, mais elle n’aimait pas que lui. À l’heure ou Vénus s’allume dans le ciel pâle, tandis que Kraken allait répandant l’effroi sur les villages, elle visitait, en sa maison roulante, un jeune berger des Dalles, nommé Marcel, dont la forme gracieuse enveloppait une infatigable vigueur. La belle Orberose partageait avec délices la couche aromatique du pasteur. Mais, loin de se faire connaître à lui pour ce qu’elle etait, elle se donnait le nom de Brigide et se disait la fille d’un jardinier de la baie des Plongeons. Lorsque échappée à regret de ses bras, elle cheminait, à travers les prairies fumantes, vers le rivage des Ombres, si d’aventure elle rencontrait quelque paysan attardé, aussitôt elle déployait ses voiles comme de grandes ailes et s’ecriait:

– Passant, baisse les yeux, pour n’avoir point à dire: Hélas! hélas! malheur à moi, car j’ai vu l’ange du Seigneur.

Le villageois tremblant s’agenouillait le front contre terre. Et plusieurs disaient, dans l’île, que, la nuit, sur les chemins passaient des anges et qu’on mourait pour les avoir vus.

Kraken ignorait les amours d’Orberose et de Marcel, car il était un héros, et les héros ne pénètrent jamais les secrets de leurs femmes. Mais, tout en ignorant ces amours, Kraken en goûtait les précieux avantages. Il retrouvait chaque nuit sa compagne plus souriante et plus belle, respirant, exhalant la volupté et parfumant le lit conjugal d’une odeur délicieuse de fenouil et de verveine. Elle aimait Kraken d’un amour qui ne devenait jamais importun ni soucieux parce qu’elle ne l’apesantissait pas sur lui seul.

Et l’heureuse infidélité d’Orberose devait bientôt sauver le héros d’un grand péril et assurer à jamais sa fortune et sa gloire. Car ayant vu passer dans le crépuscule un bouvier de Belmont, qui piquait ses boeufs, elle se prit à l’aimer plus qu’elle n’avait jamais aimé le berger Marcel. Il était bossu, ses épaules lui montaient par-dessus les oreilles; son corps se balançait sur des jambes inégales; ses yeux torves roulaient des lueurs fauves sous des cheveux en broussailles. De son gosier sortait une voix rauque et des rires stridents; il sentait l’étable. Cependant il lui était beau. «Tel, comme dit Gnathon, a aimé une plante, tel autre un fleuve, tel autre une bête.»

Or, un jour que, dans un grenier du village, elle soupirait étendue et détendue entre les bras du bouvier, soudain des sons de trompe, des rumeurs, des bruits de pas, surprirent ses oreilles; elle regarda par la lucarne et vit les habitants assemblés sur la place du marché, autour d’un jeune religieux qui, monté sur une pierre, prononça d’une voix claire ces paroles:

– Habitants de Belmont, l’abbé Maël, notre père vénéré, vous mande par ma bouche que ni la force des bras ni la puissance des armes ne prévaudra contre le dragon; mais la bête sera surmontée par une vierge. Si donc il se trouve parmi vous une vierge très nette et tout à fait intacte, qu’elle se lève et qu’elle aille au devant du monstre; et quand elle l’aura rencontré, elle lui passera sa ceinture autour du col et le conduira aussi facilement que si c’était un petit chien.

Et le jeune religieux, ayant relevé sa cucule sur sa tête, s’en fut porter en d’autres villages le mandement du bienheureux Maël.

Il était déjà loin quand, accroupie dans la paille amoureuse, une main sur le genou et le menton sur la main, Orberose méditait encore ce qu’elle venait d’entendre. Bien qu’elle craignît beaucoup moins pour Kraken le pouvoir d’une vierge que la force des hommes armés, elle ne se sentait pas rassurée par le mandement du bienheureux Maël; un instinct vague et sûr, qui dirigeait son esprit, l’avertissait que désormais Kraken ne pouvait plus être dragon avec sécurité.

Elle demanda au bouvier:

– Mon coeur, que penses-tu du dragon?

Le rustre secoua la tête:

– Il est certain que, dans les temps anciens, des dragons ravageaient la terre; et l’on en voyait de la grosseur d’une montagne. Mais il n’en vient plus, et je crois que ce qu’on prend ici pour un monstre recouvert d’écailles, ce sont des pirates ou des marchands qui ont emporté dans leur navire la belle Orberose et les plus beaux parmi les enfants d’Alca. Et si l’un de ces brigands tente de me voler mes boeufs, je saurai, par force ou par ruse, l’empêcher de me nuire.

Cette parole du bouvier accrut les appréhensions d’Orberose et ranima sa sollicitude pour un époux qu’elle aimait.

CHAPITRE X. LE DRAGON D’ALCA (SUITE)

Les jours s’écoulèrent et aucune pucelle ne se leva dans l’île pour combattre le monstre. Et, dans le moustier de bois, le vieillard Maël, assis sur un banc, à l’ombre d’un antique figuier, en compagnie d’un religieux plein de piété, nommé Régimental, se demandait avec inquiétude et tristesse comment il ne se trouvait point dans Alca une seule vierge capable de surmonter la bête.

Il soupira et le frère Régimental soupira de même. À ce moment le jeune Samuel, venant à passer dans le jardin, le vieillard Maël l’appela et lui dit:

– J’ai médité de nouveau, mon fils, sur les moyens de détruire le dragon qui dévore la fleur de notre jeunesse, de nos troupeaux et de nos récoltes. À cet égard, l’histoire des dragons de saint Riok et de saint Pol de Léon me semble particulièrement instructive. Le dragon de saint Riok était long de six toises; sa tête tenait du coq et du basilic, son corps du boeuf et du serpent; il désolait les rives de l’Elorn, au temps du roi Bristocus. Saint Riok, âgé de deux ans, le mena en laisse jusqu’à la mer où le monstre se noya très volontiers. Le dragon de saint Pol, long de soixante pieds, n’était pas moins terrible. Le bienheureux apôtre de Léon le lia de son étole et le donna à conduire à un jeune seigneur d’une grande pureté. Ces exemples prouvent que, aux yeux de Dieu, un puceau est aussi agréable qu’une pucelle. Le ciel n’y fait point de différence. C’est pourquoi, mon fils, si vous voulez m’en croire, nous nous rendrons tous deux au rivage des Ombres; parvenus à la caverne du dragon, nous appellerons le monstre à haute voix et, quand il s’approchera, je nouerai mon étole autour de son cou et vous le mènerez en laisse jusqu’à la mer où il ne manquera pas de se noyer.

À ce discours du vieillard, Samuel baissa la tête et ne répondit pas.

– Vous semblez hésiter, mon fils, dit Maël.

Le frère Régimental, contrairement à son habitude, prit la parole sans être interrogé.

– On hésiterait à moins, fit-il. Saint Riok n’avait que deux ans quand il surmonta le dragon. Qui vous dit que neuf ou dix ans plus tard il en eût encore pu faire autant? Prenez garde, mon père, que le dragon qui désole notre île a dévoré le petit Elo et quatre ou cinq autres jeunes garçons. Frère Samuel n’est pas assez présomptueux pour se croire à dix- neuf ans plus innocent qu’eux à douze et à quatorze.

Hélas! ajouta le moine en gémissant, qui peut se vanter d’être chaste en ce monde où tout nous donne l’exemple et le modèle de l’amour, où tout dans la nature, bêtes et plantes, nous montre et nous conseille les voluptueux embrassements? Les animaux sont ardents à s’unir selon leurs guises; mais il s’en faut que les divers hymens des quadrupèdes, des oiseaux, des poissons, et des reptiles égalent en vénusté les noces des arbres. Tout ce que les païens, dans leurs fables, ont imaginé d’impudicités monstrueuses est dépassé par la plus simple fleur des champs, et si vous saviez les fornications des lis et des roses, vous écarteriez des autels ces calices d’impureté, ces vases de scandale.

– Ne parlez pas ainsi, frère Régimental, répondit le vieillard Maël. Soumis à la loi naturelle, les animaux et les plantes sont toujours innocents. Ils n’ont pas d’âme à sauver; tandis que l’homme....

– Vous avez raison, répliqua le frère Régimental; c’est une autre paire de manches. Mais n’envoyez pas le jeune Samuel au dragon: le dragon le mangerait. Depuis déjà cinq ans Samuel n’est plus en état d’étonner les monstres par son innocence. L’année de la comète, le Diable, pour le séduire, mit un jour sur son chemin une laitière qui troussait son cotillon pour passer un gué. Samuel fut tenté; mais il surmonta la tentation. Le Diable, qui ne se lasse pas, lui envoya dans un songe, l’image de cette jeune fille. L’ombre fit ce que n’avait pu faire le corps: Samuel succomba. À son réveil, il trempa de ses larmes sa couche profanée. Hélas! le repentir ne lui rendit point son innocence.

En entendant ce récit, Samuel se demandait comment son secret pouvait être connu, car il ne savait pas que le Diable avait emprunté l’apparence du frère Régimental pour troubler en leur coeur les moines d’Alca.

Et le vieillard Maël songeait, et il se demandait avec angoisse:

– Qui nous délivrera de la dent du dragon? Qui nous préservera de son haleine? Qui nous sauvera de son regard?

Cependant les habitants d’Alca commençaient à prendre courage. Les laboureurs des Dombes et les bouviers de Belmont juraient que, contre un animal féroce, ils vaudraient mieux qu’une fille, et ils s’écriaient, en se tapant le gras du bras: «Ores vienne le dragon!» Beaucoup d’hommes et de femmes l’avaient vu. Ils ne s’entendaient pas sur sa forme et sa figure, mais tous maintenant s’accordaient à dire qu’il n’était pas si grand qu’on avait cru, et que sa taille ne dépassait pas de beaucoup celle d’un homme. On organisait la défense: vers la tombée du jour, des veilleurs se tenaient à l’entrée des villages, prêts à donner l’alarme; des compagnies armées de fourches et de faux gardaient, la nuit, les parcs où les bêtes étaient renfermées. Une fois même, dans le village d’Anis, de hardis laboureurs le surprirent sautant le mur de Morio; armés de fléaux, de faux et de fourches, ils lui coururent sus, et ils le serraient de près. L’un d’eux, vaillant homme et très alerte, pensa bien l’avoir piqué de sa fourche; mais il glissa dans une mare et le laissa échapper. Les autres l’eussent sûrement atteint, s’ils ne s’étaient attardés à rattraper les lapins et les poules qu’il abandonnait dans sa fuite.

Ces laboureurs déclarèrent aux anciens du village que le monstre leur paraissait de forme et de proportions assez humaines, à part la tête et la queue, qui étaient vraiment épouvantables.

CHAPITRE XI. LE DRAGON D’ALCA (SUITE)

Ce jour-là Kraken rentra dans sa caverne plus tôt que de coutume. Il tira de sa tête son casque de veau marin surmonté de deux cornes de boeuf et dont la visière s’armait de crocs formidables. Il jeta sur la table ses gants terminés par des griffes horribles: c’étaient des becs d’oiseaux pêcheurs. Il décrocha son ceinturon où pendait une longue queue verte aux replis tortueux. Puis il ordonna à son page Elo de lui tirer ses bottes et, comme l’enfant n’y réussissait pas assez vite, il l’envoya d’un coup de pied à l’autre bout de la grotte.

Sans regarder la belle Orberose, qui filait la laine, il s’assit devant la cheminée où rôtissait un mouton, et murmura:

– Ignobles Pingouins!… Il n’est pas pire métier que de faire le dragon.

– Que dit mon seigneur? demanda la belle Orberose.

– On ne me craint plus, poursuivit Kraken, Autrefois tout fuyait à mon approche. J’emportais dans mon sac poules et lapins; je chassais devant moi moutons et cochons, vaches et boeufs. Aujourd’hui ces rustres font bonne garde; ils veillent. Tantôt, dans le village d’Anis, poursuivi par des laboureurs armés de fléaux, de faux et de fourches fières, je dus lâcher poules et lapins, prendre ma queue sur mon bras et courir à toutes jambes. Or, je vous le demande, est-ce une allure convenable à un dragon de Cappadoce, que de se sauver comme un voleur, sa queue sur le bras? Encore, embarrassé de crêtes, de cornes, de crocs, de griffes, d’écailles, j’échappai à grand peine à une brute qui m’enfonça un demi- pouce de sa fourche dans la fesse gauche.

Et ce disant, il portait la main avec sollicitude à l’endroit offensé.

Et après s’être livré quelques instants à des méditations amères:

– Quels idiots que ces Pingouins! Je suis las de souffler des flammes au nez de tels imbéciles. Orberose, tu m’entends?…

Ayant ainsi parlé, le héros souleva entre ses mains le casque épouvantable et le contempla longtemps dans un sombre silence. Puis il prononça ces paroles rapides:

– Ce casque, je l’ai taillé de mes mains, en forme de tête de poisson, dans la peau d’un veau marin. Pour le rendre plus formidable, je l’ai surmonté de cornes de boeuf, et je l’ai armé d’une mâchoire de sanglier; j’y ai fait pendre une queue de cheval, teinte de vermillon. Aucun habitant de cette île n’en pouvait soutenir la vue, quand je m’en coiffais jusqu’aux épaules dans le crépuscule mélancolique. À son approche, femmes, enfants, jeunes hommes, vieillards fuyaient éperdus, et je portais l’épouvante dans la race entière des Pingouins. Par quels conseils ce peuple insolent, quittant ses premières terreurs, ose-t-il aujourd’hui regarder en face cette gueule horrible et poursuivre cette crinière effrayante?

Et jetant son casque sur le sol rocheux:

– Péris, casque trompeur! s’écria Kraken. Je jure par tous les démons d’Armor de ne jamais plus te porter sur ma tête.

Et ayant fait ce serment, il foula aux pieds son casque, ses gants, ses bottes et sa queue aux replis tortueux.

– Kraken, dit la belle Orberose, permettez-vous à votre servante d’user d’artifice pour sauver votre gloire et vos biens? Ne méprisez point l’aide d’une femme. Vous en avez besoin, car les hommes sont tous des imbéciles.

– Femme, demanda Kraken, quels sont tes desseins?

Et la belle Oberose avertit son époux que des moines allaient par les villes et les campagnes, enseignant aux habitants la manière la plus convenable de combattre le dragon; que, selon leurs instructions, la bête serait surmontée par une vierge et que, si une pucelle passait sa ceinture autour du col du dragon, elle le conduirait aussi facilement que si c’était un petit chien.

– Comment sais-tu que les moines enseignent ces choses? demanda Kraken.

– Mon ami, répondit Orberose, n’interrompez donc pas des propos graves par une question frivole.... «Si donc, ajoutèrent ces religieux, il se trouve dans Alca une vierge très pure, qu’elle se lève!» Or, j’ai résolu, Kraken, de répondre à leur appel. J’irai trouver le saint vieillard Maël et lui dirai: «Je suis la vierge désignée par le Ciel pour surmonter le dragon.»

À ces mots Kraken se récria:

– Comment seras-tu cette vierge très pure? Et pourquoi veux-tu me combattre, Orberose? As-tu perdu la raison? Sache bien que je ne me laisserai pas vaincre par toi!

– Avant de se mettre en colère, ne pourrait-on pas essayer de comprendre? soupira la belle Orberose avec un mépris profond et doux.

Et elle exposa ses desseins subtils.

En l’écoutant, le héros demeurait pensif. Et quand elle eut cessé de parler:

– Orberose, ta ruse est profonde, dit-il. Et, si tes desseins s’accomplissent selon tes prévisions, j’en tirerai de grands avantages. Mais comment seras-tu la vierge désignée par le ciel?

– N’en prends nul souci, Kraken, répliqua-t-elle. Et allons nous coucher.

Le lendemain, dans la caverne parfumée de l’odeur des graisses, Kraken tressait une carcasse très difforme d’osier et la recouvrait de peaux effroyablement hérissées, squameuses et squalides. À l’une des extrémités de cette carcasse, la belle Orberose cousit le cimier farouche et la visière hideuse, que portait Kraken dans ses courses dévastatrices, et, à l’autre bout, elle assujettit la queue aux replis tortueux que le héros avait coutume de traîner derrière lui. Et, quand cet ouvrage fut achevé, ils instruisirent le petit Elo et les cinq autres enfants, qui les servaient, à s’introduire dans cette machine, à la faire marcher, à y souffler dans des trompes et à y brûler de l’étoupe, afin de jeter des flammes et de la fumée par la gueule du dragon.

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Ilmumiskuupäev Litres'is:
30 august 2016
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