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Micah Clarke – Tome I. Les recrues de Monmouth

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L'eau avait au plus deux pieds de profondeur, de sorte qu'ils en seraient quittes pour la peur et un plongeon.

La fraîcheur de cet accueil les détournerait pour toujours de nous envahir et établirait ma réputation de chef audacieux.

Ruben Lockarby, mon lieutenant, fils du père John Lockarby, qui tenait la Gerbe de blé, rangea nos forces derrière la haie pendant que je manœuvrais la scie avec vigueur et que je coupais presque entièrement la planche.

Je n'éprouvais aucun remords en détruisant le pont, car je m'entendais assez en charpente pour savoir qu'un charpentier adroit le rétablirait en une heure de travail de telle sorte qu'il fût plus solide que jamais, en dressant un étai sous l'endroit où je l'avais scié.

Lorsqu'enfin la courbure de la planche m'avertit que j'étais allé assez loin, et que la moindre tension la romprait d'un seul coup, je m'en allai en rampant, je pris mon poste parmi mes condisciples, et j'attendis l'arrivée de l'ennemi.

À peine m'étais-je caché que j'entendis les pas de quelqu'un sur le sentier qui aboutissait au pont.

On se courba derrière le rideau de la haie.

Nous étions convaincus que ce bruit venait d'un éclaireur que nos adversaires avaient dépêché en avant.

C'était évidemment un gros gaillard, car son pas était pesant et lent, et il s'y mêlait un tintement métallique auquel nous ne comprenions rien.

Le bruit se rapprocha et nous finîmes par apercevoir une vague silhouette sortir de l'obscurité sur l'autre bord.

Elle s'arrêta un instant pour épier aux alentours.

Puis elle se dirigea vers le pont.

Ce fut seulement quand le personnage mit le pied sur le pont, et s'avança avec précaution pour le traverser, que nous distinguâmes des contours qui nous étaient familiers.

Alors nous comprimes la terrible vérité.

L'individu que nous avions pris pour l'avant-garde ennemie n'était rien moins que le curé Pinfold, et c'était la chute rythmée du bout de sa canne que nous avions entendu entre chacun de ses pas.

Paralysé par cette vue, nous restâmes là sans pouvoir l'avertir.

Nous n'étions plus qu'une rangée de prunelles immobiles.

L'orgueilleux ecclésiastique fit un premier pas, un second, un troisième.

Alors on entendit un craquement sonore, et il disparut au milieu d'un vaste éclaboussement dans le ruisseau au cours rapide.

Il avait dû choir sur le dos, car nous distinguions au-dessus de la surface la courbe de son ventre majestueux, pendant qu'il se démenait désespérément pour se remettre sur ses pieds. Il parvint enfin à se redresser, et grimpa sur le bord pour se secouer tout en lâchant une bordée d'exclamations pieuses et de jurons profanes qui nous fit éclater de rire malgré notre frayeur.

Nous partîmes sous ses pieds comme une couvée de perdreaux.

Nous gagnâmes au large dans la campagne et rentrâmes dans l'école. Comme vous le pensez bien, nous ne dîmes rien de ce qui s'était passé à notre bon maître.

Mais l'affaire était trop sérieuse pour qu'il fût possible de l'étouffer.

Le brusque refroidissement fit tourner en quelque sorte la bouteille de vin du Rhin que le curé venait de boire avec le secrétaire de la ville, et il eut une attaque de goutte qui le mit sur le dos pendant une quinzaine de jours.

Pendant ce temps-là, un examen du pont fit reconnaître qu'il avait été scié et une enquête amena à découvrir le rôle en cette histoire des pensionnaires de Mr Chillingworth.

Pour éviter à l'école une expulsion en masse de la ville, je me vis dans la nécessité de me reconnaître à la fois l'inventeur et l'instrument de l'exploit.

Chillingworth était entièrement à la discrétion du curé.

Il fut donc forcé de m'adresser en public une longue homélie – qu'il compensa par des paroles bienveillantes quand il me dit adieu en particulier – et il dut me renvoyer solennellement de l'école.

Jamais je n'ai revu mon vieux maître, car il mourut peu d'années après, mais j'ai appris que son second fils William dirige encore l'école qui est plus florissante que jamais.

Son fils aîné se fit Quaker et partit pour la colonie de Penn, où, parait-il, il fut massacré par les sauvages.

Cette aventure fit grand-peine à ma mère, mais elle fut très bien vue de mon père.

Il en rit au point qu'on entendit dans tout le village les éclats de sa gaieté de Stentor.

Elle lui rappelait, disait-il, un stratagème analogue, qu'avait employé à Market-Drayton ce pieux serviteur de Dieu, le colonel Pride, et qui eut pour résultat la noyade d'un capitaine et de trois soldats du régiment de cavalerie de Lunsford, à la grande gloire de la véritable Église, et pour la satisfaction du peuple élu.

Même parmi les partisans de l'Église, plus d'un se réjouit en secret de la mésaventure du curé que ses prétentions et son orgueil avaient rendu odieux dans tout le pays.

En ce temps-là, j'étais devenu un garçon solide, aux larges épaules.

Chaque mois ajoutait à ma force et à ma taille.

À l'âge de seize ans, j'étais capable de porter un sac de farine ou un baril de bière aussi loin qu'aucun homme du village, et de lancer le disque de pierre de quinze livres à la distance de trente-six pieds, c'est-à-dire quatre pieds de plus que Ted Dawson, le forgeron.

Un jour, mon père ne venant pas à bout de porter hors de la cour un ballot de peaux, je l'enlevai d'un coup et le transportai sur mes épaules.

Le vieillard me regardait souvent d'un air grave par-dessous ses sourcils épais et saillants, et hochait sa tête grisonnante, quand il était assis dans son fauteuil, à fumer sa pipe.

– Vous devenez trop gros pour votre nid, mon garçon, me disait-il parfois. Je me demande si un de ses jours les ailes ne vont pas vous pousser et vous emporter loin d'ici.

Au fond du cœur, je soupirais après cette occasion, car je m'ennuyais de la vie paisible du village.

J'avais grande envie de voir ce vaste univers au sujet duquel j'avais entendu dire et lu tant de choses.

Je ne pouvais porter mes regards du côté du sud sans éprouver une agitation intérieure, à la vue de ces sombres vagues, dont les crêtes blanches avaient l'air d'un signal toujours présent pour faire invite à un jeune Anglais et le lancer à la poursuite de quelque but inconnu, mais glorieux.

III-Sur deux amis de ma jeunesse

Je crains, mes enfants, que vous ne trouviez le prologue trop long pour la pièce; mais il faut poser les fondations, avant d'élever l'édifice, et un récit de cette sorte serait bien piteux, bien stérile, si vous ne saviez rien des gens qui y figurent.

Ainsi donc, patientez, pendant que je vous parlerai de mes vieux amis de jeunesse, dont quelques-uns se retrouveront dans mon histoire, dont les autres restèrent au village natal, en exerçant toutefois sur mon caractère, dès cette époque, une influence dont les traces pourraient encore se retrouver.

Au premier rang parmi les meilleurs de ceux que j'ai connus, était Zacharie Palmer, le charpentier du village, dont le corps vieilli et déformé par le travail cachait l'âme la plus simple et la plus pure qui fût.

Mais sa simplicité n'était pas le moins du monde le résultat de l'ignorance, car il y avait peu de systèmes qu'il n'eût étudiés et pesés, depuis les leçons de Platon jusqu'à celles de Hobbes.

À l'époque de mon enfance, les livres étaient bien plus rares que de nos jours, les charpentiers étaient moins bien payés, mais le vieux Palmer n'avait ni femme ni enfant.

Il dépensait peu pour sa nourriture ou son entretien.

Ce fut ainsi qu'il arriva à avoir sur l'étagère, au-dessus de son lit, une collection de livres plus choisis – car ils étaient peu nombreux – que ceux du squire ou du curé.

Et ces livres, il les avait lus si bien qu'il était non seulement en état de les comprendre, mais encore de les expliquer aux autres.

Ce vénérable philosophe villageois à la barbe blanche, s'asseyait souvent par les soirs d'été devant la porte de sa chaumière, et n'était jamais plus content que quand quelques jeunes gens désertaient le jeu de boules ou des anneaux pour venir s'asseoir sur l'herbe, à ses pieds, et lui faire des questions sur les grands hommes d'autrefois, leurs paroles et leurs actions.

Mais parmi les jeunes gens, moi et Ruben Lockarby, le fils de l'aubergiste, nous étions ceux qu'il préférait, car nous étions les premiers à venir écouter les propos du vieillard et les derniers à le quitter.

Jamais père n'eut pour ses enfants plus d'affection qu'il ne nous en témoignait.

Il n'épargnait aucune peine pour pénétrer jusqu'à nos intelligences primitives et porter la lumière dans ce qui nous embarrassait ou nous troublait.

Ainsi que tous les êtres qui grandissent, nous donnâmes de la tête contre le problème de l'univers.

Nous avions épié, guetté de nos regards d'enfants dans ces abîmes infinis où les yeux les plus clairvoyants de la race humaine n'avaient pas vu de fond.

Et pourtant quand nous regardions ce qui nous entourait dans le monde de notre village, devant l'amertume et l'aigreur dont étaient pénétrées toutes les sectes, nous ne pouvions manquer de nous dire qu'un arbre qui portait de tels fruits devait avoir quelque tare.

C'était une des pensées que nous n'énoncions point à nos parents, mais que nous soumettions au vieux Zacharie.

Il avait à dire sur ce point bien des choses pour nous encourager et nous réconforter.

– Les querelles, ces chamailleries, disait-il, ne sont que superficielles. Elles ont une source dans l'infinie variété de l'esprit humain, toujours enclin à modifier une doctrine pour l'adapter à ses habitudes de pensée. Ce qui importe, c'est le noyau poli qui se trouve au fond de toute croyance chrétienne. Si vous pouviez revivre parmi les Romains ou les Grecs, avant l'époque où fut prêchée, cette nouvelle doctrine, vous reconnaîtriez alors le changement qu'elle a accompli dans le monde. Qu'on donne tel ou tel sens à un texte, cela ne signifie rien. Ce qui est d'une importance capitale, c'est que tout homme ait une bonne, une solide raison pour mener une vie simple et pure. C'est là ce que nous a donné la foi chrétienne.

 

«Je ne voudrais pas vous voir vertueux par crainte, dit-il une autre fois. L'expérience d'une longue vie m'a cependant appris que le péché est toujours puni en ce monde, quoi qu'il puisse en être dans l'autre monde. Il n'est pas de faute qu'on ne paie de sa santé, de son confortable, de sa tranquillité d'esprit. Il en est des nations comme des individus. Voyez comme les luxurieux Babyloniens furent détruits par les Perses aux mœurs frugales, et comme les mêmes Perses succombèrent sous l'épée des Grecs, lorsqu'ils eurent appris les vices de la prospérité. Lisez encore, et remarquez que les Grecs sensuels furent écrasés sous les pieds des Romains plus robustes, plus durs à la peine, et enfin que les Romains, après avoir perdu leurs vertus viriles, furent soumis par les nations du Nord. Le vice et la ruine vont toujours de compagnie. C'est ainsi que la Providence les emploie tour à tour pour châtier par l'un les folies de l'autre. Ces choses-là n'arrivent point par hasard. Elles font partie d'un grand système qui agit jusqu'en notre propre existence. Plus vous avancerez dans la vie et mieux vous verrez que le péché et la souffrance ne sont jamais loin l'un de l'autre, et qu'on dehors de la vertu, il ne peut y avoir de véritable prospérité.

Un maître bien différent de celui-là, le loup de mer, Salomon Sprent, qui habitait l'avant-dernier cottage sur la gauche, dans la grande rue du village!

Il appartenait à la génération des vieux marins, qui avait combattu sous le pavillon à croix rouge, contre Français, Espagnols, Hollandais, Maures, jusqu'au jour où un boulet lui avait emporté un pied et avait mis fin pour toujours à ses exploits.

Il était maigre de corps, dur, brun, aussi leste, aussi vif qu'un chat.

Il avait le corps court, des bras extrêmement longs, dont chacun était terminé par une grande main toujours à moitié fermée, comme si elle serrait un câble.

Il était couvert de la tête aux pieds, des plus merveilleux tatouages, tracés en couleurs bleue, rouge et verte.

Elle commençait par la création, sur son cou et se terminait par l'Ascension, sur sa cheville gauche.

Jamais je n'ai vu pareille œuvre d'art ambulante.

Il disait souvent que s'il avait été noyé, et que son corps eût été rejeté à la côte, dans quelque pays sauvage, les indigènes auraient pu apprendre tout le Saint Évangile, rien qu'en étudiant sa carcasse.

Et pourtant je suis désolé d'avoir à dire que toute la religion du marin semblait bornée à sa peau, en sorte qu'il ne lui en restait guère pour l'usage interne.

Elle avait fait éruption à la surface, comme la fièvre pourprée, mais sans laisser de trace dans le reste de son organisation.

Il savait jurer en huit langues et vingt-trois dialectes, et il ne laissait pas rouiller, faute d'exercice, ses grandes facultés.

Il jurait quand il était triste, ou quand il était content, quand il était en colère ou en disposition affectueuse, mais ses jurons n'étaient qu'une forme de langage, sans méchanceté ni amertume, au point que mon père lui-même ne pouvait se montrer bien sévère envers ce pécheur.

Mais avec le temps, le vieillard s'assagit, et dans les dernières années de sa vie, il revint aux simples croyances de son enfance.

Il apprit à combattre le diable avec la même fermeté, le même courage dont il avait fait preuve contre les ennemis de son pays.

Le vieux Salomon était une source inépuisable d'amusement et d'intérêt pour mon ami Lockarby et pour moi.

Aux grands jours, il nous invitait à dîner cher lui et nous régalait d'un hachis, d'un salmigondis, ou de quelque plat étranger, du pilau, une olla podrida, du poisson grillé comme on le fait aux Açores, car il s'entendait merveilleusement à la cuisine et savait préparer les plats favoris de toutes les nations.

Et pendant tout le temps que nous passions en sa compagnie, il nous contait les histoires les plus extraordinaires au sujet du Prince Rupert, sous lequel il avait servi, comment il lançait de la poupe l'ordre à son escadre de faire volte-face ou de charger, suivant la circonstance, comme s'il commandait encore son régiment de cavalerie.

Il avait aussi bien des histoires au sujet de Blake. Mais le nom de Blake lui-même n'était pas aussi cher à nos marins de jadis que celui de Sir Christophe Mings.

Salomon avait été quelque temps son maître d'équipage, et en savait, à n'en plus finir, sur les vaillants exploits par lesquels il s'était distingué depuis le jour où il était entré dans la marine comme mousse du poste, jusqu'à celui où il tomba sur le pont de son navire avec le grade d'amiral des Rouges, et fut porté en terre par son équipage en pleurs dans le cimetière de Chatham.

– S'il est bien vrai qu'il y a là-haut une mer de jaspe, disait le vieux marin, je parie que sir Christophe aura soin d'y faire respecter comme il faut le pavillon anglais, et que les étrangers ne viendront pas nous narguer. J'ai servi sous ses ordres dans ce monde, et je ne demande rien de plus que d'être son maître d'équipage dans l'autre, si par hasard l'emploi se trouvait vacant.

Ces réminiscences aboutissaient toujours à la préparation d'un nouveau bol de punch, que l'on vidait solennellement en mémoire du défunt.

Si animés que fussent les récits de Salomon Sprent à propos de ses anciens chefs, ils ne nous faisaient pas autant d'effet que quand, après son second ou son troisième verre, s'ouvraient les écluses de ses souvenirs.

Alors c'étaient de longues histoires sur les pays qu'il avait visités, sur les peuples qu'il avait vus.

Appuyés aux dossiers de nos chaises, le menton dans notre main, nous, les adolescents, nous restions là pendant des heures, les yeux fixés sur le vieil aventurier, buvant ses paroles, pendant que, flatté de l'intérêt qu'il excitait, il tirait de sa pipe de lentes bouffées, et déroulait un à un les récits des choses qu'il avait vues ou faites.

En ce temps-là, mes chers enfants, il n'y avait pas un Defoe pour nous raconter les merveilles de l'univers, pas de Spectateur à notre portée sur la table du déjeuner, pas de Gulliver pour contenter notre amour des aventures en nous parlant d'aventures qui n'avaient point eu lieu.

Il se passait plus d'un mois sans qu'une Feuille de Nouvelles tombât entre nos mains.

Les relations fortuites avaient donc une importance plus grande qu'elles n'en ont de nos jours, et la conversation d'un homme, tel que le vieux Salomon, était à elle seule une bibliothèque.

Pour nous, tout cela était réel.

Sa voix enrouée, ses mots mal choisis, étaient comme la voix d'un ange, et nos esprits alertes ajoutaient les détails et comblaient les lacunes des récits.

En une soirée, nous avons fait franchir à un corsaire de Sallee les Colonnes d'Hercule, nous avons louvoyé le long des côtes du continent africain, nous avons vu les grandes vagues de la mer espagnole se briser sur les sables jaunes, nous avons dépassé les nègres marchands d'ivoire avec leurs cargaisons humaines, nous avons tenu tête aux terribles ouragans qui soufflent constamment autour du Cap de Bonne-Espérance; et pour finir, nous avons fait voile sur le vaste Océan qui s'étend au-delà parmi les îles de corail couvertes de palmiers, avec la certitude que les royaumes du Prêtre Jean commencent quelque part de l'autre côté de la brume dorée qui s'entrevoit à l'horizon.

Après un vol de cette étendue, lorsque nous revenions à notre village du Hampshire, parmi les monotones réalités de la vie champêtre, nous nous sentions comme des oiseaux sauvages que l'oiseleur a pris au piège et enfermés brusquement dans d'étroites cages.

C'était alors que me revenaient à la pensée les paroles de mon père: «Un jour vous sentirez que vos ailes ont poussé» et cela me jetait dans des dispositions si inquiètes, que tous les sages propos de Zacharie Palmer étaient impuissants à me calmer.

IV-Sur le poisson étrange que nous primes à Spithead

Un soir de mai 1685, vers la fin de la première semaine du mois, mon ami Ruben Lockarby et moi nous empruntâmes le bateau de plaisance de Ned Marley, et nous allâmes pêcher hors de la baie de Langston.

J'avais alors bien près de vingt et un ans, et mon camarade était d'un an plus jeune que moi.

Nous étions devenus des amis très intimes, grâce à une estime réciproque; car n'ayant pas atteint toute sa croissance, il était fier de ma force et de ma taille, tandis que moi, avec mes dispositions mélancoliques et mon esprit un peu lourd, je me plaisais à l'énergie et à l'humeur joviale qui ne l'abandonnaient jamais, et à l'esprit qui brillait avec l'éclat inoffensif d'un éclair d'été dans tout ce qu'il disait.

Physiquement, il était petit et gros avec la figure ronde, les joues colorées, et à dire vrai, assez porté à l'embonpoint, bien qu'il ne voulut avouer rien de plus qu'une agréable rondeur, ce qui d'après lui, était le dernier mot de la beauté chez les Anciens.

La rude épreuve du danger et des privations communes m'autorisent à affirmer que nul n'eut jamais camarade plus attaché, plus sûr. Comme il était destiné à se trouver avec moi par la suite, il était fort à propos qu'il s'y trouvât aussi dans cette soirée de mai, qui fut le point de départ de nos aventures.

On dépassa à force de rames les sables de Warner pour atteindre un endroit qui se trouvait à mi-chemin du Nab, et où d'ordinaire nous prenions du bar en quantité.

Nous y jetâmes la grosse pierre qui nous servait d'ancre, et nous mîmes nos lignes en place.

Le soleil, se couchant lentement derrière un banc de brouillards, avait paré tout le ciel d'occident de bandes écarlates sur lesquelles se détachaient en contours vaporeux et pourpres les cimes boisées de l'île de Wight.

Une fraîche brise soufflait du sud-est et faisait aux longues vagues vertes des panaches d'écume, en répandant sur nos yeux et nos lèvres la sensation salée de l'embrun.

Aux environs de la Pointe Sainte-Hélène, un vaisseau du Roi suivait le goulet, en même temps qu'un grand brick isolé qui virait de bord à un mille au plus de l'endroit où nous nous trouvions.

Nous en étions si près que nous pouvons entrevoir les figures qui se mouvaient sur son pont, pendant qu'il donnait à la bande sous la brise.

Nous entendions même le craquement de ses vergues, et le battement de ses voiles salies par des intempéries, au moment où il fut sur le point de reprendre sa route.

– Regardez donc, Micah, dit mon compagnon, en levant les yeux de sa ligne, voilà un navire qui ne sait guère ce qu'il veut faire… un navire qui ne fera pas son chemin dans le monde. Voyez-vous cette attitude irrésolue sous le vent. Il ne sait s'il doit virer de bord ou aller de l'avant. C'est un courtisan des circonstances, un Lord Halifax de la mer.

– Non, dis-je en regardant fixement, les yeux abrités sous ma main, c'est qu'il y a quelque accident à son bord. Il vacille comme s'il n'y avait personne à la barre. Sa grande vergue descend! Non, voilà qu'il se met en marche maintenant! Les gens, qui sont sur le pont, m'ont l'air de se battre ou de danser. Relevons l'ancre, Ruben, et ramons de son côté.

– Relevons l'ancre et ramons pour nous en éloigner, répondit Ruben, l'œil toujours fixé sur le navire inconnu. Qu'est-ce que cette manie que vous avez de vous fourrer toujours dans quelque danger? Il porte pavillon hollandais, mais qui sait d'où il vient réellement? Ce serait une jolie affaire si nous étions capturés et vendus aux plantations.

– Un boucanier dans le Solent! m'écriai-je d'un ton moqueur. Il ne nous manque plus que de voir le pavillon noir dans la Crique d'Elmsworth. Mais écoutez: qu'est-ce que cela?

Du brick arriva le bruit d'un coup de mousquet.

Il y eut un instant de silence.

Puis un second coup de mousquet résonna, suivi d'un chœur d'exclamations et de cris.

En même temps les vergues tournèrent pour se mettre en place, les voiles reçurent une fois de plus la brise, et le navire fila dans une direction qui devait lui faire dépasser la Pointe de Bembridge et le faire entrer dans le Canal anglais.

Et comme il filait, sa barre fut brusquement tournée, un nuage de fumée s'éleva de sa hanche, et un boulet passa au-dessus des vagues, faisant jaillir l'eau, à moins de cent yards de nous.

Et après nous avoir aussi fait ses adieux, le navire revint dans le vent et reprit sa marche vers le sud.

 

– Cœur de grâce! s'écria Ruben, les lèvres béantes de saisissement; les assassins, les bandits!

– Je donnerais bien quelque chose pour que le navire du Roi les cueille au passage, m'écriai-je avec fureur, car cette agression était si peu justifiée qu'elle émouvait ma bile. Que veulent donc ces coquins? Certainement ils sont ivres ou fous.

– Tirez sur l'ancre, l'ami, tirez sur l'ancre! cria mon camarade, en se levant brusquement de son siège. Je comprends, tirez sur l'ancre.

– Qu'y a-t-il donc? demandai-je en l'aidant à remonter la grosse pierre, jusqu'à ce qu'elle sortit de l'eau toute ruisselante.

– Ce n'est pas sur nous qu'ils font feu, mon garçon. Ils visaient quelqu'un qui se trouve dans l'eau entre eux et nous. Tirez, Micah! un bon coup de reins. C'est peut-être quelque pauvre diable qui se noie.

– Oui, oui, dis-je en regardant entre deux coups de rames derrière moi. Je vois sa tête à la crête d'une vague. Doucement, ou nous allons passer sur lui. Encore deux coups, et tenez vous prêt à le saisir. Tenez bon, l'ami. On vient à votre aide.

– Offrez votre aide à ceux qui ont besoin d'aide! dit une voix partant de la mer. Diantre, l'ami, faites attention à votre rame. J'ai plus de peur d'en recevoir un coup que je n'ai peur de l'eau.

Ces mots étaient prononcés avec tant de calme et de sang-froid que toutes nos craintes au sujet du nageur disparurent.

Nous rentrâmes les rames, et nous nous tournâmes pour jeter un coup d'œil sur lui.

La barque, en dérivant, s'était rapprochée de lui au point qu'il aurait pu saisir le bord s'il avait jugé à propos de le faire.

– Sapperment! s'écria-t-il d'un ton bourru, dire que c'est mon frère Nonus qui me joue un pareil tour! Qu'aurait dit notre sainte mère si elle avait vu cela? Tout mon équipement perdu, sans parler de ma part dans les profits du voyage! Et maintenant voilà que j'ai jeté une paire de bottes à l'écuyère toute neuve, qui coûtent seize rixdollars chez Vanseddar's à Amsterdam! Avec cela, impossible de nager! Sans cela, impossible de marcher!

– Est-ce que vous ne voulez pas sortir de l'eau, monsieur? demanda Ruben.

Il avait grand-peine à garder son sérieux en voyant la tournure de l'inconnu et entendant ses propos.

Au-dessus de l'eau sortaient de longs bras.

En un instant, avec des mouvements flexibles de serpent, l'homme entra dans la barque et étendit son long corps sur les planches de l'arrière.

Il était efflanqué à l'extrême, très grêle, avec une figure taillée à coup de hache, d'expression dure, rasée de près, recuite par le soleil, et avec mille petites rides qui s'entrecroisaient en tous sens.

Il avait perdu son chapeau et sa courte et raide chevelure, légèrement grisonnante, se dressait en brosse sur toute sa tête.

Il était malaisé de deviner son âge, mais il devait avoir bien près de la cinquantaine, malgré l'agilité avec laquelle il était entré dans notre barque, preuve qu'il n'avait rien perdu de sa vigueur et de son énergie.

De tous les traits qui le caractérisaient, celui qui attira le plus mon attention, ce furent ses yeux, qui presque recouverts par l'abaissement des paupières, apparaissaient néanmoins à travers l'étroite fente avec un éclat, une vivacité remarquable.

Un regard superficiel pouvait faire croire qu'il était dans un état de langueur, de demi-sommeil, mais avec plus d'attention, on apercevait ces lignes brillantes, mobiles, et l'on y voyait un avertissement de se tenir en garde contre ses premières impressions.

– J'aurais pu nager jusqu'à Portsmouth, dit-il en fouillant dans les poches de sa jaquette trompée d'eau. Je pourrais nager jusqu'à n'importe quel endroit. Une fois j'ai descendu le Danube à la nage depuis Gran jusqu'à Bude, pendant qu'une centaine de janissaires trépignaient de rage sur l'autre bord. Je l'ai fait, oui, par les clefs de Saint Pierre! Les Pandours de Wessenburg pourraient vous dire si Decimus Saxon sait nager. Suivez mon conseil, jeune homme. Tenez toujours votre tabac dans une boîte de métal, pour que l'eau ne puisse pas entrer.

En parlant ainsi, il tira de sa poche une boîte plate et plusieurs tubes de bois, qu'il vissa bout à bout de manière à en faire une longue pipe.

Il la bourra de tabac, l'alluma au moyen d'un silex et d'un briquet, avec un morceau de papier amadou, qu'il avait dans sa boîte.

Puis il ploya ses jambes sous lui à la façon orientale, et s'assit pour fumer sa pipe à son aise.

Il y avait dans tout cet incident quelque chose de si bizarre, l'homme et ses actes avaient une apparence si absurde que nous partîmes tous les deux d'un éclat de rire qui dura jusqu'à ce que l'épuisement y mit fin.

Il ne prit aucune part à notre gaîté, mais n'en parut nullement blessé.

Il continua à fumer jusqu'au bout d'un air parfaitement insensible et impassible, à cela près que ses yeux à demi voilés brillaient en nous regardant tour à tour.

– Vous nous excuserez d'avoir ri, monsieur, dis-je enfin, mais mon ami et moi nous ne sommes pas habitués à de telles aventures, et nous sommes joyeux que celle-ci ait fini aussi heureusement. Puis-je demander qui nous avons recueilli?

– Je me nomme Decimus Saxon, répondit l'inconnu. Je suis le dixième fils d'un digne père, ainsi que l'indique mon nom latin. Il n'y a que neuf hommes entre moi et un héritage. Qui sait? La petite vérole ou la peste pourraient s'en mêler.

– Nous avons entendu un coup de feu sur le brick? demanda Ruben.

– C'était Nonus, mon frère qui tirait sur moi, fit remarquer l'inconnu, en hochant la tête avec tristesse.

– Mais il y a eu un second coup de feu.

– C'était moi qui tirais sur mon frère Nonus.

– Grands Dieux! m'écriai-je, j'espère que vous ne l'avez pas atteint.

– Oh! tout au plus une éraflure en pleine chair, répondit-il. Mais j'ai jugé préférable de partir, de peur que l'affaire ne tournât en querelle. Je suis sûr que c'est lui qui a fait partir le canon de neuf livres quand j'étais à l'eau. Le boulet a passé si près qu'il a séparé ma chevelure. Il a toujours été excellent tireur au fauconneau, ou au mortier. Il ne pouvait avoir grand mal, puisqu'il a eu le temps de descendre de la poupe sur le pont.

Il y eut ensuite un instant de silence, pendant lequel l'inconnu prit dans sa ceinture un long couteau, dont il se servit pour nettoyer sa pipe.

Ruben et moi, nous primes nos rames, nous relevâmes nos lignes emmêlées, qui avaient traîné derrière le bateau, et nous nous mîmes en mesure de regagner la côte.

– Il s'agit maintenant de savoir où nous allons, dit l'inconnu.

– Nous descendons la baie de Langston, répondis-je.

– Nous descendons, nous descendons… fit-il d'un ton moqueur. En êtes-vous bien sûrs? Êtes-vous certains que nous n'allons pas en France? Nous avons un mât et une voile ici, à ce que je vois, et de l'eau dans le réservoir. Tout ce qu'il nous faut, c'est un peu de poisson, et j'ai oui dire qu'il abonde dans ces parages, et nous pourrions faire un tour du côté de Barfleur.

– Nous descendons la baie de Langston, répétai-je avec froideur.

– Vous savez, sur l'eau la force prime le droit, expliqua-t-il avec un sourire qui couvrit sa figure de rides. Je suis un vieux soldat et un rude combattant. Vous êtes deux béjaunes. J'ai un couteau et vous n'avez pas d'armes. Voyez-vous où aboutit ce raisonnement? Il s'agit maintenant de savoir où nous allons.

Je me tournai, vers lui une rame dans les mains:

– Vous vous êtes vanté de pouvoir atteindre Portsmouth à la nage, dis-je, et c'est ce que vous ferez. À l'eau, vipère de mer, ou je vais vous y jeter, aussi vrai que je m'appelle Micah Clarke.

– Jetez votre couteau, ou je vous passe la gaffe à travers le corps, s'écria Ruben en la poussant jusqu'à quelques pouces de la gorge de l'homme.

– Par mon plongeon, voilà qui est fort louable! dit-il en remettant son couteau dans sa gaine, et riant sous cape, j'aime à faire jaillir le courage des jeunes gens. Voyez-vous, je suis le briquet qui fait jaillir de votre silex l'étincelle de la valeur. C'est une comparaison remarquable, et digne à tous les points de vue de Samuel Butler, le plus spirituel des hommes… Ceci, reprit-il en donnant de petites tapes sur une bosse que j'avais remarquée sur sa poitrine, ce n'est point une difformité naturelle. C'est un exemplaire de cet incomparable Hudibras, qui unit la légèreté d'Horace à la gaîté plus ample de Catulle. Eh! que dites-vous de cette appréciation?