Notre commandant se plaignit au colonel Cullen, commandant de Pondichéry, de ces menaces d'agression, lorsqu'on avait lieu de se croire garanti par l'état de paix où nous nous trouvions. – «Vous êtes garanti par votre épée», répondit le colonel. «Eh bien! elle sera prête»; lui dit M. Bruillac; et, dès ce moment, malgré le départ de la frégate anglaise, qui eut lieu le lendemain, il défendit à qui que ce fût de descendre à Pondichéry, où, depuis quinze jours, nous nous étions en quelque sorte établis, et dont nous contemplions les magnifiques monuments, les rues admirables, les belles maisons d'heureuse situation, et les alentours ravissants. On n'y avait pas vu de Français récemment arrivés d'Europe depuis si longtemps, que nous fûmes l'objet de l'empressement général. Les maisons particulières nous furent ouvertes; les dobachis, ou domestiques indiens, s'offrirent à nous servir, comme il est d'usage, pour de très infimes salaires; les jongleurs affluèrent pour nous faire admirer leur adresse et leurs tours qui, depuis, ont été, pour la plupart, importés en France; les bayadères elles-mêmes accoururent d'assez loin; mais j'avoue que je les trouvai fort au-dessous de leur réputation: une fois, j'en voyais une danser; elle s'anima au point de paraître saisie d'un accès de folie, auquel elle sembla succomber. La voyant comme en léthargie, j'allais me retirer, lorsqu'elle se ranima subitement, tira un poignard de sa ceinture, leva le bras, et, d'un bond, se précipita sur moi, faisant le geste de me frapper de son arme, qui s'arrêta pourtant à quelques doigts de ma poitrine. D'un mouvement involontaire je repoussai brusquement l'effrayante sirène; mais, honteux de ma brutalité, je m'attachai à faire cesser un mécontentement qu'elle feignit, peut-être, plus grand qu'il ne l'était réellement, en contribuant avec générosité à la récompense ou rétribution qu'elle attendait de chacun des spectateurs.
Vingt-six jours après nous, l'amiral arriva avec le gros de la division. Il fut instruit des difficultés qui existaient pour la remise de la place; alors il expédia la Belle-Poule à Madras pour obtenir une décision de l'autorité principale. Nous ne reçûmes qu'une réponse peu concluante, avec laquelle nous quittâmes Madras. Cependant deux frégates anglaises avaient appareillé en même temps que nous: l'une se dirigeait, comme nous, vers Pondichéry, en suivant la côte de près; l'autre avait l'air de croiser au large; mais elle ne nous perdait jamais de vue: c'était fort inquiétant.
En vue de Pondichéry, nous avions nos longues-vues braquées sur la rade. Pour mon compte, j'y trouvais bien le même nombre de navires avec pavillon français, de même force, de même peinture, de même position relative; mais, dans les détails du gréement, il existait de grandes différences, qu'on pouvait cependant attribuer aux suites d'une réinstallation plus soignée: une, toutefois, de ces différences, me frappa tellement que j'en parlai au commandant. – «Voyons, dit-il, car il y a ici bien de l'extraordinaire.» – Puis, tout en continuant à observer: «Forcez de voiles, ajouta-t-il, gouvernez au large, et nous verrons bien!» – J'exécutai la manœuvre, car j'étais de quart; elle était à peine finie que déjà les câbles de ces bâtiments étaient filés; ces mêmes navires appareillèrent aussitôt et se dirigèrent sur nous; ceux qui restaient mouillés à Gondelour appareillèrent également; les frégates de Madras cherchèrent à nous couper la route; mais nous marchions mieux que tout cela. Nous passâmes entre eux tous, et, au coucher du soleil, nous les avions tellement gagné que nous n'en voyions plus un seul. Le commandant me dit que j'avais sauvé sa frégate! Il aurait mieux fait de dire qu'un avis émis par moi, sans que j'y attachasse de portée, l'avait mis sur la route de la vérité. Nous nous hâtâmes de nous rendre à l'Île-de-France, espérant y trouver la division; nous eûmes la douleur de ne pas l'y voir. Ce dernier voyage avait été fort pénible; car, malgré une grande réduction dans les rations de vivres et d'eau dont nous étions presque dépourvus, lors même de notre départ de Pondichéry, nous en étions aux derniers expédients lorsque nous arrivâmes. Que devait-ce donc être pour la division qui n'avait débarqué aucun de ses passagers dans l'Inde, et qui était encore à la mer, si même elle n'était pas capturée? Nous la vîmes enfin arriver accrue du brick le Bélier, expédié de France peu de jours après nous pour nous informer que, contre toute apparence, la politique avait changé de face et que la guerre était déclarée. Le Bélier était arrivé à Pondichéry, le jour même de notre départ pour Madras; aussi les Anglais le crurent-ils de l'expédition, et simplement retardé. L'amiral anglais, stationné à Gondelour, avait envoyé, auprès de l'amiral Linois, un aviso porteur de compliments, d'offres de services, et celui-ci dit à notre amiral qu'il resterait à sa disposition. Les dépêches du Bélier étaient péremptoires; nos bâtiments n'attendirent donc que la nuit pour échapper au danger qui les menaçait, et ils partirent au plus vite, regardant la Belle-Poule comme nécessairement sacrifiée. Il n'échappa pourtant, ensuite, à personne d'entre nous, que l'amiral Linois aurait fort bien pu envoyer le Bélier à notre recherche. C'était, je crois, son devoir, et la Belle-Poule en valait bien la peine.
À l'instant du départ de la division de Pondichéry, l'aviso prétendu de politesse et de paix, mais qui n'était qu'un espion, se couvrit de mille feux d'artifice très éclatants. Les forces de Gondelour virent, sans doute, ces perfides signaux; elles appareillèrent probablement aussi; mais ce fut sans succès. On fut très fâché, sur nos bâtiments, que l'amiral n'eût pas ordonné à quelqu'un d'entre eux de passer sur le corps de cet infâme aviso, et l'on fut encore plus fâché que l'Atalante, qui, comme nous, dans son voyage, avait visité des bâtiments anglais très richement chargés, ne s'en fût pas emparée. Peu de temps après notre arrivée à l'Île-de-France, la corvette le Berceau y mouilla; elle apportait des nouvelles de France récentes et détaillées. Les Anglais ont prétendu que la guerre qui éclata alors n'était causée que par la position et le caractère du premier Consul Bonaparte; l'une, en effet, exigeait qu'il tînt constamment les Français en haleine, et que son armée, sans cesser d'être forte, lui fût de plus en plus affectionnée; l'autre le poussait à l'ambition de devenir souverain, et Pitt ne pouvait pas ne pas l'avoir deviné.
Bonaparte, de son côté, saisit l'occasion de lenteurs mises par les Anglais dans la restitution de l'île de Malte aux chevaliers de l'Ordre; et, après une scène violente qu'il fit à l'ambassadeur Withworth, les hostilités furent dénoncées. Le général Decaen, les troupes, les autorités civiles, les passagers portés par le Marengo et le gros de la division, s'installèrent dans l'île, et les bâtiments furent mis en état pour établir des croisières dans l'Inde. Quelque temps après on leur adjoignit la Psyché, petite frégate marchande qu'on arma en guerre, et qui resta sous le commandement de mon cher et ancien commandant Bergeret. Il rentra, ainsi, dans la Marine militaire, qu'il avait quittée pendant la paix pour se livrer, avec les colonies, à des spéculations commerciales. Hugon, qui était aspirant sur l'Atalante, passa sur sa frégate, comme enseigne de vaisseau auxiliaire. M. Bergeret voulut aussi m'avoir, et j'aurais servi avec lui comme lieutenant de vaisseau; mais le pouvais-je? Était-il convenable, pour la gloriole d'un grade, de quitter M. Bruillac, dont je n'avais qu'à me louer, et qui, pendant mon congé, m'avait gardé, à son bord, une place, alors si recherchée, dans l'état-major de sa belle frégate; le Bélier avait été détaché de la division, et il ne tarda pas à retourner en France, comme porteur de dépêches.
Dans la précipitation des événements de Pondichéry, j'y avais laissé une malle, dans une chambre que j'avais inconsidérément prise à terre; je la croyais bien perdue, lorsqu'un bâtiment neutre me la rapporta et m'apprit que j'en étais redevable à la fidélité proverbiale de mon dobachi. Je me promis pourtant de me souvenir de la leçon et de ne jamais me séparer de mes effets sans une indispensable nécessité.
Sommaire: – Coup d'œil sur l'état-major de la division. – L'amiral Linois, son avarice. – Commencement de ses démêlés avec le général Decaen. – M. Vrignaud, capitaine de pavillon de l'amiral. – M. Beauchêne, commandant de l'Atalante; M. Motard, commandant de la Sémillante. – Le commandant et les officiers de la Belle-Poule. – M. Bruillac, son portrait. – Le beau combat de la Charente contre une division anglaise. – Le second de la Belle-Poule, M. Denis, les prédictions qu'il me fait en rentrant en France. – Son successeur, M. Moizeau. – Delaporte, lieutenant de vaisseau, son intelligence, sa bonté, l'un des hommes les meilleurs que j'aie connus. – Les enseignes de vaisseau par rang d'ancienneté, Giboin, L… moi, Puget, «mon Sosie», Desbordes et Vermot. – Triste aventure de M. L… sa destitution. – Croisières de la division. – Voyage à l'île Bourbon. – Les officiers d'infanterie à bord de la Belle-Poule, MM. Morainvillers, Larue et Marchant. – En quittant Bourbon, l'amiral se dirige vers un comptoir anglais nommé Bencoolen, situé sur la côte occidentale de Sumatra. – Une erreur de la carte; le banc appelé Saya de Malha; l'escadre court un grand danger. – Capture de la Comtesse-de-Sutherland, le plus grand bâtiment de la Compagnie anglaise. – Quelques détails sur les navires de la Compagnie des Indes. – Arrivée à Bencoolen. – Les Anglais incendient cinq vaisseaux de la Compagnie et leurs magasins pour les empêcher de tomber entre nos mains. – En quittant Bencoolen, l'escadre fait voile pour Batavia, capitale de l'île de Java. – Batavia, la ville hollandaise, la ville malaise, la ville chinoise. – Après une courte relâche, la division à laquelle se joint le brick de guerre hollandais, l'Aventurier, quitte Batavia au commencement de 1804, en pleine saison des ouragans pour aller attendre dans les mers de la Chine le grand convoi des vaisseaux de la Compagnie qui part annuellement de Canton. – Navigation très pénible et très périlleuse. – Nous appareillons et nous mouillons jusqu'à quinze fois par jour. – Prise, près du détroit de Gaspar, des navires de commerce anglais l'Amiral-Raynier et la Henriette, qui venaient de Canton. – Excellentes nouvelles du convoi. – Un canot du Marengo, surpris par un grain, ne peut pas rentrer à son bord. Il erre pendant quarante jours d'île en île, avant d'atteindre Batavia. – Affreuses souffrances. – Habileté et courage du commandant du canot, M. Martel, lieutenant de vaisseau. – Il meurt en arrivant à Batavia. – Conversations des officiers de l'escadre. On escompte la prise du convoi. – Mouillage à Poulo-Aor. – Le convoi n'est pas passé. – Le détroit de Malacca. – Une voile, quatre voiles, vingt-cinq voiles, c'est le convoi. – Temps superbe, brise modérée. – Le convoi se met en chasse devant nous; nous le gagnons de vitesse. – À six heures du soir, nous sommes en mesure de donner au milieu d'eux. – L'amiral Linois ordonne d'attendre au lendemain matin. – Stupéfaction des officiers et des équipages. – Le mot du commandant Bruillac, celui du commandant Vrignaud. – Le lendemain matin, même beau temps. – Nous hissons nos couleurs. – Les Anglais ont, pendant la nuit, réuni leurs combattants sur huit vaisseaux. – Ces huit vaisseaux soutiennent vaillamment le choc. – Après quelques volées, l'amiral Linois quitte le champ de bataille et ordonne au reste de la division d'imiter ses mouvements. – Déplorables résultats de cet échec. – Consternation des officiers de la division. – Récompense accordée par les Anglais au capitaine Dance.
La division avait eu des relations assez fréquentes de bâtiment à bâtiment, et, dès le début, sa position avait été assez critique pour que, déjà, nous pussions nous connaître parfaitement; nulle part, en effet, les hommes ne se jugent mieux, ni si vite, que lorsqu'ils sont frappés par un malheur commun, ou qu'ils sont réunis pour résister à un même ennemi. L'amiral107 avait une réputation de mérite personnel, généralement assez médiocre; mais son combat d'Algésiras et la bravoure qu'il y avait déployée, l'avaient beaucoup relevé dans l'opinion du corps. Malheureusement un vice vint à se développer en lui, qui, ordinairement, aliène tous les cœurs, ce fut une avarice sordide. Le général Decaen en fut le témoin de trop près, puisqu'il mangeait à sa table, pour ne pas en être frappé, et il lui en resta une impression si fâcheuse que l'accord qui pouvait assurer ou multiplier le succès des opérations combinées par ces deux chefs en fut incessamment troublé. Le fils même de l'amiral108, alors aspirant à son bord, puis officier sur la Psyché, et qu'il tenait dans une sujétion, dans une pénurie vraiment ridicules, ne pouvait se taire sur cette lésinerie, qui devait absorber, fausser, une grande partie des pensées de l'amiral. Quel horrible défaut! et qu'il coûta cher à M. Linois, non seulement pendant son commandement, où la considération personnelle était si importante pour lui, mais, par la suite, puisque son fils en prit un caractère tellement violent, tellement désordonné et qui éclatait avec tant d'essor, quand il pouvait éluder la surveillance de son père, que des querelles perpétuelles en étaient le résultat, et qu'il a fini par périr en duel! pourtant que de bonnes choses il y avait dans son cœur!
M. Vrignaud109, capitaine de pavillon de l'amiral, était un homme d'une bravoure consommée et qui avait très bien servi. On pouvait en dire autant de MM. Beauchêne110 et Motard111, qui commandaient l'Atalante et la Sémillante. M. Motard avait, en outre, des manières charmantes, qui ne gâtent jamais rien, et l'esprit plus orné que les autres capitaines.
Il me reste à parler du commandant et des officiers de la Belle-Poule, car il est inutile de revenir sur l'ancien commandant du Dix-Août, devenu celui de la Psyché, sur M. Bergeret, enfin, à qui je regrettais infiniment que le commandement de la division n'eût pas pu être dévolu. Quelle différence c'eût été pour les résultats!
M. Bruillac112 avait pour lui de belles actions, entre autres le combat de la Charente qu'il commandait, lorsqu'elle se mesura si dignement, devant Bordeaux, contre une division anglaise; il avait de bons services, un jugement sain, et il n'était constamment occupé que de ses devoirs. Une seule chose ternissait tant d'avantages: c'était un éloignement invincible à rapprocher les officiers de lui, à les entendre, à suivre les progrès de la science; et cela, par suite d'une instruction peu cultivée, et dont, par cet isolement, il espérait dissimuler la faiblesse. Son officier en second, M. Denis, était un marin distingué, qui aurait fait un vrai bijou de sa frégate, si le commandant avait seulement voulu le laisser entrer, quelques minutes par jour, en communication officielle avec lui. Au lieu de cela, nous restâmes constamment en arrière des autres bâtiments, sous le rapport des soins, de la tenue, de la police intérieure; et Denis113, ne pouvant se résigner à cette infériorité, dont il croyait que sa réputation serait atteinte, quitta la frégate et retourna en France. Que de regrets il me témoigna! que de belles prédictions il me fit sur mon avenir militaire! «Oui, me dit-il, vous arriverez à tout, car vous avez, à la fois, un protecteur puissant et tout ce qu'il faut pour en profiter; mais, si l'on prévient votre âge par les honneurs, faites en sorte de pouvoir dire, comme un illustre Romain, que vous avez prévenu les honneurs par vos services.» Fondées ou non, nous verrons, par la suite, comment s'évanouirent de si brillantes espérances. M. Denis fut remplacé par M. Moizeau114, excellent marin pratique et le meilleur homme du monde, mais un peu âgé pour ramener ou même pour désirer de ramener M. Bruillac à des idées plus en harmonie avec le temps. Delaporte115 venait ensuite; comme M. Moizeau, il était lieutenant de vaisseau; mais il n'avait que vingt-cinq ans; et noblesse, dignité, intelligence, affabilité, courage, gaieté, instruction, bonté, justice, sévérité, douceur, sang-froid, avantages physiques, il possédait tout, il savait tout employer à propos. On eût dit que mon bon génie l'avait exprès placé là pour me servir de type vivant de perfection. À peine avait-il quatre ans de plus que moi, et, tout en l'aimant comme un camarade, je le respectais comme un père.
Les autres officiers de la frégate étaient des enseignes de vaisseau; et, par rang d'ancienneté, c'étaient Giboin, L… moi, Puget, Desbordes, et Vermot. La santé du premier116, altérée par de longues campagnes, acheva de se délabrer dès le commencement de celle-ci; il retourna en France dès qu'il le put, et il est mort, depuis, en activité de service.
L… d'une éducation très négligée, commit la faute impardonnable de s'approprier quelques objets de valeur, d'une prise qu'il alla amariner pendant une de nos croisières. Le fait était pourtant douteux. L'amiral lui promit pardon et oubli, s'il en convenait, et s'il restituait les objets que l'on feindrait de tenir d'une main repentante et anonyme. L… eut un heureux retour sur lui-même, avoua le fait et rendit ces objets; mais l'amiral oublia non pas la faute, mais sa promesse, et M. L… fut destitué.
Je ne sais qui je plaignis le plus, de M. L… ou de M. Linois. En lisant cette destitution, qui eut lieu en pleine mer, M. Bruillac ajouta que, par ordre de l'amiral, le malheureux ex-officier serait expulsé de sa chambre et qu'il vivrait d'une ration de matelot dans l'espèce de cachot nommé Fosse-aux-Lions. Frappé de cette excessive sévérité, je m'avançai et je dis au commandant qu'en poussant les choses trop loin on produisait un effet contraire au but proposé, et que si cet ordre était exécuté, j'irais porter moi-même la moitié de mon dîner à mon ancien camarade. «C'est ce que j'allais dire», s'écria Delaporte; et comme il y eut unanimité dans l'état-major: «Tel est l'ordre de l'amiral, répondit le commandant, et j'en défère l'exécution à M. Moizeau.» C'était annoncer qu'il fermerait les yeux; d'après cela, nous convînmes, entre nous, que M. L… resterait aux arrêts dans sa chambre, et que nous lui ferions porter ses repas, de notre table, par son domestique.
Puget117 était un jeune homme très instruit et de très bonne humeur. Delaporte l'appelait mon Sosie, parce qu'il m'était impossible d'adopter un costume, une habitude, une locution, sans que Puget en fît l'objet d'une imitation soudaine. Hélas! quelques années après, étant prisonnier de guerre, il se sauvait dans une embarcation; il fut arrêté, près de Calais, par une frégate anglaise, dont le commandant eut l'infamie de le faire frapper de coups de bouts de corde, pour le punir de son évasion. Il en fut tellement humilié qu'il fut atteint sur-le-champ d'une folie complète et que rien ne put guérir.
Desbordes et Vermot étaient des officiers très zélés, très laborieux, fort bons camarades, et faits pour honorer le corps en toute circonstance. Desbordes118 est mort, il y a quelques années, à la suite des fatigues d'une campagne très pénible, sur un bâtiment qu'il commandait. Vermot119 est capitaine de corvette; il commande en ce moment le brick le Palinure, qui vient de faire noblement respecter notre pavillon devant Tunis; et, dans la Marine, il reste seul avec moi de l'état-major de la Belle-Poule, car Delaporte mourut, en 1813, sur le vaisseau le Polonais, où il était capitaine de frégate, commandant en second. Quel deuil pour ce vaisseau, pour la Marine, pour sa famille et pour moi!
Nous pouvons actuellement entreprendre le récit des croisières diverses de la division de l'amiral Linois; notre première opération fut d'aller porter et installer à l'île Bourbon, que Napoléon ne tarda pas à appeler l'île Bonaparte, les autorités et les troupes destinées à cette colonie. Chaque bâtiment garda, cependant, et renouvela toujours un détachement et quelques officiers d'infanterie, soit pour grossir l'équipage, soit au besoin pour quelque coup de main en cas de descente, à effectuer sur quelqu'une des possessions anglaises. Ainsi, entre autres, la Belle-Poule vit à son bord MM. Morainvilliers, Larue et Marchant, avec lesquels je me liai d'amitié; mais ces liaisons sont courtes dans nos carrières aventureuses! J'ai revu, par la suite, Larue lieutenant-colonel à Brest, en 1814, et j'ai rejoint Marchant, à Paris, un instant, en 1817. L'infortuné! il n'eut que le temps de me dire qu'il avait fait, en qualité d'aide de camp du maréchal Ney, la funeste campagne de Russie, qu'il avait été fait prisonnier pendant la retraite de l'empereur, et qu'il était rentré à Paris, le jour même où son général avait été fusillé, par suite d'une condamnation que Louis XVIII aurait dû annuler mille fois par son droit bienfaisant, par le plus beau de tous les droits, celui de faire grâce, même lorsqu'on ne le demande pas.
Mais revenons à nos croisières. De Bourbon, nous nous dirigeâmes vers le comptoir anglais nommé Bencoolen, situé sur la côte occidentale de Sumatra. Peu après notre départ, nous nous trouvâmes inopinément au-dessus d'un banc, appelé Saya de Malha, que les cartes plaçaient beaucoup plus sur notre droite. La Belle-Poule s'en aperçut la première, en regardant une multitude de petits poissons qui, s'agitant à la surface de l'eau, excitèrent son attention. La mer était heureusement fort belle; on put donc même voir le fond, qui était à très peu de profondeur. La frégate changea subitement de route, tira du canon, fit des signaux. Les autres bâtiments nous imitèrent dans nos manœuvres, et il était bien temps; car, quelques brasses de plus dans cette direction, nous touchions tous sur ce banc, et il est vraisemblable que c'en était fait de nos navires.
Une rencontre plus agréable nous était réservée, celle de la Comtesse-de-Sutherland, le plus grand bâtiment de la Compagnie anglaise des Indes qui eût jamais été construit. Il fut chassé, pris, amariné, et expédié pour l'île de France avec sa riche cargaison. Ces bâtiments de la Compagnie anglaise sont de grands navires destinés aux entreprises commerciales de cette Compagnie dans l'Inde; ils sont, en général, de la forme et de la grosseur des anciens vaisseaux de guerre de 50; ils portent une trentaine de bouches à feu; mais ordinairement, surtout en temps de paix, ils n'ont pas un équipage suffisant à la fois, pour la manœuvre, et pour le service de leur artillerie. La Comtesse-de-Sutherland était du port de près de 1.500 tonneaux, qui est à peu près celui des anciens vaisseaux de guerre de 64 canons.
De longs calmes, sous la ligne équinoxiale, que nous fûmes obligés, par la contrariété des brises, de couper et de recouper jusqu'à dix fois, nous retardèrent beaucoup. Enfin nous vîmes les hauteurs de Sumatra, et nous mouillâmes à Bencoolen120, où, trouvant sur rade les deux petits navires anglais, l'Elisa-Anne et le Ménage, nous les prîmes et nous les expédiâmes, comme la Comtesse-de-Sutherland. La ville se mit en état de défense; c'était inutile, car les forts la garantissaient suffisamment; mais nous en voulions aux magasins de la Compagnie et à cinq de ses vaisseaux qui, n'ayant pas le temps d'aller chercher la protection des forts, s'incendièrent par tous les points. Les magasins, trop éloignés pour être protégés, en firent autant. Quel spectacle que celui des flammes dévorantes, sillonnant jusqu'aux nues le ciel assombri par la nuit! Les Anglais y perdirent plus de 3 millions; mais ils les perdirent sans que rien en profitât à leurs ennemis. Étranges conséquences, cependant, des lois de la guerre, que celles qui vont jusqu'à dépouiller le paisible commerçant, en faisant porter sur lui le poids des inimitiés des chefs des empires belligérants! Nous quittâmes bientôt Bencoolen, où il n'y avait plus que des ruines à contempler.
Nous fîmes voile, alors, vers le détroit de la Sonde121, que nous traversâmes pour atteindre Batavia, opulente capitale de l'île de Java, coupée par mille canaux, contenant des édifices splendides, et entourée d'un vaste demi-cercle appuyé sur la mer et formant une grande route bordée de maisons de campagne, ravissantes de végétation, de richesse et de magnificence. Les Hollandais y ont transporté leurs mœurs laborieuses, leurs habitudes de propreté, leur industrie persévérante; d'un autre côté, par un mélange piquant, la ville est flanquée de deux autres villes, faisant corps avec elle, dont l'une, toute malaise, est habitée par des Malais, au caractère de feu, d'énergie, d'indépendance d'un peuple à demi-sauvage, et l'autre, toute chinoise, l'est par des Chinois entièrement adonnés au commerce. Un tel séjour est d'un haut intérêt pour un Européen; il peut, en quelques heures, visiter trois nations très différentes; sa curiosité doit donc être pleinement satisfaite, et il doit lui rester de profondes impressions. Là, par un esprit essentiellement conciliant, l'idolâtrie des Malais subsiste à côté du culte éclairé du christianisme, qui y montre sa supériorité en employant seulement des voies de persuasion; et celui-ci n'est nullement froissé par l'exercice de la religion des sectateurs de Confucius. Que craindre, en effet, des doctrines de celui qui, 550 ans avant Jésus-Christ, avait déjà dit aux hommes:
«Le sage est toujours sur le rivage, et l'insensé au milieu des flots.»
«L'insensé se plaint de n'être pas connu des hommes; le sage, de ne pas les connaître.»
«Un bon cœur penche vers la bonté et l'indulgence.»
«Un cœur étroit ne possède ni la patience, ni la modération.»
«Conduisez-vous comme si vous étiez observé par dix yeux et montré par dix mains.»
«Un homme faux est un char sans timon: par où l'atteler?».
Confucius, après avoir atteint les privilèges de l'élévation, mourut pourtant dans une misérable disgrâce: sa famille, aujourd'hui la plus illustre de la Chine, remonte jusques à Hoang-ti, le premier législateur de ce pays; et, dans chacune des maisons de la ville chinoise de Batavia, nous vîmes son portrait.
Nous goûtâmes, à Batavia, le fruit exquis nommé mangoustan; et nous y vîmes le cacatois, si doux, si blanc, avec sa belle crête de plumes jaunes, et le loris, dont le plumage est moitié noir de jais, moitié rouge ardent, et qui devient si privé, si caressant.
Le brick de guerre hollandais l'Aventurier se joignit à nous. Nous partîmes, après une courte relâche de repos et d'approvisionnement, pour aller attendre, dans les mers de la Chine, le grand convoi des vaisseaux de la Compagnie, qui part annuellement de Canton. Le but était noble; la conception en était heureuse.
Nous étions alors au commencement de 1804; c'était la saison des ouragans dévastateurs qui désolent, parfois, les îles de France et de Bourbon; rien n'y résiste: ni arbres, ni navires ni maisons! Nos opérations furent toujours combinées en vue de nous trouver à la mer pendant ces crises affreuses de la nature.
C'est une chose inouïe que les fatigues, les peines, les contrariétés, que nous éprouvâmes pour nous rendre à notre destination.
Équipages, officiers, commandants, tout le monde était harassé! Les calmes, les vents contraires, les grains se succédaient sans interruption; les courants étaient contre nous; mais, puisque c'était l'époque favorable pour quitter la Chine, puisque le fameux convoi devait en profiter, il fallait bien affronter toutes ces contrariétés pour aller le chercher. Joignons-y que nous naviguions sans cesse sur des haut-fonds, au milieu d'îles et de bancs mal déterminés sur nos cartes, et l'on verra ce qu'il fallait de patience ou d'habileté pour parvenir à nos fins. Nous appareillions et nous mouillions jusqu'à quinze fois par jour, quêtant, recherchant sans cesse le moindre souffle d'un bon vent, ou quelque lit de courant moins rapide; aussi, souvent, n'avancions-nous pas d'une lieue par jour.
Près du détroit de Gaspar122, notre courage fut ranimé par la rencontre et la prise des navires de commerce anglais, l'Amiral-Raynier, et la Henriette, qui venaient de Canton. Nous apprîmes d'eux que le convoi, consistant en vingt-cinq vaisseaux de la Compagnie, se disposait à appareiller, lors de leur départ. Quelle excellente nouvelle! mais elle nous coûta bien cher.
Le dernier canot envoyé par le Marengo pour l'amarinage de la Henriette avait été surpris par un grain si fort qu'il ne put, en quittant ce navire, regagner son vaisseau. Il faisait nuit; le Marengo le crut resté à bord de la Henriette; celle-ci prit sa route pour l'Île-de-France, croyant qu'il avait atteint le vaisseau; et par suite de cette fausse manière de voir des deux parts, la malheureuse embarcation, négligée par les deux bâtiments, n'en put rejoindre aucun. Elle erra quarante jours d'île en île, exposée à tous les dangers d'une navigation périlleuse, souffrant de la faim, soumise aux plus durs traitements des peuples sauvages; et son équipage, épuisé, décimé par mille maladies, ne put revoir les rives de Batavia qu'après une série innombrable d'infortunes. M. Martel, lieutenant de vaisseau123, commandait ce canot; par sa constance, sa force d'âme, sa prudence, il eut le bonheur de le conduire au port; mais il y avait usé tout ce qu'il possédait de vie, et il expira peu de jours après son arrivée. Un autre canot que je commandais avait quitté la Henriette un quart d'heure seulement avant le grain fatal.
L'attente du convoi si riche et si désiré soutenait nos forces; il était l'objet unique de nos pensées, de nos espérances, de nos conversations. Quatre-vingts millions qui allaient tomber en notre pouvoir. Quel texte inépuisable! que de richesses! quel retentissement! combien de promotions! et, pour l'Angleterre, quel coup de foudre! son Gouvernement ne pouvait manquer de s'en ressentir profondément; et la paix pouvait, elle-même, en être une conséquence immédiate, ainsi que la consolidation du pouvoir, qui, depuis peu, avait tant fait pour la France!
Ce fut dans ces dispositions que, parvenant à surmonter une nouvelle série de difficultés, nous mouillâmes à Poulo-Aor124 (l'île d'Aor). Elle est habitée par des Malais, et aucun navire ne peut pénétrer dans le détroit de Malacca, que devait prendre le convoi, sans en passer très près. Nous courûmes à terre, interrogeâmes les Malais; le convoi n'était pas passé. C'était tout ce que nous désirions. Les Malais, toujours jaloux, avaient, dès notre abord, caché leurs femmes dans les mornes; mais peu nous importait. Nous voulions du riz, des chevreaux, du sagou, des volailles, des fruits, de l'eau; ils nous en vendirent, nous facilitèrent les moyens de les quitter avec promptitude, ce qu'à notre plus grande satisfaction nous fîmes pour reprendre la mer sur-le-champ, certains, cette fois, que notre belle proie ne pouvait plus nous échapper.