Loe raamatut: «Curiosa»
AVERTISSEMENT
Ce recueil est formé d’Études et de Notices placées en tête de réimpressions ou de traductions d’ouvrages curieux à quelque titre, qui ont été publiées depuis une dizaine d’années environ par M. Isidore Liseux. Voltaire disait, non sans une apparence de raison, qu’un livre qui n’a pas eu de nombreuses éditions mérite l’oubli dans lequel on l’a laissé tomber, et il aurait volontiers établi la valeur intrinsèque d’un ouvrage d’après le plus ou moins de facilité avec laquelle on se le procure. A ce compte nous aurions donc fait, M. Isidore Liseux et moi, une besogne bien inutile, car, à peu d’exceptions près, nous ne nous sommes guère occupés que de ce qui était rare, en quelque sorte inédit, et parfois introuvable. On ne peut cependant pas s’absorber éternellement, comme un prêtre de Bouddha regardant son nombril, dans la contemplation d’Homère, de Virgile, d’Horace, de Shakespeare, de Dante, de Bossuet, et rééditer sans cesse, pour y découvrir de nouvelles sources d’intérêt et d’admiration, le Télémaque, les Oraisons funèbres, l’Esprit des Lois, ou le Siècle de Louis XIV! Qu’il soit bon de faire de ces chefs-d’œuvre incontestés sa nourriture habituelle, nous ne le nions pas; mais combien de livres pleins d’attraits et de mérites ont été submergés depuis trois ou quatre cents ans par la marée montante des publications nouvelles, et valent cependant la peine d’être tirés de la demi-obscurité où ils sommeillent! Le goût des choses anciennes nous portait tous les deux vers ces curiosités littéraires, qui sont, comme le disait très bien Paul de Saint-Victor, le dessert de l’esprit, après le repas substantiel des maîtres; et de notre collaboration journalière, l’un s’appliquant à les rechercher, l’autre à les traduire ou à les présenter, par une étude préliminaire, à un public restreint d’amateurs, est né ce volume. Les humanistes et les érudits de la Renaissance: Pogge, Laurent Valla, Érasme, Henri Estienne; les conteurs Italiens, de Boccace à Batacchi et à l’abbé Casti: Sacchetti, Firenzuola dont il n’existait aucune traduction Française, Pietro Aretino, si décrié et si inconnu; les poètes humoristiques, comme Pacifico Massimi, Lorenzo Veniero, Baffo, nous ont attirés tour à tour et insensiblement amenés à Nicolas Chorier, à l’auteur anonyme des Heures perdues d’un cavalier Français et aux conteurs du XVIIIe siècle: Crébillon fils et Voisenon.
Dans son ensemble, notre recueil forme une sorte de Supplément à l’histoire de la littérature Italienne et de la littérature Française, ses meilleures pages étant consacrées à des auteurs ou à des ouvrages sur lesquels les traités ex-professo ne fournissent que des notions inexactes ou confuses, quand ils ne sont pas absolument muets. Nous avons dû cependant, pour ne pas grossir le volume au-delà de toutes proportions, ne présenter qu’en abrégé quelques-uns de nos travaux, comme l’Essai sur les livres de Civilité, l’Étude historique qui précède la Donation de Constantin, de Laurent Valla, la Notice où nous avons définitivement résolu l’attribution à Nicolas Chorier des Dialogues de Luisa Sigea, l’Essai sur la langue érotique, préliminaire au Dictionnaire de Blondeau; d’autres, sur Robert Gaguin et son poème de l’Immaculée Conception, sur les Sonetti lussuriosi de Pietro Aretino, sur les Confessions de Jean-Jacques Bouchard (réimprimé dans la Curiosité littéraire et bibliographique, 2e série), n’ont pu y prendre place. Il nous suffira de les mentionner.
Paris, Mars 1887.
I
ADVIS
POUR DRESSER UNE BIBLIOTHÈQUE
PAR GABRIEL NAUDÉ1
L’advis pour dresser une bibliothèque est un de ces livres d’érudition aimable qui se lisent toujours avec plaisir. Nul n’était plus apte à traiter ce sujet que Gabriel Naudé, le passionné bibliophile, l’organisateur des bibliothèques du président de Mesmes, des cardinaux Bagni et Barberini (deux des grands amateurs du temps), de Mazarin et de la reine Christine. Il semble même qu’il n’aurait pu écrire ce livre qu’à la fin de sa carrière, comme résumé de ses observations et de ses travaux, alors que les plus belles collections lui avaient passé entre les mains et avaient été mises en ordre par lui, tant en Italie qu’en France et en Suède. C’est au contraire au début de sa vie, à l’âge de vingt-cinq ou vingt-six ans, simple étudiant en Médecine, recueilli par le président de Mesmes pour mettre un peu d’ordre dans ses livres, qu’il fit preuve, en rédigeant cet opuscule, d’un savoir véritablement étonnant, de connaissances déjà si étendues et si variées, et surtout de ce remarquable esprit de classification dont il était doué. Depuis, il suivit toujours la même voie, sans s’en laisser détourner même par ses vastes travaux d’érudition et par les vives polémiques auxquelles il fut contraint de se livrer pour les soutenir. Il passa sa vie dans les livres, classant ceux qu’il avait, guettant ceux qu’il n’avait pas juste au moment où les collections auxquelles ils appartenaient pouvaient tomber en son pouvoir, achetant sans cesse, en France, en Hollande, en Italie, en Angleterre, presque toujours pour le compte des autres, parfois aussi pour son propre compte quand les malheurs du temps faisaient chanceler la fortune de ses protecteurs. On le vit bien pendant la Fronde, lorsqu’un arrêt inepte du Parlement ordonna la vente de la bibliothèque du cardinal Mazarin dans laquelle Naudé, au prix de tant de peines et de fatigues, avait réuni près de 40,000 volumes. Ce fut un véritable pillage dont Naudé sauva ce qu’il put, en y consacrant tout l’argent qu’il avait, une maigre somme, un peu plus de 3,000 livres.
Ce dont il faut surtout le louer, c’est qu’il ne fut pas, comme tant d’autres, un bibliophile égoïste, désireux de thésauriser d’immenses richesses littéraires pour lui seul, ou tout au plus un petit cercle d’amis. S’il proposait comme premier résultat de la fondation d’une grande bibliothèque l’avantage de sauver de la destruction une foule d’ouvrages exposés à périr en restant disséminés, il entrevoyait pour but principal de faire jouir tout le monde de ces trésors si difficilement amassés. On lui doit la première bibliothèque ouverte au public en France, la Mazarine. A peine eut-il réuni, sur l’ordre du cardinal, douze ou quinze mille volumes, qu’il lui persuada de ne pas les garder pour lui, d’en faire part généreusement à quiconque voudrait les consulter. La chose sembla bien téméraire, comme toutes les innovations. Il n’y avait alors, en Europe, que trois bibliothèques ouvertes au public: l’Ambroisienne, fondée à Milan par le cardinal Borromée, en 1608; la Bodléienne, ouverte à Oxford en 1612 et la Bibliothèque Angélique, du nom de son fondateur Angelo Rocca, établie à Rome, en 1620. On doutait que pareille tentative pût réussir en France; mais Naudé aurait volontiers répondu, comme d’Alembert, à ces infatigables adversaires de toute idée un peu neuve: «Qu’on leur donne à manger du gland, car le pain fut aussi, dans son temps, une grande innovation.» A la fin de 1643, il eut le bonheur de voir le public pénétrer dans la bibliothèque du cardinal, bonheur bientôt suivi de rudes épreuves lorsqu’il lui fallut assister à la dispersion de ses chers livres. Le cœur navré, il partit pour Stockholm, où la reine Christine lui offrait la direction de sa bibliothèque, puis revint à Paris reconstituer celle du cardinal. Au milieu de toutes ces traverses, des voyages qu’il lui fallut entreprendre tant pour visiter les principales collections de l’Europe que pour en acquérir quelques-unes, il trouva encore le temps d’écrire cinq ou six grands ouvrages d’érudition et une trentaine de dissertations, la plupart fort curieuses et qui le placèrent à la tête des plus savants hommes de son temps.
Savant, il l’était déjà au début de sa carrière et lorsqu’il publia l’Advis que nous réimprimons. On s’en apercevra dès les premières pages de cet opuscule, qu’il écrivit comme en se jouant et sans vouloir, sans doute, faire parade de sa science. Le lecteur d’aujourd’hui, habitué à une érudition plus sobre, sourira peut-être en voyant l’auteur, à peine entré en matière, citer Pline, Cardan, Sénèque, faire défiler Alexandre, Démétrius, Tibère, les rois d’Égypte, évoquer les Pyramides et le temple de Salomon; il y a là un étalage un peu enfantin, mais on tombe sous le charme en voyant combien Naudé est plein de son sujet, comme il connaît son antiquité et les modernes; on se convainc qu’il ne songe qu’à vous faire jouir du fruit de ses lectures, et l’on partage l’enthousiasme du bibliomane qui ne voit rien de plus beau que ceux qui collectionnent les livres, si ce n’est peut-être ceux qui les font. Presque rien n’a vieilli dans cet opuscule qui a deux siècles et demi de date; tout au plus le bibliophile contemporain donnerait-il plus d’extension à quelques parties et diminuerait-il d’autant quelques autres. Certaines branches du savoir n’ont pas, dans la classification de Naudé, tout le développement qu’on leur donnerait de nos jours, et l’on trouverait aisément que la théologie, la scolastique, la controverse religieuse, la vieille jurisprudence et l’alchimie occupent au contraire une trop grande place. C’est la conséquence de la marche du temps et de l’esprit humain: comme la mer, il se retire d’un côté pour se reporter de l’autre. Encore y aurait-il bien à redire à ces restrictions, car nombre de ces livres sont d’une haute curiosité. Mais, comme idées générales, l’Advis pour dresser une bibliothèque reste un modèle de classification méthodique et raisonnée. L’impression dernière qui en résulte est saine; l’auteur l’a si bien pénétrée de son amour des livres, qu’on se laisse insensiblement aller à sa passion. On gagne à sa lecture, sinon le désir de posséder une de ces belles collections qu’il imagine, désir chimérique pour la plupart, du moins le respect de ces majestueux «réservoirs» du génie de l’homme, et surtout la soif de connaître.
Paris, Septembre 1876.
II
SOCRATE ET L’AMOUR GREC
PAR J. – M. GESNER2
Jean-Matthias Gesner, l’auteur de cette curieuse dissertation, est un érudit Allemand du XVIIIe siècle, dont les travaux ne sont pas très connus en France. On lui doit d’excellentes études sur les Scriptores rei rusticæ, une Chrestomathie de Cicéron, une Chrestomathie Grecque, des Lexiques, une traduction Latine des œuvres de Lucien, des éditions de Pline le jeune, de Claudien, de Quintilien, de Rutilius Lupus et autres anciens rhéteurs, toutes enrichies de notes savantes et de longs prolégomènes; plus, un nombre formidable de dissertations sur toutes sortes de sujets, Opuscula diversi argumenti (Breslau, 1743-45, 8 vol. in-8o), parmi lesquelles son Socrates sanctus pæderasta tire forcément l’œil par la bizarrerie de son titre.
Cette bizarrerie a valu au livre sa notoriété, et en même temps lui a fait grand tort. Beaucoup de gens, entre autres Voltaire, malheureusement pour l’érudit Tudesque, n’ont pas été au delà, et ils ont construit sur cette mince donnée un ouvrage tout entier de leur fantaisie, à l’extrême désavantage du pauvre Gesner. D’autres ont cru Voltaire sur parole et sont arrivés au même résultat.
C’est Larcher, l’Helléniste, qui le premier chez nous mit en lumière cet opuscule, dans son Supplément à l’Histoire universelle de l’abbé Bazin (1767, in-8o), en le citant parmi les ouvrages à consulter sur le procès de Socrate; il se contenta d’en faire mention, sans même traduire ni expliquer le titre, ne s’imaginant pas qu’on pût s’y méprendre, et qu’un homme tel que Gesner fût supposé capable d’une indécente apologie. Voltaire, dont le vif et alerte esprit se plaisait à effleurer les surfaces, sans presque jamais approfondir, ne connaissait sans doute pas Gesner et certainement n’avait pas lu son Socrates. Le Supplément à l’Histoire universelle n’était d’ailleurs qu’une réfutation très savante, quoiqu’un peu lourde, de son Introduction à l’Essai sur les mœurs, publiée d’abord à part et sous le pseudonyme de l’abbé Bazin; quelques critiques justes qu’on y rencontre le mirent de mauvaise humeur, et, battu sur divers points d’érudition, il chercha une occasion de dauber Larcher, à côté du sujet, selon son habitude. Il crut la trouver dans le livre étrange qu’il supposa, d’après le titre cité qu’il interprétait mal, s’indigna de ce qu’on osait donner comme faisant autorité de si monstrueuses élucubrations (le monstrueux n’était que dans ce qu’il imaginait), et tantôt sous le pseudonyme d’Orbilius, tantôt sous celui de Mlle Bazin (Défense de mon oncle, un de ses pamphlets), il ne cessa de poursuivre là-dessus de ses brocards son inoffensif adversaire. Très content d’avoir levé ce lièvre, il a même reproduit son assertion plus que hasardée dans le plus populaire de ses ouvrages; on la trouve en note de l’article Amour socratique, du Dictionnaire philosophique: «Un écrivain moderne, nommé Larcher, répétiteur de collège, dans un libelle rempli d’erreurs en tout genre et de la critique la plus grossière, ose citer je ne sais quel bouquin dans lequel on appelle Socrate Sanctus pederastes; Socrate saint b…! Il n’a pas été suivi dans ces horreurs par l’abbé Foucher.»
Larcher avait trop beau jeu pour ne pas répliquer. Il le fit dans sa Réponse: la Défense de mon oncle (1767, in-8o), opuscule rare, réimprimé à la suite du Supplément à l’Histoire universelle: «Vous m’attribuez,» dit-il à Voltaire, «votre infâme et infidèle traduction du titre de cette dissertation de feu M. Gesner. Je n’ai point traduit le titre de cette dissertation; il ne pouvait se prendre que dans un sens très honnête, mais il était réservé à Mlle Bazin et à Orbilius de lui en donner un infâme. Cela ne vous suffisait-il pas? Fallait-il encore me l’imputer?»
Pour qui avait suivi toutes les phases de la discussion, Larcher et Gesner étaient innocentés; Voltaire restait convaincu d’avoir noté d’infamie un livre sans le connaître. Mais ces temps sont loin; personne aujourd’hui ne lit Larcher pour son plaisir, et le Dictionnaire philosophique est dans toutes les mains. Voilà pourquoi on croit généralement que Gesner a développé le plus scabreux des paradoxes et fait une apologie en règle d’un vice honteux. Nous pourrions citer au moins un de ceux qui, se fiant à Voltaire, ont propagé l’erreur mise par lui en circulation, et affirmé que cette dissertation n’est qu’un tissu d’invectives; mais nous ne voulons faire de la peine à personne.
Gesner, écrivain des plus doctes et plus estimé encore pour son caractère que pour son savoir, professeur de Belles-Lettres à l’Université de Gœttingue, puis bibliothécaire de cette université, ne pouvait écrire qu’une défense de Socrate, une réfutation des calomnies dont on a obscurci sa mémoire, et que la langue a attachées à son nom d’une manière en quelque sorte indélébile par les mots de socratisme et d’amour socratique. Inquiet et tourmenté, comme il l’assure, de voir peser sur le père de la Philosophie de si indignes soupçons, il a voulu remonter aux sources, compulser tout le dossier et reviser le procès sur les pièces mêmes. Il l’a fait d’une façon non moins ingénieuse que savante dans cette dissertation lue à l’Académie de Gœttingue en Février 1752, recueillie dans les Mémoires de cette Académie (t. II, p. 1), dans les Opuscula diversi argumenti de l’auteur et tirée à part en 1769 (Utrecht, in-8o). C’est cette dernière édition que nous avons suivie pour la réimprimer et la traduire, ce qui n’avait jamais été fait en Français, ni probablement dans aucune autre langue. Gesner a-t-il réussi à disculper entièrement Socrate? Nous l’espérons; mais nous étions de son avis avant d’avoir lu son livre, et, comme personne ne l’ignore, c’est surtout chez ceux qui pensent comme lui qu’un auteur, si bon dialecticien qu’il soit, porte la conviction. Les esprits mal faits qui inclinent à l’opinion contraire, et ceux-là seront toujours difficiles à persuader, persisteront peut-être à trouver singulier que Platon, interprète de Socrate, ait si souvent parlé de l’amour; qu’il ait consacré trois de ses plus beaux dialogues, le Lysis, le Phèdre et le Banquet, à cette brûlante passion; qu’il l’ait tant de fois soumise aux analyses les plus délicates, expliquée par les conceptions les plus poétiques, et que jamais, sauf un moment, dans l’admirable épisode de Diotime du Banquet, il ne soit question de la femme.
Janvier 1877.
III
UN VIEILLARD
DOIT-IL SE MARIER?
DIALOGUE DE POGGE3
C’est au savant éditeur Anglais William Shepherd que l’on doit la connaissance de ce Dialogue. Auteur d’une excellente étude sur Pogge (Life of Poggio, Londres, 1802, in-8o), Shepherd regrettait vivement la perte de ce morceau littéraire, non inséré dans les Œuvres complètes ni imprimé à part, et qu’il restait peu de chances de retrouver. On savait que Pogge l’avait composé quelque temps après son mariage, comme pour se disculper vis-à-vis de ses amis de ses noces tardives; qu’il était primitivement dédié à Cosme de Médicis; que, des deux interlocuteurs, l’un y blâmait, l’autre approuvait le mariage d’un vieillard avec une jeune fille; qu’enfin Apostolo Zeno en avait eu en sa possession une copie; mais là se bornaient les renseignements. W. Shepherd en découvrit par hasard un manuscrit, en 1805, à Paris, dans le dépôt de la Bibliothèque Nationale, et se hâta de le publier sous ce titre: Poggii Bracciolini Florentini Dialogus, An seni sit uxor ducenda, circa an. 1435 conscriptus, nunc primum typis mandatus et publici juris factus, edente Gulielmo Shepherd (Liverpooliæ, typis Geo. F. Harris, 1807, in-8o). C’est cette édition, la seule qui ait été faite4, que nous avons suivie; comme elle est assez rare, et que d’ailleurs ce dialogue n’a jamais été traduit en Français, c’est pour ainsi dire un ouvrage inédit que nous offrons aux lecteurs.
Ce morceau valait la peine d’être tiré de l’oubli, tant en faveur de la nouveauté de la thèse, un paradoxe finement traité, que pour sa valeur littéraire; il est écrit avec cette bonne humeur, cet enjouement dont Pogge a marqué tous ses ouvrages, sans préjudice de ces qualités pittoresques qu’il recherchait parfois aux dépens de la pure Latinité. Son ordonnance rappelle, avec plus de laisser-aller (ce qui en double le charme), celle de ces beaux dialogues antiques qu’il arrachait aux catacombes des monastères, et dont il se nourrissait l’esprit en les recopiant avec amour. Il y a mis toute son ingéniosité, car c’était sa propre cause qu’il plaidait. Il s’agissait pour lui, non-seulement d’excuser le mariage d’un homme de cinquante-cinq ans, ce qui après tout n’est pas un crime, mais surtout de démontrer par vives raisons que c’est avec une jeune fille, non avec toute autre, qu’on doit se marier à cet âge. C’était là pour Pogge le point capital, car en épousant, dans son arrière-saison, une jeune fille d’une grande beauté, dans toute la fleur de ses dix-huit ans, il abandonnait une vieille maîtresse qui, quatorze fois de suite, l’avait rendu père de famille.
Le mariage de Pogge est un curieux épisode de sa vie. Ses amis l’adjuraient depuis longtemps de faire cesser l’irrégularité de sa conduite. Successivement secrétaire de sept ou huit papes, chargé de missions presque ecclésiastiques, sans être cependant engagé dans les ordres, il ne semblait pas se douter du discrédit que ses mœurs jetaient sur lui; il s’amusait même à rire aux dépens des autres. Mais, à mesure qu’il vieillissait, les reproches devenaient plus vifs, et il arriva même à l’un de ses protecteurs, le cardinal de Saint-Ange, de le tancer un jour vertement. Ce prélat avait été envoyé en Allemagne, le cierge d’une main, l’épée de l’autre, pour y détruire l’hérésie et convaincre spécialement les disciples de Jean Huss, qu’on venait de brûler à Constance. Sans s’amuser à prêcher longtemps ces rebelles, il leva une armée composée en grande partie de reîtres et de lansquenets Allemands, et envahit la Bohême, au grand effroi des populations paisibles; mais à peine ses soudards aperçurent-ils l’ennemi qu’ils s’enfuirent dans le plus grand désordre: le cardinal perdit sa bulle, sa crosse, et jusqu’à son chapeau rouge, dans la bagarre. Pogge se mit à railler sans pitié son ami: «Le triste et ridicule résultat de ton expédition en Bohême, d’une expédition préparée si longuement et si laborieusement, m’a consterné,» lui écrivit-il; «il est étonnant que tes soldats se soient sauvés, avant même d’avoir vu l’ennemi, comme des lièvres effrayés par un coup de vent. Ce qui me console, c’est que j’avais prévu la chose et que je ne t’ai pas caché mes craintes sur l’issue de cette funeste guerre; tu te mis à rire de mes alarmes, tu répondis que les prophéties de malheur étant plus souvent justifiées par l’événement, j’agissais avec prudence en formant de sinistres présages. Mes conjectures, cependant, n’étaient pas téméraires… Les Allemands étaient fameux jadis par leur bravoure; ils le sont maintenant par leur gloutonnerie à boire et à manger: ils sont braves en proportion du vin qu’ils ont avalé, et quand leurs tonneaux sont vides, leur courage est épuisé. Aussi suis-je tenté de croire que ce n’est pas la crainte d’un ennemi, qu’ils n’ont pas vu, qui les a fait fuir, mais bien le manque de vin. Jusqu’ici, tu croyais que la sobriété était nécessaire au soldat, mais si tu recommences ton expédition, il faudra changer de maxime et regarder le vin comme le nerf de la guerre.»
Le cardinal n’aimait pas la plaisanterie. Il répondit à Pogge qu’il en prenait bien à son aise pour un homme perdu de réputation, qui avait une maîtresse et des bâtards. C’était, du reste, le refrain que Pogge entendait continuellement autour de lui depuis quelque temps. Il essaya d’abord de s’en tirer par de nouveaux sarcasmes. «Tu me reproches» écrivit-il à l’irascible prélat, «d’avoir des enfants, ce qui ne convient pas à un ecclésiastique, et de les avoir eus d’une concubine, ce qui est un déshonneur même pour un laïque. Je pourrais te répondre que j’ai des enfants, ce qui n’est pas défendu à un laïque, et que je les ai eus d’une concubine, ce qui est la coutume des ecclésiastiques depuis le commencement du monde. Ne rencontre-t-on pas tous les jours, dans tous les pays, des prêtres, des moines, des abbés, des évêques et de plus hauts dignitaires encore qui ont eu des enfants de femmes mariées, de veuves et même de religieuses? Ces moines, qui font profession, à ce qu’ils disent, de fuir le monde et qui, couverts de bure, vont de ville en ville, les yeux baissés, montrent-ils plus de réserve et de retenue? Ils font semblant d’être pauvres, ils ont toujours à la bouche le nom de Jésus et ne songent qu’à s’emparer du bien d’autrui, pour en user comme d’un bien propre. De peur qu’on leur reproche, comme à un serviteur négligent, de tenir caché le seul talent qu’ils possèdent, ils s’efforcent de le rendre productif dans le terrain des autres. Souvent j’ai ri de la réponse hardie ou plutôt téméraire d’un certain abbé Italien qui se présenta un jour à la cour de Martin V avec son fils, grand gaillard sur lequel on le questionna: Je n’ai pas que celui-là, répondit-il, j’en ai quatre autres, tous en état de porter les armes, et que je mets au service de Sa Sainteté. Ce propos fit beaucoup rire le pape et toute sa cour… Quant à tes conseils sur le genre de vie que je dois suivre, je te déclare que je ne dévierai pas du chemin que j’ai suivi jusqu’à présent. Je ne veux pas être prêtre; je ne veux pas de bénéfices. J’ai vu une foule de gens, d’abord très estimables, et qui, après leur ordination, sont devenus avares, paresseux et débauchés. Dans la crainte de subir la même métamorphose, je finirai mon pèlerinage sur la terre avec l’habit laïque. Trop souvent j’ai remarqué que votre grande tonsure ne rase pas seulement les cheveux: le même coup de rasoir vous enlève la conscience et la vertu.» (Poggii Epistolæ, ep. 27.)
Pogge avait beau dire: il n’en était pas moins touché à l’endroit sensible. S’il était bien décidé à ne pas se faire prêtre, il n’avait pas la même horreur pour la vie de famille, et, peu de temps après l’échange de ces lettres, il épousa une jeune et noble Florentine, Vaggia de’ Buondelmonti. Il s’était arrangé, à Florence, une délicieuse retraite, encombrée de manuscrits précieux, de statues antiques et d’objets d’art, où c’eût été agir en égoïste que de vivre seul. Presque toutes ses lettres, à partir de cette époque, témoignent des satisfactions de tous genres qu’il rencontra dans son mariage; on dirait qu’il y fait déborder le trop plein de sa félicité conjugale. Voici, par exemple, ce qu’il écrit à un savant ecclésiastique de ses amis en lui apprenant son union récente: «Trop longtemps, mon cher père, j’ai interrompu par négligence nos entretiens épistolaires: veuillez cependant ne pas croire que le tort provienne d’un coupable oubli de mes nombreuses obligations envers vous; je conserverai éternellement la mémoire de vos bienfaits. Seulement, depuis ma dernière lettre, rien ne m’a paru assez important pour mériter que je vous en fisse part. Aujourd’hui qu’un grand changement s’est opéré dans ma situation, je m’empresse de vous l’apprendre pour vous faire participer à ma joie et à mon bonheur. J’ai mené jusqu’à présent, comme vous le savez, une existence intermédiaire, ni tout à fait laïque, ni tout à fait ecclésiastique. J’ai pour le sacerdoce une répugnance invincible et, parvenu maintenant à cette période de la vie où la régularité des habitudes devient indispensable, j’ai résolu de ne pas finir mes jours dans la solitude, à un foyer désert. Quoique au déclin des ans, j’ai pris pour femme une jeune fille d’une rare beauté et douée, en outre, de toutes les vertus et de toutes les qualités qui sont l’honneur de son sexe. Vous me direz peut-être que j’ai mis bien du temps à me décider. Je suis de votre avis; mais il y a là-dessus un vieux proverbe: Mieux vaut tard que jamais; et vous n’avez sans doute pas oublié cette maxime des Philosophes: Sera nunquam est ad bonos mores via. Certainement j’aurais dû me marier il y a longtemps, mais alors je ne posséderais pas la femme que j’ai choisie, un caractère si heureux qu’il se plie à mes goûts et à toutes mes habitudes, une compagne qui fait évanouir tous les tourments et tous les chagrins de ma vie. Je n’ai que faire de lui rien souhaiter, car la nature lui a prodigué tous ses dons. Aussi, du fond du cœur, ne cessé-je de remercier Dieu qui, après m’avoir toujours favorisé, m’a enfin comblé de sa grâce en m’accordant plus que je ne pouvais raisonnablement désirer. La sincère amitié que vous m’accordez et l’estime que j’ai pour vous m’ont engagé à vous écrire dans cette circonstance, et à vous faire part de mon bonheur. Adieu.»
Pogge manifeste les mêmes sentiments dans son dialogue: An seni sit uxor ducenda; mais il les reproduit cette fois sous la forme démonstrative. On voit qu’il veut se rendre compte de son bonheur, l’expliquer théoriquement, démontrer que ce ne fut pas un effet du hasard, mais que cela devait être, et du même coup pallier sa conduite et convier tous les célibataires endurcis à suivre son exemple. Les interlocuteurs sont au nombre de trois: Pogge, qui du reste joue un rôle assez effacé, son ami le savant Niccolo Niccoli, celui précisément auquel est adressée la charmante relation des Bains de Bade5, et Carlo Aretino, chancelier de Florence, beaucoup plus jeune alors que les deux autres. Niccolo, avec sa verve railleuse, expose que Pogge, en se mariant si tard avec une jeune fille de dix-huit ans, a peut-être fait par hasard une bonne affaire, mais qu’il en pourra cuire à ceux qui seraient tentés de l’imiter, et il énumère spirituellement toutes les tribulations d’un pareil ménage. C’est un tableau très réussi, et il offre cette particularité qu’il n’est pas chargé le moins du monde. Avec un art consommé, l’auteur se garde bien des exagérations que le sujet comportait naturellement, mais qui auraient rendu la réfutation trop facile. Niccolo paraît avoir tout à fait raison, jusqu’à ce qu’il cède la parole à Carlo Aretino, dont la réplique en faveur des mariages tardifs n’en est que plus piquante. Par une autre délicatesse, Pogge n’a pas voulu plaider pour lui-même, il a préféré placer ce qu’il avait à dire dans la bouche de son jeune ami. Carlo, après avoir démoli pièce à pièce toute l’argumentation de son adversaire, en fait une contrepartie si exacte qu’il semble qu’on voie clair pour la première fois dans une question embrouillée à plaisir; évidemment le vrai bonheur est de se marier aux environs de la soixantaine et de prendre sa femme la plus jeune possible. Le porte-parole de Pogge accumule avec tant d’esprit tant de bonnes raisons, qu’on arrive à se faire la réflexion formulée ironiquement à la fin par Niccolo: Hâtons-nous de vieillir, mettons les années doubles, pour arriver au plus tôt à cet état de parfaite béatitude.
Voilà qui est bien; mais l’ancienne maîtresse, la femme aux quatorze enfants? Le souvenir de son abandon et de celui des quatre enfants qui avaient survécu, dans le nombre, ne fait-il pas quelque ombre au tableau? Pogge ne semble pas s’être laissé importuner outre mesure par les remords; à partir de son mariage, son ancienne femme et ses enfants semblent avoir été pour lui comme s’ils n’existaient pas. Que devinrent cependant ces malheureux? Laurent Valla prétend que Pogge les laissa tranquillement mourir de faim, qu’il alla même jusqu’à déchirer une donation par laquelle il leur avait antérieurement assuré une petite aisance. Valla était un ennemi acharné de Pogge, et il a inventé contre lui de si odieuses et si absurdes calomnies, qu’il ne devait pas lui en coûter beaucoup de mentir une fois de plus; Tommaso Tonelli, le traducteur Italien de la Vie de Pogge, par Shepherd, met à découvert toute sa mauvaise foi. Il paraît que les enfants naturels de Pogge avaient acquis la légitimation par deux actes authentiques, dont le premier est une bulle pontificale, et le second un décret de la Seigneurie de Florence qui, en considération du retour de Pogge dans son pays natal, de son savoir et de ses occupations littéraires, l’exempta, lui et ses fils, de tout impôt. Ce décret fut rendu en 1532, trois ans avant son mariage. Ces fils légitimés conservaient donc tous leurs droits, même dans le cas où leur père aurait d’autres enfants. Quant à la donation soustraite et déchirée, c’est bien probablement une fable puisque Pogge, sans se donner tant de peine, pouvait la révoquer d’un trait de plume, en faisant d’autres dispositions testamentaires. Rien n’empêche donc de croire que Pogge assura, de façon ou d’autre, l’avenir de la femme qu’il quittait et des enfants qu’il avait eus d’elle; que s’il n’en a plus jamais parlé, cette absence de toute préoccupation et la sérénité de son esprit à leur égard témoignent précisément en faveur des dispositions qu’il avait dû prendre. Un homme tel que lui ne s’avilit pas de gaîté de cœur.