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Les Chants de Maldoror

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CHANT DEUXIÈME

Où est-il passé ce premier chant de Maldoror, depuis que sa bouche, pleine des feuilles de la belladone, le laissa échapper, à travers les royaumes de la colère, dans un moment de réflexion? Où est passé ce chant … On ne le sait pas au juste. Ce ne sont pas les arbres, ni les vents qui l'ont gardé. Et la morale, qui passait en cet endroit, ne présageant pas qu'elle avait, dans ces pages incandescentes, un défenseur énergique, l'a vu se diriger, d'un pas ferme et droit, vers les recoins obscurs et les fibres secrètes des consciences. Ce qui est du moins acquis à la science, c'est que, depuis ce temps, l'homme, à la figure de crapaud, ne se reconnaît plus lui-même, et tombe souvent dans des accès de fureur qui le font ressembler à une bête des bois. Ce n'est pas sa faute. Dans tous les temps, il avait cru, les paupières ployant sous les résédas de la modestie, qu'il n'était composé que de bien et d'une quantité minime de mal. Brusquement je lui appris, en découvrant au plein jour son cœur et ses trames, qu'au contraire il n'est composé que de mal, et d'une quantité minime de bien que les législateurs ont de la peine à ne pas laisser évaporer. Je voudrais qu'il ne ressente pas, moi, qui ne lui apprends rien de nouveau, une honte éternelle pour mes amères vérités; mais, la réalisation de ce souhait ne serait pas conforme aux lois de la nature. En effet, j'arrache le masque à sa figure traîtresse et pleine de boue, et je fais tomber un à un, comme des boules d'ivoire sur un bassin d'argent, les mensonges sublimes avec lesquels il se trompe lui-même: il est alors compréhensible qu'il n'ordonne pas au calme d'imposer les mains sur son visage, même quand la raison disperse les ténèbres de l'orgueil. C'est pourquoi, le héros que je mets en scène s'est attiré une haine irréconciliable, en attaquant l'humanité, qui se croyait invulnérable, par la brèche d'absurdes tirades philanthropiques; elles sont entassées, comme des grains de sable, dans ses livres, dont je suis quelquefois sur le point, quand la raison m'abandonne, d'estimer le comique si cocasse, mais ennuyant. Il l'avait prévu. Il ne suffit pas de sculpter la statue de la bonté sur le fronton des parchemins que contiennent les bibliothèques. O être humain! te voilà, maintenant, nu comme un ver, en présence de mon glaive de diamant! Abandonne ta méthode: il n'est plus temps de faire l'orgueilleux: j'élance vers toi ma prière, dans l'attitude de la prosternation. Il y a quelqu'un qui observe les moindres mouvements de ta coupable vie; tu es enveloppé par les réseaux subtils de sa perspicacité acharnée. Ne te fie pas à lui, quand il tourne les reins; car, il te regarde; ne te fie pas à lui, quand il ferme les yeux; car, il te regarde encore. Il est difficile de supposer que, touchant les ruses et la méchanceté, ta redoutable résolution soit de surpasser l'enfant de mon imagination. Ses moindres coups portent. Avec des précautions, il est possible d'apprendre à celui qui croit l'ignorer que les loups et les brigands ne se dévorent pas entre eux: ce n'est peut-être pas leur coutume. Par conséquent, remets sans peur, entre ses mains, le soin de ton existence: il la conduira d'une manière qu'il connaît. Ne crois pas à l'intention qu'il fait reluire au soleil de te corriger; car, tu l'intéresses médiocrement, pour ne pas dire moins; encore n'approché-je pas, de la vérité totale, la bienveillante mesure de ma vérification. Mais, c'est qu'il aime à te faire du mal, dans la légitime persuasion que tu deviennes aussi méchant que lui, et que tu l'accompagnes dans le gouffre béant de l'enfer, quand son heure sonnera. Sa place est depuis longtemps marquée, à l'endroit où l'on remarque une potence en fer, à laquelle sont suspendus des chaînes et des carcans. Quand la destinée l'y portera, le funèbre entonnoir n'aura jamais goûté de proie plus savoureuse, ni lui contemplé de demeure plus convenable. Il me semble que je parle d'une manière intentionnellement paternelle, et que l'humanité n'a pas le droit de se plaindre.

Je saisis la plume qui va construire le deuxième chant … instrument arraché aux ailes de quelque pygargue roux! Mais … qu'ont-ils donc mes doigts? Les articulations demeurent paralysées, dès que je commence mon travail. Cependant, j'ai besoin d'écrire … C'est impose cible! Eh bien, je répète que j'ai besoin d'écrire ma pensée: j'ai le droit, comme un autre, de me soumettre à cette loi naturelle … Mais non, mais non, la plume reste inerte!… Tenez, voyez, à travers les campagnes, l'éclair qui brille au loin. L'orage parcourt l'espace. Il pleut … Il pleut toujours … Comme il pleut!… La foudre a éclaté … elle s'est abattue sur ma fenêtre entr'ouverte, et m'a étendu sur le carreau, frappé au front. Pauvre jeune homme! ton visage était déjà assez maquillé par les rides précoces et la difformité de naissance, pour ne pas avoir besoin, en outre, de cette longue cicatrice sulfureuse! (Je viens de supposer que la blessure est guérie, ce qui n'arrivera pas de sitôt.) Pourquoi cet orage, et pourquoi la paralysie de mes doigts? Est-ce un avertissement d'en haut pour m'empêcher d'écrire, et de mieux considérer ce à quoi je m'expose, en distillant la bave de ma bouche carrée? Mais, cet orage ne m'a pas causé la crainte. Que m'importerait une légion d'orages! Ces agents de la police céleste accomplissent avec zèle leur pénible devoir, si j'en juge sommairement par mon front blessé. Je n'ai pas à remercier le Tout-Puissant de son adresse remarquable; il a envoyé la foudre de manière à couper précisément mon visage en deux, à partir du front, endroit où la blessure a été le plus dangereuse: qu'un autre le félicite! Mais, les orages attaquent quelqu'un de plus fort qu'eux. Ainsi donc, horrible Éternel, à la figure de vipère, il a fallu que non-content d'avoir placé mon âme entre les frontières de la folie et les pensées de fureur qui tuent d'une manière lente, tu aies cru, en outre, convenable à ta majesté, après un mûr examen, de faire sortir de mon front une coupe de sang!… Mais, enfin, qui te dit quelque chose? Tu sais que je ne t'aime pas, et qu'au contraire je te hais: pourquoi insistes-tu? Quand ta conduite voudra-t-elle cesser de s'envelopper des apparences de la bizarrerie? Parle-moi franchement, comme à un ami: est-ce que tu ne te doutes pas, enfin, que tu montres, dans ta persécution odieuse, un empressement naïf, dont aucun de tes séraphins n'oserait faire ressortir le complet ridicule? Quelle colère te prend? Sache que, si tu me laissais vivre à l'abri de tes poursuites, ma reconnaissance t'appartiendrait … Allons, Sultan, avec ta langue, débarrasse-moi de ce sang qui salit le parquet. Le bandage est fini: mon front étanché a été lavé avec de l'eau salée, et j'ai croisé des bandelettes à travers mon visage. Le résultat n'est pas infini: quatre chemises, pleines de sang et deux mouchoirs. On ne croirait pas, au premier abord, que Maldoror contînt tant de sang dans ses artères; car, sur sa figure, ne brillent que les reflets du cadavre. Mais, enfin, c'est comme ça. Peut-être que c'est à peu près tout le sang que pût contenir son corps, et il est probable qu'il n'y en reste pas beaucoup. Assez, assez, chien avide; laisse le parquet tel qu'il est: tu as le ventre rempli. Il ne faut pas continuer de boire: car, tu ne tarderais pas à vomir. Tu es convenablement repu, va te coucher dans le chenil; estime-toi nager dans le bonheur; car, tu ne penseras pas à la faim, pendant trois jours immenses, grâce aux globules que tu as descendues dans ton gosier, avec une satisfaction solennellement visible. Toi, Léman, prends un balai: je voudrais aussi en prendre un, mais je n'en ai pas la force. Tu comprends, n'est-ce pas, que je n'en ai pas la force? Remets tes pleurs dans leur fourreau; sinon, je croirai que tu n'as pas le courage de contempler, avec sang-froid, la grande balafre, occasionnée par un supplice déjà perdu pour moi dans la nuit des temps passés. Tu iras chercher à la fontaine deux seaux d'eau. Une fois le parquet lavé, tu mettras ces linges dans la chambre voisine. Si la blanchisseuse revient ce soir, comme elle doit le faire, tu les lui remettras; mais, comme il a plu beaucoup depuis une heure, et qu'il continue de pleuvoir, je ne crois pas qu'elle sorte de chez elle; alors, elle viendra demain matin. Si elle te demande d'où vient tout ce sang, tu n'es pas obligé de lui répondre. Oh! que je suis faible! N'importe: j'aurai cependant la force de soulever le porte-plume et le courage de creuser ma pensée. Qu'a-t-il rapporté au Créateur de me tracasser, comme si j'étais un enfant, par un orage qui porte la foudre? Je n'en persiste pas moins dans ma résolution d'écrire. Ces bandelettes m'embêtent, et l'atmosphère de ma chambre respire le sang …

Qu'il n'arrive pas le jour où, Lohengrin et moi, nous passerons dans la rue, l'un à côté de l'autre, sans nous regarder, en nous frôlant le coude, comme deux passants pressés! Oh! qu'on me laisse fuir à jamais loin de cette supposition! L'Éternel a créé le monde tel qu'il est: il montrerait beaucoup de sagesse si, pendant le temps strictement nécessaire pour briser d'un coup de marteau la tête d'une femme, il oubliait sa majesté sidérale, afin de nous révéler les mystères au milieu desquels notre existence étouffe, comme un poisson au fond d'une barque. Mais, il est grand et noble; il l'emporte sur nous par la puissance de ses conceptions; s'il parlementait avec les hommes, toutes les hontes rejailliraient jusqu'à son visage. Mais … misérable que tu es! pourquoi ne rougis-tu pas? Ce n'est pas assez que l'armée des douleurs physiques et morales, qui nous entoure, ait été enfantée: le secret de notre destinée en haillons ne nous est pas divulgué. Je le connais, le Tout-Puissant … et lui, aussi, doit me connaître. Si, par hasard, nous marchons sur le même sentier, sa vue perçante me voit arriver de loin: il prend un chemin de traverse, afin d'éviter le triple dard de platine que la nature me donna comme une langue! Tu me feras plaisir, ô Créateur, de me laisser épancher mes sentiments. Maniant les ironies terribles, d'une main ferme et froide, je t'avertis que mon cœur en contiendra suffisamment, pour m'attaquer à toi, jusqu'à la fin de mon existence. Je frapperai ta carcasse creuse: mais, si fort, que je me charge d'en faire sortir les parcelles restantes d'intelligence que tu n'as pas voulu donner à l'homme, parce que tu aurais été jaloux de le faire égal à toi, et que tu avais effrontément cachées dans tes boyaux, rusé bandit, comme si tu ne savais pas qu'un jour ou l'autre je les aurais découvertes de mon œil toujours ouvert, les aurais enlevées, et les aurais partagées avec mes semblables. J'ai fait ainsi que je parle, et, maintenant, ils ne te craignent plus; ils traitent de puissance à puissance avec toi. Donne-moi la mort, pour faire repentir mon audace: je découvre ma poitrine et j'attends avec humilité. Apparaissez donc, envergures dérisoires de châtiments éternels!… déploiements emphatiques d'attributs trop vantés! Il a manifesté l'incapacité d'arrêter la circulation de mon sang qui le nargue. Cependant, j'ai des preuves qu'il n'hésite pas d'éteindre, à la fleur de l'âge, le souffle d'autres humains, quand ils ont à peine goûté les jouissances de la vie. C'est simplement atroce; mais, seulement, d'après la faiblesse de mon opinion! J'ai vu le Créateur, aiguillonnant sa cruauté inutile, embraser des incendies où périssaient les vieillards et les enfants! Ce n'est pas moi qui commence l'attaque: c'est lui qui me force à le faire tourner, ainsi qu'une toupie, avec le fouet aux cordes d'acier. N'est-ce pas lui qui me fournit des accusations contre lui-même? Ne tarira point ma verve épouvantable! Elle se nourrit des cauchemars insensés qui tourmentent mes insomnies. C'est à cause de Lohengrin que ce qui précède a été écrit; revenons donc à lui. Dans la crainte qu'il ne devînt plus tard comme les autres hommes, j'avais d'abord résolu de le tuer à coups de couteau, lorsqu'il aurait dépassé l'âge d'innocence. Mais, j'ai réfléchi, et j'ai abandonné sagement ma résolution à temps. Il ne se doute pas que sa vie a été en péril pendant un quart d'heure. Tout était prêt, et le couteau avait été acheté. Ce stylet était mignon, car j'aime la grâce et l'élégance jusque dans les appareils de la mort: mais il était long et pointu. Une seule blessure au cou, en perçant avec soin une des artères carotides, et je crois que ç'aurait suffi. Je suis content de ma conduite; je me serais repenti plus tard. Donc, Lohengrin, fais ce que tu voudras, agis comme il te plaira, enferme-moi toute la vie dans une prison obscure, avec des scorpions pour compagnons de ma captivité, ou arrache-moi un œil jusqu'à ce qu'il tombe à terre, je ne te ferai jamais le moindre reproche: je suis à toi, je t'appartiens, je ne vis plus pour moi. La douleur que tu me causeras ne sera pas comparable au bonheur de savoir, que celui qui me blesse, de ses mains meurtrières, est trempé dans une essence plus divine que celle de ses semblables! Oui, c'est encore beau de donner sa vie pour un être humain, et de conserver ainsi l'espérance que tous les hommes ne sont pas méchants, puisqu'il y en a eu un, enfin, qui a su attirer, de force, vers soi, les répugnances défiantes de ma sympathie amère!…

 

Il est minuit; on ne voit pas un seul omnibus de la Bastille à la Madeleine. Je me trompe; en voilà un qui apparaît subitement, comme s'il sortait de dessous terre. Les quelques passants attardés le regardent attentivement; car il paraît ne ressembler à aucun autre. Sont assis, à l'impériale, des hommes qui ont l'œil immobile, comme celui d'un poisson mort. Ils sont pressés les uns contre les autres, et paraissent avoir perdu la vie; au reste, le nombre réglementaire n'est pas dépassé. Lorsque le cocher donne un coup de fouet à ses chevaux, on dirait que c'est le fouet qui fait remuer son bras, et non son bras le fouet. Que doit être cet assemblage d'êtres bizarres et muets? Sont-ce des habitants de la lune? Il y a des moments où on serait tenté de le croire; mais, ils ressemblent plutôt à des cadavres. L'omnibus, pressé d'arriver à la dernière station, dévore l'espace et fait craquer le pavé … Il s'enfuit!… Mais, une masse informe le poursuit avec acharnement, sur ses traces, au milieu de la poussière. «Arrêtez, je vous en supplie; arrêtez … mes jambes sont gonflées d'avoir marché pendant la journée … je n'ai pas mangé depuis hier … mes parents m'ont abandonné … je ne sais plus, que faire … je suis résolu de retourner chez moi, et j'y serais vite arrivé, si vous m'accordiez une place … je suis un petit enfant de huit ans, et j'ai confiance en vous …» Il s'enfuit!… Il s'enfuit!… Mais, une masse informe le poursuit avec acharnement, sur ses traces, au milieu de la poussière. Un de ces hommes, à l'œil froid, donne un coup de coude à son voisin, et paraît lui exprimer son mécontentement de ces gémissements, au timbre argentin, qui parviennent jusqu'à son oreille. L'autre baisse la tête d'une manière imperceptible, en forme d'acquiescement, et se replonge ensuite dans l'immobilité de son égoïsme, comme une tortue dans sa carapace. Tout indique dans les traits des autres voyageurs les mêmes sentiments que ceux des deux premiers. Les cris se font encore entendre pendant deux ou trois minutes, plus perçants de seconde en seconde. L'on voit des fenêtres s'ouvrir sur le boulevard, et une figure effarée, une lumière à la main, après avoir jeté les yeux sur la chaussée, refermer le volet avec impétuosité, pour ne plus reparaître … Il s'enfuit!… Il s'enfuit!… Mais, une masse informe le poursuit avec acharnement, sur ses traces, au milieu de la poussière. Seul, un jeune homme, plongé dans la rêverie, au milieu de ces personnages de pierre, paraît ressentir de la pitié pour le malheur. En faveur de l'enfant, qui croit pouvoir l'atteindre, avec ses petites jambes endolories, il n'ose pas élever la voix; car les autres hommes lui jettent des regards de mépris et d'autorité, et il sait qu'il ne peut rien faire contre tous. Le coude appuyé sur ses genoux et la tête entre ses mains, il se demande, stupéfait, si c'est là vraiment ce qu'on appelle la charité humaine. Il reconnaît alors que ce n'est qu'un vain mot, qu'on ne trouve plus même dans le dictionnaire de la poésie, et avoue avec franchise son erreur. Il se dit: «En effet, pourquoi s'intéresser à un petit enfant? Laissons-le de côté.» Cependant, une larme brûlante a roulé sur la joue de cet adolescent, qui vient de blasphémer. Il passe péniblement la main sur son front, comme pour en écarter un nuage dont l'opacité obscurcit son intelligence. Il se démène, mais en vain, dans le siècle où il a été jeté; il sent qu'il n'y est pas à sa place, et cependant il ne peut en sortir. Prison terrible! Fatalité hideuse! Lombano, je suis content de toi depuis ce jour! Je ne cessais pas de t'observer, pendant que ma figure respirait la même indifférence que celle des autres voyageurs. L'adolescent se lève, dans un mouvement d'indignation, et veut se retirer, pour ne pas participer, même involontairement, à une mauvaise action. Je lui fais un signe, et il se remet à mon côté … Il s'enfuit! Il s'enfuit!… Mais une masse informe le poursuit avec acharnement, sur ces traces, au milieu de la poussière. Les cris cessent subitement, car l'enfant a touché du pied contre un pavé en saillie, et s'est fait une blessure à la tête, en tombant. L'omnibus a disparu à l'horizon et l'on ne voit plus que la rue silencieuse … Il s'enfuit!… Il s'enfuit!… Mais une masse informe ne le poursuit plus avec acharnement, sur ces traces, au milieu de la poussière. Voyez ce chiffonnier qui passe, courbé sur sa lanterne pâlotte; il y a en lui plus de cœur que dans tous ses pareils de l'omnibus. Il vient de ramasser l'enfant; soyez sûr qu'il le guérira et ne l'abandonnera pas, comme ont fait ses parents. Il s'enfuit!… Il s'enfuit!… Mais, de l'endroit où il se trouve, le regard perçant du chiffonnier le poursuit avec acharnement, sur ses traces, au milieu de la poussière!… Race stupide et idiote! Tu te repentiras de te conduire ainsi. C'est moi qui te le dis. Tu t'en repentiras, va! tu t'en repentiras. Ma poésie ne consistera qu'à attaquer, par tous les moyens, l'homme, cette bête fauve, et le Créateur, qui n'aurait pas dû engendrer une pareille vermine. Les volumes s'entasseront sur les volumes, jusqu'à la fin de ma vie, et cependant, l'on n'y verra que cette seule idée, toujours présente à ma conscience!

Faisant ma promenade quotidienne, chaque jour je passais dans une rue étroite: chaque jour, une jeune fille svelte de dix ans me suivait, à distance, respectueusement, le long de cette rue, en me regardant avec des paupières sympathiques et curieuses. Elle était grande pour son âge et avait la taille élancée. D'abondants cheveux noirs, séparés en deux sur la tête, tombaient en tresses indépendantes sur des épaules marmoréennes. Un jour, elle me suivait comme de coutume; les bras musculeux d'une femme du peuple la saisit par les cheveux, comme le tourbillon saisit la feuille, appliqua deux gifles brutales sur une joue fière et muette, et ramena dans la maison cette conscience égarée. En vain, je faisais l'insouciant; elle ne manquait jamais de me poursuivre de sa présence inopportune. Lorsque j'enjambais une autre rue, pour continuer mon chemin, elle s'arrêtait, faisant un violent effort sur elle-même, au terme de cette rue étroite, immobile comme la statue du Silence, et ne cessait de regarder devant elle, jusqu'à ce que je disparusse. Une fois, cette jeune fille me précéda dans la rue, et emboîta le pas devant moi. Si j'allais vite pour la dépasser, elle courait presque pour maintenir la distance égale; mais, si je ralentissais le pas, pour qu'il y eût un intervalle de chemin, assez grand entre elle et moi, alors, elle le ralentissait aussi, et y mettait la grâce de l'enfance. Arrivée au terme de la rue, elle se retourna lentement, de manière à me barrer le passage. Je n'eus pas le temps de m'esquiver, et je me trouvai devant sa figure. Elle avait les yeux gonflés et rouges. Je voyais facilement qu'elle voulait me parler, et qu'elle ne savait comment s'y prendre. Devenue subitement pâle comme un cadavre, elle me demanda: «Auriez-vous la bonté de me dire quelle heure est-il?» Je lui dis que je ne portais pas de montre, et je m'éloignai rapidement. Depuis ce jour, enfant à l'imagination inquiète et précoce, tu n'as plus revu, dans la rue étroite, le jeune homme mystérieux qui battait péniblement, de sa sandale lourde, le pavé des carrefours tortueux. L'apparition de cette comète enflammée ne reluira plus, comme un triste sujet de curiosité fanatique, sur la façade de ton observation déçue; et, tu penseras souvent, trop souvent, peut-être toujours, à celui qui ne paraissait pas s'inquiéter des maux, ni des biens de la vie présente, et s'en allait au hasard, avec une figure horriblement morte, les cheveux hérissés, la démarche chancelante, et les bras nageant aveuglément dans les eaux ironiques de l'éther comme pour y chercher la proie sanglante de l'espoir, ballottée continuellement, à travers les immenses régions de l'espace, par le chasse-neige implacable de la fatalité. Tu ne me verras plus, et je ne te verrai plus!… Qui sait? Peut-être que cette fille n'était pas ce qu'elle se montrait. Sous une enveloppe naïve, elle cachait peut-être une immense ruse, le poids de dix-huit années, et le charme du vice. On a vu des vendeuses d'amour s'expatrier avec gaîté des îles Britanniques, et franchir le détroit. Elles rayonnaient leurs ailes, en tournoyant, en essaims dorés, devant la lumière parisienne; et, quand vous les aperceviez, vous disiez: «Mais elles sont encore enfants; elles n'ont pas plus de dix ou douze ans.» En réalité elles en avaient vingt. Oh! dans cette supposition, maudits soient-ils les détours de cette rue obscure! Horrible! horrible! ce qui s'y passe. Je crois que sa mère la frappa parce qu'elle ne faisait pas son métier avec assez d'adresse. Il est possible que ce ne fût qu'un enfant, et alors la mère est plus coupable encore. Moi, je ne veux pas croire à cette supposition, qui n'est qu'une hypothèse, et je préfère aimer, dans ce caractère romanesque, une âme qui se dévoile trop tôt … Ah! vois-tu, jeune fille, je t'engage à ne plus reparaître devant mes yeux, si jamais je repasse dans la rue étroite. Il pourrait t'en coûter cher! Déjà le sang et la haine me montent vers la tête, à flots bouillants. Moi, être assez généreux pour aimer mes semblables! Non, non! Je l'ai résolu depuis le jour de ma naissance! Ils ne m'aiment pas, eux! On verra les mondes se détruire, et le granit glisser, comme un cormoran, sur la surface des flots, avant que je touche la main infâme d'un être humain. Arrière … arrière, cette main!… Jeune fille, tu n'es pas un ange, et tu deviendras, en somme, comme les autres femmes. Non, non, je t'en supplie; ne reparais plus devant mes sourcils froncés et louches. Dans un moment d'égarement, je pourrais te prendre les bras, les tordre comme un linge lavé dont on exprime l'eau, ou les casser avec fracas, comme deux branches sèches, et te les faire ensuite manger, en employant la force. Je pourrais, en prenant ta tête entre mes mains, d'un air caressant et doux, enfoncer mes doigts avides dans les lobes de ton cerveau innocent, pour en extraire, le sourire aux lèvres, une graisse efficace qui lave mes yeux, endoloris par l'insomnie éternelle de la vie. Je pourrais, cousant tes paupières avec une aiguille, te priver du spectacle de l'univers, et te mettre dans l'impossibilité de trouver ton chemin; ce n'est pas moi qui te servirai de guide. Je pourrais, soulevant ton corps vierge avec un bras de fer, te saisir par les jambes, te faire rouler autour de moi, comme une fronde, concentrer mes forces en décrivant la dernière circonférence, et te lancer contre la muraille. Chaque goutte de sang rejaillira sur une poitrine humaine, pour effrayer les hommes, et mettre devant eux l'exemple de ma méchanceté! Ils s'arracheront sans trêve des lambeaux et des lambeaux de chair; mais, la goutte de sang reste ineffaçable, à la même place, et brillera comme un diamant. Sois tranquille, je donnerai à une demi-douzaine de domestiques l'ordre de garder les restes vénérés de ton corps, et de les préserver de la faim des chiens voraces. Sans doute, le corps est resté plaqué sur la muraille, comme une poire mûre, et n'est pas tombé à terre; mais, les chiens savent accomplir des bonds élevés, si l'on n'y prend garde.

 

Cet enfant, qui est assis sur un banc du jardin des Tuileries, comme il est gentil! Ses yeux hardis dardent quelque objet invisible, au loin, dans l'espace. Il ne doit pas avoir plus de huit ans, et, cependant, il ne s'amuse pas, comme il serait convenable. Tout au moins il devrait rire et se promener avec quelque camarade, au lieu de rester seul; mais, ce n'est pas son caractère.

Cet enfant, qui est assis sur un banc du jardin des Tuileries, comme il est gentil! Un homme, mû par un dessein caché, vient s'asseoir à côté de lui, sur le même banc, avec des allures équivoques. Qui est-ce? Je n'ai pas besoin de vous le dire; car, vous le reconnaîtrez à sa conversation tortueuse. Écoutons-les, ne les dérangeons pas:

–A quoi pensais-tu, enfant?

–Je pensais au ciel.

–Il n'est pas nécessaire que tu penses au ciel; c'est déjà assez de penser à la terre. Es-tu fatigué de vivre, toi qui viens à peine de naître?

–Non, mais chacun préfère le ciel à la terre.

–Eh bien, pas moi. Car, puisque le ciel a été fait par Dieu, ainsi que la terre, sois sûr que tu y rencontreras les mêmes maux qu'ici-bas. Après ta mort, tu ne seras pas récompensé d'après tes mérites; car, si l'on te commet des injustices sur cette terre (comme tu l'éprouveras, par expérience, plus tard), il n'y a pas de raison pour que, dans l'autre vie, on ne t'en commette non plus. Ce que tu as de mieux à faire, c'est de ne pas penser à Dieu, et de te faire justice toi-même, puisqu'on te la refuse. Si un de tes camarades t'offensait, est-ce que tu ne serais pas heureux de le tuer?

–Mais, c'est défendu.

–Ce n'est pas si défendu que tu crois. Il s'agit seulement de ne pas se laisser attraper. La justice qu'apportent les lois ne vaut rien; c'est la jurisprudence de l'offensé qui compte. Si tu détestais un de tes camarades, est-ce que tu ne serais pas malheureux de songer qu'à chaque instant tu aies sa pensée devant tes yeux?

–C'est vrai.

–Voilà donc un de tes camarades qui te rendrait malheureux toute ta vie: car, voyant que ta haine n'est que passive, il ne continuera pas moins de se narguer de toi, et de te causer du mal impunément. Il n'y a donc qu'un moyen de faire cesser la situation; c'est de se débarrasser de son ennemi. Voilà où je voulais en venir, pour te faire comprendre sur quelles bases est fondée la société actuelle. Chacun doit se faire justice lui-même, sinon il n'est qu'un imbécile. Celui qui remporte la victoire sur ses semblables, celui-là est le plus rusé et le plus fort. Est-ce que tu ne voudrais pas un jour dominer tes semblables?

–Oui, oui.

–Sois donc le plus fort et le plus rusé. Tu es encore trop jeune pour être le plus fort; mais, dès aujourd'hui, tu peux employer la ruse, le plus bel instrument des hommes de génie. Lorsque le berger David atteignait au front le géant Goliath d'une pierre lancée par la fronde, est-ce qu'il n'est pas admirable de remarquer que c'est seulement par la ruse que David a vaincu son adversaire, et que si, au contraire, ils s'étaient pris à bras-le-corps, le géant l'aurait écrasé comme une mouche? Il en est de même pour toi. A guerre ouverte, tu ne pourras jamais vaincre les hommes, sur lesquels tu es désireux d'étendre ta volonté; mais, avec la ruse, tu pourras lutter seul contre tous. Tu désires les richesses, les beaux palais et la gloire? ou m'as-tu trompé quand tu m'as affirmé ces nobles prétentions?

–Non, non, je ne vous trompais pas. Mais, je voudrais acquérir ce que je désire par d'autres moyens.

–Alors, tu n'acquerras rien du tout. Les moyens vertueux et bonasses ne mènent à rien. Il faut mettre à l'œuvre des leviers plus énergiques et des trames plus savantes. Avant que tu deviennes célèbre par ta vertu et que tu atteignes le but, cent autres auront le temps de faire des cabrioles par dessus ton dos, et d'arriver au bout de la carrière avant toi, de telle manière qu'il ne s'y trouvera plus de place pour tes idées étroites. Il faut savoir embrasser, avec plus de grandeur, l'horizon du temps présent. N'as-tu jamais entendu parler, par exemple, de la gloire immense qu'apportent les victoires? Et, cependant, les victoires ne se font pas seules. Il faut verser du sang, beaucoup de sang, pour les engendrer et les déposer aux pieds des conquérants. Sans les cadavres et les membres épars que tu aperçois dans la plaine, où s'est opéré sagement le carnage, il n'y aurait pas de guerre, et, sans guerre, il n'y aurait pas de victoire. Tu vois que, lorsqu'on veut devenir célèbre, il faut se plonger avec grâce dans des fleuves de sang, alimentés par de la chair à canon. Le but excuse le moyen. La première chose, pour devenir célèbre, est d'avoir de l'argent. Or, comme tu n'en as pas, il faudra assassiner pour en acquérir; mais, comme tu n'es pas assez fort pour manier le poignard, fais-toi voleur, en attendant que tes membres aient grossi. Et, pour qu'ils grossissent plus vite, je te conseille de faire de la gymnastique deux fois par jour, une heure le matin, une heure le soir. De cette manière, tu pourras essayer le crime, avec un certain succès, dès l'âge de quinze ans, au lieu d'attendre jusqu'à vingt. L'amour de la gloire excuse tout, et peut-être, plus tard, maître de tes semblables, leur feras-tu presque autant de bien que tu leur as fait du mal au commencement …

Maldoror s'aperçoit que le sang bouillonne dans la tête de son jeune interlocuteur; ses narines sont gonflées, et ses lèvres rejettent une légère écume blanche. Il lui tâte le pouls; les pulsations sont précipitées. La fièvre a gagné ce corps délicat. Il craint les suites de ses paroles; il s'esquive, le malheureux, contrarié de n'avoir pas pu entretenir cet enfant pendant plus longtemps. Lorsque, dans l'âge mûr, il est si difficile de maîtriser les passions, balancé entre le bien et le mal, qu'est-ce dans un esprit, encore plein d'inexpérience? et quelle somme d'énergie relative ne lui faut-il pas en plus? L'enfant en sera quitte pour garder le lit trois jours. Plût au ciel que le contact maternel amène la paix dans cette fleur sensible, fragile enveloppe d'une belle âme!

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