Loe raamatut: «L'autre monde ou Histoire comique des Etats et Empires de la Lune»
PIÈCES JUSTIFICATIVES
Mariage d’Abel Ier de Cyrano avec Espérance Bérenger
(1612)
«Le troisiesme septembre mil six cent douze ont receu la benediction nuptiale, apres la publication de trois bans et veu une lettre de trois autres de St-Eustache, noble homme Abel de Cyrano, de la paroisse de St-Eustache, et damoiselle Esperance Berenger, de cette paroisse.» (Anciennes archives de la Ville de Paris, aujourd’hui brûlées, registre Saint-Gervais.)
Baptême de Denys de Cyrano
(1614)
«Le treiziesme de mars mil six cent quatorze a été baptisé Denys, fils de noble homme Abel de Cyrano, escuyer, sieur de Mauvieres, et de damoiselle Esperance Bellanger (sic), sa femme demeurant rue des Prouvaires à Paris; le parin Denys Fedeau, conseiller et secretaire du roy; la marine dame Anne Le Maire, femme du feu noble homme messire Savinien de Cyrano, vivant conseiller et secretaire du Roy, maison et couronne de France.» (Reg. de Saint-Eustache.)
Baptême de Savinien II de Cyrano
(1619)
«Le sixiesme mars mil six cens disneuf, Savinien, fils d’Abel de Cyrano, escuier, sieur de Mauvieres, et de damoiselle Esperance de Bellenger (sic); le parrain noble homme Antoine Fanny, conceiller du Roy et auditeur en sa Chambre des comptes, de cette paroisse; la marraine damoiselle Marie Fedeau, femme de noble homme Me Louis Perrot, conceiller et secretaire du Roy, maison et couronne de France, de la paroisse de St Germain l’Auxerrois.» (Reg. de Saint-Sauveur.)
A MESSIRE TANNEGUY RENAULT DES BOISCLAIRS
Chevalier, Conseiller du Roy en ses Conseils,
et Grand Prévôt de Bourgogne et Bresse
Monsieur,
Je satisfais à la dernière volonté d’un Mort que vous obligeâtes d’un signalé bienfait pendant sa vie. Comme il était connu d’une infinité de gens d’esprit, par le beau feu du sien, il fut absolument impossible que beaucoup de personnes ne sussent la disgrâce qu’une dangereuse blessure, suivie d’une violente fièvre, lui causa quelques mois devant sa mort. Plusieurs ont ignoré par quel bon Démon il y avait été secouru; mais il a cru que le nom n’en devait pas être moins public que l’action lui en fut avantageuse. Vous étiez son ami, vous l’en aviez souvent assuré, et même vous le lui aviez témoigné en plusieurs rencontres où vous saviez le besoin qu’il en avait; mais qu’était-ce faire, que quelques autres hommes n’eussent fait comme vous? qu’était-ce paraître envers notre ami, que ce que vous paraissiez envers cent autres qui n’étaient point de sa trempe? Il fallait donc le tirer de la presse, et que votre générosité le distinguant du grand nombre de ceux que vous obligiez, fit voir non seulement, comme parle Aristote, qu’elle n’avait pas dégénéré, mais qu’elle avait enchéri sur soi-même en faveur d’un si digne sujet. De sorte que quand vous eûtes la bonté de lui rendre des preuves de votre protection et de votre amitié dans sa maladie, dont vous arrêtâtes le cours par vos soins et les assistances généreuses que vous lui rendîtes en l’extrémité de ses maux les plus violents, ce fut d’une si puissante protection pour lui, qu’il espéra de vous encore celle qu’un peu devant sa mort il me pria de vous demander pour cet ouvrage; et ce sera aussi de cette grande confiance et de ce dernier sentiment que vous jugerez de ceux qu’il doit avoir eus de votre amitié, puisque c’est dans ce moment fatal que la bouche parle comme le cœur:
Nam veræ voces tum domum pectore ab imo
Eliciuntur…
Et je me suis rendu l’interprète du sien d’autant plus volontiers, que je prenais part également à ses disgrâces, comme au bien qu’on lui faisait; et que, par cette raison, comme par mon inclination particulière, je suis, en vérité,
Monsieur,
Votre très-humble et très-affectionné serviteur,LE BRET.
A L’AUTEUR DES ETATS ET EMPIRES DE LA LUNE
EPIGRAMME
Accepte ces six méchants vers
Que ma main écrit de travers
Tant en moi la frayeur abonde
Et permets qu’aujourd’hui j’évite ton abord
Car autant qu’une affreuse mort
Je crains les gens de l’autre monde.
SONNET (du même au même)1
Ton esprit, qu’en son vol nul obstacle n’arrête,
Découvre un autre monde à nos ambitieux,
Qui tous également respirent sa conquête
Comme un noble chemin pour arriver aux cieux.
Mais ce n’est point pour eux que la palme s’apprête.
Si j’étois du conseil des destins et des Dieux,
Pour prix de ton audace, on chargeroit ta tête
Des couronnes des rois qui gouvernent ces lieux.
Mais non, je m’en dédis; l’inconstante fortune
Semble avoir trop d’empire en celui de la Lune:
Son pouvoir n’y paroît que pour tout renverser.
Peut-être verrois-tu, dans ces demeures mornes,
Dès le premier instant ton Etat s’éclipser
Et du moins chaque mois en rétrécir les bornes.
DE PRADE.
PREFACE
Lecteur, je te donne l’ouvrage d’un mort, qui m’a chargé de ce soin, pour te faire connaître qu’il n’est pas un mort du commun,
Puisqu’il n’est point couvert de ces tristes lambeaux,
Qu’une Ombre désolée emporte des tombeaux.
qu’il ne s’amuse point à faire de vaines plaintes, à renverser les meubles d’une chambre, à traîner des chaînes dans un grenier, qu’il ne souffle point la chandelle dans une cave, qu’il ne bat personne, qu’il ne fait point le Cauchemar, ni le Moine bourru, ni enfin aucune des fadaises dont on dit que les autres morts épouvantent les sots; et qu’au contraire de tout cela il est d’aussi belle humeur que jamais. Je crois qu’une façon d’agir si agréable et si extraordinaire dans un mort, suspendra le chagrin des plus Critiques en faveur de cet ouvrage, parce qu’il y aurait double lâcheté d’insulter à des Mânes si remplies de bienveillance, et si soigneuses du divertissement des vivants; mais que cela soit ou ne soit pas, que le Critique le révère ou le morde, je suis assuré qu’il s’en souciera d’autant moins que sa belle humeur est l’unique chose de ce monde qu’il ait retenue en l’autre; de sorte qu’étant impassible à tout le reste, quelque coup que la médisance lui porte, il ne fera que blanchir. Ce n’est pas, raillerie à part, que je veuille imposer à personne la nécessité de n’en juger que par mes yeux: je sais trop bien que la lecture n’est agréable qu’à proportion de ce qu’elle est libre; c’est pourquoi je trouve bon que chacun en juge selon le fort ou le faible de son génie; mais je prie les plus généreux de se laisser prévenir par cette favorable pensée qu’il n’a eu pour but que le plaisant, et c’est ce qui lui a pu faire négliger quelques endroits, auxquels, à cause de cela, on doit une attention d’autant moins austère, que par ce moyen on l’excusera plus facilement de la circonspection, qu’autrement on y désirerait trop grande de sa part, de la mienne, et de celle des Imprimeurs.
J’avoue, toutefois, que, si j’eusse eu le temps, ou que je n’y eusse pas prévu de très grandes difficultés, j’aurais volontiers examiné la chose de sorte qu’elle t’aurait semblé peut-être plus complète; mais j’ai appréhendé d’y mettre, ou de la confusion, ou de la difformité, si j’entreprenais d’en changer l’ordre, ou de suppléer à quelques lacunes, par le mélange de mon style au sien, dont ma mélancolie ne me permet pas d’imiter la gaieté, ni de suivre les beaux emportements de son imagination, la mienne, à cause de sa froideur, étant beaucoup plus stérile. C’est une disgrâce qui est arrivée à presque tous les ouvrages posthumes, où ceux qui se sont donné le soin de les mettre au jour ont souffert de semblables lacunes, dans la crainte (s’ils en avaient entrepris le supplément) de ne pas cadrer à la pensée de l’Auteur. Ceux de Pétrone sont de ce nombre-là; mais on ne laisse pas d’en admirer les beaux fragments, comme on fait des restes de l’ancienne Rome.
Peut-être, toutefois, que, sans mettre ces choses en considération, le Critique, qui ne se dément jamais, biaisant au reproche qu’il pourrait encourir s’il attaquait un mort, changera seulement d’objets, et prétendra me rendre caution de l’événement de ce Livre, sous ombre que je me suis donné le soin de son impression; mais j’appelle dès à présent de son sentiment à celui des Sages, qui me dispenseront toujours d’être responsable des faits d’autrui, et de rendre raison d’un pur effet de l’imagination de mon ami, qui lui-même n’aurait pas entrepris d’en donner de plus solides que celles qu’on rend ordinairement des fables et des romans.
Je dirai seulement, par forme de manifeste en sa faveur, que sa chimère n’est pas si absolument dépourvue de vraisemblance, qu’entre plusieurs grands hommes anciens et modernes, quelques-uns n’aient cru que la Lune était une terre habitable; d’autres, qu’elle était habitée; et d’autres plus retenus, qu’elle leur semblait telle. Entre les premiers et les seconds, Héraclite a soutenu qu’elle était une terre entourée de brouillards; Xénophon, qu’elle était habitable; Anaxagoras, qu’elle avait des collines, des vallées, des forêts, des maisons, des rivières et des mers; et Lucien, qu’il y avait vu des hommes avec lesquels il avait conversé et fait la guerre contre les habitants du Soleil; ce qu’il conte toutefois avec beaucoup moins de vraisemblance et de gentillesse d’imagination que Monsieur de Bergerac. En quoi certainement les modernes l’emportent sur les anciens, puisque les Gansars, qui y portèrent l’Espagnol, dont le Livre parut ici, il y a douze ou quinze ans, les bouteilles pleines de rosée, les fusées volantes et le chariot d’acier de Monsieur de Bergerac, sont des machines bien plus agréablement imaginées que le vaisseau dont se servit Lucien, pour y monter. Enfin, entre les derniers, le Père de Mersenne, (dont la grande piété et la science profonde ont été également admirées de ceux qui l’ont connu), a douté si la Lune n’était pas une terre, à cause des eaux qu’il y remarquait, et que celles qui environnent la terre où nous sommes en pourraient faire conjecturer la même chose à ceux qui en seraient éloignés de soixante demi-diamètres terrestres, comme nous sommes de la Lune. Ce qui peut passer pour une espèce d’affirmation, parce que le doute, dans un si grand homme, est toujours fondé sur une bonne raison, au moins sur plusieurs apparences qui y équipollent. Gilbert se déclare plus précisément sur le même sujet, car il veut que la Lune soit une terre, mais plus petite que la nôtre, et il s’efforce de le prouver par les convenances qui sont entre celle-ci et celle-là. Henry le Roy et François Patrice sont de ce sentiment, et expliquent fort au long sur quelles apparences ils se fondent, soutenant enfin que notre Terre et la Lune se servent de Lunes réciproquement.
Je sais que les Péripatéticiens ont été d’opinion contraire, et qu’ils ont soutenu que la Lune ne pouvait être une terre, parce qu’elle ne portait point d’animaux, qu’ils n’y auraient pu être que par la génération et la corruption, et que la Lune est incorruptible, qu’elle a toujours été portée d’une situation stable et constante, et qu’on n’y a remarqué aucun changement depuis le commencement du monde jusqu’à présent. Mais Hevelius leur répond que notre Terre, quelque corruptible qu’elle nous paraisse, n’a pas laissé de durer autant que la Lune, où il s’est pu faire des corruptions, dont nous ne nous sommes jamais aperçus, parce qu’elles s’y sont faites dans ses moindres parties, et sur sa simple surface; comme celles qui se font sur la surface de notre Terre, où nous ne les pourrions découvrir, si nous en étions aussi éloignés que de la Lune. Il ajoute plusieurs autres raisonnements qu’il confirme par un télescope de son invention, avec quoi il dit (et l’expérience en est facile et familière) qu’il a découvert dans la Lune que les parties plus luisantes et plus épaisses, les grandes et les petites, ont un juste rapport avec nos mers, nos rivières, nos lacs, nos plaines, nos montagnes et nos forêts.
Enfin, notre divin Gassendi, si sage, si modeste, et si savant en toutes ces choses, ayant voulu se divertir, comme je crois qu’ont voulu faire les autres, a écrit sur ce sujet de même que Hevelius, ajoutant qu’il croit qu’il y a des montagnes dans la Lune, hautes quatre fois comme le mont Olympe, à prendre sa hauteur sur celle que lui donne Xénagoras, c’est-à-dire de quarante stades, qui reviennent environ à cinq milles d’Italie.
Tout cela, Lecteur, te peut faire connaître que Monsieur de Bergerac ayant eu tant de grands hommes de son sentiment, il est d’autant plus à louer, qu’il a traité plaisamment une chimère dont ils ont traité trop sérieusement: aussi, avait-il cela de particulier, qu’il croyait qu’on devait rire et douter de tout ce que certaines gens assurent bien souvent aussi opiniâtrement que ridiculement; en sorte que je lui ai ouï dire beaucoup de fois qu’il avait autant de Farceurs qu’il rencontrait de Sidias (c’est le nom d’un pédant que Théophile, dans ses fragments comiques, fait battre à coups de poing contre un jeune homme à qui le pédant opiniâtrait qu’odor in pomo non erat forma, sed accidens), parce qu’il croyait qu’on pouvait donner ce nom à ceux qui disputent, avec la même opiniâtreté, de choses aussi inutiles.
L’éducation que nous avions eue ensemble, chez un bon prêtre de la campagne qui tenait de petits pensionnaires, nous avait fait amis dès notre plus grande jeunesse, et je me souviens de l’aversion qu’il avait dès ce temps-là pour ce qui lui paraissait l’ombre d’un Sidias, parce que, dans la pensée que cet homme en tenait un peu, il le croyait incapable de lui enseigner quelque chose; de sorte qu’il faisait si peu d’état de ses leçons et de ses corrections, que son père, qui était un bon vieux Gentilhomme assez indifférent pour l’éducation de ses enfants, et trop crédule aux plaintes de celui-ci, l’en retira un peu trop brusquement; et, sans s’informer si son fils serait mieux autre part, il l’envoya à Paris, où il le laissa jusqu’à dix-neuf ans sur sa bonne foi. Cet âge, où la nature se corrompt plus aisément, et la grande liberté qu’il avait de ne faire que ce que bon lui semblait, le portèrent sur un dangereux penchant, où j’ose dire que je l’arrêtai; parce qu’ayant achevé mes études, et mon père voulant que je servisse dans les Gardes, je l’obligeai d’entrer avec moi dans la Compagnie de Monsieur de Carbon Casteljaloux. Les duels, qui semblaient, en ce temps-là l’unique et le plus prompt moyen de se faire connaître le rendirent en si peu de jours si fameux, que les Gascons, qui composaient presque seuls cette Compagnie, le considéraient comme le démon de la bravoure, et en comptaient autant de combats que de jours qu’il y était entré. Tout cela cependant ne le détournait point de ses études, et je le vis un jour dans un corps de garde travailler à une Elégie avec aussi peu de distraction, que s’il eût été dans un cabinet fort éloigné du bruit. Il alla quelque temps après au siège de Mouzon, où il reçut un coup de mousquet au travers du corps, et depuis, un coup d’épée dans la gorge, au siège d’Arras en 1640. Mais les incommodités qu’il souffrit pendant ces deux sièges, celles que lui laissèrent ces deux grandes plaies, les fréquents combats que lui attirait la réputation de son courage et de son adresse, qui l’engagèrent plus de cent fois à être second (car il n’eut jamais une querelle de son chef), le peu d’espérance qu’il avait d’être considéré, faute d’un patron, auprès de qui son génie tout libre le rendait incapable de s’assujettir, et enfin le grand amour qu’il avait pour l’étude, le firent renoncer entièrement au métier de la guerre, qui veut tout un homme, et qui le rend autant ennemi des Lettres que les Lettres le font ami de la paix. Je t’en particulariserais quelques combats qui n’étaient point des duels, comme fut celui où, de cent hommes attroupés pour insulter en plein jour à un de ses amis sur le fossé de la porte de Nesle, deux, par leur mort, et sept autres, par de grandes blessures, payèrent la peine de leur mauvais dessein. Mais, outre que cela passerait pour fabuleux, quoique fait à la vue de plusieurs personnes de qualité qui l’ont publié assez hautement pour empêcher qu’on n’en puisse douter, je crois n’en devoir pas dire davantage, puisque aussi bien en suis-je à l’endroit où il quitta Mars pour se donner à Minerve; je veux dire qu’il renonça si absolument à toutes sortes d’emplois depuis ce temps-là, que l’étude fut l’unique auquel il s’adonna jusqu’à la mort.
Au reste, il ne bornait pas sa haine pour la sujétion, à celle qu’exigent les Grands auprès desquels on s’attache; il l’étendait encore plus loin, et même jusqu’aux choses qui lui semblaient contraindre les pensées et les opinions, dans lesquelles il voulait être aussi libre, que dans les plus indifférentes actions; et il traitait de ridicules certaines gens, qui, avec l’autorité d’un passage, ou d’Aristote, ou de tel autre, prétendent, aussi audacieusement que les disciples de Pythagore avec leur Magister dixit, juger des questions importantes, quoique des preuves sensibles et familières les démentent tous les jours. Ce n’est pas qu’il n’eût toute la vénération qu’on doit avoir pour tant de rares Philosophes, anciens et modernes; mais la grande diversité de leurs sectes, et l’étrange contrariété de leurs opinions, lui persuadaient qu’on ne devait être d’aucun parti:
Nullius addictus jurare in verba magistri.
Démocrite et Pyrrhon lui semblaient, après Socrate, les plus raisonnables de l’antiquité; encore, n’était-ce qu’à cause que le premier avait mis la vérité dans un lieu si obscur, qu’il était impossible de la voir; et que Pyrrhon avait été si généreux, qu’aucun des savants de son siècle n’avait pu mettre ses sentiments en servitude, et si modeste, qu’il n’avait jamais voulu rien décider; ajoutant, à propos de ces savants, que beaucoup de nos Modernes ne lui semblaient que les échos d’autres savants, et que beaucoup de gens passent pour très doctes, qui auraient passé pour très ignorants, si des savants ne les avaient précédés. De sorte que, quand je lui demandais pourquoi donc il lisait les ouvrages d’autrui, il me répondait que c’était pour connaître les larcins d’autrui; et que, s’il eût été juge de ces sortes de crimes, il y aurait établi des peines plus rigoureuses que celles dont on punit les voleurs de grands chemins; à cause que, la gloire étant quelque chose de plus précieux qu’un habit, qu’un cheval, et même que de l’or, ceux qui s’en acquièrent par des livres qu’ils composent de ce qu’ils dérobent chez les autres étaient comme des voleurs de grands chemins, qui se parent aux dépens de ceux qu’ils dévalisent; et que, si chacun eût travaillé à ne dire que ce qui n’eût point été dit, les bibliothèques eussent été moins grosses, moins embarrassantes, plus utiles, et la vie de l’homme, (quoique très courte), eût presque suffi pour lire et savoir toutes les bonnes choses; au lieu que, pour en trouver une qui soit passable, il en faut lire cent mille, ou qui ne valent rien, ou qu’on a lues ailleurs une infinité de fois, et qui font cependant consumer le temps inutilement et désagréablement.
Néanmoins, il ne blâmait jamais un ouvrage absolument, quand il y trouvait quelque chose de nouveau; parce qu’il disait que c’était un accroissement de bien aussi grand pour la République des Lettres que la découverte des terres nouvelles est utile aux anciennes; et la nation des Critiques lui semblait d’autant plus insupportable, qu’il attribuait, à l’envie et au dépit qu’ils avaient de se voir incapables d’aucune entreprise (qui est toujours louable, quand bien l’effet n’y répondrait pas entièrement), la passion qu’ils font paraître à reprendre les autres.
Non ego paucis, disait-il.
Offendat maculis quas aut incuriat fudit
Aut humana parum cavit natura.
Et, en effet, si on souffre bien des ombres dans un tableau, pourquoi ne pas souffrir dans un Livre quelques endroits moins forts que d’autres, puisque, par la règle des contraires, le noir sert quelquefois à faire davantage briller le blanc.
Cependant, comme il n’avait que des sentiments extraordinaires, aucun de ses ouvrages n’a été mis entre les communs. Son Agrippine commence, continue, et finit d’une manière que d’autres n’avaient point encore pratiquée. L’élocution y est toute poétique, le sujet bien choisi, les rôles fort beaux, les sentiments romains dans une vigueur digne d’un si grand nom, l’intrigue merveilleuse, la surprise agréable, le démêlé clair, et la règle des vingt-quatre heures si régulièrement observée, que cette Pièce peut passer pour un Modèle du Poème dramatique.
Mais en quoi particulièrement il était admirable, c’est que du sérieux il passait au plaisant, et y réussissait également. Sa comédie du Pédant joué en est une preuve et très forte et très agréable; de même que plusieurs de ses autres ouvrages; témoignage très fidèle de l’universalité de son bel esprit. Son Histoire de l’Etincelle et de la République du Soleil, où, en même style qu’il a prouvé la Lune habitable, il prouvait le sentiment des pierres, l’instinct des plantes, et le raisonnement des brutes, était encore au-dessus de tout cela, et j’avais résolu de la joindre à celle-ci; mais un voleur, qui pilla son coffre pendant sa maladie, m’a privé de cette satisfaction, et toi, de ce surcroît de divertissement.
Enfin, Lecteur, il passa toujours pour un homme d’esprit très rare; à quoi la Nature joignit tant de bonheur du côté des sens, qu’il se les soumit toujours autant qu’il voulut; de sorte qu’il ne but du vin que rarement, à cause, disait-il, que son excès abrutit, et qu’il fallait être autant sur la précaution à son égard que de l’arsenic (c’était à quoi il le comparait), parce qu’on doit tout appréhender de ce poison, quelque préparation qu’on y apporte; quand même il n’y aurait à en craindre que ce que le vulgaire nomme qui pro quo, qui le rend toujours dangereux. Il n’était pas moins modéré dans son manger, dont il bannissait les ragoûts tant qu’il pouvait, dans la croyance que le plus simple vivre, et le moins mixtionné, était le meilleur: ce qu’il confirmait par l’exemple des hommes modernes, qui vivent si peu; au contraire de ceux des premiers siècles, qui semblent n’avoir vécu si longtemps qu’à cause de la simplicité de leurs repas.
Quippe aliter tunc orbe novo cœloque recente
Vivebant homines…
Il accompagnait ces deux qualités d’une si grande retenue envers le beau sexe, qu’on peut dire qu’il n’est jamais sorti du respect que le nôtre lui doit; et il avait joint à tout cela une si grande aversion pour tout ce qui lui semblait intéressé, qu’il ne put jamais s’imaginer ce que c’était de posséder du bien en particulier, le sien étant bien moins à lui qu’à ceux de sa connaissance qui en avaient besoin. Aussi le ciel, qui n’est point ingrat, voulut que d’un grand nombre d’amis qu’il eut pendant sa vie, plusieurs l’aimassent jusqu’à la mort, et quelques-uns même par delà.
Je me doute, Lecteur, que ta curiosité, pour sa gloire et ma satisfaction, demande que j’en consigne les noms à la postérité; et j’y défère d’autant plus volontiers, que je ne t’en nommerai aucun qui ne soit d’un mérite extraordinaire, tant il les avait bien su choisir. Plusieurs raisons, et principalement l’ordre du temps, veulent que je commence par Monsieur de Prade, en qui la belle science égalait un grand cœur et beaucoup de bonté, que son admirable histoire de France fait si justement nommer le Corneille Tacite des Français, et qui sut tellement estimer les belles qualités de Monsieur de Bergerac, qu’il fut après moi le plus ancien de ses amis et un de ceux qui le lui a témoigné le plus obligeamment en une infinité de rencontres. L’illustre Cavois, qui fut tué à la bataille de Lens, et le vaillant Brissailles, Enseigne des Gens-d’armes de son Altesse Royale, furent non seulement les justes estimateurs de ses belles actions, mais encore ses glorieux témoins, et ses fidèles compagnons en quelques-unes. J’ose dire que mon frère et Monsieur de Zedde, qui se connaissent en braves, et qui l’ont servi, et en ont été servis dans quelques occasions souffertes en ce temps-là aux gens de leur métier, égalaient son courage à celui des plus vaillants; et, si ce témoignage était suspect, à cause de la part qu’y a mon frère, je citerais encore un brave de la plus haute classe, je veux dire Monsieur Duret de Monchenin, qui l’a trop bien connu et trop estimé, pour ne pas confirmer ce que j’en dis. J’y puis ajouter Monsieur de Bourgongne, Mestre de Camp du Régiment d’Infanterie de Monseigneur le Prince de Conti; puisqu’il vit le combat surhumain dont j’ai parlé, et que le témoignage qu’il en rendit avec le nom d’intrépide, qu’il lui en donne toujours depuis, ne permet pas qu’il en reste l’ombre du moindre doute, au moins à ceux qui ont connu Monsieur de Bourgongne, qui était trop savant à bien faire le discernement de ce qui n’en mérite point, et dont le génie était universellement trop beau pour se tromper dans une chose de cette nature. Monsieur de Chavagne, qui court toujours avec une si agréable impétuosité au-devant de ceux qu’il veut obliger, cet illustre Conseiller Monsieur de Longueville-Gontier, qui a toutes les qualités d’un homme achevé, Monsieur de Saint-Gilles, en qui l’effet suit toujours l’envie d’obliger, et qui n’est pas un petit témoin de son courage et de son esprit, Monsieur de Lignières, dont les productions sont les effets d’un parfaitement beau feu, Monsieur de Châteaufort, en qui la mémoire et le jugement sont si admirables, et l’application si heureuse d’une infinité de belles choses qu’il sait, Monsieur des Billettes qui n’ignore rien à vingt-trois ans de ce que les autres font gloire de savoir à cinquante, Monsieur de la Morlière, dont les mœurs sont si belles, et la façon d’obliger si charmante, Monsieur le Comte de Brienne, de qui le bel esprit répond si bien à sa grande naissance, eurent pour lui toute l’estime qui fait la véritable amitié, dont à l’envi ils prirent plaisir de lui donner des marques très sensibles. Je ne particulariserai rien de ce fort esprit, de ce tout savant, de cet infatigable à produire tant de bonnes et si utiles choses, Monsieur l’Abbé de Villeloin, parce que je n’ai pas eu l’honneur de le pratiquer, mais je puis assurer que Monsieur de Bergerac s’en louait extrêmement, et qu’il en avait reçu plusieurs témoignages de beaucoup de bonté.
J’aurais ajouté que, pour complaire à ses amis qui lui conseillaient de se faire un Patron qui l’appuyât à la Cour, ou ailleurs, il vainquit le grand amour qu’il avait pour sa liberté, et que, jusqu’au jour qu’il reçut à la tête le coup dont j’ai parlé, il demeura auprès de Monsieur le Duc d’Arpajon, à qui même il dédia tous ses Ouvrages; mais, parce que dans sa maladie il se plaignit d’en avoir été abandonné, j’ai cru ne pas devoir décider si ce fut par un effet du malheur général pour tous les petits, et commun à tous les grands, qui ne se souviennent des services qu’on leur rend que dans le temps qu’ils les reçoivent, ou si ce n’était point un secret du Ciel, qui, voulant l’ôter sitôt du monde, voulait aussi lui inspirer le peu de regret qu’on doit avoir de quitter ce qui nous y semble de plus beau, et qui pourtant ne l’est pas toujours.
Je ferais tort à Monsieur Roho, si je n’ajoutais son nom sur une liste si glorieuse, puisque cet illustre mathématicien, qui a tant fait de belles épreuves physiques, et qui n’est pas moins aimable pour sa bonté et sa modestie que relevé au-dessus du commun par sa science, eut tant d’amitié pour Monsieur de Bergerac, et s’intéressa de telle sorte pour ce qui le touchait, qu’il fut le premier qui découvrit la véritable cause de sa maladie, et qui rechercha soigneusement, avec tous ses amis, les moyens de l’en délivrer; mais Monsieur des Boisclairs, qui jusque dans ses moindres actions n’a rien que d’héroïque, crut trouver en Monsieur de Bergerac une trop belle occasion de satisfaire sa générosité, pour en laisser la gloire aux autres, qu’il résolut de prévenir, et qu’il prévint en effet, dans une conjoncture d’autant plus utile à son ami, que l’ennui de sa longue captivité le menaçait d’une prompte mort, dont une violente fièvre avait même déjà commencé le triste prélude. Mais cet ami sans pair l’interrompit, par un intervalle de quatorze mois, qu’il le garda chez lui, et il eût eu, avec la gloire que méritent tant de grands soins et tant de bons traitements qu’il lui fit, celle de lui avoir conservé la vie, si ses jours n’eussent été comptés et bornés à la trente-cinquième année de son âge, qu’il finit à la campagne chez Monsieur de Cyrano, son cousin, dont il avait reçu de grands témoignages d’amitié, de qui les conversations, si savantes dans l’Histoire du temps présent et du passé, lui plaisaient extrêmement, et chez qui, par une affectation de changer d’air qui précède la mort, et qui en est un symptôme presque certain dans la plupart des malades, il se fit porter, cinq jours avant de mourir.
Je crois que c’est rendre à Monsieur le Maréchal de Gassion une partie de l’honneur qu’on doit à sa mémoire, de dire qu’il aimait les gens d’esprit et de cœur, parce qu’il se connaissait en tous les deux, et que, sur le récit que Messieurs de Cavois et de Cuigy lui firent de Monsieur de Bergerac, il le voulut avoir auprès de lui. Mais la liberté dont il était encore idolâtre (car il ne s’attacha que longtemps après à M. d’Arpajon) ne put jamais lui faire considérer un si grand homme que comme un maître; de sorte qu’il aima mieux n’en être pas connu et être libre, que d’en être aimé et être contraint; et même cette humeur, si peu soucieuse de la fortune, et si peu des gens du temps, lui fit négliger plusieurs belles connaissances que la Révérende Mère Marguerite, qui l’estimait particulièrement, voulut lui procurer; comme s’il eût pressenti que ce qui fait le bonheur de cette vie lui eût été inutile pour s’assurer celui de l’autre. Ce fut la seule pensée qui l’occupa sur la fin de ses jours d’autant plus sérieusement, que Madame de Neuvillette, cette femme toute pieuse, toute charitable, toute à son prochain, parce quelle est toute à Dieu, et de qui il avait l’honneur d’être parent du côté de la noble famille des Bérangers, y contribua, de sorte qu’enfin le libertinage, dont les jeunes gens sont pour la plupart soupçonnés, lui parut un monstre, pour lequel je puis témoigner qu’il eut depuis cela toute l’aversion qu’en doivent avoir ceux qui veulent vivre chrétiennement.