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Loe raamatut: «Jacques le fataliste et son maître», lehekülg 14

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Et Jacques s'est servi du terme engastrimute?.. Pourquoi pas, lecteur? Le capitaine de Jacques était Bacbucien; il a pu connaître cette expression, et Jacques, qui recueillait tout ce qu'il disait, se la rappeler; mais la vérité, c'est que l'Engastrimute est de moi, et qu'on lit sur le texte original: Ventriloque.

Tout cela est fort beau, ajoutez-vous; mais les amours de Jacques? – Les amours de Jacques, il n'y a que Jacques qui les sache; et le voilà tourmenté d'un mal de gorge qui réduit son maître à sa montre et à sa tabatière; indigence qui l'afflige autant que vous. – Qu'allons-nous donc devenir? – Ma foi, je n'en sais rien. Ce serait bien ici le cas d'interroger la dive Bacbuc ou la gourde sacrée; mais son culte tombe, ses temples sont déserts. Ainsi qu'à la naissance de notre divin Sauveur, les oracles du paganisme cessèrent; à la mort de Gallet63, les oracles de Bacbuc furent muets; aussi plus de grands poëmes, plus de ces morceaux d'une éloquence sublime; plus de ces productions marquées au coin de l'ivresse et du génie; tout est raisonné, compassé, académique et plat. Ô dive Bacbuc! ô gourde sacrée! ô divinité de Jacques! Revenez au milieu de nous!.. Il me prend envie, lecteur, de vous entretenir de la naissance de la dive Bacbuc, des prodiges qui l'accompagnèrent et qui la suivirent, des merveilles de son règne et des désastres de sa retraite; et si le mal de gorge de notre ami Jacques dure, et que son maître s'opiniâtre à garder le silence, il faudra bien que vous vous contentiez de cet épisode, que je tâcherai de pousser jusqu'à ce que Jacques guérisse et reprenne l'histoire de ses amours…

Il y a ici une lacune vraiment déplorable dans la conversation de Jacques et de son maître. Quelque jour un descendant de Nodot64, du président de Brosses65, de Freinshémius66, ou du père Brottier67, la remplira peut-être; et les descendants de Jacques ou de son maître, propriétaires du manuscrit, en riront beaucoup.

Il paraît que Jacques, réduit au silence par son mal de gorge, suspendit l'histoire de ses amours; et que son maître commença l'histoire des siennes. Ce n'est ici qu'une conjecture que je donne pour ce qu'elle vaut. Après quelques lignes ponctuées qui annoncent la lacune, on lit: «Rien n'est plus triste dans ce monde que d'être un sot…» Est-ce Jacques qui profère cet apophthegme? Est-ce son maître? Ce serait le sujet d'une longue et épineuse dissertation. Si Jacques était assez insolent pour adresser ces mots à son maître, celui-ci était assez franc pour se les adresser à lui-même. Quoi qu'il en soit, il est évident, il est très-évident que c'est le maître qui continue.

LE MAÎTRE

C'était la veille de sa fête, et je n'avais point d'argent. Le chevalier de Saint-Ouin, mon intime ami, n'était jamais embarrassé de rien. «Tu n'as point d'argent, me dit-il?

– Non.

– Eh bien! il n'y a qu'à en faire.

– Et tu sais comme on en fait?

– Sans doute.» Il s'habille, nous sortons, et il me conduit à travers plusieurs rues détournées dans une petite maison obscure, où nous montons par un petit escalier sale, à un troisième, où j'entre dans un appartement assez spacieux et singulièrement meublé. Il y avait entre autres choses trois commodes de front, toutes trois de formes différentes; par derrière celle du milieu, un grand miroir à chapiteau trop haut pour le plafond, en sorte qu'un bon demi-pied de ce miroir était caché par la commode; sur ces commodes des marchandises de toute espèce; deux trictracs; autour de l'appartement, des chaises assez belles, mais pas une qui eût sa pareille; au pied d'un lit sans rideaux une superbe duchesse68; contre une des fenêtres une volière sans oiseaux, mais toute neuve; à l'autre fenêtre un lustre suspendu par un manche à balai, et le manche à balai portant des deux bouts sur les dossiers de deux mauvaises chaises de paille; et puis de droite et de gauche des tableaux, les uns attachés aux murs, les autres en pile.

JACQUES

Cela sent le faiseur d'affaires d'une lieue à la ronde.

LE MAÎTRE

Tu l'as deviné. Et voilà le chevalier et M. Le Brun (c'est le nom de notre brocanteur et courtier d'usure) qui se précipitent dans les bras l'un de l'autre… «Eh! c'est vous, monsieur le chevalier?

– Et oui, c'est moi, mon cher Le Brun.

– Mais que devenez-vous donc? Il y a une éternité qu'on ne vous a vu. Les temps sont bien tristes; n'est-il pas vrai?

– Très-tristes, mon cher Le Brun. Mais il ne s'agit pas de cela; écoutez-moi, j'aurais un mot à vous dire…»

Je m'assieds. Le chevalier et Le Brun se retirent dans un coin, et se parlent. Je ne puis te rendre de leur conversation que quelques mots que je surpris à la volée…

«Il est bon?

– Excellent.

– Majeur?

– Très-majeur.

– C'est le fils?

– Le fils.

– Savez-vous que nos deux dernières affaires?..

– Parlez plus bas.

– Le père?

– Riche.

– Vieux?

– Et caduc.»

Le Brun à haute voix: «Tenez, monsieur le chevalier, je ne veux plus me mêler de rien, cela a toujours des suites fâcheuses. C'est votre ami, à la bonne heure! Monsieur a tout à fait l'air d'un galant homme; mais…

– Mon cher Le Brun!

– Je n'ai point d'argent.

– Mais vous avez des connaissances!

– Ce sont tous des gueux, de fieffés fripons. Monsieur le chevalier, n'êtes-vous point las de passer par ces mains-là?

– Nécessité n'a point de loi.

– La nécessité qui vous presse est une plaisante nécessité, une bouillotte, une partie de la belle69, quelque fille.

– Cher ami!..

– C'est toujours moi, je suis faible comme un enfant; et puis vous, je ne sais pas à qui vous ne feriez pas fausser un serment. Allons, sonnez donc, afin que je sache si Fourgeot est chez lui… Non, ne sonnez pas, Fourgeot vous mènera chez Merval.

– Pourquoi pas vous?

– Moi! j'ai juré que cet abominable Merval ne travaillerait jamais ni pour moi ni pour mes amis. Il faudra que vous répondiez pour monsieur, qui peut-être, qui sans doute est un honnête homme; que je réponde pour vous à Fourgeot, et que Fourgeot réponde pour moi à Merval…»

Cependant la servante était entrée en disant: «C'est chez M. Fourgeot?»

Le Brun à sa servante: «Non, ce n'est chez personne… Monsieur le chevalier, je ne saurais absolument, je ne saurais.»

Le chevalier l'embrasse, le caresse: «Mon cher Le Brun! mon cher ami!..» Je m'approche, je joins mes instances à celles du chevalier: «Monsieur Le Brun! mon cher monsieur!..»

Le Brun se laisse persuader.

La servante qui souriait de cette momerie, part, et dans un clin d'œil reparaît avec un petit homme boiteux, vêtu de noir, canne à la main, bègue, le visage sec et ridé, l'œil vif. Le chevalier se tourne de son côté et lui dit: «Allons, monsieur Mathieu de Fourgeot, nous n'avons pas un moment à perdre, conduisez-nous vite…»

Fourgeot, sans avoir l'air de l'écouter, déliait une petite bourse de chamois.

Le chevalier à Fourgeot: «Vous vous moquez, cela nous regarde…» Je m'approche, je tire un petit écu que je glisse au chevalier qui le donne à la servante en lui passant la main sous le menton. Cependant Le Brun disait à Fourgeot: «Je vous le défends; ne conduisez point là ces messieurs.

FOURGEOT

Monsieur Le Brun, pourquoi donc?

LE BRUN

C'est un fripon, c'est un gueux.

FOURGEOT

Je sais bien que M. de Merval… mais à tout péché miséricorde; et puis, je ne connais que lui qui ait de l'argent pour le moment.

LE BRUN

Monsieur Fourgeot, faites comme il vous plaira; messieurs, je m'en lave les mains.

FOURGEOT, à Le Brun

Monsieur Le Brun, est-ce que vous ne venez pas avec nous?

LE BRUN

Moi! Dieu m'en préserve. C'est un infâme que je ne reverrai de ma vie.

FOURGEOT

Mais, sans vous, nous ne finirons rien.

LE CHEVALIER

Il est vrai. Allons, mon cher Le Brun, il s'agit de me servir, il s'agit d'obliger un galant homme qui est dans la presse; vous ne me refuserez pas; vous viendrez.

LE BRUN

Aller chez un Merval! moi! moi!

LE CHEVALIER

Oui, vous, vous viendrez pour moi…»

À force de sollicitations Le Brun se laisse entraîner, et nous voilà, lui Le Brun, le chevalier, Mathieu de Fourgeot, en chemin, le chevalier frappant amicalement dans la main de Le Brun et me disant: «C'est le meilleur homme, l'homme du monde le plus officieux, la meilleure connaissance…

LE BRUN

Je crois que M. le chevalier me ferait faire de la fausse monnaie.»

Nous voilà chez Merval.

JACQUES

Mathieu de Fourgeot…

LE MAÎTRE

Eh bien! qu'en veux-tu dire?

JACQUES

Mathieu de Fourgeot… Je veux dire que M. le chevalier de Saint-Ouin connaît ces gens-là par nom et surnom: et que c'est un gueux, d'intelligence avec toute cette canaille-là.

LE MAÎTRE

Tu pourrais bien avoir raison… Il est impossible de connaître un homme plus doux, plus civil, plus honnête, plus poli, plus humain, plus compatissant, plus désintéressé que M. de Merval. Mon âge de majorité et ma solvabilité bien constatée, M. de Merval prit un air tout à fait affectueux et triste et nous dit avec le ton de la componction qu'il était au désespoir; qu'il avait été dans cette même matinée obligé de secourir un de ses amis pressé des besoins les plus urgents, et qu'il était tout à fait à sec. Puis s'adressant à moi, il ajouta: «Monsieur, n'ayez point de regret de ne pas être venu plus tôt; j'aurais été affligé de vous refuser, mais je l'aurais fait: l'amitié passe avant tout…»

Nous voilà tous bien ébahis; voilà le chevalier, Le Brun même et Fourgeot aux genoux de Merval, et M. de Merval qui leur disait: «Messieurs, vous me connaissez tous; j'aime à obliger et tâche de ne pas gâter les services que je rends en les faisant solliciter: mais, foi d'homme d'honneur, il n'y a pas quatre louis dans la maison…»

Moi, je ressemblais, au milieu de ces gens-là, à un patient qui a entendu sa sentence. Je disais au chevalier: «Chevalier, allons-nous-en, puisque ces messieurs ne peuvent rien…» Et le chevalier me tirant à l'écart: «Tu n'y penses pas, c'est la veille de sa fête. Je l'ai prévenue, je t'en avertis; et elle s'attend à une galanterie de ta part. Tu la connais: ce n'est pas qu'elle soit intéressée; mais elle est comme toutes les autres, qui n'aiment pas à être trompées dans leur attente. Elle s'en sera déjà vantée à son père, à sa mère, à ses tantes, à ses amies; et, après cela, n'avoir rien à leur montrer, cela est mortifiant…» Et puis le voilà revenu à Merval, et le pressant plus vivement encore. Merval, après s'être bien fait tirailler, dit: «J'ai la plus sotte âme du monde; je ne saurais voir les gens en peine. Je rêve; et il me vient une idée.

LE CHEVALIER

Et quelle idée?

MERVAL

Pourquoi ne prendriez-vous pas des marchandises?

LE CHEVALIER

En avez-vous?

MERVAL

Non; mais je connais une femme qui vous en fournira; une brave femme, une honnête femme.

LE BRUN

Oui, mais qui nous fournira des guenilles, qu'elle nous vendra au poids de l'or, et dont nous ne retirerons rien.

MERVAL

Point du tout, ce seront de très-belles étoffes, des bijoux en or et en argent, des soieries de toute espèce, des perles, quelques pierreries; il y aura très-peu de chose à perdre sur ces effets. C'est une bonne créature à se contenter de peu, pourvu qu'elle ait ses sûretés; ce sont des marchandises d'affaires qui lui reviennent à très-bon prix. Au reste, voyez-les, la vue ne vous en coûtera rien…»

Je représentai à Merval et au chevalier, que mon état n'était pas de vendre; et que, quand cet arrangement ne me répugnerait pas, ma position ne me laisserait pas le temps d'en tirer parti. Les officieux Le Brun et Mathieu de Fourgeot dirent tous à la fois: «Qu'à cela ne tienne, nous vendrons pour vous; c'est l'embarras d'une demi-journée…» Et la séance fut remise à l'après-midi chez M. de Merval, qui, me frappant doucement sur l'épaule, me disait d'un ton onctueux et pénétré: «Monsieur, je suis charmé de vous obliger; mais, croyez-moi, faites rarement de pareils emprunts; ils finissent toujours par ruiner. Ce serait un miracle, dans ce pays-ci, que vous eussiez encore à traiter une fois avec d'aussi honnêtes gens que MM. Le Brun et Mathieu de Fourgeot…»

Le Brun et Fourgeot de Mathieu, ou Mathieu de Fourgeot, le remercièrent en s'inclinant, et lui disant qu'il avait bien de la bonté, qu'ils avaient tâché jusqu'à présent de faire leur petit commerce en conscience, et qu'il n'y avait pas de quoi les louer.

MERVAL

Vous vous trompez, messieurs, car qui est-ce qui a de la conscience à présent? Demandez à M. le chevalier de Saint-Ouin, qui doit en savoir quelque chose…

Nous voilà sortis de chez Merval, qui nous demande, du haut de son escalier, s'il peut compter sur nous et faire avertir sa marchande. Nous lui répondons que oui; et nous allons tous quatre dîner dans une auberge voisine, en attendant l'heure du rendez-vous.

Ce fut Mathieu de Fourgeot qui commanda le dîner, et qui le commanda bon. Au dessert, deux marmottes s'approchèrent de notre table avec leurs vielles; Le Brun les fit asseoir. On les fit boire, on les fit jaser, on les fit jouer. Tandis que mes trois convives s'amusaient à en chiffonner une, sa compagne, qui était à côté de moi, me dit tout bas: «Monsieur, vous êtes là en bien mauvaise compagnie: il n'y a pas un de ces gens-là qui n'ait son nom sur le livre rouge70

Nous quittâmes l'auberge à l'heure indiquée, et nous nous rendîmes chez Merval. J'oubliais de te dire que ce dîner épuisa la bourse du chevalier et la mienne, et qu'en chemin Le Brun dit au chevalier, qui me le redit, que Mathieu de Fourgeot exigeait dix louis pour sa commission, que c'était le moins qu'on pût lui donner; que s'il était satisfait de nous, nous aurions les marchandises à meilleur prix, et que nous retrouverions aisément cette somme sur la vente.

Nous voilà chez Merval, où sa marchande nous avait précédés avec ses marchandises. Mlle Bridoie (c'est son nom) nous accabla de politesses et de révérences, et nous étala des étoffes, des toiles, des dentelles, des bagues, des diamants, des boîtes d'or. Nous prîmes de tout. Ce furent Le Brun, Mathieu de Fourgeot et le chevalier, qui mirent le prix aux choses; et c'est Merval qui tenait la plume. Le total se monta à dix-neuf mille sept cent soixante et quinze livres, dont j'allais faire mon billet, lorsque Mlle Bridoie me dit, en faisant une révérence (car elle ne s'adressait jamais à personne sans le révérencier): «Monsieur, votre dessein est de payer vos billets à leurs échéances?

– Assurément, lui répondis-je.

– En ce cas, me répliqua-t-elle, il vous est indifférent de me faire des billets ou des lettres de change.»

Le mot de lettre de change me fit pâlir. Le chevalier s'en aperçut, et dit à Mlle Bridoie: «Des lettres de change, mademoiselle! mais ces lettres de change courront, et l'on ne sait en quelles mains elles pourraient aller.

– Vous vous moquez, monsieur le chevalier; on sait un peu les égards dus aux personnes de votre rang…» Et puis une révérence… «On tient ces papiers-là dans son portefeuille; on ne les produit qu'à temps. Tenez, voyez…» Et puis une révérence… Elle tire son portefeuille de sa poche; elle lit une multitude de noms de tout état et de toutes conditions. Le chevalier s'était approché de moi, et me disait: «Des lettres de change! cela est diablement sérieux! Vois ce que tu veux faire. Cette femme me paraît honnête, et puis, avant l'échéance, tu seras en fonds ou j'y serai.»

JACQUES

Et vous signâtes les lettres de change?

LE MAÎTRE

Il est vrai.

JACQUES

C'est l'usage des pères, lorsque leurs enfants partent pour la capitale, de leur faire un petit sermon. Ne fréquentez point mauvaise compagnie; rendez-vous agréable à vos supérieurs, par de l'exactitude à remplir vos devoirs; conservez votre religion; fuyez les filles de mauvaise vie, les chevaliers d'industrie, et surtout ne signez jamais de lettres de change.

LE MAÎTRE

Que veux-tu, je fis comme les autres; la première chose que j'oubliai, ce fut la leçon de mon père. Me voilà pourvu de marchandises à vendre, mais c'est de l'argent qu'il nous fallait. Il y avait quelques paires de manchettes à dentelle, très-belles: le chevalier s'en saisit au prix coûtant, en me disant: «Voilà déjà une partie de tes emplettes, sur laquelle tu ne perdras rien.» Mathieu de Fourgeot prit une montre et deux boîtes d'or, dont il allait sur-le-champ m'apporter la valeur; Le Brun prit en dépôt le reste chez lui. Je mis dans ma poche une superbe garniture avec les manchettes; c'était une des fleurs du bouquet que j'avais à donner. Mathieu de Fourgeot revint en un clin d'œil avec soixante louis: il en retint dix pour lui, et je reçus les cinquante autres. Il me dit qu'il n'avait vendu ni la montre ni les deux boîtes, mais qu'il les avait mises en gage.

JACQUES

En gage?

LE MAÎTRE

Oui.

JACQUES

Je sais où.

LE MAÎTRE

Où?

JACQUES

Chez la demoiselle aux révérences, la Bridoie.

LE MAÎTRE

Il est vrai. Avec la paire de manchettes et sa garniture, je pris encore une jolie bague, avec une boîte à mouches, doublée d'or. J'avais cinquante louis dans ma bourse; et nous étions, le chevalier et moi, de la plus belle gaieté.

JACQUES

Voilà qui est fort bien. Il n'y a dans tout ceci qu'une chose qui m'intrigue; c'est le désintéressement du sieur Le Brun; est-ce que celui-là n'eut aucune part à la dépouille?

LE MAÎTRE

Allons donc, Jacques, vous vous moquez; vous ne connaissez pas M. Le Brun. Je lui proposai de reconnaître ses bons offices; il se fâcha, il me répondit que je le prenais apparemment pour un Mathieu de Fourgeot; qu'il n'avait jamais tendu la main. «Voilà mon cher Le Brun, s'écria le chevalier, c'est toujours lui-même; mais nous rougirions qu'il fût plus honnête que nous…» Et à l'instant il prit parmi nos marchandises deux douzaines de mouchoirs, une pièce de mousseline, qu'il lui fit accepter pour sa femme et pour sa fille. Le Brun se mit à considérer les mouchoirs, qui lui parurent si beaux, la mousseline qu'il trouva si fine, cela lui était offert de si bonne grâce, il avait une si prochaine occasion de prendre sa revanche avec nous par la vente des effets qui restaient entre ses mains, qu'il se laissa vaincre; et nous voilà partis, et nous acheminant à toutes jambes de fiacre vers la demeure de celle que j'aimais, et à qui la garniture, les manchettes et la bague étaient destinées. Le présent réussit à merveille. On fut charmante. On essaya sur-le-champ la garniture et les manchettes; la bague semblait avoir été faite pour le doigt. On soupa, et gaiement comme tu penses bien.

JACQUES

Et vous couchâtes là.

LE MAÎTRE

Non.

JACQUES

Ce fut donc le chevalier?

LE MAÎTRE

Je le crois.

JACQUES

Du train dont on vous menait, vos cinquante louis ne durèrent pas longtemps.

LE MAÎTRE

Non. Au bout de huit jours nous nous rendîmes chez Le Brun pour voir ce que le reste de nos effets avait produit.

JACQUES

Rien, ou peu de chose. Le Brun fut triste, il se déchaîna contre le Merval et la demoiselle aux révérences, les appela gueux, infâmes, fripons, jura derechef de n'avoir jamais rien à démêler avec eux, et vous remit sept à huit cents francs.

LE MAÎTRE

À peu près; huit cent soixante et dix livres.

JACQUES

Ainsi, si je sais un peu calculer, huit cent soixante et dix livres de Le Brun, cinquante louis de Merval ou de Fourgeot, la garniture, les manchettes et la bague, allons, encore cinquante louis, et voilà ce qui vous est rentré de vos dix-neuf mille sept cent soixante et quinze livres, en marchandises. Diable! cela est honnête. Merval avait raison, on n'a pas tous les jours à traiter avec d'aussi dignes gens.

LE MAÎTRE

Tu oublies les manchettes prises au prix coûtant par le chevalier.

JACQUES

C'est que le chevalier ne vous en a jamais parlé.

LE MAÎTRE

J'en conviens. Et les deux boîtes d'or et la montre mises en gage par Mathieu, tu n'en dis rien.

JACQUES

C'est que je ne sais qu'en dire.

LE MAÎTRE

Cependant l'échéance des lettres de change arriva.

JACQUES

Et vos fonds ni ceux du chevalier n'arrivèrent point.

LE MAÎTRE

Je fus obligé de me cacher. On instruisit mes parents; un de mes oncles vint à Paris. Il présenta un mémoire à la police contre tous ces fripons. Ce mémoire fut renvoyé à un des commis; ce commis était un protecteur gagé de Merval. On répondit que, l'affaire étant en justice réglée, la police n'y pouvait rien. Le prêteur sur gages à qui Mathieu avait confié les deux boîtes fit assigner Mathieu. J'intervins dans ce procès. Les frais de justice furent si énormes, qu'après la vente de la montre et des boîtes, il s'en manquait encore cinq ou six cents francs qu'il n'y eût de quoi tout payer.

Vous ne croirez pas cela, lecteur. Et si je vous disais qu'un limonadier, décédé il y a quelque temps dans mon voisinage, laissa deux pauvres orphelins en bas âge. Le commissaire se transporte chez le défunt; on appose un scellé. On lève ce scellé, on fait un inventaire, une vente; la vente produit huit à neuf cents francs. De ces neuf cents francs, les frais de justice prélevés, il reste deux sous pour chaque orphelin; on leur met à chacun ces deux sous dans la main, et on les conduit à l'hôpital.

LE MAÎTRE

Cela fait horreur.

JACQUES

Et cela dure.

LE MAÎTRE

Mon père mourut dans ces entrefaites. J'acquittai les lettres de change, et je sortis de ma retraite, où, pour l'honneur du chevalier et de mon amie, j'avouerai qu'ils me tinrent assez fidèle compagnie.

JACQUES

Et vous voilà tout aussi féru71 qu'auparavant du chevalier et de votre belle; votre belle vous tenant la dragée plus haute que jamais.

LE MAÎTRE

Et pourquoi cela, Jacques?

JACQUES

Pourquoi? C'est que maître de votre personne et possesseur d'une fortune honnête, il fallait faire de vous un sot complet, un mari.

LE MAÎTRE

Ma foi, je crois que c'était leur projet; mais il ne leur réussit pas.

JACQUES

Vous êtes bien heureux, ou ils ont été bien maladroits.

LE MAÎTRE

Mais il me semble que ta voix est moins rauque, et que tu parles plus librement.

JACQUES

Cela vous semble, mais cela n'est pas.

LE MAÎTRE

Tu ne pourrais donc pas reprendre l'histoire de tes amours?

JACQUES

Non.

LE MAÎTRE

Et ton avis est que je continue l'histoire des miennes?

JACQUES

C'est mon avis de faire une pause, et de hausser la gourde.

LE MAÎTRE

Comment! avec ton mal de gorge tu as fait remplir ta gourde?

JACQUES

Oui; mais, de par tous les diables, c'est de tisane; aussi je n'ai point d'idées, je suis bête; et tant qu'il n'y aura dans la gourde que de la tisane, je serai bête.

LE MAÎTRE

Que fais-tu?

JACQUES

Je verse la tisane à terre; je crains qu'elle ne nous porte malheur.

LE MAÎTRE

Tu es fou.

JACQUES

Sage ou fou, il n'en restera pas la valeur d'une larme dans la gourde.

Tandis que Jacques vide à terre sa gourde, son maître regarde à sa montre, ouvre sa tabatière, et se dispose à continuer l'histoire de ses amours. Et moi, lecteur, je suis tenté de lui fermer la bouche en lui montrant de loin ou un vieux militaire sur son cheval, le dos voûté, et s'acheminant à grands pas; ou une jeune paysanne en petit chapeau de paille, en cotillons rouges, faisant son chemin à pied ou sur un âne. Et pourquoi le vieux militaire ne serait-il pas ou le capitaine de Jacques ou le camarade de son capitaine? – Mais il est mort. – Vous le croyez?.. Pourquoi la jeune paysanne ne serait-elle pas ou la dame Suzon, ou la dame Marguerite, ou l'hôtesse du Grand-Cerf, ou la mère Jeanne, ou même Denise sa fille? Un faiseur de roman n'y manquerait pas; mais je n'aime pas les romans, à moins que ce ne soient ceux de Richardson. Je fais l'histoire, cette histoire intéressera ou n'intéressera pas: c'est le moindre de mes soucis. Mon projet est d'être vrai, je l'ai rempli. Ainsi, je ne ferai point revenir frère Jean de Lisbonne; ce gros prieur qui vient à nous dans un cabriolet, à côté d'une jeune et jolie femme, ce ne sera point l'abbé Hudson. – Mais l'abbé Hudson est mort? – Vous le croyez? Avez-vous assisté à ses obsèques? – Non. – Vous ne l'avez point vu mettre en terre? – Non. – Il est donc mort ou vivant, comme il me plaira. Il ne tiendrait qu'à moi d'arrêter ce cabriolet, et d'en faire sortir avec le prieur et sa compagne de voyage une suite d'événements en conséquence desquels vous ne sauriez ni les amours de Jacques, ni celles de son maître; mais je dédaigne toutes ces ressources-là, je vois seulement qu'avec un peu d'imagination et de style, rien n'est plus aisé que de filer un roman. Demeurons dans le vrai, et en attendant que le mal de gorge de Jacques se passe, laissons parler son maître.

LE MAÎTRE

Un matin, le chevalier m'apparut fort triste; c'était le lendemain d'un jour que nous avions passé à la campagne, le chevalier, son amie ou la mienne, ou peut-être de tous les deux, le père, la mère, les tantes, les cousines et moi. Il me demanda si je n'avais commis aucune indiscrétion qui eût éclairé les parents sur ma passion. Il m'apprit que le père et la mère, alarmés de mes assiduités, avaient fait des questions à leur fille; que si j'avais des vues honnêtes, rien n'était plus simple que de les avouer; qu'on se ferait honneur de me recevoir à ces conditions; mais que si je ne m'expliquais pas nettement sous quinzaine, on me prierait de cesser des visites qui se remarquaient, sur lesquelles on tenait des propos, et qui faisaient tort à leur fille, en écartant d'elle des partis avantageux qui pouvaient se présenter sans la crainte d'un refus.

JACQUES

Eh bien! mon maître, Jacques a-t-il du nez?

LE MAÎTRE

Le chevalier ajouta: «Dans quinzaine! le terme est assez court. Vous aimez, on vous aime; dans quinze jours que ferez-vous?» Je répondis net au chevalier que je me retirerais.

«Vous vous retirerez! Vous n'aimez donc pas?

– J'aime, et beaucoup; mais j'ai des parents, un nom, un état, des prétentions, et je ne me résoudrai jamais à enfouir tous ces avantages dans le magasin d'une petite bourgeoise.

– Et leur déclarerai-je cela?

– Si vous voulez. Mais, chevalier, la subite et scrupuleuse délicatesse de ces gens-là m'étonne. Ils ont permis à leur fille d'accepter mes cadeaux; ils m'ont laissé vingt fois en tête-à-tête avec elle; elle court les bals, les assemblées, les spectacles, les promenades aux champs et à la ville, avec le premier qui a un bon équipage à lui offrir; ils dorment profondément tandis qu'on fait de la musique ou la conversation chez elle; tu fréquentes dans la maison tant qu'il te plaît; et, entre nous, chevalier, quand tu es admis dans une maison, on peut y en admettre un autre. Leur fille est notée. Je ne croirai pas, je ne nierai pas tout ce qu'on en dit; mais tu conviendras que ces parents-là auraient pu s'aviser plus tôt d'être jaloux de l'honneur de leur enfant. Veux-tu que je te parle vrai? On m'a pris pour une espèce de benêt qu'on se promettait de mener par le nez aux pieds du curé de la paroisse. Ils se sont trompés. Je trouve Mlle Agathe charmante; j'en ai la tête tournée: et il y paraît, je crois, aux effroyables dépenses que j'ai faites pour elle. Je ne refuse pas de continuer, mais encore faut-il que ce soit avec la certitude de la trouver un peu moins sévère à l'avenir.

«Mon projet n'est pas de perdre éternellement à ses genoux un temps, une fortune et des soupirs que je pourrais employer plus utilement ailleurs. Tu diras ces derniers mots à Mlle Agathe, et tout ce qui les a précédés à ses parents… Il faut que notre liaison cesse, ou que je sois admis sur un nouveau pied, et que Mlle Agathe fasse de moi quelque chose de mieux que ce qu'elle en a fait jusqu'à présent. Lorsque vous m'introduisîtes chez elle, convenez, chevalier, que vous me fîtes espérer des facilités que je n'ai point trouvées. Chevalier, vous m'en avez un peu imposé.

LE CHEVALIER

Ma foi, je m'en suis un peu imposé le premier à moi-même. Qui diable aurait jamais imaginé qu'avec l'air leste, le ton libre et gai de cette jeune folle, ce serait un petit dragon de vertu?

JACQUES

Comment, diable! monsieur, cela est bien fort. Vous avez donc été brave une fois dans votre vie?

LE MAÎTRE

Il y a des jours comme cela. J'avais sur le cœur l'aventure des usuriers, ma retraite à Saint-Jean-de-Latran, devant la demoiselle Bridoie, et plus que tout, les rigueurs de Mlle Agathe. J'étais un peu las d'être lanterné.

JACQUES

Et, d'après ce courageux discours, adressé à votre cher ami le chevalier de Saint-Ouin, que fîtes-vous?

LE MAÎTRE

Je tins parole, je cessai mes visites.

JACQUES

Bravo! Bravo! mio caro maestro!

LE MAÎTRE

Il se passa une quinzaine sans que j'entendisse parler de rien, si ce n'était par le chevalier qui m'instruisait fidèlement des effets de mon absence dans la famille, et qui m'encourageait à tenir ferme. Il me disait: «On commence à s'étonner, on se regarde, on parle; on se questionne sur les sujets de mécontentement qu'on a pu te donner. La petite fille joue la dignité; elle dit avec une indifférence affectée à travers laquelle on voit aisément qu'elle est piquée: On ne voit plus ce monsieur; c'est qu'apparemment il ne veut plus qu'on le voie; à la bonne heure, c'est son affaire… Et puis elle fait une pirouette, elle se met à chantonner, elle va à la fenêtre, elle revient, mais les yeux rouges; tout le monde s'aperçoit qu'elle a pleuré.

– Qu'elle a pleuré!

– Ensuite elle s'assied; elle prend son ouvrage; elle veut travailler, mais elle ne travaille pas. On cause, elle se tait; on cherche à l'égayer, elle prend de l'humeur; on lui propose un jeu, une promenade, un spectacle: elle accepte; et lorsque tout est prêt, c'est une autre chose qui lui plaît et qui lui déplaît le moment d'après… Oh! ne voilà-t-il pas que tu te troubles! Je ne te dirai plus rien.

– Mais, chevalier, vous croyez donc que, si je reparaissais…

– Je crois que tu serais un sot. Il faut tenir bon, il faut avoir du courage. Si tu reviens sans être rappelé, tu es perdu. Il faut apprendre à vivre à ce petit monde-là.

– Mais si l'on ne me rappelle pas?

– On te rappellera.

– Si l'on tarde beaucoup à me rappeler?

– On te rappellera bientôt. Peste! un homme comme toi ne se remplace pas aisément. Si tu reviens de toi-même, on te boudera, on te fera payer chèrement ton incartade, on t'imposera la loi qu'on voudra t'imposer; il faudra t'y soumettre; il faudra fléchir le genou. Veux-tu être le maître ou l'esclave, et l'esclave le plus malmené? Choisis. À te parler vrai, ton procédé a été un peu leste; on n'en peut pas conclure un homme bien épris; mais ce qui est fait est fait; et s'il est possible d'en tirer bon parti, il n'y faut pas manquer.

– Elle a pleuré!

– Eh bien! elle a pleuré. Il vaut encore mieux qu'elle pleure que toi.

63.Gallet, épicier à la pointe Saint-Eustache, devenu chansonnier célèbre, mourut en 1757 au Temple, lieu de franchise pour les débiteurs insolvables. Comme il y recevait chaque jour des mémoires de ses créanciers: «Me voilà, disait-il, au Temple des Mémoires.» Sa misère n'altéra ni ses goûts ni sa gaieté; il buvait cinq à six bouteilles de vin par jour, mais ce régime finit par le rendre hydropique. On lui fit plusieurs fois la ponction, et il rendit 92 pintes d'eau, ce qui lui fit dire au vicaire du Temple qui venait lui administrer l'extrême-onction: «Ah! monsieur l'abbé, vous venez me graisser les bottes; cela est inutile, car je m'en vais par eau.» À sa mort, Panard, son ami, son compagnon de promenade, de spectacle et de cabaret, rencontrant Marmontel, s'écria en pleurant: «Je l'ai perdu, je ne chanterai plus, je ne boirai plus avec lui! il est mort… Je suis seul au monde… Vous savez qu'il est mort au Temple? Je suis allé pleurer et gémir sur sa tombe. Quelle tombe! Ah! monsieur! ils me l'ont mis sous une gouttière, lui qui depuis l'âge de raison n'avait pas bu un verre d'eau.» (Br.)
64.Qui découvrit de prétendus fragments de Pétrone.
65.Qui essaya de restituer le texte de Salluste.
66.Qui a ajouté des suppléments à Quinte-Curce.
67.Traducteur de Tacite et auteur de Mémoires sur plusieurs points peu connus de l'histoire des mœurs romaines.
68.Chaise longue.
69.Le jeu de la belle est souvent mentionné au xviiie siècle. C'est un jeu de hasard, une sorte de loterie.
70.Registre de la police.
71
  Féru, vieux mot; frappé, entiché.
  Je suis féru, j'en ai dans l'aile.
Poésies de Saint-Amand. (Br.)

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Vanusepiirang:
12+
Ilmumiskuupäev Litres'is:
11 august 2017
Objętość:
340 lk 1 illustratsioon
Õiguste omanik:
Public Domain

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