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Loe raamatut: «Les bijoux indiscrets», lehekülg 10

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CHAPITRE XXX.
SUITE DE LA CONVERSATION PRÉCÉDENTE

Mangogul était le seul qui eût écouté la leçon de philosophie de Mirzoza, sans l'avoir interrompue. Comme il contredisait assez volontiers, elle en fut étonnée.

«Le sultan admettrait-il mon système d'un bout à l'autre? se disait-elle à elle-même. Non, il n'y a pas de vraisemblance à cela. L'aurait-il trouvé trop mauvais pour daigner le combattre? Cela pourrait être. Mes idées ne sont pas les plus justes qu'on ait eues jusqu'à présent; d'accord: mais ce ne sont pas non plus les plus fausses; et je pense qu'on a quelquefois imaginé plus mal.»

Pour sortir de ce doute, la favorite se détermina à questionner Mangogul.

«Eh bien! prince, lui dit-elle, que pensez-vous de mon système.

– Il est admirable, lui répondit le sultan; je n'y trouve qu'un seul défaut.

– Et quel est ce défaut? lui demanda la favorite.

– C'est, dit Mangogul, qu'il est faux de toute fausseté. Il faudrait, en suivant vos idées, que nous eussions tous des âmes; or, voyez donc, délices de mon cœur, qu'il n'y a pas le sens commun dans cette supposition. «J'ai une âme: voilà un animal qui se conduit la plupart du temps comme s'il n'en avait point; et peut-être encore n'en a-t-il point, lors même qu'il agit comme s'il en avait une. Mais il a un nez fait comme le mien; je sens que j'ai une âme et que je pense: donc cet animal a une âme, et pense aussi de son côté.» Il y a mille ans qu'on fait ce raisonnement, et il y en a tout autant qu'il est impertinent.

– J'avoue, dit la favorite, qu'il n'est pas toujours évident que les autres pensent.

– Et ajoutez, reprit Mangogul, qu'en cent occasions il est évident qu'ils ne pensent pas.

– Mais ce serait, ce me semble, aller bien vite, reprit Mirzoza, que d'en conclure qu'ils n'ont jamais pensé, ni ne penseront jamais. On n'est point toujours une bête pour l'avoir été quelquefois; et Votre Hautesse…»

Mirzoza craignant d'offenser le sultan, s'arrêta là tout court.

«Achevez, madame, lui dit Mangogul, je vous entends; et Ma Hautesse n'a-t-elle jamais fait la bête, voulez-vous dire, n'est-ce pas? Je vous répondrai que je l'ai fait quelquefois, et que je pardonnais même alors aux autres de me prendre pour tel; car vous vous doutez bien qu'ils n'y manquaient pas, quoiqu'ils n'osassent pas me le dire…

– Ah! prince! s'écria la favorite, si les hommes refusaient une âme au plus grand monarque du monde, à qui en pourraient-ils accorder une?

– Trêve de compliments, dit Mangogul. J'ai déposé pour un moment la couronne et le sceptre. J'ai cessé d'être sultan pour être philosophe, et je puis entendre et dire la vérité. Je vous ai, je crois, donné des preuves de l'un; et vous m'avez insinué, sans m'offenser, et tout à votre aise, que je n'avais été quelquefois qu'une bête. Souffrez que j'achève de remplir les devoirs de mon nouveau caractère.»

«Loin de convenir avec vous, continua-t-il, que tout ce qui porte des pieds, des bras, des mains, des yeux et des oreilles, comme j'en ai, possède une âme comme moi, je vous déclare que je suis persuadé, à n'en jamais démordre, que les trois quarts des hommes et toutes les femmes ne sont que des automates.

– Il pourrait bien y avoir dans ce que vous dites là, répondit la favorite, autant de vérité que de politesse.

– Oh! dit le sultan, voilà-t-il pas que madame se fâche; et de quoi diable vous avisez-vous de philosopher, si vous ne voulez pas qu'on vous parle vrai? Est-ce dans les écoles qu'il faut chercher la politesse? Je vous ai laissé vos coudées franches; que j'aie les miennes libres, s'il vous plaît. Je vous disais donc que vous êtes toutes des bêtes.

– Oui, prince; et c'est ce qui vous restait à prouver, ajouta Mirzoza.

– C'est le plus aisé,» répondit le sultan.

Alors il se mit à débiter toutes les impertinences qu'on a dites et redites, avec le moins d'esprit et de légèreté qu'il est possible, contre un sexe qui possède au souverain degré ces deux qualités. Jamais la patience de Mirzoza ne fut mise à une plus forte épreuve; et vous ne vous seriez jamais tant ennuyé de votre vie, si je vous rapportais tous les raisonnements de Mangogul. Ce prince, qui ne manquait pas de bon sens, fut ce jour-là d'une absurdité qui ne se conçoit pas. Vous en allez juger.

«Il est si vrai, morbleu, disait-il, que la femme n'est qu'un animal, que je gage qu'en tournant l'anneau de Cucufa sur ma jument, je la fais parler comme une femme.

– Voilà, sans contredit, lui répondit Mirzoza, l'argument le plus fort qu'on ait fait et qu'on fera jamais contre nous.»

Puis elle se mit à rire comme une folle. Mangogul, dépité de ce que ses ris ne finissaient point, sortit brusquement, résolu de tenter la bizarre expérience qui s'était présentée à son imagination.

CHAPITRE XXXI.
TREIZIÈME ESSAI DE L'ANNEAU. LA PETITE JUMENT

Je ne suis pas grand faiseur de portraits. J'ai épargné au lecteur celui de la sultane favorite; mais je ne me résoudrai jamais à lui faire grâce de celui de la jument du sultan. Sa taille était médiocre; elle se tenait assez bien; on lui reprochait seulement de laisser un peu tomber sa tête en devant. Elle avait le poil blond, l'œil bleu, le pied petit, la jambe sèche, le jarret ferme et la croupe légère. On lui avait appris longtemps à danser; et elle faisait la révérence comme un président à la messe rouge. C'était en somme une assez jolie bête; douce surtout: on la montait aisément; mais il fallait être excellent écuyer pour n'en être pas désarçonné. Elle avait appartenu au sénateur Aaron; mais un beau soir, voilà la petite quinteuse qui prend le mors aux dents, jette monsieur le rapporteur les quatre fers en l'air et s'enfuit à toute bride dans les haras du sultan, emportant sur son dos, selle, bride, harnais, housse et caparaçon de prix, qui lui allaient si bien, qu'on ne jugea pas à propos de les renvoyer.

Mangogul descendit dans ses écuries, accompagné de son premier secrétaire Ziguezague.

«Écoutez attentivement, lui dit-il, et écrivez…»

A l'instant il tourna sa bague sur la jument, qui se mit à sauter, caracoler, ruer, volter en hennissant sous queue…

«A quoi pensez-vous? dit le prince à son secrétaire: écrivez donc…

– Sultan, répondit Ziguezague, j'attends que Votre Hautesse commence…

– Ma jument, dit Mangogul, vous dictera pour cette fois; écrivez.»

Ziguezague, que cet ordre humiliait trop, à son avis, prit la liberté de représenter au sultan qu'il se tiendrait toujours fort honoré d'être son secrétaire, mais non celui de sa jument…

«Écrivez, vous dis-je, lui réitéra le sultan.

– Prince, je ne puis, répliqua Ziguezague; je ne sais point l'orthographe de ces sortes de mots…

– Écrivez toujours, dit encore le sultan…

– Je suis au désespoir de désobéir à Votre Hautesse, ajouta Ziguezague; mais…

– Mais, vous êtes un faquin, interrompit Mangogul irrité d'un refus si déplacé; sortez de mon palais, et n'y reparaissez point.»

Le pauvre Ziguezague disparut, instruit, par son expérience, qu'un homme de cœur ne doit point entrer chez la plupart des grands, ou doit laisser ses sentiments à la porte. On appela son second. C'était un Provençal franc, honnête, mais surtout désintéressé. Il vola où il crut que son devoir et sa fortune l'appelaient, fit un profond salut au sultan, un plus profond à sa jument et écrivit tout ce qu'il plut à la cavale de dicter.

On trouvera bon que je renvoie ceux qui seront curieux de son discours aux archives du Congo. Le prince en fit distribuer sur-le-champ des copies à tous ses interprètes et professeurs en langues étrangères, tant anciennes que modernes. L'un dit que c'était une scène de quelque vieille tragédie grecque qui lui paraissait fort touchante; un autre parvint, à force de tête, à découvrir que c'était un fragment important de la théologie des Égyptiens; celui-ci prétendait que c'était l'exorde de l'oraison funèbre d'Annibal en carthaginois; celui-là assura que la pièce était écrite en chinois, et que c'était une prière fort dévote à Confucius.

Tandis que les érudits impatientaient le sultan avec leurs savantes conjectures, il se rappela les voyages de Gulliver, et ne douta point qu'un homme qui avait séjourné aussi longtemps que cet Anglais dans une île où les chevaux ont un gouvernement, des lois, des rois, des dieux, des prêtres, une religion, des temples et des autels, et qui paraissait si parfaitement instruit de leurs mœurs et de leurs coutumes, n'eût une intelligence parfaite de leur langue. En effet Gulliver lut et interpréta tout courant le discours de la jument malgré les fautes d'écriture dont il fourmillait. C'est même la seule bonne traduction qu'on ait dans tout le Congo. Mangogul apprit, à sa propre satisfaction et à l'honneur de son système, que c'était un abrégé historique des amours d'un vieux pacha à trois queues avec une petite jument, qui avait été saillie par une multitude innombrable de baudets, avant lui; anecdote singulière, mais dont la vérité n'était ignorée, ni du sultan, ni d'aucun autre, à la cour, à Banza et dans le reste de l'empire.

CHAPITRE XXXII.
LE MEILLEUR PEUT-ÊTRE, ET LE MOINS LU DE CETTE HISTOIRE. RÊVE DE MANGOGUL, OU VOYAGE DANS LA RÉGION DES HYPOTHÈSES

«Ahi! dit Mangogul en bâillant et se frottant les yeux, j'ai mal à la tête. Qu'on ne me parle jamais de philosophie; ces conversations sont malsaines. Hier, je me couchai sur des idées creuses, et au lieu de dormir en sultan, mon cerveau a plus travaillé que ceux de mes ministres ne travailleront en un an. Vous riez; mais pour vous convaincre que je n'exagère point et me venger de la mauvaise nuit que vos raisonnements m'ont procurée, vous allez essuyer mon rêve tout du long.

«Je commençais à m'assoupir et mon imagination à prendre son essor, lorsque je vis bondir à mes côtés un animal singulier. Il avait la tête de l'aigle, les pieds du griffon, le corps du cheval et la queue du lion. Je le saisis malgré ses caracoles, et, m'attachant à sa crinière, je sautai légèrement sur son dos. Aussitôt il déploya de longues ailes qui partaient de ses flancs et je me sentis porter dans les airs avec une vitesse incroyable.

«Notre course avait été longue, lorsque j'aperçus, dans le vague de l'espace, un édifice suspendu comme par enchantement. Il était vaste. Je ne dirai point qu'il péchât par les fondements, car il ne portait sur rien. Ses colonnes, qui n'avaient pas un demi-pied de diamètre, s'élevaient à perte de vue et soutenaient des voûtes qu'on ne distinguait qu'à la faveur des jours dont elles étaient symétriquement percées.

«C'est à l'entrée de cet édifice que ma monture s'arrêta. Je balançai d'abord à mettre pied à terre, car je trouvais moins de hasard à voltiger sur mon hippogriffe qu'à me promener sous ce portique. Cependant, encouragé par la multitude de ceux qui l'habitaient et par une sécurité remarquable qui régnait sur tous les visages, je descends, je m'avance, je me jette dans la foule et je considère ceux qui la faisaient.

«C'étaient des vieillards, ou bouffis, ou fluets, sans embonpoint et sans force et presque tous contrefaits. L'un avait la tête trop petite, l'autre les bras trop courts. Celui-ci péchait par le corps, celui-là manquait par les jambes. La plupart n'avaient point de pieds et n'allaient qu'avec des béquilles. Un souffle les faisait tomber, et ils demeuraient à terre jusqu'à ce qu'il prît envie à quelque nouveau débarqué de les relever. Malgré tous ces défauts, ils plaisaient au premier coup d'œil. Ils avaient dans la physionomie je ne sais quoi d'intéressant et de hardi. Ils étaient presque nus, car tout leur vêtement consistait en un petit lambeau d'étoffe qui ne couvrait pas la centième partie de leur corps.

«Je continue de fendre la presse et je parviens au pied d'une tribune à laquelle une grande toile d'araignée servait de dais. Du reste, sa hardiesse répondait à celle de l'édifice. Elle me parut posée comme sur la pointe d'une aiguille et s'y soutenir en équilibre. Cent fois je tremblai pour le personnage qui l'occupait. C'était un vieillard à longue barbe, aussi sec et plus nu qu'aucun de ses disciples. Il trempait, dans une coupe pleine d'un fluide subtil, un chalumeau qu'il portait à sa bouche et soufflait des bulles à une foule de spectateurs qui l'environnaient et qui travaillaient à les porter jusqu'aux nues.

« – Où suis-je? me dis-je à moi-même, confus de ces puérilités. Que veut dire ce souffleur avec ses bulles et tous ces enfants décrépits occupés à les faire voler? Qui me développera ces choses?..» Les petits échantillons d'étoffes m'avaient encore frappé, et j'avais observé que plus ils étaient grands moins ceux qui les portaient s'intéressaient aux bulles. Cette remarque singulière m'encouragea à aborder celui qui me paraîtrait le moins déshabillé.

«J'en vis un dont les épaules étaient à moitié couvertes de lambeaux si bien rapprochés que l'art dérobait aux yeux les coutures. Il allait et venait dans la foule, s'embarrassant assez peu de ce qui s'y passait. Je lui trouvai l'air affable, la bouche riante, la démarche noble, le regard doux, et j'allai droit à lui.

« – Qui êtes-vous? où suis-je? et qui sont tous ces gens? lui demandai-je sans façon.

« – Je suis Platon, me répondit-il. Vous êtes dans la région des hypothèses, et ces gens-là sont des systématiques.

« – Mais par quel hasard, lui répliquai-je, le divin Platon se trouve-t-il ici? et que fait-il parmi ces insensés?..

« – Des recrues, me dit-il. J'ai loin de ce portique un petit sanctuaire où je conduis ceux qui reviennent des systèmes.

« – Et à quoi les occupez-vous?

« – A connaître l'homme, à pratiquer la vertu et à sacrifier aux grâces…

« – Ces occupations sont belles; mais que signifient tous ces petits lambeaux d'étoffes par lesquels vous ressemblez mieux à des gueux qu'à des philosophes?

« – Que me demandez-vous là, dit-il en soupirant, et quel souvenir me rappelez-vous? Ce temple fut autrefois celui de la philosophie. Hélas! que ces lieux sont changés! La chaire de Socrate était dans cet endroit…

« – Quoi donc! lui dis-je en l'interrompant, Socrate avait-il un chalumeau et soufflait-il aussi des bulles?..

« – Non, non, me répondit Platon; ce n'est pas ainsi qu'il mérita des dieux le nom du plus sage des hommes; c'est à faire des têtes, c'est à former des cœurs, qu'il s'occupa tant qu'il vécut. Le secret s'en perdit à sa mort. Socrate mourut, et les beaux jours de la philosophie passèrent. Ces pièces d'étoffes, que ces systématiques mêmes se font honneur de porter, sont des lambeaux de son habit. Il avait à peine les yeux fermés, que ceux qui aspiraient au titre de philosophes se jetèrent sur sa robe et la déchirèrent.

« – J'entends, repris-je, et ces pièces leur ont servi d'étiquette à eux et à leur longue postérité…

« – Qui rassemblera ces morceaux, continua Platon, et nous restituera la robe de Socrate?»

«Il en était à cette exclamation pathétique lorsque j'entrevis dans l'éloignement un enfant qui marchait vers nous à pas lents mais assurés. Il avait la tête petite, le corps menu, les bras faibles et les jambes courtes; mais tous ses membres grossissaient et s'allongeaient à mesure qu'il s'avançait. Dans le progrès de ses accroissements successifs, il m'apparut sous cent formes diverses; je le vis diriger vers le ciel un long télescope, estimer à l'aide d'un pendule la chute des corps52, constater avec un tube rempli de mercure la pesanteur de l'air53, et, le prisme à la main, décomposer la lumière54. C'était alors un énorme colosse; sa tête touchait aux cieux, ses pieds se perdaient dans l'abîme et ses bras s'étendaient de l'un à l'autre pôle. Il secouait de la main droite un flambeau dont la lumière se répandait au loin dans les airs, éclairait au fond des eaux et pénétrait dans les entrailles de la terre.

« – Quelle est, demandai-je à Platon, cette figure gigantesque qui vient à nous?

« – Reconnaissez l'Expérience, me répondit-il; c'est elle-même.»

«A peine m'eut-il fait cette courte réponse, que je vis l'Expérience approcher et les colonnes du portique des hypothèses chanceler, ses voûtes s'affaisser et son pavé s'entr'ouvrir sous nos pieds.

« – Fuyons, me dit encore Platon; fuyons; cet édifice n'a plus qu'un moment à durer.»

«A ces mots, il part; je le suis. Le colosse arrive, frappe le portique, il s'écroule avec un bruit effroyable, et je me réveille55

– Ah! prince, s'écria Mirzoza, c'est à faire à vous de rêver. Je serais fort aise que vous eussiez passé une bonne nuit; mais à présent que je sais votre rêve, je serais bien fâchée que vous ne l'eussiez point eu.

– Madame, lui dit Mangogul, je connais des nuits mieux employées que celle de ce rêve qui vous plaît tant; et si j'avais été le maître de mon voyage, il y a toute apparence que, n'espérant point vous trouver dans la région des hypothèses, j'aurais tourné mes pas ailleurs. Je n'aurais point actuellement le mal de tête qui m'afflige, ou du moins j'aurais lieu de m'en consoler.

– Prince, lui répondit Mirzoza, il faut espérer que ce ne sera rien et qu'un ou deux essais de votre anneau vous en délivreront.

– Il faut voir,» dit Mangogul.

La conversation dura quelques moments encore entre le sultan et Mirzoza; et il ne la quitta que sur les onze heures, pour devenir ce que l'on verra dans le chapitre suivant.

CHAPITRE XXXIII.
QUATORZIÈME ESSAI DE L'ANNEAU. LE BIJOU MUET

De toutes les femmes qui brillaient à la cour du sultan, aucune n'avait plus de grâces et d'esprit que la jeune Églé, femme du grand échanson de Sa Hautesse. Elle était de toutes les parties de Mangogul, qui aimait la légèreté de sa conversation; et comme s'il ne dût point y avoir de plaisirs et d'amusements partout où Églé ne se trouvait point, Églé était encore de toutes les parties des grands de sa cour. Bals, spectacles, cercles, festins, petits soupers, chasse, jeux; partout on voulait Églé; on la rencontrait partout; il semblait que le goût des amusements la multipliât au gré de ceux qui la désiraient. Il n'est donc pas besoin que je dise que, s'il n'y avait aucune femme autant souhaitée qu'Églé, il n'y en avait point d'aussi répandue.

Elle avait toujours été poursuivie d'une foule de soupirants, et l'on s'était persuadé qu'elle ne les avait pas tous maltraités. Soit inadvertance, soit facilité de caractère, ses simples politesses ressemblaient souvent à des attentions marquées, et ceux qui cherchaient à lui plaire supposaient quelquefois de la tendresse dans des regards où elle n'avait jamais prétendu mettre plus que de l'affabilité. Ni caustique, ni médisante, elle n'ouvrait la bouche que pour dire des choses flatteuses, et c'était avec tant d'âme et de vivacité, qu'en plusieurs occasions ses éloges avaient fait naître le soupçon qu'elle avait un choix à justifier; c'est-à-dire que ce monde dont Églé faisait l'ornement et les délices n'était pas digne d'elle.

On croirait aisément qu'une femme en qui l'on n'avait peut-être à reprendre qu'un excès de bonté, ne devait point avoir d'ennemis. Cependant elle en eut, et de cruels. Les dévotes de Banza lui trouvèrent un air trop libre, je ne sais quoi de dissipé dans le maintien; ne virent dans sa conduite que la fureur des plaisirs du siècle; en conclurent que ses mœurs étaient au moins équivoques et le suggérèrent charitablement à qui voulut les entendre.

Les femmes de la cour ne la traitèrent pas plus favorablement. Elles suspectèrent les liaisons d'Églé, lui donnèrent des amants, l'honorèrent même de quelques grandes aventures, la mirent pour quelque chose dans d'autres; on savait des détails, on citait des témoins. «Eh! bon, se disait-on à l'oreille, on l'a surprise tête à tête avec Melraïm dans un des bosquets du grand parc. Églé ne manque pas d'esprit, ajouta-t-on; mais Melraïm en a trop pour s'amuser de ses discours, à dix heures du soir, dans un bosquet…

– Vous vous trompez, répondait un petit-maître; je me suis promené cent fois sur la brune avec elle, et je m'en suis assez bien trouvé. Mais à propos, savez-vous que Zulémar est assidu à sa toilette?..

– Sans doute, nous le savons, et qu'elle ne fait de toilette que quand son mari est de service chez le sultan…

– Le pauvre Célébi, continuait une autre, sa femme l'affiche, en vérité, avec cette aigrette et ces boucles qu'elle a reçues du pacha Ismael…

– Est-il bien vrai, madame?..

– C'est la vérité pure: je le tiens d'elle-même; mais, au nom de Brama, que ceci ne nous passe point; Églé est mon amie, et je serais bien fâchée…

– Hélas! s'écriait douloureusement une troisième: la pauvre petite créature se perd de gaieté de cœur. C'est dommage pourtant. Mais aussi vingt intrigues à la fois; cela me paraît fort.»

Les petits-maîtres ne la ménageaient pas davantage. L'un racontait une partie de chasse où ils s'étaient égarés ensemble. Un autre dissimulait, par respect pour le sexe, les suites d'une conversation fort vive qu'il avait eue sous le masque avec elle, dans un bal où il l'avait accrochée. Celui-ci faisait l'éloge de son esprit et de ses charmes, et le terminait en montrant son portrait, qu'à l'en croire il tenait de la meilleure main. «Ce portrait, disait celui-là, est plus ressemblant que celui dont elle a fait présent à Jénaki.»

Ces discours passèrent jusqu'à son époux. Célébi aimait sa femme, mais décemment toutefois, et sans que personne en eût le moindre soupçon; il se refusa d'abord aux premiers rapports; mais on revint à la charge, et de tant de côtés, qu'il crut ses amis plus clairvoyants que lui: plus il avait accordé de liberté à Églé, plus il eut de soupçon qu'elle en avait abusé. La jalousie s'empara de son âme. Il commença par gêner sa femme. Églé souffrit d'autant plus impatiemment ce changement de procédé qu'elle se sentait innocente. Sa vivacité et les conseils de ses bonnes amies la précipitèrent dans des démarches inconsidérées qui mirent toutes les apparences contre elle et qui pensèrent lui coûter la vie. Le violent Célébi roula quelque temps dans sa tête mille projets de vengeance, et le fer, et le poison, et le lacet fatal, et se détermina pour un supplice plus lent et plus cruel, une retraite dans ses terres. C'est une mort véritable pour une femme de cour. En un mot, les ordres sont donnés; un soir Églé apprend son sort: on est insensible à ses larmes; on n'écoute plus ses raisons; et la voilà reléguée à quatre-vingts lieues de Banza, dans un vieux château, où on ne lui laisse pour toute compagnie que deux femmes et quatre eunuques noirs qui la gardent à vue.

A peine fut-elle partie, qu'elle fut innocente. Les petits-maîtres oublièrent ses aventures, les femmes lui pardonnèrent son esprit et ses charmes, et tout le monde la plaignit. Mangogul apprit, de la bouche même de Célébi, les motifs de la terrible résolution qu'il avait prise contre sa femme, et parut seul l'approuver.

Il y avait près de six mois que la malheureuse Églé gémissait dans son exil, lorsque l'aventure de Kersael arriva. Mirzoza souhaitait qu'elle fût innocente, mais elle n'osait s'en flatter. Cependant elle dit un jour au sultan: «Votre anneau, qui vient de conserver la vie à Kersael, ne pourrait-il pas finir l'exil d'Églé? Mais je n'y pense pas; il faudrait pour cela consulter son bijou; et la pauvre recluse périt d'ennui à quatre-vingts lieues d'ici…

– Vous intéressez-vous beaucoup, lui répondit Mangogul, au sort d'Églé?

– Oui, prince; surtout si elle est innocente, dit Mirzoza…

– Vous en aurez des nouvelles avant une heure d'ici, répliqua Mangogul. Ne vous souvient-il plus des propriétés de ma bague?..»

A ces mots, il passa dans ses jardins, tourna son anneau et se trouva en moins de quinze minutes dans le parc du château qu'habitait Églé.

Il y découvrit Églé seule et accablée de douleur; elle avait la tête appuyée sur sa main; elle proférait tendrement le nom de son époux, et elle arrosait de ses larmes un gazon sur lequel elle était assise. Mangogul s'approcha d'elle en tournant son anneau, et le bijou d'Églé dit tristement: «J'aime Célébi.» Le sultan attendit la suite; mais la suite ne venant point, il s'en prit à son anneau, qu'il frotta deux ou trois fois contre son chapeau, avant que de le diriger sur Églé; mais sa peine fut inutile. Le bijou reprit: «J'aime Célébi;» et s'arrêta tout court.

«Voilà, dit le sultan, un bijou bien discret. Voyons encore et serrons-lui de plus près le bouton.» En même temps il donna à sa bague toute l'énergie qu'elle pouvait recevoir, et la tourna subitement sur Églé; mais son bijou resta muet. Il garda constamment le silence, ou ne l'interrompit que pour répéter ces paroles plaintives: «J'aime Célébi, et n'en ai jamais aimé d'autres.»

Mangogul prit son parti et revint en quinze minutes chez Mirzoza.

«Quoi! prince, dit-elle, déjà de retour? Eh bien! qu'avez-vous appris? Rapportez-vous matière à nos conversations?..

– Je ne rapporte rien, lui répondit le sultan.

– Quoi! rien?

– Précisément rien. Je n'ai jamais entendu de bijou plus taciturne, et n'en ai pu tirer que ces mots: «J'aime Célébi; j'aime Célébi, et n'en ai jamais aimé d'autres.»

– Ah! prince, reprit vivement Mirzoza, que me dites-vous là? Quelle heureuse nouvelle! Voilà donc enfin une femme sage. Souffrirez-vous qu'elle soit plus longtemps malheureuse?

– Non, répondit Mangogul: son exil va finir, mais ne craignez-vous point que ce soit aux dépens de sa vertu? Églé est sage; mais voyez, délices de mon cœur, ce que vous exigez de moi; que je la rappelle à ma cour, afin qu'elle continue de l'être; cependant vous serez satisfaite.»

Le sultan manda sur-le-champ Célébi, et lui dit qu'ayant approfondi les bruits répandus sur le compte d'Églé, il les avait reconnus faux, calomnieux, et qu'il lui ordonnait de la ramener à la cour. Célébi obéit et présenta sa femme à Mangogul: elle voulut se jeter aux pieds de Sa Hautesse; mais le sultan l'arrêtant:

«Madame, lui dit-il, remerciez Mirzoza. Son amitié pour vous m'a déterminé à éclaircir la vérité des faits qu'on vous imputait. Continuez d'embellir ma cour; mais souvenez-vous qu'une jolie femme se fait quelquefois autant de tort par des imprudences que par des aventures.»

Dès le lendemain Églé reparut chez la Manimonbanda, qui l'accueillit d'un sourire. Les petits-maîtres redoublèrent auprès d'elle de fadeurs, et les femmes coururent toutes l'embrasser, la féliciter, et recommencèrent de la déchirer.

52.Galilée.
53.Pascal.
54.Newton.
55.Cette seule page du roman rachète bien, pour nous, quelques-unes des autres, et s'il fallait les autres pour faire lire celle-là, on a quelques raisons d'être indulgent.

Žanrid ja sildid

Vanusepiirang:
12+
Ilmumiskuupäev Litres'is:
11 august 2017
Objętość:
330 lk 1 illustratsioon
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Selle raamatuga loetakse

Autori teised raamatud