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Observations d'un sourd et muèt sur un cours élémentaire d'éducation des sourds et muèts publié en 1779 par M. l'Abbé Deshamps, Chapelain de l'Église d'Orléans

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M. L'ABBÉ DESCHAMPS restraignant toujours le langage des signes aux seules choses physiques & matérièles, aparament pour l'assortir à ses idées; prétend (p. 18.) que si l'on admèt ce langage pour exprimer le moral, le passé & l'avenir, il faudra, pour l'expression d'une seule parole, recourir à des périphrases, à des circonlocutions perpétuèles de signes.

Il ne pouvoit plus mal choisir son éxemple, pour établir cette assertion. Si nous voulons, dit-il (p. 19.), exprimer l'idée de Dieu dans le langage des signes, nous montrerons le Ciel, lieu que le Tout-puissant habite. Nous décrirons que tout ce que nous voyons sort de ses mains. Qui peut assurer que le Sourd & Muèt ne prendra pas le Firmament pour Dieu même, &c.

Ce sera moi qui l'assurerai; parce que, quand je voudrai désigner l'Être Suprème, en montrant les Cieux, qui sont sa demeure, ou plutôt son marchepied; j'acompagnerai mon geste d'un air d'adoration & de respect, qui rendra mon intention très-sensible. Mr. l'Abbé Deschamps lui-même ne pouroit s'y méprendre. Mais au contraire si je veux parler des cieux, du firmament, je ferai le même geste sans l'acompagner d'aucun des accessoires que je viens d'expliquer. Il est donc facile de voir que dans ces deux expressions, Dieu, le Firmament, il n'y aura ni équivoque, ni circonlocution.

Il n'y en aura pas davantage dans l'expression des idées du passé & de l'avenir: souvent même notre expression sera plus courte que celle de la parole: par exemple, il ne nous faut que deux signes pour rendre ce que vous dites en trois mots: la semaine prochaine, le mois passé, l'année dernière. Cette expression, le mois qui vient, contient quatre mots; cependant je n'y emploie que deux signes, un pour le mois & un pour le futur; parce que le signe de l'article le & celui du pronom relatif qui, y seroient surabondans: mais ils sont quelquefois nécéssaires en d'autres occasions. Au reste tous ces signes sont exécutés avec autant de promptitude au moins que la parole.

ON peut assurer avec vérité que tout est inconséquence & contradiction, dans ce que notre Auteur dit du langage des signes. Après toutes les déclamations qu'il a faites en vingt endroits de son livre contre ce langage; après avoir dit & répété sans cèsse qu'il étoit extrèmement borné dans son usage, & que hors de la sphère étroite des besoins naturèls & des idées sensibles, ce langage n'avoit plus rien que d'équivoque, d'arbitraire, de dificile & de compliqué, &c. Voici le juste éloge qu'il fait de ce même langage (p. 38), à l'ocasion de M. l'Abbé De l'Épée; «par cette langue des signes, il a trouvé l'art de peindre toutes les idées, toutes les pensées, toutes les sensations. Il les a rendu susceptibles d'autant de combinaisons & de variations que les langues, dont nous nous servons habituellement pour peindre toutes les choses, soit dans le moral, soit dans le physique. Les idées abstraites, come celles que nous formons par le secours des sens, tout est du ressort du langage des signes… Ce langage des signes peut suppléer à l'usage de la parole. Il est prompt dans son exécution, clair dans ses principes, sans trop de dificulté dans son exécution».

Qui ne croiroit après une aussi belle tirade, que M. l'Abbé Deschamps a abjuré toutes ses erreurs sur le langage des signes? Détrompez-vous, Lecteur, voici la conclusion qui suit immédiatement l'éloge que vous venez de lire.

«Quelque belle que soit cette méthode, nous ne la suivons cependant pas».

On ne s'atend pas à une pareille chute: elle est digne de celui qui a pu avancer, «que le penchant naturel que les sourds & muets ont à s'exprimer par signes, ne prouve pas que cette voie soit la meilleure pour leur éducation» p. 11: «que pour les Sourds & Muets, le sens des choses n'est pas plus dificile à acquérir par la parole que par les signes: (p. 21.) &c. &c. &c.»

Ce seroit perdre le tems que de réfuter de semblables assertions: il sufit de les exposer, pour en faire sentir toute la fausseté. Au reste il y a quelque chose de comode avec M. l'Abbé Deschamps: c'est que pour le réfuter, il sufit, come on l'a déjà vu bien des fois, de l'oposer à lui-même.

UNE des plus fortes objections de cet Auteur contre l'usage des signes, c'est que dans l'obscurité ils deviènent inutiles pour comuniquer ses pensées. (p. 163.).

Cette dificulté paroît spécieuse au premier coup-d'œil: elle est cependant tout aussi frivole que les autres. Qu'on me mète avec un de mes camarades sourd & muèt, dans une chambre obscure; je lui dirai par signes d'aller faire telle ou telle comission, soit à Paris, soit dans les environs: je l'informerai de tel événement qu'on voudra, &c., sans qu'il soit besoin pour cela d'un plus grand nombre de signes qu'au grand jour. L'opération sera seulement un peu plus longue; mais elle sera cent fois plus prompte & plus facile que les deux moyens que notre Auteur a imaginés (p. 163.); lesquels consistent à toucher les lèvres de celui qui parle, ou à écrire avec le doigt dans la paume de la main du sourd & muèt, ce qu'on veut lui faire comprendre.

Pour démontrer la longueur de ces opérations, prenons quelques mots des plus ordinaires dans la conversation, tels que aplaudissement, aplatissement, assoupissement, &c. Ces trois seuls mots contiènent au moins 41 lètres de l'alphabet, qu'il faudra lire une à une sur les lèvres par le moyen du toucher, ou se sentir écrire dans la paume de la main par le second moyen; pour en avoir l'intelligence. Quelle sagacité, quelle mémoire, quelle finesse de tact, combien de temps ne faudra-t-il pas, pour exprimer & pour retenir sans confusion un aussi grand nombre de signes?

Dans la plus profonde obscurité, par le langage des signes, quatre ou cinq me sufiront pour rendre ces mêmes mots: & ces signes seront aussi expressifs que la parole, aussi prompts que le vent. Voici tout le secrèt de cette opération. Lorsque je suis dans l'obscurité, & que je veux parler à un sourd & muèt, je prends ses mains & fais avec elles les signes que je ferais avec les miènes, si j'étois au grand jour. Quand il veut me répondre, il prend à son tour mes mains & fait avec elles les signes qu'il feroit avec les siènes, si nous voyons clair.

MALGRÉ l'éloignement peu réfléchi que l'Auteur paroît avoir pour les signes, il en fait cependant lui-même un fréquent usage dans son système d'éducation par la parole.

En expliquant dans sa Préface ou Lètre préliminaire, la manière dont il aprend à ses Sourds & Muèts le nom des choses, il dit (p. XXX.): «Je ne manque jamais à leur faire joindre le signe de la chose, à l'expression pour la leur faire comprendre, lors qu'elle n'est pas de sa nature assez palpable». Il continue ainsi: «La conjugaison des verbes nous présente une foule de choses à expliquer; les personnes, les nombres, les tems, &c.… il est vrai que pour cela j'ai recours aux signes, pour me faire entendre».

Il expose, p. 67, coment il explique & dévelope à ses Élèves l'idée de Dieu, & ajoute: «On sent à merveille que les signes aident beaucoup dans cet éxercice». Il dit encore, p. 69, «après leur avoir fait lire ces détails plusieurs fois, les leur avoir expliqués par des signes naturels, &c». Voyez aussi page 125, un long détail où l'Auteur raconte coment il explique les pronoms à ses Élèves, toujours par le moyen des signes naturèls, &c. &c.

La pratique de l'Auteur dépose donc encore ici contre ses principes: & en effet quel autre moyen pouroit-il employer que l'usage des signes, pour doner à ses Élèves l'intelligence des mots, & pour s'assurer qu'ils les comprènent? Je le dis hautement; si l'on suprime les signes de l'éducation des sourds & muèts, il est impossible d'en faire autre chose que des machines parlantes.

Ces petits bouts de fil que l'Auteur emploie (Préf. p. XXV.) pour faire comprendre à ses Élèves qu'il faut joindre ensemble les syllabes des mots, sont encore des signes; mais des signes de son invention: il étoit facile d'en trouver de plus simples & de moins embarassans. L'Auteur paroît avoir une grande stérilité de signes: il se sert peut-être aussi de petits bouts de fil, pour expliquer dans sa classe, le mystère de la très-sainte Trinité.

D'après la pratique même de M. l'Abbé Deschamps, il faut donc conclure que le langage des signes doit entrer come moyen principal dans l'institution des Sourds & Muèts; & que, bon gré malgré, on en revient toujours à cette méthode: par la grande raison que ce langage leur est naturèl, & que c'est le seul qu'ils puissent comprendre, jusqu'à ce que par son secours, on leur en ait apris un autre. C'étoit donc bien la peine de faire tant de bruit contre ce pauvre langage des signes!

M. L'ABBÉ DESCHAMPS oublie trop souvent que le but de M. l'Abbé De l'Épée n'est pas précisément d'aprendre à ses Élèves le langage des signes. Ce langage est le moyen, & non la fin de ses instructions. Ce sage Instituteur ne néglige aucune des parties de la sorte d'éducation dont ils sont susceptibles. Ainsi outre la Religion, la première des siences, qu'il leur aprend à fond, outre la lecture, l'écriture & les élémens du calcul, outre trois ou quatre langues dont il done une teinture à ceux de ses Élèves qui montrent le plus d'intelligence; il s'atache aussi à les faire parler; il les acoutume, tout aussi bien que M. l'Abbé Deschamps, à deviner ou à lire7 au mouvement des lèvres, les paroles qu'on leur adrèsse. Mais il les prépare à ces deux derniers éxercices, par la lecture, l'écriture & l'intelligence des mots. Or qui ne conçoit que les sourds & muèts comprenant parfaitement la signification des mots, auront beaucoup de facilité pour passer de la lecture à la prononciation; ou que, pour mieux dire; ils aprendront sans peine l'une & l'autre en même temps?

 

L'Auteur fait un grand mystère de cet art, qu'il prétend si merveilleux, d'entendre par les yeux, c'est-à-dire, de comprendre au mouvement des lèvres, de la langue & des joues, les paroles qu'on prononce. Tous ceux qui me conoissent, n'ignorent pas que les persones avec lesquelles je vis habituèlement, ne me parlent guères autrement, sans qu'il soit besoin de rendre aucun son; pourvu que l'articulation soit nète & distincte. Je n'ai cependant reçu à cet égard aucune instruction: la Nature seule a été mon guide. Ce moyen est si simple, qu'il n'y aura pas de sourd & muèt qui n'aprène cet art de lui-même, lorsqu'une fois il saura la signification des mots du langage ordinaire. Il faudra seulement que les persones qui voudront lui parler ainsi, prononcent leurs paroles posément & bien distinctement; qu'elles ouvrent assez la bouche pour que le sourd & muèt puisse observer le mécanisme du langage; enfin qu'elles apuient un peu fort sur chaque syllabe qui compose les mots, & qu'elles fassent une petite pause à la fin de chaque mot.

Je croisen avoir dit assez jusqu'ici pour réconcilier M. l'Abbé Deschamps avec le langage des signes. Cependant pour jeter encore plus de lumières sur ce langage, je vais, selon que je m'y suis engagé (Préf. p. 3.), expliquer en peu de mots, l'usage que mes camarades en font, sans avoir reçu à ce sujèt d'autres leçons que celles de la Nature.

Au reste je déclare bien sincèrement, avant d'aler plus loin, que je n'ai nulle intention de déprimer l'Auteur que je prends la liberté de critiquer: je loue & respecte son zèle pour un genre de travail qui ne sauroit être trop encouragé. Il pense trop bien pour être ofensé de mes remarques; & s'il les considère sans prévention, il reconoîtra facilement que je n'ai pas eu dessein de lui nuire. D'ailleurs il avoue (p. iv) qu'il n'a fait que quelques pas dans cette pénible carière, il est donc tems encore de le redrèsser8 & de lui faire prendre une idée plus juste d'un langage qu'il ne paroît pas avoir assez aprofondi: c'est le principal objèt des nouvèles observations qu'on va lire & qui termineront cet Ouvrage.

 

M. L'ABBÉ DESCHAMPS n'est pas le seul qui s'imagine (p. 37) que M. l'Abbé De l'Épée a créé & inventé le langage des signes: mais cette opinion ne peut se soutenir; puis que j'ai déjà prouvé (p. 14.) que mes camarades qui ne savent ni lire ni écrire, & qui ne fréquentent point l'école de cet habile Instituteur, font un usage très-étendu de ce langage; qu'ils ont l'art, par son moyen, de peindre aux yeux toutes leurs pensées, & leurs idées même les plus indépendantes des sens.

Voici quelques détails qui feront comprendre plus particulièrement le mécanisme admirable, mais simple & naturèl de ce langage, tel qu'il se pratique parmi nous.

I. Lors que nous voulons parler de quelqu'un de notre conoissance & que nous voyons fréquament, il ne nous faut que deux ou trois signes pour le désigner. Le premier, qui est un signe général, se fait en mètant la main au chapeau ou sur le sein, pour anoncer le sèxe de la persone: nous faisons ensuite un signe particulier, le plus propre à caractériser cette même persone. Mais il en faut un plus grand nombre pour nomer & désigner ceux que nous voyons peu, & dont nous n'avons qu'une idée imparfaite, ou enfin que nous ne conoissons que de réputation. Premièrement nous désignons le sexe de la persone, ce signe doit toujours marcher le premier: ensuite nous faisons le signe relatif à la classe générale dans laquelle la naissance & la fortune ont placé cette persone: puis nous la distinguons individuèlement par des signes pris de son emploi, de sa profession, de sa demeure, &c. Cette opération ne demande pas plus de temps qu'il n'en faudroit pour prononcer, je supose, M. de Lorme Marchand de drap, rue Saint-Denis.

7Disons le vrai: ces deux exercices sont plus spécieux, plus faits pour atirer l'admiration par la surprise qu'ils causent, qu'ils ne sont réèlement utiles aux sourds & muèts. On sait que Mr. Peyreire s'atache sur-tout à faire parler ses Élèves. Il a certainement toute la patience & tous les talens qu'il faut pour réussir; mais je ne peux dissimuler que les sourds & muèts de son école, qui parlent le mieux, parlent encore très-mal. C'est une articulation forte, lente, désunie, & qui fait peine à entendre par les éforts qu'on sent qu'elle doit coûter à l'infortuné qui l'exécute. Mr. l'Abbé De l'Épée, à cet égard, ne fait pas mieux. Ce n'est nulement la faute de ces Maîtres habiles. Ils font tout ce qu'il est humainement possible de faire. Mais il n'y a que l'ouïe qui puisse guider convenablement la voix: rien n'y peut supléer que très-imparfaitement. Aussi les muèts les plus instruits ne font-ils pas grand usage de la parole. Je conois & j'ai vu plusieurs fois l'Élève qui fait le plus d'honeur à Mr. Peyreire. Ce jeune home est très-savant: il réunit un grand nombre de conoissances, & est sur-tout fort versé dans les langues. Lui-même est convenu avec moi de tout ce que je viens de dire ici. Il ne veut converser que la plume à la main. Tous les autres muèts témoignent en général la même répugnance à parler: plus ils sont éclairés, mieux ils devinent aparament l'imperfection de leur prononciation. Quant à l'art d'entendre au mouvement des lèvres, il peut sans doute être aussi de quelque utilité; ainsi on ne doit pas le négliger dans l'éducation des Muèts: mais il seroit imprudent de trop compter sur cette ressource. Il faut avoir une très-grande habitude avec un sourd & muèt, pour pouvoir se faire entendre de lui par ce moyen: encore la chose n'est-elle praticable que pour des phrases courtes & usuèles; car pour des discours un peu longs & prononcés rapidement, je n'ai encore rencontré aucun sourd & muèt qui pût les suivre & les entendre. Nous avons dans la Chaire & dans le Bareau, des Orateurs dont la prononciation est très-distincte & très-articulée: je doute fort qu'on mète jamais un sourd & muèt en état de les comprendre, à l'inspection du mouvement des lèvres. L'art, si je ne me trompe, n'ira jamais jusques-là. La moitié des articulations de la parole s'exécutent dans l'intérieur de la bouche: il est donc impossible au sourd & muèt de les voir, quand on prononce d'une manière ordinaire. Et même en articulant avec beaucoup de force & de lenteur, en rendant visible, autant qu'il est possible, le mécanisme de la parole; la chose n'est pas encore aisée, & demande de la part du muèt le plus intelligent, une longue fréquentation des persones qui veulent lui parler ainsi. Je l'ai sensiblement éprouvé avec l'Auteur du présent Ouvrage. Quelque peine que je me sois donée pour articuler de mon mieux, il n'a jamais pu comprendre que quelques mots de mon langage, & nous avons été obligés de nous en tenir à la plume & au crayon. La partie solide de l'instruction des sourds & muèts, est donc la lecture & l'écriture, jointes à l'intelligence de la langue dans laquelle on les instruit. Avec ces conoissances, ils peuvent aler à-peu-près aussi loin que les autres homes dans la carière des siences, quand ils ont des talens & du génie. La manière la plus sûre de comuniquer avec eux, est sans contredit l'écriture & le langage des signes. On ne peut guères vivre avec un muèt & s'intéresser à lui, qu'on ne prène très-promptement l'habitude de lui parler & de l'entendre dans ce dernier langage. Tout le monde en porte, pour ainsi dire, le germe avec soi: les circonstances le dévelopent avec une très-grande facilité, & l'on va fort loin dans cette langue sans Maître & sans méthode.
8C'est sur-tout dans la pratique d'un art aussi utile & aussi intéressant que celui de l'instruction des sourds & muèts, qu'il est dangereux de se méprendre & de poser des principes qui peuvent écarter de la bone route: les sages observations de notre sourd & muèt me paroissent très-propres à y ramener M. l'Abbé Deschamps, & à fixer les idées du Public sur les véritables élémens d'un art qui ne fait que de naître, & qu'on est fort excusable de n'avoir pas encore assez aprofondi. Le véritable point de la question entre Mr. l'Abbé Deschamps & son Adversaire, se réduit à ceci: doit-on établir pour moyen principal de l'instruction des sourds & muèts, ou l'inspection des mouvemens qu'éxige l'articulation de la parole, ou l'usage des signes naturèls & méthodiques. Il faut voir d'abord ce en quoi les deux Adversaires s'acordent: cette discution préliminaire va jeter un très-grand jour sur la question, & mètre tout le monde à portée de la juger. 1º. Mr. l'Abbé Deschamps convient par-tout de l'utilité des signes ou du langage mimique: lui-même en fait un très-fréquent usage dans ses leçons. 2º. D'un autre côté, son Adversaire acorde que l'inspection du mouvement des organes de la parole, est un éxercice utile & qui doit entrer dans l'éducation des sourds & muèts. Ces deux Auteurs sont donc bien moins éloignés de sentimens qu'ils ne le paroissent, & qu'ils ne le pensent sans doute eux-mêmes. Car toute leur contestation se réduit à savoir lequel de deux moyens qu'ils regardent come bons, sera la base de l'institution des sourds & muèts. Il n'y a donc plus à décider entr'eux, qu'une véritable question de primauté entre ces deux moyens qu'ils adoptent. Voici une réfléxion que je crois propre à trancher irrévocablement toute la dificulté. Il est tèlement certain que les signes sont le seul & unique moyen de comuniquer avec les sourds & muèts, qu'il est même impossible d'en imaginer un autre. Dans la lecture soit sur les livres soit sur la bouche soit par le tact, dans l'écriture; ils ne voient que des signes, ils ne peuvent voir que des signes: jamais on ne leur fera rien comprendre que par des signes. «Pour les autres», dit très-bien Mr. l'Abbé Deschamps (Lètre prélimin. page 21) «les paroles sont des sons articulés, sont des mots, images de nos pensées: pour eux ce sont des signes muèts qu'ils exécutent par les divers mouvemens des organes de la parole, & c'est à ces mouvemens qu'ils atachent leurs idées.» Donc dans les principes de cet Auteur, principes qui sont incontestables, le sourd & muèt, quand nous lui parlons, quand il nous parle, ne voit réèlement, n'exécute réèlement que des signes, des signes au pied de la lètre. Mais quelle diférence entre ces sortes de signes & ceux du langage mimique ou signes proprement dits! Les premiers sont pour le sourd & muèt, de l'aveu même de l'Auteur, extrèmement dificiles à saisir & à exécuter: de plus, ils sont tous absolument arbitraires. Ceux du langage mimique sont toujours au contraire très-faciles à comprendre; parce qu'ils ne sont qu'une image & une peinture par le geste, de la chose signifiée. Le muèt les exécute avec une extrème facilité: il en fait de lui-même un usage perpétuèl; c'est là véritablement sa langue. Ces signes d'ailleurs ne sont nulement arbitraires: ils donent nécéssairement & par eux-mêmes, l'idée de la chose dont ils sont l'image & la représentation. Pour faire mieux sentir tout ceci, prenons un exemple. Je supose qu'il s'agisse d'exciter dans un sourd & muèt, l'idée que nous exprimons en françois par le mot chapeau. Mr. l'Abbé Deschamps peut-il douter que je n'y arive, & plus promptement & plus facilement, en faisant le signe naturèl qui exprime l'idée de chapeau, qu'en faisant remarquer au sourd & muèt le jeu des organes de la parole, quand je prononce chapeau? Par le premier moyen, je lui donne subitement & sans aucune explication, l'idée de chapeau. Par le second, je ne lui donne, à proprement parler, aucune idée. Il voit que je fais certains mouvemens de la bouche, & voilà tout. Il faut donc 1º. que je lui aprène à distinguer ces mouvemens de tous les autres que je puis faire avec les mêmes organes: 2º. que je lui en done une idée vive & nète par de très-fréquentes répétitions. 3º. Jusques-là le sourd & muèt ne sait encore rien, si par une dernière instruction je ne lui aprends de plus, à force de répétitions, la liaison de cette suite de mouvemens de mes organes, avec l'idée de chapeau: liaison dont assurément il ne se seroit jamais douté. 4º. Autre travail encore plus dificile, pour lui faire exécuter les mêmes mouvemens, & pour l'amener à prononcer lui-même chapeau. Que de longueurs! que de dificultés rebutantes, & pour le Maître & pour le Disciple! Signes pour signes, ne vaut-il pas mieux préférer, sur-tout dans les comencemens, les plus simples & les plus faciles? C'est un principe reçu dans tous les arts & dans tous les genres d'instruction, qu'il faut aler du conu à l'inconu, & que les premiers élémens ne sauroient être trop simplifiés. Je pense donc que tous ceux qui voudront y réfléchir un instant, jugeront que l'institution des sourds & muèts doit comencer par la lecture, l'écriture & l'intelligence d'une langue quelconque, à l'aide des signes naturèls. Ces signes sont vraiment pour le sourd & muèt, l'instrument primitif de toutes les conoissances qu'il peut aquérir. Ce n'est que quand il est avancé dans ces premiers exercices, qu'on doit s'ocuper sérieusement de la partie de la prononciation, sur laquelle encore il ne faut pas faire plus de fond qu'il ne convient, ainsi qu'il a été observé dans la Note 7e ci-dessus, page 31. Mais dans ce système, objecte Mr. l'Abbé Deschamps (page 32), vous imposez à l'Instituteur une peine de plus: celle d'aprendre la langue des signes. Quand cette peine seroit aussi réèle que l'Auteur le supose, je doute que ceux qui auront assez de courage pour se dévouer à une fonction aussi pénible que celle de l'instruction des sourds & muèts, puissent être arètés par cet obstacle. La porte de Mr. l'Abbé De l'Épée est toujours ouverte, & il a déja enseigné la langue des signes à un assez grand nombre de persones, pour qu'il ne soit pas fort dificile de s'y perfectioner, ou par son secours, ou par celui de ceux qu'il a instruits. D'ailleurs ce langage, come l'observe très-bien notre Auteur sourd & muèt, n'a rien de fort épineux. Un instituteur un peu intelligent en saura toujours assez naturèlement, pour comencer ses leçons. L'habitude d'user sans cèsse de ce langage, l'y rendra bientôt très-habile. Enfin, je suis intimement persuadé que sans y avoir assez réfléchi & sans le croire, Mr. l'Abbé Deschamps fait de ce langage, la base de ses instructions. L'éloignement qu'il paroît avoir pour l'usage des signes, n'est donc réèlement qu'un mal-entendu. Je lui supose assez de droiture & de franchise pour en convenir, & pour se rendre sincèrement à la force des raisons qu'il trouvera dans les observations de son Adversaire.