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Observations d'un sourd et muèt sur un cours élémentaire d'éducation des sourds et muèts publié en 1779 par M. l'Abbé Deshamps, Chapelain de l'Église d'Orléans

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On pense bien que dans la suite de la conversation, nous ne répérons plus un aussi grand nombre de signes, pour désigner la même personne. En effet cela seroit aussi ridicule que si, en parlant de quelqu'un, on répétoit à toute ocasion son nom, son surnom & toutes ses qualités.

II. Nous avons deux signes diférens pour désigner la noblesse; c'est-à-dire que nous la distinguons en deux classes, la haute & la petite. Pour anoncer la haute noblesse, nous mètons le plat de la main gauche à l'épaule droite & nous la tirons jusqu'à la hanche gauche: puis sur le champ nous écartons les doigts de la main & la posons sur le cœur. Nous désignons la noblesse inférieure, en traçant avec le bout du doigt une petite bande & une croix sur la boutonière de l'habit. Pour faire conoître ensuite la persone de l'une de ces classes, dont il s'agit, nous employons des signes tirés de son emploi, de ses armoiries, de sa livrée, &c., ou enfin le signe le plus naturèl qui la caractérise.

III. Si je voulois désigner quelque persone de notre conoissance qui portât le nom d'un objèt conu, tel que L'enfant Du bois, LA rivière, &c., je me garderois bien de faire le signe qui dénote un enfant, le bois, une rivière, &c., je serois bien sûr de n'être pas entendu de mes camarades, qui ne vèroient aucun raport d'un home avec une rivière, &c. & qui me riroient au nez. Mais sachant que notre langage peint la propre idée des choses & nulement les noms arbitraires qu'on leur done dans la langue parlée, je désignerois ces persones par leurs qualités propres, come je viens de l'expliquer tout-à-l'heure.

De même si je voulois exprimer un Prince du Sang, après avoir fait le signe relatif à un grand Seigneur, je ne m'aviserois pas de faire le signe qui exprime le sang qui coule dans nos veines: ce ne seroit-là qu'un signe de mot. Je prendrais mes signes, dans le degré de parenté qui aproche le Prince du Monarque.

IV. Le signe relatif à la classe générale des Marchands, n'est pas le même que celui qui désigne les Fabriquans qui vendent leurs propres ouvrages; parce que les sourds & muèts ont le bon sens de ne pas confondre ces deux états. Ils ne regardent come vrais Marchands que ceux qui achètent une matière quelconque pour la revendre telle qu'ils l'ont achetée, sans y rien changer. Le signe général que nous employons pour les désigner, en done l'idée au naturèl. Nous prenons avec le pouce & l'index, un bout de nos vêtemens ou de tout autre objet que nous présentons, come un marchand qui ofre sa marchandise: nous faisons ensuite l'action de compter de l'argent dans notre main; & sur le champ nous croisons les bras come quelqu'un qui se repose. Ces trois signes réunis dénotent la classe générale des Marchands proprement dits.

L'action de travailler est le signe comun de la classe des Fabriquans, Artisans & Ouvriers. On doit penser qu'il faut un signe de plus pour faire conoître s'il s'agit d'un Maître. Alors nous levons l'index & le baissons d'un ton de comandement: c'est le signe comun à tous les Maîtres. Nous l'employons également quand nous parlons d'un Marchand qui tient boutique, pour le distinguer des petits Marchands qui vendent aux coins des rues. Voulons-nous faire conoître directement la persone de l'une de ces classes; il ne faut plus que désigner l'espèce de trafic que fait le Marchand, ou l'ouvrage du Fabriquant, ensuite leur demeure, ou le signe le plus convenable pour les caractériser.

Ainsi, lors que la nécessité le requièrt ou que la clarté de l'expression le demande, nous anonçons toujours par des signes généraux la classe de la persone, dont nous parlons, ou que nous voulons faire conoître.

On conçoit que ce moyen aussi simple que naturèl, épargne beaucoup d'embarras & de travail à l'imagination: on la conduit ainsi come par degrés, vers l'objèt qu'on veut lui représenter. Cette marche mèt de l'ordre dans nos idées, & nous procure la facilité de comprendre de quelle persone on parle, avec moins de signes qu'il ne faudroit de paroles, pour nomer cette persone par ses nom, surnom & qualités.

C'est par de semblables procédés que dans une famille où il y aura une dixaine d'enfans, nous n'aurons besoin que de deux ou trois signes, pour désigner l'un de ces enfans.

V. Mais voici quelque chose de plus fort que je m'engage à prouver. Paris est une ville si étendue, qu'on est obligé d'avoir par écrit l'adrèsse des persones chez lesquelles on va pour la première fois: & malgré cette précaution, on a souvent bien de la peine à trouver la demeure des gens à qui l'on a afaire. Il n'y a cependant aucun logement dans Paris, soit boutique, soit hôtel, soit chambre à un premier ou à un cinquième étage, où je n'envoie, sans qu'il s'y trompe, un de mes camarades sourd & muèt ne sachant ni lire ni écrire; pourvu que j'aie vu une seule fois le local. Je lui donerois l'adrèsse de la persone avec beaucoup moins de signes, que je n'emploierois de mots en l'écrivant.

VI. Ce que j'ai dit des signes généraux relatifs à chaque classe de la société, s'étend également à tous les objets que nous voulons faire conoître individuèlement, lorsque l'idée en est éloignée, ou que le signe naturèl ne s'ofre pas sur le champ, ou enfin lorsqu'il n'est pas par lui-même assez expressif. En ce cas là, nous faisons le signe général relatif à cet objèt. Par exemple, si je parle de quelque piéce de pâtisserie dont le signe pouroit également convenir à un autre objèt, je le ferai précéder par le signe général relatif à cette classe. Alors il sera impossible que le Muèt se trompe sur le signe qui exprime l'espèce de pâtisserie dont je parle; puis que son imagination se trouvera apliquée à la seule classe particulière qui m'ocupe.

Je me rapèle à cette ocasion que me trouvant avec une persone jouïssant de la faculté de parler & d'entendre, laquelle avoit une petite cane noire à la main, je lui demandai par signes, de quelle matière étoit cette cane. La persone me répondit de vive voix, de baleine. Mais ne la comprenant pas, je la priai de m'expliquer la chose par signes. Elle fit plusieurs gestes ridicules qui pouvoient convenir à un grand nombre d'animaux. Come cette persone s'aperçut que je ne l'entendois point; elle me demanda un crayon, pour écrire le mot. Un de mes compagnons sourd & muèt, qui étoit présent & qui conoissoit cette matière; ayant compris ce que je voulois savoir, fit sur le champ avec la main l'action d'un poisson qui nage, & ensuite le geste d'un animal monstrueux. Ces deux signes ont été sufisans pour me faire entendre que cette cane étoit de baleine; parce que le premier geste avoit désigné la classe générale des poissons.

Tels sont les signes généraux & particuliers que nous employons dans notre langage.

ON peut réduire à trois classes générales, tous les signes de ce langage: c'est en les unissant & en les combinant les uns avec les autres, qu'on parvient à exprimer toutes les idées possibles.

I. Les signes que j'apèle ordinaires ou primitifs: ce sont les signes naturèls que toutes les Nations du monde emploient fréquament dans la conversation, pour une multitude d'idées dont le signe est plus prompt & plus expressif que la parole. On les trouve généralement dans toutes les parties du discours ordinaire; & plus particulièrement dans les pronoms & les interjections. Ces signes, come je l'ai dit, sont naturèls à tous les homes: mais ceux qui entendent & qui parlent, les font sans réfléxion & sans y penser; au lieu que les sourds & muèts les emploient toujours en conoissance de cause, c'est-à-dire, pour manifester leurs idées & les rendre sensibles.

Je ne prétends pas dire par-là que mes compagnons sachent précisément ce que c'est qu'un pronom, un article, un verbe &c.; ils ignorent aussi parfaitement tout cela, que les trois quarts de ceux qui parlent. Mais cependant si on leur demandoit raison des trois signes qu'ils font pour exprimer cette phrase, je le veux, ils ne seroient point embarassés de répondre que, 1º. ils posent leur index sur leur poitrine, pour désigner que c'est d'eux & d'eux seuls dont il s'agit: 2º. qu'ils lèvent & baissent le même index avec un air de comandement, pour marquer leur vouloir: 3º. qu'ils dirigent ce même index vers la chose qu'ils ont en vue, pour anoncer l'objèt ou le terme de leur vouloir.

II. Les signes que j'apèle réfléchis: ces signes représentent des objèts qui, bien qu'ils aient, absolument parlant, leur signe naturèl, exigent cependant un peu de réfléxion pour être combinés & entendus. J'ai doné plusieurs exemples de ces signes, en parlant des signes généraux & particuliers.

III. Les signes analytiques: c'est-à-dire, ceux qui sont rendus naturèls par l'analyse. Ces signes sont destinés à représenter des idées qui n'ayant point, à proprement parler, de signe naturèl, sont ramenées à l'expression du langage des signes par le moyen de l'analyse. Ce sont ces signes sur-tout, & ceux de la classe précédante que M. l'Abbé De l'Épée a assujetis à des règles méthodiques, pour faciliter l'instruction de ses Élèves.

Voici come je m'explique à moi-même les fondemens de cette analyse. Je n'ai aucune conoissance de la Métaphysique, ni de la Gramaire, ni des siences qui s'aquièrent par une étude suivie: mais le bon-sens & la raison me dictent que si je considère seule & isolée l'idée d'un objèt absolument indépendant des sens, il me paroîtra d'abord impossible de soumètre cette idée à la représentation oculaire: si au contraire j'envisage les idées accessoires qui acompagnent cette première idée, je trouve une foule de signes naturèls que je combine les uns avec les autres en un clin-d'œil, & qui rendent très-nètement cette idée. J'en ai doné précédament un exemple (p. 21.) à l'ocasion du mot Dieu.

 

Il en est de même pour des idées moins abstraites, mais dont l'expression ne peut néamoins se trouver que par le secours de l'analyse. Par exemple, si je veux parler d'un Ambassadeur, je ne peux découvrir sur le champ un signe naturèl pour cette idée; mais en remontant aux accessoires de cette idée, je fais les signes relatifs à un Roi qui envoie un Seigneur vers un autre Roi, pour traiter d'afaires importantes9. Alors un sourd & muèt de Pékin comprendra aussi facilement qu'un sourd & muèt François, l'objèt que je veux exprimer.

M. l'Abbé De l'Épée explique très-bien (INSTITUTION des Sourds & Muèts10 p. 144.) les signes nécéssaires pour rendre l'idée dégénérer: ce sont les mêmes que ceux que mes camarades emploient. C'est donc toujours en analysant les idées accessoires à l'idée principale, qu'on trouvera des signes pour exprimer cette dernière idée.

Je ne puis comprendre qu'une langue come celle des signes, la plus riche en expressions, la plus énergique, qui a l'avantage inestimable d'être par elle-même intelligible à tous les homes, soit cependant si fort négligée, & qu'il n'y ait, pour ainsi dire, que les sourds & muèts qui la parlent. Voilà, je l'avoue, une de ces inconséquences de l'esprit humain, dont je ne saurois me rendre raison.

Plusieurs Savans illustres se sont vainement fatigués à chercher les élémens d'une langue universèle qui devînt un centre de réunion pour tous les peuples de l'univers. Coment n'ont-ils pas aperçu que la découverte étoit toute faite, que cette langue existoit naturèlement dans le langage des signes; qu'il ne s'agissoit que de perfectioner ce langage & de le ramener à une marche méthodique, come l'a exécuté si heureusement M. l'Abbé De l'Épée11?

Au reste, qu'on ne regarde pas come l'effet d'un zèle plus ardent que réfléchi, tout ce que j'ai dit dans cet écrit, & en faveur d'une langue que mon infirmité me rend nécéssaire, & à l'avantage de la méthode de M. l'Abbé De l'Épée, fondée entièrement sur l'usage de cette langue. Je vais faire voir que des Savans, qui ont aprofondi plus que persone l'origine & les principes des langues, ont pensé tout aussi favorablement que moi sur ces deux objèts.

L'un est M. Court de Gébelin, Auteur d'une Gramaire universèle, imprimée chez Ruault en 1774: l'autre est l'Auteur d'un Éssai Synthétique sur l'origine & la formation des langues, imprimé la même année, chez le même Libraire: le troisième M. l'Abbé de Condillac, Auteur d'un Cours d'Éducation, imprimé en 1776, & qui se trouve chez Monory. Je ne puis mieux finir que par les citations de ces trois Écrivains.

LE PREMIER s'exprime ainsi au ch. IX: Des diverses manières de peindre les idées. p. 16. «Les sourds & muèts auxquels on aprend actuèlement, d'une manière aussi belle que simple, à entendre & à composer en quelque langue que ce soit, & dont on ne peut voir les exercices sans atendrissement, n'ont pas eu d'autres instructions. Non seulement on leur a apris à exprimer leurs idées par des gestes & par l'écriture en diverses langues; mais on les a élevés jusqu'aux principes qui constituent la Gramaire universelle, & qui pris dans la nature & dans l'ordre des choses, sont invariables, & donent la raison de toutes les formes dont la peinture des idées se revêt chez chaque peuple & dans chaque méthode diférente».

Dans un autre endroit du même Ouvrage, il dit encore, (p. XXII «On peut former du geste un langage assujetti aux mêmes principes, à la même marche, aux mêmes règles que le langage ordinaire; puis qu'il peut peindre les mêmes objèts, les mêmes idées, les mêmes sentimens & les mêmes passions».

LE SECOND se propose dans son Ouvrage, la solution de l'importante question de savoir coment les Homes parviendroient d'eux-mêmes à se former une langue. Il observe, p. 21, qu'un des premiers langages qu'ils emploieroient entr'eux seroit celui des signes; parce que ce langage indépendant, en grande partie, de toute convention, représente ou rapèle l'idée des choses par des signes non point arbitraires, mais naturèls.»Ce langage, dit ce savant Auteur, est une sorte de peinture qui, au moyen des gestes, des atitudes, des diférentes postures, des mouvemens & actions du corps, mèt, pour ainsi dire, les objèts sous les yeux. Ce langage est si naturèl à l'home que malgré les secours que nous tirons de nos langues parlées pour exprimer nos pensées & toutes les nuances de nos pensées, nous l'employons encore très-fréquament, sur-tout lors-qu'animés par quelque passion, nous sortons du ton froid & compassé que nous préscrivent nos Institutions, pour nous raprocher de celui de la Nature».

9On voit sensiblement par cet exemple, que le langage des signes est une définition perpétuèle des idées qu'on y exprime: mais définition nécéssairement claire & sans équivoque, parce qu'elle est toute en images. Celui qui se sert de ce langage, peut sans doute se tromper: mais on voit dans chaque expression, come à travers une glace transparente, l'idée précise qu'il se fait des objèts. Ce langage, s'il s'acréditoit parmi les homes, seroit d'un grand secours dans la recherche de la vérité. On s'entendroit du moins, & il n'y auroit plus matière à ce qu'on apèle disputes de mots. Il seroit come impossible qu'on pût jamais y substituer des disputes de signes.
10Vol. in-12. A Paris, chez Nyon, 1776.
11Il est en effet surprenant que tout ce que Mr. l'Abbé De l'Épée a démontré sur l'utilité de ce langage, destiné par la Nature elle-même à devenir une langue universèle, un lien de comunication pour tous les homes, n'ait encore engagé presque persone à l'aprendre. On pâlit sur les livres pour aquérir une conoissance imparfaite des langues mortes & étrangères; & l'on refuse de doner quelques semaines à l'intelligence d'une langue aussi simple que facile, qui pouroit devenir le suplément de toutes les autres.