Paris, 29 avril 1859.– Les grandes banques cherchaient encore hier, dans les incidents de la journée, une chance de paix; mais les Anglais ne doutaient pas de la guerre; ils croient au traité secret avec la Russie, officieusement, mais non officiellement démenti. Albion fulmine; lord Cowley s'exprime en termes massifs; la révolution de Florence et de Parme creuse le fossé259; l'Autriche ne peut les tolérer, la France ne peut les abandonner. Quel gâchis! L'Empereur Napoléon a dit avant-hier au vieux prince Adam Czartoryski: «Ayez patience, aussitôt que j'aurai fini en Italie, je m'occuperai de la Pologne, car ma mission est de rétablir toutes les nationalités.» On pourrait bien demander comme dans la comédie: «Qui trompe-t-on ici?» Mais comment se laisser tromper? Les rouges sont ravis et les plus sinistres figures accompagnent, jusqu'aux barrières, les troupes qui partent sans entrain.
Nouvelle réunion à Bade des deux correspondants.
Dresde, 15 juin 1859.– Je suis arrivée ici avant-hier au soir. La veille, j'avais été à la messe à Weimar dans le pauvre petit réduit accordé aux catholiques du lieu; puis, j'ai été passer le reste de la journée à Eltersburg, qui est vraiment un charmant séjour260. J'ai eu la bonne chance de trouver ici, à l'hôtel de Saxe, le prince Paul Esterhazy, se rendant à Londres; il m'a appris bien des choses, plus curieuses que consolantes. Le comte Clam et le prince Édouard Lichtenstein sont furieux contre Gyulay qui avait, pour ainsi dire, gagné la bataille de Magenta et qui a tout perdu par sa faute, qu'il veut rejeter sur eux261.
La comtesse Colloredo est venue s'abriter ici; elle a des nouvelles alarmantes de Rome; les sociétés secrètes y sont puissantes, assez même pour braver le général de Goyon et ses soldats. On s'attend à des scènes de carnage et le Pape y est virtuellement prisonnier. Et les Légations? Les voilà libres des Autrichiens, réclamant les Français et proclamant le Roi de Sardaigne262. Ceci me semble plutôt un embarras qu'un avantage pour l'Empereur Napoléon; car que devient sa garantie de neutralité donnée au Pape?
Metternich s'est éteint sans agonie, sans maladie. Paul Esterhazy assistait à cette mort, qui n'a été qu'un épuisement sans souffrances. Il paraît que les quinze jours de réveil et d'action politique, auxquels il a été appelé, ont hâté sa fin, en lui faisant dépenser, en peu de jours, ce qui lui aurait suffi pour vivre encore un ou deux ans263. Esprit éclairé, caractère modéré, grande expérience, dignité naturelle, humeur facile, il réunissait bien des avantages rares partout, mais surtout dans son pays et à notre époque si appauvrie.
Téplitz, 18 juin 1859.– Il n'y a ici que des malades, des gens tristes, des âmes abattues, des esprits assombris. Cependant, les habitants de céans se remontent à la nouvelle officielle d'un échec essuyé par Garibaldi264 et puis de l'éloignement de Gyulay, sur l'incapacité duquel on dit des choses incroyables. Il paraît que les généraux Clam et Édouard Lichtenstein avaient voulu provoquer contre lui un conseil de guerre. On se croit sûr du Tyrol allemand et de son ancienne fidélité; on l'est moins du Tyrol italien, et les pièces de vingt francs françaises circulent trop librement en Hongrie pour ne pas causer du souci. La mobilisation prussienne se fait avec tant de gravité lente et de circonspection que le drame lombard sera probablement dénoué avant que la Prusse ne se mette de la partie.
Téplitz, 29 juin 1859.– Voici le trait principal d'une lettre que j'ai reçue d'Angleterre: «L'esprit d'ici est triste; la cour, la haute société sont d'un côté, le Ministère et le gros du public de l'autre. Point d'homme qui pèse sur ce simulacre de Parlement. Qu'est-ce qu'une majorité de treize voix et un Ministère composé d'ennemis jurés qui se sont fait et qui se font encore mille tours? Les hommes publics de ce temps-ci sont tombés dans le dernier décri; l'Angleterre abdique sans estime ni confiance pour celui265 sous lequel elle s'incline. Elle abdique par imprévoyance, par pusillanimité, par prédominance des intérêts matériels; dans une telle situation, elle ne pèsera que du mauvais côté!»
Téplitz, 2 juillet 1859.– Je ne puis dissimuler que je suis bien mécontente du rôle que joue la Prusse, bien dangereux, d'ailleurs, à tous les points de vue. Je crains qu'il ne soit trop tard pour tout. Si la mobilisation n'est qu'une vaine et illusoire démonstration, elle est trop chère; elle dérange, sans profit, la vie privée de tout le monde et mécontentera l'armée, dont on stimule l'honneur sans jamais le satisfaire. Si on voulait réellement opposer une barrière sérieuse à l'ennemi, il ne fallait pas lui donner le temps de battre les uns sur le Mincio et de s'armer fortement sur le Rhin, où on aura probablement, par cette belle combinaison, des échecs sérieux.
En attendant, la Révolution marche à pas fermes et habiles, et nous en avons les indices certains par les promenades des gens de mauvaise mine qui crient la faim. Il y a eu dans ce genre de mauvaises scènes à Kœnigsberg. Quel avenir! et qu'il eût été facile de l'éviter avec de la bonne foi, de la netteté, de l'à-propos et une intelligence prompte des vrais intérêts de la Prusse. Mais avec l'irrésolution d'un ministre paresseux comme Schleinitz et un ambassadeur chimérique à Paris comme Pourtalès, comment ne pas faire fausse route?
Téplitz, 7 juillet 1859.– On me mande de Paris que l'Empereur Napoléon voudrait y revenir, et laisser là l'Italie; mais il ne sait à qui confier le commandement de l'armée; le maréchal Canrobert aurait été au-dessous du médiocre à Solferino266 et les autres savent mener les troupes, mais manquent d'autorité.
Les pièces diplomatiques mettent bien à découvert l'ambition piémontaise et la conspiration italienne267. Ce langage n'a rien qui m'étonne, car l'équilibre européen n'a évidemment plus de gardien. Les grandes puissances ont renoncé à veiller sur l'Europe, et quand lord John Russel et lord Palmerston jugeront à propos d'intervenir, cette intervention ne suffira plus, pas plus que la note qui vient si tard, si mollement. L'Angleterre et la Prusse se trouvent impuissantes à force d'avoir été inactives.
La position du Pape me fend le cœur, et un Gramont geôlier du Pape, qui l'eût cru!
Dresde, 11 juillet 1859.– Que dire de cet armistice demandé par l'Empereur Napoléon dans une lettre autographe adressée à l'Empereur d'Autriche? C'est le général Fleury qui est venu en parlementaire porter cette lettre à Vérone. L'Empereur François-Joseph, après l'avoir lue, a fait entrer M. Fleury et a passé deux heures enfermé avec lui; et c'est à la suite de cette lettre et de cet entretien que le jeune Empereur a consenti à l'armistice. L'étrangeté, c'est que la demande soit venue du côté du vainqueur, au moment où Kossuth et l'intrigue russe mettaient la Hongrie en émotion268, où les flottes françaises sont maîtresses de l'Adriatique, où le fameux quadrilatère est cerné.
Je vois ici des personnes, intéressées à être bien informées, qui prétendent que le typhus et la dysenterie font ravage dans le camp français, que l'Empereur Napoléon est importuné des ambitions sardes, inquiet du mouvement révolutionnaire de l'Italie et gêné par les complications romaines, qu'il a envie de hâter une rentrée triomphale en France, avant d'avoir éprouvé des revers. Tout ceci me paraît insuffisant pour motiver une pareille démarche avant que le fameux programme soit accompli.
Le ministre de Prusse ici, M. de Savigny, prétend que la mobilisation prussienne a effrayé l'Empereur. Quelle bêtise! La Prusse a eu le tort de l'inquiéter sans avoir eu l'énergie de lui faire peur, et c'est la plus fatale des conduites. Si j'en crois mes instincts, cet armistice tournera contre les Prussiens. L'Empereur Napoléon et la France sont bien plus intéressés à la ligne du Rhin qu'à l'Italie, et ce n'est pas l'Autriche, si lâchement abandonnée, qui se mettra en mouvement pour lui venir en aide. J'ai causé avec quelqu'un venant de Berlin, et qui m'a raconté des choses étranges sur la débandade qui y règne, sur le Régent soumis à quelques-uns de ses ministres. On dit que rien ne peut donner idée des luttes qui y règnent, de l'aveuglement des uns, de la faiblesse des autres, de la médiocrité de tous, et hélas! des flots montants de l'esprit révolutionnaire. Auerswald, doublé du comte Schwerin (deux parfaits jacobins), partent de l'idée qu'en faisant du libéralisme, toutes les populations germaniques se soumettront à la Prusse et qu'elle héritera de ses voisins, à la façon dont Victor-Emmanuel s'étend vers Milan, Florence, Modène et Parme.
A Berlin, on est d'une étroitesse et d'une aigreur protestantes extrêmes; on est charmé de l'écroulement du Pape et on s'est réjoui de la scène hideuse qui s'est passée à Milan le jour de Saint-Pierre et Saint-Paul. Ce jour-là, on a brûlé en place publique, aux cris féroces de la multitude, trois grandes poupées figurant le Pape, tiare en tête, le cardinal Antonelli et le général commandant des Suisses. Les sociétés bibliques anglaises, qui depuis longtemps travaillent l'Italie, ont en grande partie atteint leur but. Lord John Russel ne s'en tient plus de joie, en particulier lady John qui est une Minto enragée269. Bernstorff est retourné à Londres dégoûté et effrayé du gâchis de Berlin. Pourtalès y règne plus chimérique que jamais; malheureusement, on dit qu'il a enlacé et aveuglé le prince de Hohenzollern. A Berlin on n'a jamais voulu de la guerre et on attendra l'arme au bras qu'on vienne la faire.
On se montre inquiet de la Russie, sans l'être au fond, car on trouve que c'est commode; du reste, la réponse anglaise aux propositions tardives de la Prusse est plus mauvaise et plus absurde que celle de Saint-Pétersbourg270; on croit même savoir que la Russie, craignant que l'Autriche n'obtienne des dédommagements vers l'Est qui pourraient la gêner (elle Russie), est disposée à voter pour que la Vénétie appartienne à l'archiduc Maximilien, en faveur duquel le roi Léopold s'agite infiniment; mais, on dit aussi que, si cela avait lieu, le pauvre Prince ne tarderait pas à succomber aux poignards mazziniens, et que, si l'Empereur Napoléon contrarie le mouvement antipapal, les Romagnols deviendraient des Orsini. Quel chaos!
Lœbichau, 14 juillet 1859.– Je suis chez ma sœur depuis avant-hier; je la quitterai demain pour Berlin où je suppose que je trouverai tutti quanti un peu ébouriffés de la rapidité avec laquelle se succèdent armistice, entrevue et préliminaires de paix. Il sera curieux d'en connaître les conditions; car, comment l'Empereur Napoléon pourra-t-il se départir de son fameux programme sans réveiller les héritiers d'Orsini? Et comment l'Empereur François-Joseph, qui est bien loin encore d'être dans une position désespérée, en acceptera-t-il toute l'étendue? Enfin, nous ne tarderons pas à savoir le mot de l'énigme. Il sera curieux à connaître. On murmure encore le mot de peste, ayant éclaté chez les zouaves et les turcos. L'Angleterre par son action, la Prusse par ses finasseries, la Russie malgré ses intrigues, se sont placées hors de la conclusion de ce drame, qui ne me paraît être que le prélude d'autres entreprises préparées dans quelque temps sur un autre théâtre. Ah! la Prusse, la Prusse! quel rôle que le sien! On tenait encore la dragée haute au prince Windisch-Graetz à Berlin que déjà le général Fleury frappait en parlementaire aux portes de Vérone271.
Le duc de Gramont a déclaré au Pape que s'il excommuniait Victor-Emmanuel, lui, Gramont, et le général de Goyon quitteraient Rome et livreraient par là Pape et Cardinaux à la férocité d'une population plus que jamais travaillée par les mazziniens. On dit Cavour de fort mauvaise humeur272. On aura bien de la peine à rapproprier l'Italie, même en parquant l'Autriche hors de la Lombardie.
Berlin, 19 juillet 1859.– J'ai eu beaucoup d'émotion, en revoyant le Roi; malgré ses débilités qui ne guériront jamais, je l'ai cependant trouvé infiniment moins troublé, altéré et affaissé que je ne le croyais. Il sent parfaitement ce que son état a de pénible, mais il espère toujours une guérison complète. La Reine ne se fait aucune illusion. Pendant que j'étais auprès de Leurs Majestés, le télégraphe a apporté la nouvelle de la mort de cette charmante Reine de Portugal273. J'en suis restée peinée au cœur. Ce pauvre jeune Roi sera désespéré!
L'Italie reste en feu, l'Europe reste méfiante. L'Empereur Napoléon est à la fois téméraire et timide, s'engageant audacieusement et reculant devant les embarras que son audace a fait naître, ce qui n'a d'autre effet que d'en créer de nouveaux. L'Europe finira par se lasser, et certes, elle n'aura pas manqué de patience. Ici on a d'autant plus d'humeur qu'on sent le ridicule de la position qu'on s'est faite, sans vouloir en convenir.
On m'a dit assez de mal du Ministère actuel; tout le monde ici se déteste; mais le mot d'ordre est la haine de l'Autriche, qu'on accuse de n'avoir fait la paix que par malice contre la Prusse, tandis qu'à la fin d'août, on serait venu, dit-on, à son secours. Ceci est merveilleux! En attendant, on est ruiné, humilié, irrité, et la disposition des esprits est très peu satisfaisante.
Sagan, 23 juillet 1859.– Je suis arrivée ici le 20. La veille de mon départ de Berlin, j'ai eu un long entretien avec le Prince-Régent; je l'ai trouvé bien vieilli; il m'a fait grand'pitié. Malgré les efforts de la presse prussienne, qui ergote tant qu'elle peut, il n'en est pas moins vrai que la position qu'on s'est faite est fausse et embarrassante. Dieu veuille qu'elle ne devienne pas dangereuse. Le Prince-Régent rejette toute la faute sur l'Angleterre. Comme il est très honnête homme, il faut bien croire ce qu'il dit; mais il a de singuliers conseillers qui abusent de sa bonne foi et de sa crédulité. Il m'a fait l'honneur de me dire que l'argument principal, que l'Empereur Napoléon a fait valoir auprès de l'Empereur François-Joseph, a été une note de l'Angleterre, très hostile à l'Autriche et qui était (le Prince-Régent dit qui semblait être) écrite au nom de la Prusse comme à celui de l'Angleterre. Cette note plaçait l'Autriche beaucoup plus mal que la France ne lui offrait de l'être, ce qui aurait fait céder l'Empereur François-Joseph. Le Prince-Régent se dit très irrité de ce procédé fallacieux de l'Angleterre.
Sagan, 26 juillet 1859.– Le discours de l'Empereur Napoléon aux grands Corps de l'État274, à mon avis, n'est pas sans habileté; mais il ne change rien à la situation; il la laisse aussi brouillée, aussi obscure, aussi épineuse que l'ont faite les événements. C'est, du reste, un art comme un autre que faire des aveux pour couvrir des fautes et des embarras, et cet art n'est pas sans effet auprès du gros public. Il en pourrait bien être des discours comme des victoires, dont le succès est plus grand que l'effet. Que de choses étranges n'entend-on pas? ainsi, chacun critiquant de plus en plus cette paix dont on est toujours aussi content. Je crois pouvoir dire avec certitude que dans leurs conversations, l'Empereur François-Joseph a été net et résolu; il a abandonné sur-le-champ la Lombardie, et cela, sans la moindre hésitation, ni objection! «Ceci ne me regarde plus, je n'y suis plus rien; disposez-en comme vous l'entendrez.» Mais quand l'Empereur Napoléon a mis en avant quelques idées sur d'autres points, comme un Archiduc souverain en Vénétie, l'abandon des Duchés au Piémont, l'Empereur François-Joseph les a écartées sur-le-champ aussi, comme décidé plutôt à continuer la guerre, si on insistait. «Un membre de ma famille souverain en Vénétie, a-t-il dit, c'est impossible! On m'en demanderait bientôt autant pour la Hongrie, puis pour la Bohême, le Tyrol et je ne resterais plus qu'Archiduc d'Autriche.» Sur cette réponse, que je trouve très juste et perspicace, l'Empereur Napoléon n'a plus insisté.
M. de Cavour a fait proposer de racheter Parme à la Duchesse régente; cela a été repoussé comme inadmissible. La plus vive, contre, a été l'Impératrice Eugénie; on cite d'elle ce propos: «On ne traite pas une Princesse de la maison de Bourbon comme un prince de Monaco.»
C'est M. de Cavour qui a fait mettre à sa place, au Ministère, M. Rattazzi; il ne tardera pas beaucoup lui-même à y rentrer; son maître le regrette et veut le ravoir, disant: «On crie beaucoup contre Cavour, il est vrai qu'il brouille tout; mais c'est égal, je l'aime, c'est mon homme.»
La dépêche de ce pauvre M. de Schleinitz aux Cours de Londres et de Saint-Pétersbourg275 est une publication rétrospective destinée à éclairer et à satisfaire l'opinion. En vérité, je ne sache rien de mieux fait pour faire hausser les épaules! Ne concluant à rien, ne proposant rien. Tout y est confus; on conçoit à merveille que les réponses aient été aussi obscures que les demandes. Il dément, dans une pièce plus récente, le projet de médiation attribué à la Prusse; Schleinitz se borne au démenti sans oser inculper l'Angleterre; car on n'ose rien ici, où l'Angleterre prime encore. Pour exhaler son humeur contre l'Autriche et retrouver, s'il se peut, l'influence que par sa faute elle a perdue en Allemagne, la Prusse se remet en coquetterie avec le parti de Gotha et avec les débris du parlement de Francfort de 1848. Elle veut (triste politique d'Auerswald et de Bethmann-Holweg) réveiller les passions de 1848, les protéger en espérant les diriger et inspirer, par elles, aux petits souverains allemands le détachement de l'Autriche, ou sinon, les livrer aux exigences révolutionnaires de leurs peuples. Triste jeu, mauvaise politique! Le Prince Régent et le prince de Hohenzollern ne se doutent pas du chemin que les Ministres leur font faire.
Sagan, 11 août 1859.– Voilà le Roi de Prusse retombé dans un état qui détruit toutes les espérances que certaines personnes s'obstinaient à conserver276.
Il y a des gens qui croient qu'on ne s'entendra pas à Zurich; je n'ai jamais vu les acteurs prévoir aussi peu les chances et comprendre aussi mal l'imbroglio de leur propre drame277. On m'assure que la France fait sous main tout ce qu'elle peut pour arriver à s'emparer modestement, mais sûrement de la Savoie: procédé bien encourageant pour la Prusse qui, en somme, l'aura bien voulu.
Sagan, 26 août 1859.– J'apprends de bonne source qu'on a découvert à Naples un complot contre le Roi; on voulait le chasser comme on a chassé le Grand-Duc de Toscane278. On a les preuves de la complicité du nouveau ministre de Sardaigne à Naples, M. de Salmour; le général Filangieri voulait lui envoyer ses passeports; le Roi s'y est refusé. Je me permets de trouver que le Roi a eu tort. Il n'y a pas moyen de ne pas rester les yeux fixés sur l'Italie. Intérêt de curiosité plutôt que de goût. Comment finira la question des anciens Princes? Elle me paraît se compliquer de jour en jour. Le parti, qui ne veut pas d'eux, mène assez adroitement ses affaires; des apparences tranquilles et des votes font plus d'effet que des émeutes. Il paraît que les Mazziniens sont surtout concentrés pour le moment en Romagne. L'Assemblée de Florence vote l'exclusion du Grand-Duc de Toscane279; pendant ce temps-là, l'Empereur Napoléon le reçoit très bien à Paris; mais on laisse Garibaldi organiser une armée pour l'empêcher de rentrer dans ses États. Qui donc est-ce qu'on trompe dans cet imbroglio? les Princes ou les Peuples? Quels que soient les trompeurs ou les trompés, non seulement l'Italie, mais toute l'Europe est bien malade.
Sagan, 31 août 1859.– Voici les extraits de plusieurs lettres que j'ai reçues de Paris, de Londres et de Nice:
«Paris, 25 août. Le Gouvernement est assez troublé du chaos italien; cependant, il espère s'en tirer. On se disait sûr, hier, que le Roi de Sardaigne refuserait les couronnes que lui offrent Florence, Parme et Modène. Que feraient alors les meneurs actuels des trois duchés? La République leur est interdite. Quel Roi iraient-ils chercher? un Leuchtenberg, le petit Robert de Parme, le prince Napoléon? on ne sait. En tout cas, on a un moyen de les mettre dans l'embarras; on leur dira que leurs élections et leurs assemblées ne valent rien; qu'ils n'ont pas mis en œuvre le vrai suffrage universel, tel qu'il a opéré en France; il faut que tout le monde vote, les paysans comme les bourgeois. Tout sera donc à recommencer, et l'on se flatte que soit opinion, soit lassitude, des élections nouvelles ramèneront les anciens Princes, qu'à Villafranca on s'est engagé à rétablir, pourvu que ces Princes fassent (et on y compte) des concessions suffisamment libérales. Les hommes d'affaires, la Bourse avaient hier des nouvelles bien différentes de celles du Gouvernement. Ils croyaient que le Roi de Sardaigne accepterait les trois petites couronnes. Il y a des spectateurs, gens d'esprit, qui admirent la modération et l'habileté des libéraux italiens. On dit qu'ils marchent avec ensemble, qu'ils ont promptement étouffé le mouvement de colère suscité en Italie par la paix de Villafranca; qu'ils se sont bien ralliés tous à la cause piémontaise et qu'ils la feront triompher. D'autres gens, d'esprit aussi, disent que les grands révolutionnaires, les Mazziniens, n'acceptent rien de tout cela et sont plus que jamais décidés à mettre ou à remettre l'Italie en feu. L'émeute de Naples est un prélude; Bologne est un foyer inextinguible; les Légations ne veulent décidément plus du Pape. Le Pape ne veut, ni ne peut y renoncer; il y a là de quoi faire échouer toutes les solutions piémontaises et françaises. Le petit mouvement en Savoie, pour la réunion à la France, a assez troublé le cabinet de Turin. Le général Dabormida a adressé à tous les agents piémontais une circulaire pour repousser absolument cette idée et démontrer l'insignifiance du mouvement en l'attribuant au parti clérical. Il y a, dans la circulaire, plus d'humeur que d'inquiétude. Les vrais spectateurs politiques, les connaisseurs, sont bien plus préoccupés du nord-ouest de l'Europe que de l'Italie: bien ou mal, Piémont ou chaos, le coup est fait en Italie, on n'y retournera pas de sitôt.
«L'humeur est grande ici contre la Belgique. Le maréchal de Mac-Mahon, commandant à Lille, est la réponse aux fortifications d'Anvers; c'est l'homme de guerre du jour. On dit que, dans l'entrevue de Villafranca, il a été fort question de la Prusse et que les deux Empereurs se sont confiés leurs rancunes. Je crois savoir que les Russes sont plutôt favorables qu'hostiles à la Prusse, et que l'amitié de l'Empereur Alexandre pour le Prince Régent est sincère; il n'en est pas moins vrai que le mouvement militaire de l'Allemagne, qui éclate en ce moment, importune également à Saint-Pétersbourg et aux Tuileries, et que les deux Cours s'entendent pour le contrarier, comme pouvant opposer une barrière gênante à leurs ambitions.»
«Londres, 26 août. Nous sommes plus que jamais ici en méfiance et en inquiétude; rien de prochain, mais une collision très probable et à laquelle nous nous préparons en faisant tout ce que nous pouvons et tout ce que nous pourrons pour l'éviter.»
«Nice, 25 août. Dans l'entrevue des deux Empereurs à Villafranca, l'Empereur Napoléon a insisté pour que des quatre places fortes, l'Empereur François-Joseph cédât au moins Peschiera aux Piémontais, et, sur le refus persévérant de l'Empereur d'Autriche, l'Empereur des Français a dit: «Eh bien, ne me répondez pas aujourd'hui sur ce point; je vous demande d'y réfléchir jusqu'à demain. Je vais faire rédiger ce dont nous sommes convenus; je vous l'enverrai par mon cousin, et signé de moi, en laissant le sort de Peschiera en blanc; vous y mettrez votre décision, mais je vous prie d'y bien penser.» De retour à Vallegio280, l'Empereur Napoléon, qui seul avait pris des notes, rédigea, en effet, la convention; puis, il a appelé le Roi Victor-Emmanuel et la lui a montrée, en lui demandant de la signer aussi. Le Sarde s'est récrié: «Ce n'est pas du tout là ce que vous m'avez promis.—Après tout, vous gagnez une belle province», reprit l'Empereur, ajoutant avec un sourire: «Le Milanais, c'est le pays des belles femmes.» Le Roi Victor-Emmanuel a répondu: «Je croyais que nous étions ici pour parler sérieusement d'affaires sérieuses; je vais signer, mais comme il me convient!» Et il a signé: «Je ratifie, pour ce qui me concerne, la présente convention», ne ratifiant ainsi que ce qui se rapportait à la Lombardie et restant étranger à toutes les autres dispositions ou omissions sur le reste de l'Italie. L'Empereur Napoléon a vainement tenté d'obtenir une signature pure et simple, elle est restée telle que je vous le dis. Le lendemain, l'Empereur Napoléon a envoyé son cousin à Vérone en lui recommandant d'insister fortement sur la question de Peschiera, et de ne remettre la convention signée qu'à la dernière extrémité, et qu'après avoir fait les derniers efforts pour cette cession. On dit que le prince Napoléon, jaloux de se faire bien venir à Vérone, n'a fait aucun effort, et a remis la convention signée, en parlant à peine de Peschiera.»
«Paris, 26 août. Le prince Napoléon était hier à la séance publique de l'Académie française avec la princesse Clotilde, elle, dans une tribune réservée, lui, dans les rangs de l'institut, comme membre libre de l'Académie des Beaux-Arts. Le public était très nombreux, quoique fort choisi, et aussi chaud que le temps était brûlant. Les discours de Villemain et de Guizot, surtout le dernier, ont été frénétiquement applaudis. Vous les verrez dans les journaux et vous y remarquerez plus d'une allusion qui ont été toutes vivement saisies par le public281.»
Sagan, 15 septembre 1859.– Je cause un peu politique avec le comte Haugwitz, et le fameux article du Moniteur du 9 fait jaser dans ce petit coin du monde, comme dans les capitales282. Je trouve cette politique napoléonienne à la fois téméraire et embarrassée, entreprenante et indécise, qui fait le chaos et dit ensuite à ceux qu'elle y a plongés: «Tirez-vous de là comme vous pourrez.» Parfois, il me vient à l'esprit qu'on pourrait bien, sous main, jouer le jeu des Italiens, au moment où on leur déclare qu'on s'en retire. Il est bien étrange, en tout cas, d'entendre poser en principe, sans que l'Europe s'en émeuve, la doctrine de la royauté élective, et cette autre: que les traités qui ont réglé les territoires ne sont rien pour les peuples, et que le suffrage universel peut changer, comme il lui plaît, les limites des États aussi bien que les dynasties. La France de 1830-1848 a renversé son gouvernement intérieur, mais elle n'a pas changé l'état territorial et le droit public européens. Et voilà trois petits Duchés, qui prétendent à la fois faire des révolutions et refaire la carte de l'Europe. Et l'Angleterre, soutenant activement ces énormes prétentions et ces infimes petits pays! Si la Prusse, la Russie et l'Autriche, au lieu de se jalouser puérilement, prenaient en main la bonne cause et refusaient péremptoirement de la laisser mettre en pièces par une poignée de Florentins, de Parmesans et de Bolonais, elles remettraient l'ordre en Europe, malgré lord Palmerston.
Sagan, 19 septembre 1859.– Nous voici avec un nouvel article du Moniteur provoqué par la Chine. J'ai toujours eu goût aux Chinois et je me figure que c'est à leur tour à venir mettre l'Europe à la raison; ce serait tristement drôle. En attendant, voilà l'Angleterre avec deux chancres, l'Inde et la Chine; elle en avait déjà assez d'un. Du reste, son indigne politique en Europe mérite bien cette expiation asiatique. L'Empereur Napoléon rira dans sa barbe de ce nouvel affaiblissement pour sa rivale, et le petit nombre d'hommes qu'il enverra à Pékin ne l'affaiblira pas sur la Manche.
Sagan, 29 septembre 1859.– Le Saint-Père a été très blessé de l'ultimatum présenté par le duc de Gramont, qui tend à séculariser le clergé romain et le réduire au même état qu'en France283. Le Pape ne veut plus voir l'Ambassadeur. On pense à lui envoyer le cardinal Morlot comme Ambassadeur extraordinaire. La question va en s'envenimant au dernier point. Nous verrons le Pape à Fontainebleau. Mais, avant peu, nous verrons aussi l'Allemagne en pleine révolution; les petits trônes croulent sans que les plus grands inspirent confiance. Le Roi des Belges s'imagine arrêter le courant; je crains qu'il ne se trompe. Les Congrès sont chose illusoire, quand le vent est aux guerres révolutionnaires.
On m'assure que la France est mal satisfaite de son Gouvernement. En abdiquant sa liberté, elle voulait le repos, l'ordre, la facilité de se livrer à l'industrie et au commerce; et, au lieu de cela, on lui donne des aventures; elle se voit compromise, livrée au gré des caprices d'un seul homme, elle se lasse du despotisme qui lui refuse les avantages sur lesquels elle comptait. Plus l'Empereur Napoléon s'en apercevra, et plutôt il se lancera dans de nouvelles guerres pour occuper les esprits, à qui on donne, par là, un aliment qui ne leur convient pas, mais qui les distrait. La France agit sur ses côtes comme si elle croyait à un péril prochain. On fait et on projette à Toulon des travaux gigantesques; il en est de même sur les côtes de l'Ouest. A Paris, on prépare un grand mélodrame intitulé: Jeanne d'Arc; toute son histoire: Orléans, Reims, Compiègne et le bûcher de Rouen. Ce ne sont, peut-être, que des en-cas plutôt que des plans; mais les en-cas sont bien entraînants.
Sagan, 11 octobre 1859.– La protestation de Mgr Dupanloup est belle, éloquente et vraie; et ce qui vaut mieux encore, elle est courageuse. Voilà donc Arras, Poitiers, Orléans, Nantes, Rennes et Pamiers, six évêques sonnant le tocsin284. J'oubliais Alger. Le cardinal Morlot a assisté, avec approbation, à un sermon prêché à Saint-Sulpice, plus prononcé encore dans la cause papale. Tout cela n'empêche pas le mouvement révolutionnaire de se propager et de commettre des excès qui rappellent ceux de 1848.
Les eaux de Saint-Sauveur n'ont pas bien réussi à l'Empereur Napoléon, qui aurait mieux fait de s'en tenir à celles de Plombières. Est-il possible de s'être mis tant d'embarras sur les bras! Et si sa santé continue à chanceler, comme c'est le cas depuis un mois, où en sera-t-il, et où en sera l'Europe qu'il a jetée dans un fossé profond, dont je ne sais qui l'en tirera?