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Loe raamatut: «Histoire des Musulmans d'Espagne, t. 3»

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I

Ne voulant pas interrompre l’histoire de l’insurrection de l’Andalousie, nous sommes déjà arrivés, dans le livre précédent, à l’année 932; mais comme la guerre étrangère va nous occuper à présent, il sera nécessaire que le lecteur se reporte au commencement du règne d’Abdérame III.

L’insurrection des Espagnols et de l’aristocratie arabe n’était pas alors le seul péril qui menaçât l’existence de l’Etat: deux puissances voisines, l’une récente, l’autre déjà ancienne, la mettaient également en danger: c’étaient le royaume de Léon et le califat africain, qui venait d’être fondé par une secte chiite, celle des Ismaëliens.

D’accord sur les grands principes, reconnaissant tous que l’imâmat, c’est-à-dire le commandement temporel et spirituel de tous les musulmans, appartient à la postérité d’Alî et que l’imâm est impeccable, les Chiites ou partisans du droit divin formaient cependant plusieurs sectes, et ce qui les tenait surtout divisés, c’était la question de savoir lequel parmi les descendants du sixième imâm, Djafar le Véridique, avait droit à l’imâmat. Ce Djafar avait eu plusieurs fils, dont l’aîné s’appelait Ismâîl et le second Mousâ, et comme Ismâîl était mort avant son père, dans l’année 762, la majeure partie des Chiites avait reconnu Mousâ pour imâm après la mort de Djafar. La minorité, au contraire, ne voulut pas se soumettre à lui. Disant que Dieu lui-même avait, par la bouche de Djafar, désigné Ismâîl pour le successeur de ce dernier, et que l’Etre suprême ne peut pas revenir sur une résolution une fois prise, ces Ismaëliens, comme on les appelait, ne reconnaissaient pour imâm qu’Ismâîl et ses descendants. Mais ces derniers n’avaient pas d’ambition. Découragés par l’insuccès de toutes les entreprises des Chiites et ne voulant pas partager le sort de leurs ancêtres presque tous morts prématurément par le fer ou par le poison, ils se dérobèrent aux dangereux et compromettants hommages de leurs partisans et allèrent se cacher au fond du Khorâsân et du Candahar1.

Abandonnée ainsi de ses chefs naturels, la secte des Ismaëliens semblait destinée à s’éteindre obscurément, lorsqu’un Persan audacieux et habile vint lui donner une direction et une vie nouvelles.

Dans la patrie de cet homme, l’islamisme avait fait à peu près les mêmes progrès qu’en Espagne. Il avait reçu dans son giron un nombre assez considérable de prosélytes, mais il n’avait pas étouffé les autres religions, et l’ancien culte, le magisme, florissait à côté de lui. Si les musulmans eussent rigoureusement exécuté la loi de Mahomet, ils n’auraient laissé aux Guèbres que le choix entre la conversion à l’islamisme et le glaive. N’ayant point de livre sacré révélé par un prophète que les musulmans reconnaissaient pour tel, les adorateurs du feu ne pouvaient prétendre à être tolérés. Mais dans les circonstances données, la loi de Mahomet était inapplicable. Les Guèbres étaient fort nombreux; ils étaient attachés de cœur et d’âme à leur religion; ils repoussaient tout autre culte avec une opiniâtreté inflexible: fallait-il égorger tous ces braves gens uniquement parce qu’ils voulaient faire leur salut à leur guise? C’eût été bien cruel, et en outre, bien dangereux, car de cette manière on aurait provoqué une insurrection universelle. Moitié par humanité, moitié par politique, les musulmans passèrent donc par-dessus la loi, et, le principe de la tolérance une fois admis, ils permirent aux Guèbres d’exercer partout leur culte en public, de sorte que chaque ville, chaque bourgade même, avait son pyrée. Qui plus est, le gouvernement protégeait les Guèbres même contre le clergé musulman: il faisait fouetter des imâms et des muëzzins qui avaient tenté de changer des temples du feu en mosquées2.

Mais si le gouvernement était tolérant pour les sectateurs avoués de l’ancien culte, qui, en citoyens paisibles qu’ils étaient, ne troublaient point le repos de l’Etat, il ne l’était pas et ne pouvait l’être pour les faux musulmans, les soi-disant convertis, qui, au fond du cœur, étaient encore païens et qui tâchaient de miner sourdement l’islamisme en y entant leurs propres doctrines. En Perse comme en Espagne les conversions apparentes et dont l’intérêt mondain était le véritable mobile, avaient été nombreuses, et les faux musulmans étaient en général les hommes les plus remuants et les plus ambitieux de la société. Repoussés par l’aristocratie arabe, qui se montrait partout fort exclusive, ils rêvaient la résurrection d’une nationalité et d’un empire persans3. Le gouvernement sévissait contre eux avec une rigueur impitoyable; pour les contenir et les punir, le calife Mahdî créa même un tribunal d’inquisition qui continua d’exister jusque vers la fin du règne de Hâroun ar-Rachîd4. Comme d’ordinaire, la persécution engendra la révolte. Bâbec, le chef de la secte des khorramîa ou libertins, comme les appelaient leurs ennemis, se souleva dans l’Adherbaidjân. Pendant vingt ans (817-837), cet Ibn-Hafçoun de la Perse tint en échec les nombreuses armées des califes, et ceux-ci ne parvinrent à s’emparer de sa personne qu’après avoir sacrifié deux cent cinquante mille soldats. Mais ce qui était bien plus difficile encore que de dompter les révoltes à main armée, c’était de découvrir et de déraciner les sociétés secrètes que la persécution avait fait naître et qui propageaient dans l’ombre, soit les anciennes doctrines persanes, soit des idées philosophiques bien plus dangereuses encore, car en Orient le choc de plusieurs religions avait eu pour résultat qu’une foule de gens les répudiaient et les méprisaient toutes. «Tous ces prétendus devoirs religieux, disait-on, sont bons tout au plus pour le peuple, mais ne sont nullement obligatoires pour les hommes bien élevés. Tous les prophètes n’étaient que des imposteurs qui visaient à obtenir la prééminence sur les autres hommes5

C’est du sein de ces sociétés secrètes que sortit, au commencement du IXe siècle, le rénovateur de la secte des Ismaëliens. Il s’appelait Abdallâh ibn-Maimoun. Issu d’une famille persane qui avait professé les doctrines des sectateurs de Bardesane, lesquels admettaient deux dieux, dont l’un a créé la lumière et l’autre les ténèbres, et fils d’un oculiste esprit fort, qui, pour échapper aux griffes de l’inquisition dont soixante-dix de ses amis venaient de tomber les victimes, avait cherché un asile à Jérusalem où il enseignait en secret les sciences occultes tout en affectant la piété et un grand zèle pour les prétentions des Chiites, Abdallâh ibn-Maimoun devint, sous la direction de son père, non-seulement un prestigiateur habile et un savant oculiste, mais encore un grand connaisseur de tous les systèmes théologiques et philosophiques. A l’aide de ses prestiges, il essaya d’abord de se faire regarder comme prophète; mais cette tentative n’ayant pas réussi, il conçut peu à peu un projet plus vaste.

Relier dans un même faisceau les vaincus et les conquérants; réunir dans une même société secrète, dans laquelle il y aurait plusieurs degrés d’initiation, les libres penseurs, qui ne voyaient dans la religion qu’un frein pour le peuple, et les bigots de toutes les sectes; se servir des croyants pour faire régner les incrédules, et des conquérants pour bouleverser l’empire qu’ils avaient fondé; se former enfin un parti nombreux, compact et rompu à l’obéissance, qui, le moment venu, donnerait le trône, sinon à lui-même, du moins à ses descendants, telle fut l’idée dominante d’Abdallâh ibn-Maimoun, idée bizarre et audacieuse, mais qu’il réalisa avec un tact étonnant, une adresse incomparable et une connaissance profonde du cœur humain.

Les moyens qu’il employa étaient calculés avec une fourberie diabolique. En apparence il était Ismaëlien. Cette secte semblait condamnée à s’éteindre faute d’un chef: il lui inspira une nouvelle vie en lui en promettant un. «Jamais, disait-il, le monde n’a été et ne sera privé d’un imâm. Quiconque est imâm, son père et son aïeul l’ont été avant lui, et ainsi de suite, en remontant jusqu’à Adam; le fils de l’imâm est aussi imâm, et son petit-fils, et ainsi de suite, jusqu’à la fin des siècles. Il n’est pas possible que l’imâm meure, sinon après qu’il lui sera né un fils, qui sera imâm après lui. Mais l’imâm n’est pas toujours visible. Quelquefois il se manifeste, et d’autres fois il reste caché, comme le jour et la nuit, qui se suivent l’un l’autre. Dans une époque où l’imâm se manifeste, sa doctrine reste cachée. Lorsque, au contraire, il demeure caché, sa doctrine est révélée, et ses missionnaires se montrent au milieu des mortels6.» A l’appui de cette doctrine, Abdallâh citait des passages du Coran. Elle lui servait à tenir en éveil les espérances des Ismaëliens, qui acceptèrent l’idée que l’imâm se cachait, mais qu’il paraîtrait bientôt pour faire régner l’ordre et la justice sur la terre. Dans sa pensée intime, toutefois, Abdallâh méprisait cette secte, et son prétendu attachement à la famille d’Alî n’était qu’un moyen de réaliser ses projets. Persan au fond du cœur, il comprenait Alî, ses descendants et les Arabes en général dans le même anathème. Il sentait fort bien (et en ceci il ne se trompait pas) que si un Alide eût réussi à fonder un empire en Perse, comme les Persans l’auraient voulu, ceux-ci n’y auraient rien gagné, et il recommandait à ses affidés de tuer sans pitié tous les descendants d’Alî qui tomberaient en leur pouvoir7. Aussi n’était-ce pas parmi les Chiites qu’il cherchait ses véritables soutiens, mais parmi les Guèbres, les Manichéens, les païens de Harrân et les partisans de la philosophie grecque8; à ceux-là seulement on pouvait se fier, à ceux-là seulement on pouvait dire peu à peu le dernier mot du mystère, en leur révélant que les imâms, les religions et la morale n’étaient qu’une imposture, une farce. Les autres hommes, les ânes comme disait Abdallâh, n’étaient pas capables de comprendre de telles doctrines. Cependant, pour arriver au but qu’il se proposait, il ne dédaignait nullement leur concours; il le briguait au contraire, mais en prenant soin de n’initier les âmes croyantes et timides qu’aux premiers degrés de la secte. Ses missionnaires, auxquels il avait inculqué que leur premier devoir était de dissimuler leurs véritables sentiments et de s’accommoder aux idées de ceux à qui ils s’adressaient, se présentaient sous mille formes diverses, et parlaient, pour ainsi dire, à chacun dans une langue différente. Ils captivaient la masse ignorante et grossière par des tours de prestigiateur qu’ils faisaient passer pour des miracles, ou par des discours énigmatiques qui excitaient la curiosité. Vis-à-vis des dévots, ils se paraient du masque de la vertu et de la dévotion. Mystiques avec les mystiques, ils leur expliquaient le sens intérieur des choses extérieures, les allégories, et le sens allégorique des allégories elles-mêmes. Exploitant les calamités de l’époque et les vagues espérances d’un avenir meilleur que nourrissaient toutes les sectes, ils promettaient aux musulmans l’arrivée prochaine du Mahdî annoncé par Mahomet, aux juifs celle du Messie, aux chrétiens celle du Paraclet. Ils s’adressaient même aux Arabes orthodoxes ou sonnites, les plus difficiles à gagner parce que leur religion était la religion dominante, mais dont ils avaient besoin pour se mettre à l’abri des soupçons et des poursuites de l’autorité, et des richesses desquels ils voulaient se servir. On flattait d’abord l’orgueil national de l’Arabe en lui disant que tous les biens de la terre appartenaient à sa nation, les Persans n’étant nés que pour l’esclavage, et l’on tâchait de gagner sa confiance en faisant parade d’un profond mépris pour l’argent et d’une grande piété; puis, cette confiance une fois obtenue, on le brisait à force de le surcharger de prières jusqu’à ce qu’il devînt perinde ac cadaver; après quoi on lui persuadait aisément qu’il devait soutenir la secte par des dons pécuniaires et lui laisser par son testament tout ce qu’il possédait9.

Ainsi une foule de gens de diverses croyances travaillaient ensemble à une œuvre dont le but n’était connu que d’un fort petit nombre. Cette œuvre avançait, mais lentement. Abdallâh savait que lui-même n’en verrait pas l’accomplissement10; mais il recommanda à son fils Ahmed, qui lui succéda comme grand-maître, de la continuer. Sous Ahmed et ses successeurs, la secte se propagea rapidement, et ce qui y contribua surtout, c’est qu’un grand nombre d’individus de l’autre branche des Chiites se joignirent à elle. Cette branche, comme nous l’avons dit, reconnaissait pour imâms les descendants de Mousâ, le second fils de Djafar le Véridique; mais lorsque le douzième, Mohammed, eut disparu, à l’âge de douze ans, dans un souterrain où il était entré avec sa mère (879), et que ses partisans, les Duodécimains comme on les appelait, se furent lassés d’attendre sa réapparition, ils se laissèrent facilement enrôler parmi les Ismaëliens, qui possédaient sur eux l’avantage d’avoir un chef vivant et prêt à se faire connaître, dès que les circonstances le lui permettraient.

En 884, un missionnaire ismaëlien, Ibn-Hauchab, qui auparavant avait été Duodécimain, commença à prêcher ouvertement dans le Yémen. Il se rendit maître de Canâ, et envoya des missionnaires dans presque toutes les provinces de l’empire. Deux d’entre eux allèrent labourer, selon l’expression des Chiites, le pays des Ketâmiens, dans la province actuelle de Constantine, et quand ils furent morts, Ibn-Hauchab les remplaça par un de ses disciples, nommé Abou-Abdallâh.

Actif, hardi, éloquent, plein de finesse et de ruse, sachant d’ailleurs s’accommoder à l’esprit borné des Berbers, Abou-Abdallâh était parfaitement propre à la tâche qu’il allait remplir, bien que tout porte à croire qu’il ne connaissait que les degrés inférieurs de la secte, car même les missionnaires ignoraient parfois son véritable but11. Il se mit d’abord à enseigner les enfants des Ketâmiens et s’appliqua à gagner la confiance de ses hôtes; puis, quand il se crut sûr de son fait, il jeta le masque, se déclara Chiite et précurseur du Mahdî, et promit aux Ketâmiens les biens de ce monde et de l’autre s’ils voulaient prendre les armes pour la sainte cause. Séduits par les discours mystiques du missionnaire, et plus encore peut-être par l’appât du pillage, les Ketâmiens se laissèrent aisément persuader; et comme leur tribu était alors la plus nombreuse et la plus puissante de toutes, celle d’ailleurs qui avait su le mieux conserver son antique indépendance et son esprit martial, leurs succès furent extrêmement rapides. Après avoir enlevé toutes ses villes au dernier prince de la dynastie des Aghlabides, laquelle avait régné pendant plus d’un siècle, ils le forcèrent de s’enfuir de sa résidence avec tant de précipitation qu’il n’eut pas même le temps d’emmener sa maîtresse. Alors Abou-Abdallâh porta le Mahdî sur le trône (909). C’était le grand-maître de la secte, Saîd, un descendant d’Abdallâh l’oculiste, mais qui se donnait pour un descendant d’Alî et qui se faisait appeler Obaidallâh. Devenu calife, ce fondateur de la dynastie des Fatimides cacha soigneusement ses véritables principes. Peut-être eût-il mis plus de franchise dans ses procédés, si un autre pays, la Perse par exemple, eût été le théâtre de son triomphe; mais comme il devait le trône à une horde à demi barbare et qui ne comprenait rien à des spéculations philosophiques, force lui fut, non-seulement de dissimuler lui-même, mais encore de contenir les membres avancés de la secte, qui compromettaient son avenir par des hardiesses intempestives12. Aussi le vrai caractère de la secte ne se montra-t-il au grand jour qu’au commencement du XIe siècle, alors que le pouvoir des Fatimides était établi si solidement qu’ils n’avaient plus rien à craindre, et que, grâce à leurs nombreuses armées et leurs immenses richesses, ils pouvaient faire bon marché même des prétendus droits de leur naissance13. Dans l’origine, au contraire, les Ismaëliens ne se distinguèrent des autres sectes musulmanes que par leur intolérance et leur cruauté. De pieux et savants faquis furent fouettés, mutilés ou crucifiés, parce qu’ils avaient parlé avec respect des trois premiers califes14, oublié une formule chiite, ou prononcé un fetfa selon le code de Mâlic. On exigeait des convertis une soumission à toute épreuve. Sous peine d’être égorgé comme un mécréant, le mari devait souffrir qu’on déshonorât sa femme en sa présence, après quoi il était obligé de se laisser souffleter et cracher au visage. Obaidallâh, il faut le dire à son honneur, tâchait parfois de réprimer la rage brutale de ses soldats, mais rarement il y réussissait. Ses sectaires, qui ne voulaient pas, disaient-ils, d’un Dieu invisible, le déifiaient volontiers, conformément aux idées des Persans, qui enseignaient l’incarnation de la Divinité dans la personne du monarque; mais c’était à la condition qu’il leur permettrait de faire tout ce qu’ils voudraient. Rien n’égale les horreurs que ces barbares commirent dans les villes conquises. A Barca, leur général fit couper en morceaux et rôtir quelques habitants de la ville; puis il en força d’autres à manger de cette chair; enfin, il fit jeter ces derniers dans le feu. Plongés dans une stupeur muette et ne croyant plus à une providence réglant les destinées humaines, les malheureux Africains ne mettaient leurs espérances qu’au delà de la tombe. «Puisque Dieu tolère tout cela, dit un pamphlétaire de l’époque15, il est clair qu’à ses yeux ce bas monde est trop méprisable pour qu’il daigne s’en occuper! Mais le jour dernier arrivera et alors Dieu jugera!»

Par leurs prétentions à la monarchie universelle, les Fatimides étaient dangereux pour tous les Etats musulmans, mais ils l’étaient surtout pour l’Espagne. De bonne heure ils avaient jeté leur dévolu sur ce riche et beau pays. A peine en possession des Etats des Aghlabides, Obaidallâh avait déjà entamé une négociation avec Ibn-Hafçoun, et ce dernier l’avait reconnu pour son souverain. Cette singulière alliance n’avait abouti à rien; mais les Fatimides ne s’étaient pas laissé rebuter. Leurs espions parcouraient la Péninsule en tous sens, sous le prétexte d’affaires de commerce, et l’on peut se former une idée de ce qu’ils rapportaient à leurs maîtres, quand on lit ce que l’un d’entre eux, Ibn-Haucal, écrivit dans la relation de ses voyages. A peine a-t-il commencé à parler de l’Espagne, qu’il s’exprime de cette manière16: «Ce qui étonne le plus les étrangers qui arrivent dans cette Péninsule, c’est qu’elle appartient encore au souverain qui y règne, car les habitants du pays sont des gens sans fierté et sans esprit; ils sont lâches, ils montent fort mal à cheval, ils sont tout à fait incapables de se défendre contre de bons soldats, et d’un autre côté, nos maîtres (que Dieu les bénisse!) savent fort bien ce que vaut ce pays, combien il rapporte en impôts, et quelles en sont les beautés et les délices.»

Que si les Fatimides réussissaient à mettre le pied sur le sol de l’Andalousie, il était certain qu’ils y trouveraient des partisans. L’idée de l’apparition prochaine du Mahdî s’était répandue en Espagne comme dans tout le reste du monde musulman. Déjà dans l’année 901, comme nous le raconterons plus tard, un prince de la maison d’Omaiya s’était attribué le rôle du Mahdî que l’on attendait; et dans un livre écrit une vingtaine d’années avant la fondation du califat fatimide17, on trouve une prédiction faite par le célèbre théologien Abdalmélic ibn-Habîb (+ 853), selon laquelle un descendant de Fatime viendrait régner en Espagne, conquerrait Constantinople (ville que l’on considérait encore comme la métropole du christianisme), tuerait tous les chrétiens mâles de Cordoue et des provinces voisines, et vendrait leurs femmes et leurs enfants, de sorte que l’on pourrait se procurer un garçon pour un fouet, et une jeune fille pour un éperon. Comme d’ordinaire, c’étaient surtout les gens des basses classes de la société qui croyaient à ces sortes de prophéties; mais même parmi les gens bien élevés, et notamment parmi les libres penseurs, les Fatimides auraient peut-être trouvé des adhérents. La philosophie avait pénétré en Espagne sous le règne de Mohammed, le cinquième sultan omaiyade18; mais on y voyait les philosophes de mauvais œil, car on y était beaucoup plus intolérant qu’en Asie, et les théologiens andalous, qui avaient fait le voyage d’Orient, ne parlaient qu’avec une sainte horreur de la tolérance des Abbâsides, et surtout de ces réunions de savants de toutes les religions et de toutes les sectes, où l’on disputait sur des questions métaphysiques en mettant de côté toute révélation, et où les musulmans mêmes tournaient parfois le Coran en ridicule19. Le peuple détestait les philosophes, qu’il traitait d’impies, et les brûlait ou les lapidait très-volontiers20. Les libres penseurs étaient donc forcés de dissimuler leurs sentiments, et naturellement cette contrainte leur pesait. Ne seraient-ils pas prêts à appuyer une dynastie dont les principes étaient conformes aux leurs? Il était permis de le croire, et les Fatimides, ce semble, en jugeaient ainsi; il nous paraît même qu’ils tâchèrent de fonder une loge en Espagne, et qu’à cet effet ils se servirent du philosophe Ibn-Masarra. Cet Ibn-Masarra était un panthéiste de Cordoue, qui avait surtout étudié les traductions de certains livres grecs que les Arabes attribuaient à Empédocle. Forcé de quitter sa patrie parce qu’on l’avait accusé d’impiété, il s’était mis à parcourir l’Orient, où il s’était familiarisé avec les doctrines des différentes sectes, et où il semble s’être affilié à la société secrète des Ismaëliens. Ce qui nous porte à le supposer, c’est la manière dont il se conduisit après son retour en Espagne, car alors, au lieu d’exposer ouvertement ses opinions, comme il l’avait fait dans sa jeunesse, il les cachait et faisait parade d’une grande dévotion, d’une austérité extrême; les chefs de la société secrète, nous le croyons du moins, lui avaient enseigné qu’il fallait attirer et séduire les gens par les dehors de l’orthodoxie et de la piété. Grâce au masque qu’il avait pris, grâce aussi à son éloquence entraînante, il sut tromper le vulgaire et attirer à ses leçons un grand nombre de disciples, qu’il conduisait lentement et pas à pas, de la foi au doute, et du doute à l’incrédulité; mais il ne réussit pas à duper le clergé, qui, justement alarmé, fit brûler, non pas le philosophe lui-même (Abdérame III ne l’aurait pas permis), mais ses livres21.

Au reste, qu’Ibn-Masarra ait été ou non un émissaire des Ismaëliens (car il n’existe pas de témoignage formel à cet égard), toujours est-il que les Fatimides ne négligeaient aucun moyen pour se former un parti en Espagne, et que, jusqu’à un certain point, ils y réussirent22. Leur domination aurait été sans doute un bienfait pour les libres penseurs, mais elle aurait été un terrible fléau pour les masses, et particulièrement pour les chrétiens. Une phrase froidement barbare du voyageur Ibn-Haucal montre ce que ces derniers avaient à attendre de la part des fanatiques Ketâmiens. Après avoir remarqué que les chrétiens, qu’il trouva établis par milliers dans un grand nombre de villages, avaient souvent causé bien de l’embarras au gouvernement quand ils s’étaient mis en insurrection, Ibn-Haucal propose un moyen fort expéditif pour les mettre dorénavant dans l’impuissance de nuire: c’est de les exterminer jusqu’au dernier. Une telle mesure serait à ses yeux excellente, et la seule objection qui se présente à son esprit, c’est qu’il faudrait beaucoup de temps pour l’exécuter. Ce n’était donc, après tout, qu’une question de temps! Les Ketâmiens, on le voit, auraient réalisé à la lettre la prédiction d’Abdalmélic ibn-Habîb.

Voilà quel péril menaçait l’Espagne arabe du côté du Midi; celui auquel elle était exposée du côté du Nord, où le royaume de Léon grandissait de jour en jour, était plus grave encore.

Rien de plus humble que l’origine du royaume de Léon. Au VIIIe siècle, alors que la province qu’ils habitaient s’était déjà soumise aux musulmans, trois cents hommes, commandés par le brave Pélage, avaient trouvé un asile dans les hautes montagnes de l’est des Asturies. Une grande caverne leur servait de demeure. C’était celle de Covadonga. Fort élevée au-dessus du sol (on y monte aujourd’hui au moyen d’une espèce d’escalier de quatre-vingt-dix marches), elle se trouve dans un énorme rocher, au fond d’une vallée tortueuse, profondément ravinée par un torrent, et si étroitement resserrée entre deux chaînes de rochers fort escarpés, qu’un homme à cheval peut à peine y pénétrer23. Une poignée de braves pouvait donc aisément s’y défendre, même contre des forces très-supérieures. C’est ce que firent les Asturiens; mais leur existence était bien misérable, et quelques-uns de ses compagnons s’étant rendus, et d’autres étant morts faute de vivres, il y eut un instant où Pélage n’avait autour de lui que quarante personnes, parmi lesquelles se trouvaient dix femmes, et qui n’avaient pour toute nourriture que le miel que les abeilles déposaient dans les fentes du rocher. Alors les musulmans les laissèrent en paix, en se disant qu’après tout une trentaine d’hommes n’étaient pas à craindre, et que ce serait peine perdue que de s’aventurer pour eux dans cette dangereuse vallée, où tant de braves avaient déjà trouvé une mort sans gloire24. Grâce à ce répit, Pélage put renforcer sa bande, et plusieurs fugitifs s’étant unis à lui, il reprit l’offensive et se mit à faire des incursions sur les terres des musulmans. Voulant mettre un terme à ces déprédations, le Berber Monousa, qui était alors gouverneur des Asturies, envoya contre lui un de ses lieutenants, nommé Alcama. Mais l’expédition d’Alcama fut fort malheureuse: ses soldats essuyèrent une terrible défaite et lui-même fut tué. Le succès obtenu par la bande de Pélage enhardit les autres Asturiens; ils s’insurgèrent, et alors Monousa, qui n’avait pas assez de troupes pour réprimer cette révolte et qui craignait de se voir couper la retraite, abandonna Gijon, sa résidence, en prenant la route de Léon; mais à peine eut-il fait sept lieues qu’il fut attaqué à l’improviste, et quand il fut arrivé à Léon après avoir essuyé une perte très-considérable, ses soldats, entièrement découragés, refusèrent de retourner dans les âpres montagnes qui avaient été témoins de leurs malheurs25.

Ayant ainsi secoué le joug de la domination étrangère, les Asturiens virent, quelque temps après, accroître leur puissance. Du côté de l’est, leur province confinait avec le duché de Cantabrie, qui n’avait point été soumis par les musulmans; et quand Alphonse qui y régnait et qui avait épousé la fille de Pelage, monta sur le trône des Asturies, les forces des chrétiens se trouvèrent presque doublées. Dès lors ils songèrent naturellement à refouler les conquérants encore davantage vers le Midi. Les circonstances leur vinrent en aide. Les Berbers, qui formaient la majorité de la population musulmane dans presque tout le Nord, embrassèrent les doctrines des non-conformistes, se mirent en insurrection contre les Arabes et les chassèrent; mais s’étant mis en marche contre le Midi, ils furent battus à leur tour et traqués comme des bêtes fauves. Déjà décimés par le glaive, ils le furent encore bien davantage par l’horrible famine qui, à partir de l’année 750, ravagea l’Espagne pendant cinq années consécutives. La plupart résolurent alors de quitter l’Espagne et d’aller rejoindre leurs contribules qui demeuraient sur la côte d’Afrique. Profitant de cette émigration, les Galiciens s’insurgèrent en masse contre leurs oppresseurs dès l’année 751, et reconnurent Alphonse pour leur roi. Secondés par lui, ils massacrèrent un grand nombre de leurs ennemis et forcèrent les autres à se retirer sur Astorga. Dans l’année 753(4), les Berbers durent se retirer encore davantage vers le Midi. Ils évacuèrent Braga, Porto et Viseu, de sorte que toute la côte, jusqu’au delà de l’embouchure du Duero, se trouva affranchie du joug. Reculant toujours et ne pouvant se maintenir ni à Astorga, ni à Léon, ni à Zamora, ni à Ledesma, ni à Salamanque, ils se replièrent sur Coria, ou même sur Mérida. Plus à l’est, ils abandonnèrent Saldaña, Simancas, Ségovie, Avila, Oca, Osma, Miranda sur l’Ebre, Cenicero et Alesanco (tous les deux dans la Rioja). Les principales villes frontières du pays musulman furent dès lors, de l’ouest à l’est: Coïmbre sur le Mondego, Coria, Talavera et Tolède sur le Tage, Guadalaxara, Tudèle et Pampelune.

Ainsi la guerre civile et la terrible famine de 750 avaient affranchi une grande partie de l’Espagne de la domination musulmane, qui n’y avait duré qu’une quarantaine d’années. Mais Alphonse profita peu des avantages qu’il avait obtenus. Il parcourut le pays abandonné et passa au fil de l’épée les musulmans, peu nombreux sans doute, qu’il y trouva; mais n’ayant ni assez de serfs pour faire cultiver un pays aussi étendu, ni assez d’argent pour rebâtir les forteresses que les musulmans avaient toutes démantelées ou détruites avant leur départ, il ne put songer à en prendre possession et emmena avec lui les indigènes lorsqu’il retourna dans ses Etats. Il n’occupa que les districts les plus rapprochés de ses anciens domaines. C’étaient la Liébana (c’est-à-dire le sud-ouest de la province de Santander), la Vieille-Castille (nommée alors la Bardulie), la côte de la Galice et peut-être la ville de Léon. Tout le reste ne fut longtemps qu’un désert qui formait une barrière naturelle entre les chrétiens du Nord et les musulmans du Midi26.

Mais ce qu’Alphonse Ier n’avait pu faire, ses successeurs le firent. Presque toujours en guerre contre les Arabes, ils firent de Léon leur capitale et rebâtirent peu à peu les villes et les forteresses les plus importantes. Dans la seconde moitié du IXe siècle, alors que presque tout le Midi était en insurrection contre le sultan, ils reculèrent les bornes de leur Etat jusqu’au Duero, où ils élevèrent quatre places fortes, Zamora, Simancas, San Estevan de Gormaz et Osma, lesquelles formaient contre les musulmans une barrière presque infranchissable, tandis que le vaste mais triste et stérile pays qui s’étend entre le Duero et le Guadiana, n’appartenait ni aux Léonais, ni aux Arabes; on se le disputait encore27. Du côté de l’ouest, les Léonais étaient plus rapprochés de leurs ennemis naturels, attendu que leurs frontières s’y étendaient jusqu’au delà du Mondego28. Mais ces frontières, ils les dépassaient maintefois. Profitant de la faiblesse du sultan, ils poussaient des expéditions hardies jusqu’au delà du Tage et du Guadiana29, et les tribus, pour la plupart berbères, qui demeuraient entre ces deux fleuves, pouvaient d’autant moins leur résister, qu’elles étaient le plus souvent en guerre entre elles30. Force leur était donc de s’humilier devant les chrétiens et de se racheter du pillage.

1.Djowainî, traduction de M. Defrémery, dans le Journ. asiat., Ve série, t. VIII, p. 363, 364.
2.Chwolsohn, Die Ssabier und der Ssabismus, t. I, p. 283-291.
3.Comparez le passage du Fihrist cité par M. Chwolsohn, t. I, p. 289.
4.Weil, t. II, p. 107.
5.Macrîzî, dans le Journ. asiat., IIIe série, t. II, p. 134.
6.Djowainî, dans le Journ. asiat., Ve série, t. VIII, p. 364, 365.
7.De Sacy, Exposé de la religion des Druzes, Introduction, p. CLXIV.
8.Voir de Sacy, p. CXLIX-CLIII.
9.De Sacy, p. CXII, CLIII-CLVI.
10.De Sacy, p. CLXII.
11.Voir de Sacy, p. CXIX.
12.Voir Arîb, t. I, p. 190.
13.Le calife Moïzz, interrogé sur les preuves de la parenté qui l’unissait au gendre du Prophète, répondit fièrement, en tirant à moitié son épée du fourreau: «Voilà ma généalogie!» Puis, répandant à pleines mains les pièces d’or sur les assistants, il ajouta: «Voilà mes preuves!» Tous protestèrent que cette démonstration leur paraissait incontestable. Journ. asiat., IIIe série, t. III, p. 167.
14.Obaidallâh faisait maudire, dans les prières publiques, tous les compagnons de Mahomet, à l’exception d’Alî et de quatre autres.
15.Apud Ibn-Adhârî, t. I, p. 295.
16.Man. de Leyde, p. 39.
17.Tarîkh Ibn-Habîb, p. 160.
18.Çâid de Tolède, fol. 246 r.
19.Voyez Homaidî, fol. 47 r. et v. J’ai donné une traduction de ce passage dans le Journ. asiat., Ve série, t. II, p. 93. Comparez aussi sur les réunions dont il est question dans le texte, Abou-’l-mahâsin, t. I, p. 420, 421, et Masoudî, apud Chwolsohn, t. II, p. 622.
20.Maccarî, t. I, p. 136.
21.Voyez sur Ibn-Masarra (883-931) le Tarîkh al-hocamâ (apud Amari, Biblioteca Arabo-Sicula, p. 614, 615), Ibn-Khâcân, Matmah, L. II, c. 11 (ce chapitre se trouve aussi chez Maccarî, t. II, p. 376), Homaidî, fol. 27 r., et Ibn-Hazm, apud Maccarî, t. II, p. 121. Le célèbre Zobaidî écrivit un livre pour réfuter les opinions de ce philosophe (Ibn-Khallicân, Fasc. VII, p. 61).
22.Abdérame III, comme nous le raconterons plus loin, fit décapiter un prince de sa famille à cause de ses opinions chiites.
23.Moralès, qui écrivait sa Corónica general au XVIe siècle, donne une description détaillée et fort pittoresque de cette vallée et de cette caverne (t. III, fol. 3 et 4).
24.Maccarî, t. II, p. 9, 10, 671, 672.
25.Les chroniqueurs espagnols, qui ont fort exagéré l’importance des succès remportés par Pélage, prétendent aussi que Monousa fut tué pendant sa retraite. Il est certain au contraire que ce général survécut plusieurs années à sa déroute et qu’il mourut en Cerdagne. Voyez Isidore, c. 58, et comparez Ibn-Adhârî, t. II, p. 27, l. 15.
26.Voyez mes Recherches, t. I, p. 126 et suiv.
27.Chez Ahmed ibn-abî-Yacoub, qui écrivait vers l’année 890, Mérida (sur le Guadiana) est une ville frontière. Voyez de Goeje, Specimen liter. exhibens descriptionem al-Magribi, p. 16, l. 1-3 du texte arabe.
28.Voir Mon. Sil., c. 42 à la fin, et Chron. Conimbr. II.
29.Chron. Albeld., c. 64. L’expression: castra de Nepza, dont se sert ce chroniqueur, signifie les châteaux de la tribu berbère de Nefza, laquelle habitait entre Truxillo et le Guadiana; voyez Ibn-Haiyân, fol. 99 r., et 101 v.
30.Ibn-Haiyân, fol. 99 r.
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Ilmumiskuupäev Litres'is:
11 august 2017
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