Loe raamatut: «Histoire des Plus Célèbres Amateurs Étrangers»
AVERTISSEMENT
Il y a dix ans, me trouvant à Rome pour y passer l'hiver, l'idée me vint, en admirant les fresques de Raphaël, de faire des recherches sur sa vie intime. Je fus ainsi amené à étudier ses relations avec Balthasar Castiglione, son meilleur ami. Ayant communiqué ce travail à quelques artistes, aussi distingués par le talent que par leur connaissance de l'histoire de l'art, ils voulurent bien m'engager à le continuer; et c'est par suite de leurs encouragements que j'ai successivement publié l'Histoire des plus célèbres amateurs italiens et français.
Aujourd'hui, j'offre au public le cinquième et dernier volume de cette histoire, contenant celle des plus célèbres amateurs espagnols, anglais, flamands, hollandais et allemands.
Je n'ignore pas tout ce qui me manque pour être à la hauteur d'un si vaste sujet; mais j'ai l'espoir que les véritables amis de l'art, tant en France qu'à l'étranger, en considération de ce que j'ai le premier ouvert cette route, voudront bien redresser les erreurs et les omissions que j'ai pu commettre.
Ce n'est pas sans un vif regret que je vois arriver la fin de ces recherches, qui ont rempli la meilleure part de ma vie. Mais, quel que soit le sort réservé à cet ouvrage, je remercie Dieu de m'en avoir envoyé l'idée; car je dois à ces attachantes études de mieux comprendre les œuvres de l'art, de connaître les hommes qui, depuis la Renaissance, les ont aimées et encouragées, et d'estimer le caractère des principaux maîtres à l'égal de leur génie.
Puiseaux (Loiret), 15 octobre 1859.
AMATEURS ESPAGNOLS
PHILIPPE II
GIO. BAT. CASTALDI; FRANC. VARGAS; ANT. DI LEVA; LE DUC D'ALBE; LES MARQUIS DE PESCAIRE ET DEL VASTO; LES CARDINAUX DE GRANVELLE ET PACHECO
DON DIEGO HURTADO DE MENDOZA 1
1500 – 1575
CHAPITRE PREMIER
La conquête de l'Italie inspire le goût des arts aux grands seigneurs espagnols. – Préférence qu'ils accordent à l'école vénitienne. – Philippe II, G. Ferez et le Titien. – Tableaux de ce maître pour G. B. Castaldi, F. Vargas, Ant. di Leva, le duc d'Albe, les marquis de Pescaire et del Vasto, les cardinaux de Granvelle et Pacheco.
1500 – 1564
Si la vue des chefs-d'œuvre de Léonard de Vinci, exposés à Milan, suffit pour inspirer à François Ier la résolution d'attirer en France l'illustre peintre de la Cène, les voyages de Charles-Quint dans la même ville, en Toscane, à Bologne et dans les États de Venise, ne furent pas moins favorables à l'introduction de l'art italien en Espagne. Que le puissant empereur et roi ait voulu imiter l'exemple de son rival, ou, ce qui nous paraît plus naturel et plus probable, qu'il n'ait fait que céder à un sentiment d'admiration pour le beau, toujours est-il qu'il s'attacha désormais à rehausser la gloire de son règne par l'éclatante protection qu'il accorda aux artistes et à leurs œuvres. Restés maîtres de l'Italie après la bataille de Pavie et le sac de Rome, les principaux chefs de l'armée et du gouvernement espagnol à Milan, à Naples, en Toscane, furent bientôt aussi gagnés aux arts par la vue des œuvres merveilleuses des différentes écoles italiennes. Mais parmi ces écoles, il en est une que les grands seigneurs espagnols, à l'imitation de leur roi, prirent en une affection singulière, c'est celle des coloristes vénitiens, la plus attrayante de toutes. Ce qu'il y a de singulier, c'est que, parmi toutes les villes d'Italie, Venise fut la seule qui sut conserver son indépendance, et n'ouvrit ni ses canaux, ni ses lagunes aux conquérants. Néanmoins, bien que Milan, Florence et Rome étalassent des fresques et des peintures approchant peut-être encore plus de la perfection que les siennes, ce fut Venise qui conquit les conquérants espagnols, et l'on peut dire de l'école vénitienne, par rapport à l'Espagne, ce que Horace avait dit, seize siècles auparavant, de la Grèce envahie par les soldats grossiers de Mummius:
Græcia capta ferum victorem coepit, et artes
Intulit agresti Latio.
D'où vint cette prédilection de Charles-Quint et des nobles Castillans en faveur de l'art vénitien, qui leur fit préférer les maîtres de la couleur, et en particulier le grand Titien, à Léonard de Vinci, Michel-Ange, Raphaël, André del Sarto, et tant d'illustres artistes des autres écoles? En étudiant l'histoire de l'art à cette époque, on est amené à reconnaître que cette admiration presque exclusive accordée par les Espagnols aux peintres de Venise est due à une seule cause: le crédit dont jouissait l'Arétin auprès de Charles-Quint et des principaux seigneurs de sa cour. On sait que le Fléau des rois n'omit aucun éloge, aucune flatterie pour gagner et conserver les bonnes grâces du tout-puissant monarque. Lié avec le Titien, le Sansovino, le Tintoret et beaucoup d'autres, ce fut lui qui leur ménagea l'accès des faveurs impériales. Nous avons raconté ailleurs2 cette influence de l'Arétin et les services qu'il rendit au grand Titien lui-même. Il l'introduisit à la cour de l'empereur, l'accrédita par ses lettres auprès de sa personne, et le mit en relation avec les principaux seigneurs qui l'accompagnaient constamment dans ses voyages. Une fois admis dans l'intimité de ce prince, le peintre eut bientôt gagné lui-même ses bonnes grâces et celles de ses courtisans.
Ridolfi3, en nous transmettant l'indication des tableaux que le Titien exécuta pour Charles-Quint, a raconté, avec un patriotique orgueil, les honneurs extraordinaires que le maître absolu des Espagnes, des Pays-Bas, de l'Allemagne, de Naples et du duché de Milan, rendit publiquement à l'artiste. Mais ce qui est peut-être moins connu, et ce qui mérite tout autant d'être signalé, c'est l'amour véritable, nous oserions presque dire la passion, que le fils de l'invincible César, le sombre, le vindicatif, le fanatique Philippe II, conçut également et conserva pour les œuvres du chef de l'école de Venise. Le Titien avait fait son portrait, alors qu'il n'était encore que l'héritier présomptif du trône d'Espagne, et un poëte du temps, ami de l'artiste, qui avait changé sur le Parnasse son nom de Gio. Maria Verdizotti, en celui plus classique de Partenio, célébra ce portrait dans le sonnet suivant:
Quel intento di magno e di sincero,
Che al gran Filippo in l'aere sacro splende,
Mentre il valore il di lui petto accende
Col fasto de la gloria, e del'impero.
Quel non so che terribilmente altero
Che natura, che 'l fa sol vede e intende
Nel guardo, che gli affige v'si comprende
Il mondo esser minor del suo pensiero.
Quel proprio in carne di color vitale
Tiziano esprime, e da l'esempio move
In gesto bel di maesta reale.
Pare che'l ciel con maraviglie nove
Gli sparga intorno ogni poter fatalo
Come a nato di Cesare et di Giove4.
Ces derniers vers expriment bien l'effet produit par le portrait de Philippe II. Le Titien seul pouvait rendre fidèlement l'expression singulière de cette physionomie impénétrable, qui cachait si bien, comme le dit le poëte, l'exercice d'un pouvoir inexorable, et tenant de la fatalité des anciens.
Devenu roi, le fils de Charles-Quint n'oublia pas le peintre. Comme son père, il s'empressa de rechercher ses œuvres, en lui confirmant l'assurance de sa protection royale et la continuation de ses honneurs et de ses pensions. Un des premiers tableaux que le Titien fit pour Philippe II, après l'abdication de Charles-Quint, fut Jésus-Christ dans le jardin des Oliviers, et, peu après, le même descendu de la croix et reposant sur le sein de sa mère. Il reçut ensuite du roi plusieurs commandes, tant de sujets de dévotion, que de compositions tirées de la mythologie, ou, comme on les appelait alors, des poésies. À l'occasion de ces tableaux, Philippe II écrivit de sa main, à l'artiste, la lettre suivante5:
«Don Philippe, par la grâce de Dieu, roi d'Espagne, des Deux-Siciles, de Jérusalem, etc.
«Notre amé, j'ai reçu votre lettre du 19 du mois passé, et j'ai été satisfait d'apprendre que vous aviez terminé les deux poésies: l'une de Diane au bain et l'autre de Calisto. Et pour qu'il n'arrive pas à ces tableaux le même accident qui est arrivé à votre peinture du Christ, j'ai consenti à ce qu'ils soient dirigés sur Gênes, pour que de là ils me soient envoyés en Espagne. J'en donne avis à Garcia Hernandès: vous les lui adresserez, et ferez en sorte qu'ils voyagent en bon état dans leurs caisses, et qu'ils soient emballés de manière qu'ils ne puissent pas être abîmés en route. À cet effet, il sera bien que vous, qui vous y entendez, vous les arrangiez vous-même de votre main; car ce serait une grande perte s'ils venaient à être endommagés. Bien que je me sois beaucoup réjoui de ce que vous soyez sur le point de terminer le Christ dans le jardin (des Oliviers), et les deux autres poésies que vous me dites avoir commencées, je serais encore plus satisfait si vous consentiez à me faire un autre tableau du Christ mort au tombeau, semblable à celui qui s'est perdu, parce que je ne voudrais pas être privé d'un si bel ouvrage. Je vous suis reconnaissant de la diligence que vous avez mise à exécuter ces œuvres, que je tiens, comme de raison, pour être de votre main, et je regrette qu'on n'ait pas exécuté l'ordre que j'avais donné de vous en payer le prix, soit à Milan, soit à Gênes. Je viens présentement de faire écrire de nouveau à ce sujet, et je me tiens pour assuré que cette fois on ne manquera pas de se conformer à ma volonté. – De Gand, le 13 de juillet 1558. —Moi, le Roi.– Et, plus bas, G. Perez.»
Lorsque ces tableaux furent parvenus à Philippe II, il en fut si satisfait, qu'il fit écrire le 25 décembre 1558, du couvent de Grunendal, près de Gand, où il se trouvait alors, au gouverneur du duché de Milan, pour lui ordonner de faire immédiatement payer à Titien les deux pensions que Charles-Quint lui avait octroyées, l'une en 1541, et l'autre en 1548. Par le même ordre, il recommande que le service des arrérages de ces pensions soit fait dorénavant très-exactement chaque année. Et pour que cet ordre ne fût pas considéré par le gouverneur de l'État de Milan comme une simple lettre de chancellerie, Philippe II ajouta de sa propre main les lignes suivantes:
«Vous savez déjà la satisfaction que j'éprouverai à être agréable à Titien; c'est pourquoi je vous charge spécialement de le faire payer de suite, de telle sorte qu'il n'ait plus besoin de recourir à moi pour l'exécution de ce que je viens de vous mander. —Moi, le Roi.– G. Perez.»
Avec l'impression que donne l'histoire du caractère de Philippe II, et ce qu'elle apprend de son gouvernement, on a quelque peine à croire que ce soit le même prince, promoteur ardent de l'inquisition et juge implacable de son propre fils, qui ait écrit ces deux lettres. Comment ce souverain, absorbé en apparence par la politique et la dévotion, pouvait-il trouver le temps non-seulement d'admirer les œuvres de Titien, mais de descendre à des détails tels que ceux que nous venons de rapporter? N'est-ce point chose surprenante de voir sa sollicitude pour les tableaux de ce grand maître? L'histoire, qui nous révèle ces faits, nous montre en même temps la bizarrerie de l'esprit humain; ou plutôt elle nous montre la puissance de l'art, même sur les hommes qui paraissent, à première vue, devoir rester le plus rebelles à son empire. Au milieu des plus fortes préoccupations d'un immense gouvernement, l'art, l'amour du beau s'était ouvert une place dans cette âme ardente et sombre, à côté du fanatisme religieux et de la politique, et le pinceau de Titien avait subjugué le monarque le plus puissant et le plus absolu qu'il y eût à cette époque.
Indépendamment des peintures que nous venons de citer, le maître vénitien exécuta pour Philippe II, à son grand contentement, le Martyre de saint Laurent destiné au château de l'Escurial; le Tribut de César, l'Adoration des Mages, le Christ déposé au tombeau par Joseph et Nicodème, et une Madeleine dont Ridolfi fait le plus grand éloge. «Titien, dit-il, qui connaissait tous les secrets de son art, la représenta de telle sorte, qu'elle conservait encore la langueur de sa noble condition (nobile condizione), montrant dans l'expression de son visage, dans la vérité de ses soupirs et dans l'effusion de ses larmes, comment se lamente un cœur touché du céleste amour, et qui exprime le plus vif repentir de ses fautes. Devant cette peinture, on peut bien dire que c'est la nature même qui se montre sur la toile, et que cette figure doit, à l'avenir, servir de modèle à la symétrie de l'art, comme image du beau, comme exemple aux âmes pénitentes, et enfin comme le témoignage le plus éclatant de ce que peut produire un habile pinceau, dirigé par une savante main. Cette figure, d'une beauté véritablement surnaturelle, montre l'effet de l'art qui sait animer la toile…» Après avoir rapporté une octave du cavalier Marini en l'honneur de Titien et de sa Madeleine, Ridolfi nous apprend6 que l'idée de cette peinture lui fut inspirée par une statue de femme de marbre antique. Mais, pour observer quelques effets au naturel, il se servit, comme modèle, d'une belle jeune fille, sa voisine, qui prit tellement son rôle de Madeleine au sérieux, qu'en posant avec une ardeur peu commune, les larmes lui tombaient des yeux, exprimant en même temps sur son visage ce repentir de ses fautes que le peintre a su si bien rendre. On raconte en outre que pendant qu'il était occupé à la peindre, le Titien était tellement absorbé par la contemplation de son modèle, qu'il oubliait de prendre ses repas. Le plus curieux de l'affaire, c'est qu'en adressant cette figure au roi d'Espagne, le peintre écrivit à Philippe II «qu'il lui envoyait Madeleine, à cette fin qu'avec ses larmes elle intercédât pour l'expédition des pensions qui lui avaient été assignées, et dont le payement se faisait attendre par la faute des ministres de Sa Majesté.» Le roi répondit de sa main; mais Ridolfi ne nous a conservé que la lettre de son secrétaire G. Perez, qui est ainsi conçue:
«Très-magnifique seigneur, vous verrez par la lettre incluse de Sa Majesté comme vous avez été servi, et les ordres que le roi m'a prescrit de donner au duc de Sessa et au vice-roi de Naples, pour qu'ils aient à vous payer. J'ai fait en cela ce que j'ai pu, et vous me trouverez toujours disposé à vous servir en toute circonstance. Il est juste que tout le monde s'empresse de venir en aide à un homme qui sert le roi avec tant de zèle, et qui a su constamment obtenir et conserver la haute satisfaction de Sa Majesté. Que Dieu conserve Votre Seigneurie comme il le doit. – De Barcelone, le 8 de mars 1564.»
Le seigneur G. Perez n'oubliait pas ses petits intérêts: comme son maître, il aimait les peintures de Titien, et savait se les faire offrir en échange des services qu'il rendait à l'artiste. Dans un post-scriptum, qui, comme toutes les fins de lettre, renferme sa pensée la plus chère, il ajoute discrètement: – «Quant à la figure de la très-sainte Vierge que vous dites tenir à ma disposition, je vous baise les mains; et lorsque arrivera la Cène (destinée au roi), je m'arrangerai de manière que Sa Majesté fasse en faveur de Votre Seigneurie la démonstration telle que de raison. Au service de Votre Seigneurie. – G. Perez.»
Ce tableau de la Cène fut terminé par Titien dans le courant de l'année 1564. Le peintre atteignait quatre-vingt-sept ans, mais son génie n'avait encore rien perdu de sa verve. Au dire de ses contemporains, la Cène ne le cédait à aucun de ses chefs-d'œuvre, et lui-même l'estimait à l'égal de son immortelle Assomption, qui est restée à Venise. Il apprit au roi catholique l'achèvement de cette grande composition, en ces termes: «De Venise, le 5 août 1564. – La Cène de Notre-Seigneur, que j'ai depuis longtemps promise à Votre Majesté, est maintenant, grâce à Dieu, entièrement achevée, après sept années, depuis que je l'ai commencée, d'un travail sans relâche, ayant voulu laisser à Votre Majesté, à l'extrémité si avancée de ma vie, cette dernière marque, et la plus grande, de mon très-ancien dévouement. Plaise à Dieu qu'elle semble au jugement si sûr de Votre Majesté telle que je me suis efforcé de l'exécuter avec le plus vif désir de la satisfaire!..» – Titien, revenant ensuite sur les pensions qui ne lui étaient pas payées, nonobstant tous les ordres du roi, restés sans exécution, supplie de nouveau le puissant monarque de lui faire tenir ce qu'il devait à la munificence de l'empereur Charles-Quint son père. – Cette fois, l'artiste fut plus heureux que par le passé. Philippe II, à la réception du tableau de la Cène, fut tellement transporté d'admiration, qu'il lui envoya immédiatement, grâce sans doute aux bons offices de son secrétaire G. Perez, deux mille écus de gratification, et il donna des ordres si précis à ses ministres de Milan et de Naples qu'ils s'empressèrent de lui faire payer les années arriérées de ses pensions7.
Ce tableau de la Cène, destiné au monastère de l'Escurial, y fut placé dans le réfectoire; il s'y trouve encore aujourd'hui, et il est resté dans ce palais à peu près le seul ouvrage de Titien, dont les autres tableaux ont été transportés récemment au musée royal de Madrid. Mais, soit que l'humidité du local ait nui à cette grande peinture, soit que la fumée et la vapeur des mets aient contribué à obscurcir et gâter ses brillantes couleurs, ou qu'il ait été volontairement lacéré, toujours est-il qu'il ne subsiste plus aujourd'hui que des lambeaux de cette œuvre de premier ordre.
Avant d'achever la Cène, Titien avait envoyé à Philippe II Vénus et Adonis; Andromède attachée au rocher et délivrée par Persée; Europe enlevée par Jupiter sous la forme d'un taureau; Pan et Syrinx. Il avait aussi composé pour la reine Marie le Supplice de Tantale, celui de Prométhée et celui de Sisyphe, et un autre Enlèvement d'Europe. Pour la reine de Portugal, il peignit un Christ à la colonne. Tous ces tableaux et beaucoup d'autres sont aujourd'hui au musée royal de Madrid8. C'est là qu'il faut aller admirer le génie de ce grand artiste, non moins remarquable dans ses poésies, comme disait Philippe II, que dans ses compositions tirées de l'Évangile ou de l'Écriture sainte, dans ses paysages et dans ses portraits. Il excelle dans tous les genres; sa verve est inépuisable, et la variété de ses compositions n'est pas moins surprenante que le charme brillant de son pinceau. À la vue de tant de chefs-d'œuvre, dus à l'imagination et à la main d'un seul artiste, il faut reconnaître que Charles-Quint eut bien raison de le choisir pour son peintre favori, et que Philippe II ne se montra pas moins bien inspiré en lui conservant cette préférence. Ces deux souverains ont donné, par ce choix, la preuve éclatante qu'ils se connaissaient en hommes, et que, parmi les artistes, ils savaient discerner le vrai génie. Depuis près de trois siècles, la postérité a commencé pour ces deux princes aussi bien que pour leur peintre, et l'histoire les a jugés; mais tant que dureront les toiles où le maître vénitien, avec un art qui n'appartient qu'à lui, a caractérisé leurs physionomies, leurs images vivront parmi les hommes, et, comme le dit Ridolfi dans l'épigraphe qu'il a inscrite à la tête de ses Meraviglie dell'arte, quoiqu'ils aient vécu pour mourir, ils ne sont morts que pour revivre9!
À l'exemple de leurs maîtres, la plupart des grands seigneurs espagnols qui étaient employés en Italie et en Allemagne, soit au commandement des armées, soit au gouvernement des provinces conquises, tinrent à honneur d'être dans les bonnes grâces de l'illustre chef de l'école vénitienne, et d'obtenir quelque ouvrage de son pinceau. Nous avons rapporté, dans l'Histoire des plus célèbres amateurs italiens10, qu'à son retour d'Allemagne à Venise, vers 1549, le Titien fit le portrait de l'une des maîtresses de Gio. Battista Castaldi, général espagnol, l'un des protecteurs de l'Arétin. En 1553, il exécuta celui de Francesco Vargas, ambassadeur de Charles-Quint, que le poëte Partenio a célébré dans un sonnet. Il représenta également Antonio di Leva, général des armées de l'empereur, vêtu d'un pourpoint à l'antique, et avec une large toque sur la tête; le duc d'Albe; Ferdinand-François d'Avalos, marquis de Pescaire, le mari de Vittoria Colonna, tant aimée de Michel-Ange, et Alphonse d'Avalos, son neveu, marquis del Vasto, tous deux généraux de Charles-Quint11. Le musée du Louvre possède ce dernier portrait, l'un des plus beaux de Titien. – «Avalos, debout, tête nue, revêtu d'une armure, pose la main gauche sur le sein d'une jeune femme assise, qui tient des deux mains sur ses genoux une boule de verre. À droite, un Amour apportant un faisceau de flèches; une femme vue de profil, la tête couronnée de myrte, la main droite posée sur sa poitrine, dans une attitude respectueuse; par derrière, une figure dont on ne voit que la tête en raccourci et les mains élevées, qui soutiennent une corbeille de fleurs12.»
Le Titien représenta une seconde fois le marquis del Vasto, haranguant ses soldats à la manière de Jules César. Le jeune homme placé près de lui, qui tient son casque, est son fils aîné, qui remplissait les fonctions de lieutenant général des armées de Charles-Quint en Italie13. C'est à l'occasion de ce tableau que l'imprimeur Marcolino écrivait de Venise, le 15 septembre 1551, à son ami l'Arétin: «Si je voulais vous flatter, je dirais qu'on vienne vous admirer couvert d'une armure et quelque peu tremblant, sur cette toile où Titien, qui pour vous est plus qu'un frère, a peint au naturel le marquis Alphonse d'Avalos del Vasto, qui parle à son armée avec le costume et à la manière de Jules César. Que l'on vous admire dans ce tableau, et qu'en vous voyant Milan tout entier accoure avec tout son peuple, pour vous contempler comme une effigie très-digne et divine.»
Au milieu de tous ces nobles Castillans, nous ne devons pas oublier monseigneur d'Arras, qui, promu plus tard à la pourpre romaine, prit le nom de cardinal de Granvelle. «Il fit, dit Mariette14, grande figure à la cour de Philippe II, comme son père avait fait à celle de Charles-Quint. Il aimait les beaux-arts et fit lever, avec grande dépense, le plan, en largeur et hauteur, des thermes de Dioclétien, par Sebastiano de Oya, architecte flamand. Il le fit ensuite graver sur cuivre, et en composa un livre qui, de tous ceux qui traitent des antiquités de Rome, est le plus rare, le plus intéressant et le plus curieux. Il a été imprimé à Anvers, chez Girolamo Coch en l'année 1558.» – Non-seulement le Titien fit le portrait de ce cardinal, mais il le traita dans sa maison de Venise en véritable grand seigneur. Après avoir raconté qu'à son retour de Pologne par Venise, en 1574, le roi Henri III alla rendre visite au peintre, qui lui offrit généreusement plusieurs tableaux, dont ce prince lui avait demandé le prix, Ridolfi ajoute: «Titien ne brillait pas moins par la grandeur de ses manières, entretenant chez lui un nombreux domestique, vêtu d'une brillante livrée, comme celle d'un noble cavalier. Dans les voyages qu'il fit à la cour des princes, il traita toujours honorablement, avec grandes dépenses. On dit qu'il reçut à l'improviste à dîner chez lui les cardinaux espagnols de Granvelle et Pacheco. Jetant sa bourse à ses serviteurs, il leur dit: «Préparez le repas, car je me trouve tout un monde chez moi.» Et, en attendant que le dîner fût prêt, il lia conversation avec les deux cardinaux, tout en retouchant leurs portraits15.»