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Loe raamatut: «Pauline, ou la liberté de l'amour», lehekülg 14

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XV

Facial était fier de lui. Le sentiment du devoir accompli compensait ce que son amour-propre avait eu à subir pendant et depuis l'événement fâcheux de son divorce. Il était homme à estimer cette compensation. Certes, il aurait pu se montrer plus habile, plus brillant pour la galerie: il n'aurait pu être plus digne. Si son aventure avait fait sourire – il se trouve toujours des gens pour voir le côté comique des malheurs d'autrui – personne ne s'était avisé de le lui marquer, ne fût-ce que par un propos équivoque; on l'avait, au contraire, félicité de son excellente tenue, on l'avait plaint discrètement, on lui avait témoigné la plus parfaite sympathie. Facial avait, un jour, manifesté très fermement son opinion sur le duel; on connaissait d'ailleurs ses principes; et ainsi il avait coupé court aux critiques sur le seul point de sa conduite qui pût être discutable.

Un mois ne s'était pas écoulé, que Chandivier, heureux de le voir garçon, avait voulu l'associer à ses petites débauches. Facial avait modéré cette impatience. Il devait décemment «faire son deuil».

Plus tard, on verrait.

Facial s'occupait beaucoup de son fils. Il s'était senti tout à coup une vraie vocation de père. Jusqu'alors, l'enfant avait trop vécu accroché aux jupons de sa mère. A cet égard comme à tant d'autres, Facial se persuadait qu'il ne pouvait qu'être bon que l'influence de Pauline eût cessé. Marcelin se serait efféminé dans les langes de cet amour maternel exagéré. La vie demandait une préparation plus forte. Pauline, même en supposant qu'elle fût restée digne du grand honneur d'élever une jeune âme pour l'existence, avait-elle jamais rien compris à la saine pédagogie? Elle gâtait l'enfant, ne savait lui répondre «non» franchement, raisonnait ses caprices, flattait sa sensibilité, s'ingéniait à transformer en plaisir tout ce qu'on exigeait de lui. Elle ne cherchait pas à lui inculquer la sévère et haute notion du devoir. Le cœur aurait fini par prendre la place de la conscience et du cerveau. Il était temps de réagir. Et songeant au grave danger qu'avait couru cet enfant de rester à la merci d'une mère impudente, livré aux hasards de sa vie aventureuse, mêlé à son scandale et victime de sa honte, Facial ne pouvait que se féliciter de la fermeté dont il avait fait preuve. Il l'avait certainement sauvé. Et ce n'avait pas été sans peine: car il avait fallu plus que du vulgaire courage pour résister aux assauts d'une femme acharnée et obvier à ses embûches. Plein d'émotion à l'idée de la tâche qu'il avait entreprise, il aimait à s'écrier, la main sur la tête de son fils:

«J'en ferai un honnête homme!»

Cependant, Facial ne tarda pas à s'apercevoir que, pour glorieux que fût son rôle de père et de pédagogue, l'absence d'une femme se faisait sentir. Les plus ordinaires détails de toilette ou d'hygiène concernant Marcelin embarrassaient singulièrement son zèle. L'enfant paraissait souffrir aussi d'être privé de cette atmosphère de gestes féminins et de douces paroles à laquelle il était habitué. Une gravité étrangère à son âge, presque maladive, avait envahi son visage, fait pour le rire et la fantaisie. Il ne se plaignait pas, mais semblait contraint en l'unique compagnie de Facial, quelque soin que mît celui-ci à le distraire. Miss Dobby était loin. Aussitôt après le départ de Pauline, elle s'était avisée de prendre des airs de maîtresse dans la maison. Facial l'avait congédiée. Puis, l'internat avait accaparé le jeune garçon. Il le supportait avec résignation, et cela délivrait Facial de la moitié de ses soucis. Mais le dimanche, les jours de vacances, l'enfant, isolé, et qui aurait dû se retremper dans beaucoup de délicate tendresse, en était réduit à causer de choses sérieuses avec son père ou à se plonger dans de longues lectures. Il s'ennuyait, devenait triste, et ses grands yeux erraient dans l'appartement désert.

Aussi Facial accepta-t-il avec reconnaissance l'offre que lui fit Julienne Chandivier.

Plusieurs fois déjà, aimable, souriante, elle était venue voir l'enfant. Elle paraissait s'intéresser vivement à lui. Marcelin, de son côté, se plaisait à ces visites, qui lui apportaient une distraction inespérée. Avec Julienne, il retrouvait presque des entretiens familiers, un ton de causerie que la gravité de Facial ne lui permettait pas. Il s'enhardissait jusqu'à parler de celle qui était partie, de sa mère bien-aimée, sujet qu'instinctivement il n'eût jamais osé aborder avec son père.

– Laissez-moi, dit-elle un jour à Facial, laissez-moi être sa mère adoptive. J'aime votre fils. N'ayant pas d'enfant, je serai heureuse de consacrer à celui-ci un peu de cette affection et de ces soins dont les femmes, même les moins maternelles en apparence, ont toujours une abondante réserve. Les hommes sont maladroits à ce métier. Il n'y a que nous autres qui sachions entourer comme il faut de douceur et de prévoyance ces créatures fragiles que la vie n'a pas encore exercées. Je n'oublie pas non plus que sa malheureuse mère a été mon amie. Je veux faire pour elle ce qu'elle aurait fait pour moi, j'en suis sûre, si je m'étais trouvée dans sa situation. D'ailleurs, est-il équitable que cet enfant subisse les conséquences d'une faute qu'il ne soupçonne même pas?

Très ému, Facial prit avec effusion les mains de Julienne:

– Vous êtes une noble femme, vous! dit-il.

Et, à ce moment, en effet, Julienne était sincèrement poussée par les plus louables sentiments. Elle n'analysait point les causes secrètes de sa bienveillance. Elle ne se demandait point si elle aurait agi de même, dans le cas où Marcelin n'aurait pas été le jeune garçon joli et spirituel qui lui plaisait. Elle le trouvait charmant; elle avait la fantaisie de l'élever: et voilà!

De ce jour Marcelin fut plus heureux. Il vivait plus avec Julienne qu'avec son père, celui-ci aimant mieux présider de haut, que d'avoir continuellement à ses côtés un enfant auquel il ne savait trop que dire. Marcelin avait maintenant près de douze ans. Son intelligence était vive, mais encore très féminine. Il sentait plus qu'il ne raisonnait. Il comprenait par intuition. Impressionnable à l'excès, il ne résistait pas aux mouvements de son cœur; mais il était doué d'assez de souplesse pour ne point se trahir.

Il ignorait pourquoi sa mère était partie. Ce mystère préoccupait extraordinairement son imagination. Elle n'était pas morte, il le savait. Qu'était-elle donc devenue pour avoir ainsi disparu tout à coup? Il souffrait singulièrement de cette absence. Les premiers temps, lorsqu'il questionnait, on répondait qu'elle était en voyage, qu'elle reviendrait bientôt.

Ne la voyant pas revenir, il avait compris qu'il se passait quelque chose qu'on lui cachait, et il avait cessé de questionner. Facial avait cru qu'il oubliait. Mais l'enfant, rendu perspicace, s'ingéniait à découvrir par lui-même la vérité. Il suivait avec attention ce qui se disait autour de lui, espérant y surprendre le mot de l'énigme. Il voulait savoir pourquoi sa mère l'avait abandonné. Certain que c'était malgré elle, car il ne pouvait douter de son amour, il frissonnait à l'idée qu'elle était enfermée quelque part, empêchée de communiquer avec lui. Il lui fallait à tout prix la revoir.

La fréquentation de Julienne servit au moins de dérivatif à son chagrin.

Sans risquer de questions directes, il causait de la disparue. Il disait:

– Maman était si douce avec moi, que j'avais parfois mal aux yeux de penser que peut-être je lui avait fait de la peine et qu'elle avait peur de m'en faire en me manifestant son chagrin. D'autres enfants prétendent que leur mère les gronde. Je n'ai jamais été grondé. Maman n'avait pas la voix pour ça.

– Et moi, disait Julienne, pensez-vous que je voudrais vous gronder?

– D'abord, je ne vous le permettrais pas: vous n'êtes pas ma mère. Ensuite, je suis maintenant assez grand et assez raisonnable pour me bien conduire. Maman me trouverait changé. Quelqu'un est-il chargé de lui donner de mes nouvelles?

– Je ne sais pas. Il vaut mieux ne pas vous occuper de cela. Votre mère n'a pas donné d'ordres avant son départ.

– C'est ce qui est étrange. Elle ne pouvait autrefois rester un jour sans s'informer de tout ce que je faisais.

– Aujourd'hui, comme vous le remarquez vous-même, vous êtes devenu grand; vous êtes plus libre, bientôt vous le serez tout à fait.

– Ce n'est pas si gai qu'on dit, je préférerais avoir encore maman avec moi.

– Peut-être reviendra-t-elle une fois. Mais ne vous en inquiétez pas. Les choses arrivent ou n'arrivent pas dans ce monde. Il faut penser au présent, jamais à l'avenir.

– Il est permis cependant de penser un peu au passé!

Il usait encore de subterfuges:

– En sortant de l'église, maman me menait chez ce confiseur. Nous choisissions des bonbons pour le dessert du dimanche. Entrons-y, voulez-vous? Voici ceux qu'elle préférait.

Mais la dame de magasin ne demandait pas de nouvelles de madame. Elle savait donc, elle aussi, ce qu'il ne savait pas!

Marcelin s'étonnait que personne ne s'étonnât d'un événement qui était pour lui invraisemblable. Il lui paraissait parfois que tout le monde conspirait contre lui, qu'on le réservait à un sort terrible, autour duquel le silence se faisait, comme pour un crime. Et il avait des conversations bizarres qui déconcertaient Julienne:

– Croyez-vous au massacre des Innocents?

– Mon chéri, il n'y a pas à y croire ou à n'y pas croire: c'est un fait historique, et cela s'est passé très certainement au temps d'Hérode.

– Oui, mais comme c'est de l'histoire sainte, cela doit être toujours vrai. Ne croyez-vous pas qu'il y a encore maintenant des Innocents qu'on massacre?

Son imagination, gonflée par son cœur, lui donnait à entrevoir de vagues tueries, où l'on précipitait par troupeaux des victimes et des victimes. Mais cela ne faisait pas de bruit; les cris étaient étouffés sous des couronnes de roses et de rires; on ne voyait pas le sang qui devait couler; toute l'horreur du carnage était voilée de faux décors et de jeux de lumière. On se doutait bien, à l'angoisse affreuse et inexpliquable qui régnait, que des choses monstrueuses se passaient derrière ces apparences de fête: mais quoi? c'est ce qu'il était impossible de préciser. On distinguait seulement des trous subits, béants, des effondrements, des gestes de bras éplorés s'enfonçant dans l'abîme. Pour quelles exécutions partaient ces corps? Le tumulte des couleurs, des tentures, des chants, des visages empêchait de voir, de comprendre l'abominable tragédie.

L'enfant commençait à soupçonner ce qu'est la vie. De premiers effarements lui venaient devant cet inconnu trouble et insoluble. Il souffrait atrocement de son ignorance, et, en même temps, il avait une telle peur de ce qui suivrait, qu'il était près de s'évanouir en pensant que fatalement, un jour ou l'autre, il saurait.

La nuit, il demeurait des heures avant de s'endormir, les yeux figés dans le vide noir. L'obscurité se peuplait de fantômes. Et parmi eux, sa mère, sa mère triste, pâle, tantôt couchée comme un cadavre, tantôt penchant vers lui sa figure où saignaient des plaies. Dans son sommeil, ces visions se transformaient en douloureux cauchemars. Il criait. Il s'éveillait tremblant d'épouvante.

Le médecin diagnostiquait: un peu d'énervement causé par la croissance.

Plus clairvoyante que Facial, Julienne était cependant loin de croire à un état si aigu de surexcitation. Elle voyait que Marcelin pensait beaucoup à sa mère, beaucoup trop: mais elle se flattait d'arriver peu à peu à prendre la première place dans l'esprit du jeune garçon. Elle mettait une véritable ardeur à l'amuser. Non seulement elle se rendait indispensable à la satisfaction de ses désirs: elle s'appliquait encore à les provoquer. Stimulante et tentatrice, elle l'initiait aux choses agréables de la vie, à celles, du moins, qu'il pouvait goûter sans trop de danger. Elle l'encourageait aux sports les plus captivants, le conduisait aux courses, au cirque, lui révélait par des choix appropriés à son âge l'existence de la littérature romanesque; à la dérobée – car Facial avait des principes – elle le menait au théâtre: et c'était pour elle un plaisir subtil que d'assister à l'éclosion des impressions, aux surprises, aux entraînements de curiosité dans cette âme qu'elle prenait presque au berceau.

Elle créait ainsi entre eux une sorte d'intimité croissante, qui se compliquait même d'un charme de complicité. Marcelin eût été franchement orphelin, n'eût pas nourri en lui le tourment secret et continuel de sa mère disparue, qu'il se fût laissé aller avec prédilection à l'amitié capiteuse de Julienne. Mais la peine toujours présente qui étreignait son cœur, l'empêchait de se prêter sans de poignantes appréhensions à la vie attrayante qui lui était ménagée.

Julienne ne s'en éprenait pas moins toujours davantage de «son petit Marcelin».

«J'en deviens amoureuse», se disait-elle souvent en riant.

Elle éprouvait d'exquises sensations à caresser ses cheveux, à baiser ses yeux, à jouer avec ses doigts, à subir de lui ces gestes affables que les enfants prodiguent aux personnes qui leur sont familières.

Marcelin avait fait chez elle la connaissance d'Émile.

Un jour, Émile lui dit:

– Hé! petit, qu'est-ce qu'elle te fait, ma cousine, quand vous êtes seuls ensemble?

– Elle cause avec moi.

– Après ça?

– Rien de particulier. Vous voyez vous-même comme elle se comporte avec moi. Elle m'aime beaucoup.

– Ça se remarque, farceur! Dis donc, fais-tu le nigaud ou me prends-tu pour un merlan! Ou serait-ce de la discrétion, monsieur, ou de la pudeur, mademoiselle? Tu crois peut-être que ces choses n'arrivent qu'à toi: détrompe-toi, mon gars, elles arrivent à tout le monde; c'est courant, c'est reçu, cela se passe dans la meilleure société. Là, es-tu rassuré? Raconte.

– Je ne sais ce que vous voulez dire.

– N'aie pas peur, je ne suis pas jaloux. La jalousie, c'est préhistorique. Laisse-toi interviewer sans modestie. C'est aussi de la gloire, ça.

– Je ne comprends pas.

– Allons, cadet, je vais t'aider. Je te croyais moins bégueule. Ça fait donc tant rougir, à ton âge, d'avouer ses petites saletés? Dans trois ans, tu t'en vanteras; au mien, tu t'en gondoleras. C'est une jolie peau, ma cousine! L'as-tu vue toute nue?

– Non, fit Marcelin interdit.

– Tu as vu ses seins, ses jambes, son ventre?

– Non, répéta l'enfant avec une vague angoisse.

– Alors quoi? Qu'est-ce que vous inventez bien? Elle t'emmène pourtant dans sa chambre à coucher?

– Quelquefois.

– Et là, que se passe-t-il? Elle se déshabille?

– Non.

– Elle te déshabille?

– Non.

– Elle fait bien quelque chose?

– Non. Elle change de robe, elle se fait coiffer.

– Ma cousine ne t'a donc rien appris? Tu ne sais rien? Tu es encore immaculé? Ah! elle est bien bonne, celle-là! A douze ans, mon gosse, j'étais plus malin que toi: je connaissais déjà le truc de l'amour.

Marcelin le regardait avec des yeux tremblants. Il lui semblait qu'une pluie noire tombait en rafale autour de lui, le noyait, l'aveuglait.

Émile continua d'un ton gouailleur:

– Sais-tu seulement à quoi ça sert, les femmes?

– Je ne sais pas, dit l'enfant avec effort.

– Tu as vu les chiens dans la rue? Tu as vu ce qu'ils se font, quand ils grimpent l'un sur l'autre? Eh bien, mon petit, les hommes et les femmes, c'est la même chose. Si les hommes aiment les femmes et si les femmes aiment les hommes, c'est pour se faire la même chose que les chiens. L'amour, c'est ça. Et le mariage n'est pas plus propre. Tu penses bien qu'il n'y a pas besoin d'avoir épousé une femme pour se livrer à cet exercice. Tous les hommes peuvent faire ça à toutes les femmes. Si on se marie, ce n'est cependant pas pour procéder autrement. Aussi, le mariage, on ne sait pas ce que c'est; on ne sait pas d'où ça vient. Ce doit être une vieille blague qui s'est perpétuée. Oui, mon petit, voilà la vie. Et toi, tu feras comme les autres: comme les autres et comme les chiens. Et c'est justement pour ça et par ça qu'on est au monde. T'imagines-tu que tu es né d'un rayon de lune? Tu es né parce que ton père a fait le chien avec ta mère. Et à la suite de ça, le ventre de ta mère a grossi. Tu étais dedans. Et au bout de neuf mois, tu es sorti de son ventre par le même trou par lequel elle urine…

Émile s'arrêta, effrayé. L'enfant venait de s'affaisser sur le tapis. Il était blanc comme un linge.

A ce moment, Julienne entrait. Elle vit Marcelin évanoui. Elle se précipita en poussant un cri.

– Grand Dieu! qu'a-t-il?

– Je crois qu'il a une syncope, dit Émile en haussant les épaules.

Elle le prit, lui fit respirer des sels. La pauvre tête de l'enfant traînait lamentablement sur son bras.

– Il a l'air d'un mort, dit Julienne avec un recul instinctif.

Quelques minutes se passèrent avant que Marcelin revînt à lui. Il ouvrit enfin les yeux et, faiblement, murmura:

– Maman!.. maman!..

– C'est moi, mon chéri, dit Julienne. Ne me reconnaissez-vous pas?

Marcelin se souleva lentement, regardant autour de lui, comme s'il cherchait à reconnaître où il était et qui lui parlait.

Et ses yeux s'arrêtèrent sur Julienne, la considérant, d'abord avec incertitude, avec surprise, puis avec un souvenir qui se précisait.

– Ah! c'est vous… c'est vous…

– Mais oui, pauvre chéri! Que vous est-il arrivé?

Elle se mit à rire, revenue de son alarme. Puis, elle attira l'enfant contre elle et commença à le couvrir de baisers.

Mais alors, une incroyable terreur bouleversa les traits de Marcelin. Il s'arracha, frémissant, de l'étreinte de Julienne, en lui jetant:

– Oh!.. Vous ne m'embrassez pas comme une mère!

Il éclata en pleurs:

– Maman!.. je veux maman!.. Ils me l'ont prise… Ils l'ont tuée…

– C'est moi qui suis votre mère, maintenant, dit Julienne.

– Non… non… vous n'êtes pas ma mère… Vous êtes… une femme.

Son désespoir était si violent, que Julienne crut devoir employer tous les moyens pour le calmer.

– Votre mère n'est pas morte, vous le savez bien.

– Je veux la voir.

– C'est impossible, votre mère n'habite pas Paris; elle est loin, très loin. Mais je vais vous montrer quelque chose qui vous tranquillisera.

Elle ouvrit un tiroir de son secrétaire et y prit un papier taché de larmes. C'était une lettre de Pauline à Marcelin, arrivée depuis plusieurs semaines déjà. La pauvre mère avait fini par faire taire son orgueil; ne voyant plus d'espoir qu'en Julienne, elle s'était humiliée jusqu'à la supplier, elle, d'avoir pitié et de lui permettre d'écrire quelquefois à son fils.

– Voyez, dit Julienne, c'est une lettre de votre mère. Si vous êtes raisonnable, vous pourrez lui répondre. Mais n'en parlez pas à votre père: il serait fort irrité, s'il apprenait que j'ai reçu cette lettre pour vous et que je vous l'ai remise.

Marcelin demeura un instant étourdi, sans oser faire un geste, sans oser prononcer une parole. Une lettre de sa mère! Cela lui paraissait un miracle du ciel.

– Mon Dieu! mon Dieu! balbutia-t-il enfin tout palpitant.

A la vue de l'écriture chérie, il tomba à genoux: un flot de sanglots déborda de sa poitrine; le voile de larmes qui couvrait ses yeux l'empêchait de lire; mais, ardemment, comme une relique, il baisa mille fois le papier où sa mère avait écrit et pleuré.

– Il va se rendre malade! dit Julienne, très inquiète de cette explosion de sensibilité.

Elle se rendait compte combien elle et Facial avaient eu tort de laisser gonfler dans cette tête d'enfant tant de passion comprimée.

«Lorsque celle-ci pourra s'épancher, ne fût-ce que sur du papier à lettre, pensa-t-elle, cela s'arrangera.»

Et elle sourit intérieurement à l'idée que ce secret créerait entre elle et le jeune garçon un lien nouveau.

Dès que Marcelin fut seul, enfermé dans sa chambre, il dévora les pages inespérées, où sa mère, après un si long silence, ressuscitait à son appel. Il les lut et les relut, passa la nuit à s'en imprégner, à en respirer chaque mot, à en abreuver son âme altérée. Sa mère vivait! Elle pensait à lui, elle l'aimait toujours! Oh! la revoir! la revoir! Elle pouvait lui écrire! Pourquoi, lui, ne pourrait-il pas la revoir? Y avait-il autour d'elle une barrière de mystères trop infranchissable? Maintenant qu'il savait qu'elle était en vie, comme avant, qu'elle n'avait pas été transformée, qu'elle était encore une réalité, celle d'autrefois, celle qui l'avait bercé, nourri de sa substance, baigné de son fluide, rien ne l'empêcherait de courir à elle, à travers les obstacles, de courir se réfugier sous sa caresse et reprendre possession de l'asile, du seul, de l'inoubliable asile.

La lettre ne contenait qu'un détail pouvant servir aux projets du jeune garçon: elle était datée de Grasse. Il n'en fallait pas davantage. Cela suffisait à donner un corps à son désir: fuir, fuir! Une fois là-bas, l'enfant saurait retrouver sa mère. Grasse! Il répétait avec avidité ce nom, qu'il se souvenait avoir rencontré dans sa géographie, appris comme tant d'autres choses indifférentes, et qui, tout à coup, prenait une importance extraordinaire, s'auréolait, flamboyait.

Le lendemain, avec fièvre, mais, en même temps, avec une intelligence et une prudence remarquables, Marcelin se mit en mesure de partir. Il acheta l'Indicateur des chemins de fer, le consulta minutieusement, étudia de point en point le trajet. Puis, lorsqu'il eut arrêté son plan, il calcula ses ressources. Il possédait une cinquantaine de francs. Pour parfaire la somme nécessaire au voyage, il vendit divers petits bijoux, boutons de manchettes, épingles de cravate, ne gardant que sa montre, dont l'utilité n'avait jamais été si certaine. Après le dîner il prétexta des devoirs pressés à terminer. Comme il n'emportait pas de bagages, rien ne lui fut plus facile que de s'échapper dans la rue. Au premier tournant, il prit un fiacre et se fit conduire à la gare de Lyon. Sa voix trembla un peu lorsque, se haussant sur la pointe des pieds pour qu'on le crût plus grand, il demanda au guichet:

– Un billet simple pour Grasse, par Antibes, train direct de 8 heures 25, seconde classe.

Il n'eut d'ailleurs, à subir que quelques regards curieux.

Et le train démarrait, que Facial, persuadé que son fils était occupé à traduire Cornelius Nepos, allumait tranquillement un cigare et déployait le Temps. Au même moment, Julienne se disposait à venir passer avec «son petit Marcelin» une heure de soirée.

Très surmené par ces deux jours excessifs, l'enfant ne tarda pas à s'endormir, au roulis du wagon qui chantonnait et rythmait dans son oreille:

«Je vais revoir maman! je vais revoir maman!»