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Loe raamatut: «Pauline, ou la liberté de l'amour», lehekülg 7

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Lorsque Facial vint prendre de ses nouvelles, elle le reçut avec un exquis sourire, lui tendit la main, le remercia de l'intérêt qu'il lui témoignait.

– Mon ami, alla-t-elle jusqu'à dire, je crois que j'ai été un peu vive, l'autre jour, avec vous; j'ai le souvenir d'avoir prononcé des paroles qui ont dû vous offenser: je vous en demande sincèrement pardon.

Et ce n'était là ni de l'ironie, ni de l'impudence. Pauline regrettait avec la candeur de son âme généreuse d'avoir cédé à un emportement que maintenant elle ne comprenait plus. Puisqu'il avait été inutile d'éprouver de la colère contre Facial, il était juste de s'en excuser.

Facial pardonna magnanimement.

– Il nous arrive si rarement de nous quereller! s'écria-t-il par manière de conclusion. D'ailleurs, le proverbe a raison: les bonnes querelles font les bonnes réconciliations.

Facial était enchanté. Il mit les violences de sa femme sur le compte d'un état maladif aussi inexplicable que passager, et n'y pensa plus.

«Décidément, se dit-il, j'ai bien joué mon rôle; je ne me suis pas laissé démonter, j'ai été ferme: et je récolte maintenant les fruits de ma prudente conduite.»

Le lendemain, complètement remise, Pauline déjeunait avec son mari. Selon son habitude, Facial, en mangeant, parcourait les journaux. Tout à coup, il resta la fourchette en suspens.

– Écoute ça, dit-il à sa femme.

Et il lut:

– «Triste fin. Hier après-midi, vers cinq heures, le train quittait la station Porte-Maillot du chemin de fer de Ceinture, lorsqu'une jeune femme fort bien mise et ne paraissant pas, extérieurement du moins, être sous le coup d'un accès de folie ou de désespoir, froidement, et avant que personne ait eu le temps de faire un geste pour prévenir son acte, se précipita sous les roues. Aux cris de la foule et sur un signal du chef de gare, le mécanicien stoppa presque immédiatement. Mais il était trop tard: quand on la retira, la malheureuse n'était plus qu'un cadavre. Nous ne croyons pas, par égard pour sa famille et ses très nombreuses connaissances, devoir livrer à la publicité le nom de la victime. Qu'il nous suffise de dire qu'elle appartient à la meilleure société et qu'une histoire récente, dont on ne parle encore qu'à mots couverts, n'expliquerait que trop ce suicide, qui plonge dans la désolation toute sa parenté.»

– C'est elle! s'écria Pauline, saisie de la même idée que son mari.

Facial dépliait rapidement un autre journal.

– Ici, le nom est en toutes lettres. Oui, c'est elle: c'est Mme de Saint-Géry.

VIII

Il vint lui-même lui ouvrir.

– Je vous attendais, dit-il.

Le salon où il la fit entrer était tout paré de fleurs comme pour fêter sa bienvenue.

– Oh! Odon, je suis chez vous! dit-elle très émue.

– Vous êtes chez moi et à moi, ma bien-aimée!

– Ne vous êtes-vous pas demandé pourquoi je ne donnais pas signe de vie? N'avez-vous pas douté de moi?

– Voici quatre jours que je n'ai pas quitté mon appartement. D'un moment à l'autre vous pouviez venir ou m'envoyer chercher: de cela j'étais sûr. D'ailleurs, n'était-il pas convenu que vous réfléchiriez? Vous avez réfléchi quatre jours: ce n'est pas trop.

– J'ai réfléchi, Odon, c'est vrai, mais je n'ai pas hésité. Vous êtes pour moi la lumière: puis-je penser un moment à vivre dans les ténèbres?

Elle lui dit qu'elle avait été malade, mais ne lui parla pas de Facial: mêler le nom de cet homme à leur première journée d'amour lui eût paru presque indécent.

– Odon, je suis venue à vous aujourd'hui, et rien ne saurait égaler mon bonheur et ma confiance. Si vous saviez combien j'ai besoin d'être aimée! Mais vous le savez, car vous connaissez tout de moi, et je ne sais par quel sortilège vous pénétrez jusqu'à mes pensées. Entourez-moi, protégez-moi de votre amour, de manière à ce que je me sente forte pour vivre. Avec vous je ne crains rien. Assurez-moi seulement que je n'ai rien à craindre de vous!

– Pauvre enfant, vous tremblez déjà à l'entrée de cette route inconnue.

– Si vous ne m'accompagniez pas jusqu'au bout, que deviendrais-je?

– Pauline, je jure de vous aimer et de vous soutenir. Moi-même, ma chérie, j'ai grand besoin de secours. Que serais-je sans vous? Aimez-moi, Pauline; ne m'abandonnez pas!

– C'est l'amour qui sera pour tous deux la suprême certitude.

– Oui, vous avez raison: nous n'avons qu'à nous aimer sans autre souci. Au seuil des plus grands bonheurs, n'avez-vous pas remarqué comme l'âme frissonne et s'agite, tellement habituée par la vie à craindre, qu'elle n'ose s'aventurer dans la félicité? C'est l'impression que nous avons maintenant l'un et l'autre. Mais n'appréhendons rien: l'avenir remplira merveilleusement les promesses du présent. Lançons-nous à cœur perdu dans l'empyrée, et si des nuages se forment, dépassons-les pour n'avoir jamais au-dessus de nous que le ciel miroitant d'azur et de flammes. A cette condition, l'amour sera vraiment ce qu'il doit être, l'illusion éternellement belle et féconde.

– J'aspire avec délice à cet enchantement. Déjà vous me le faites éprouver. Auprès de vous, j'oublie le terre à terre de ma vie, je ne sais plus qui je suis exactement, j'ignore mes actions passées, et en dehors de vous, tout n'est que brouillard. Peu m'importe si je suis folle: en réalité, il n'y a pas de sagesse plus grande que la folie qui me précipite dans vos bras.

– Mon adorée, dit Odon en pressant Pauline sur son cœur, rien n'est plus digne de l'amour que d'oublier tout ce qui n'est pas lui. Serait-ce aimer que de se préoccuper des circonstances extérieures pour favoriser ou pour dérouter cet amour? Le véritable amour, le nôtre, est une protestation contre l'amour artificiel qui s'édifie sur les convenances et se mesure aux avantages. Le véritable amour s'inquiète de lui-même: comment se manifestera-t-il avec les plus douces paroles et les gestes les plus caressants? comment trouvera-t-il les plus tendres persuasions? comment parviendra-t-il aux sommets de la passion sans être jamais inférieur à la noblesse de son origine? Le véritable amour vit d'enthousiasme et de sacrifice; il brûle de se dévouer; il se défend de l'égoïsme, ou plutôt, comme il met son bonheur à faire le bonheur de la personne aimée, l'égoïsme se confond chez lui avec l'esprit de renoncement dans un sentiment d'ordre supérieur. Que sont les obstacles vis-à-vis d'une pareille action? Elle ne les connaît que lorsque ces obstacles sont la mort, la violence armée ou l'esclavage de la misère. Les autres difficultés créées par la société ou la nature ne font que la stimuler. Vaine barrière que celle qui nous sépare, ma bien-aimée, et que nos souffles ont tôt fait de renverser sous l'élan qui les pousse à se mêler en un même embrasement! Oh! vos yeux où je me plonge avec délire, pourrais-je les savoir quelque part au monde sans y courir, à travers les dangers et au mépris des résistances, comme à la source vive dont il faut s'abreuver pour ne pas périr? Vos traits chéris, les aurais-je contemplés sans vouloir les revoir encore et les revoir toujours? Et vos divines mains, prêtes à se poser pour soulager les blessures et calmer le mal de vivre, en aurais-je une fois subi le magnétique attouchement sans y prétendre éperdument comme au plus céleste baume? Non, Pauline, car aimer, c'est partir pour l'infini, sans jeter un regard de regret ou seulement de souvenir à la contrée que l'on quitte. Qu'est-ce que cette contrée, côte inhospitalière garnie de récifs et de brisants, pleine de hurlements de sauvages et de faux dieux grimaçants? Bientôt nous naviguerons sur l'océan sans limites, n'ayant autour de nous que l'horizon bleu, sous le ciel profond où brillent les étoiles.

Pauline écoutait la voix harmonieuse de son amant et s'en laissait bercer avec ivresse. Son âme se fondait dans cette douce jouissance, et indépendamment du sens des paroles, le son même des mots qu'il prononçait la remuait délicieusement. Avait-elle jamais vécu une minute comparable à celle-là? Ou plutôt, avait-elle vécu auparavant? Ses plus aiguës émotions de jadis, si elle se les rappelait, ne lui paraissaient plus qu'une histoire étrangère, arrivée à une autre. C'est maintenant seulement qu'elle sentait, qu'elle voulait sentir; et dans la multiplication miraculeuse de sa sensibilité, elle discernait mille frissons inconnus qui la transportaient de bonheur.

– Chère âme, disait Odon, les plus adroites tactiques du monde, ses tyrannies les mieux combinées ne prévaudront point contre nous, si nous aimons avec simplicité et confiance. Comme il est facile d'être heureux, lorsqu'on suit naïvement l'impulsion du cœur, sans la détourner ou l'affaiblir par d'anxieuses discussions ou des craintes irraisonnées! Attachons-nous à cette conviction que nous sommes faits l'un pour l'autre et que le lien qui nous unit prime toute autre obligation terrestre. Vous êtes mienne, et pour vous arracher à moi, il faudrait le brisement de ma personne ou de mon amour.

Aux caresses passionnées qu'il prodiguait à Pauline et où gisait pour elle tout le ciel correspondaient bien d'autres paroles plus brûlantes encore. La jeune femme les buvait comme un breuvage ensorceleur, qui coulait suavement en elle, coupé de longs baisers. Oh! comme elle entrait avec des éblouissements dans cet admirable palais de l'amour, si ruisselant de richesses et de lumières! La féerie sublime du cœur la prenait tout entière et la plongeait dans le merveilleux. Son esprit, incapable d'imaginer au-delà, restait presque effrayé de la contemplation de pareilles splendeurs, que le rêve lui-même n'avait jamais réalisées.

Elle se trouvait dans ses bras, ses bras à lui, lui, le seul homme qu'elle eût aimé, vraiment aimé, celui dont l'image avait rempli ses veilles et ses nuits attisant en elle l'intense désir du bonheur, celui qu'elle ne pouvait se lasser de se représenter comme le héros mystérieux descendu de régions supérieures pour l'arracher à l'abîme! Elle sentait les battements de sa poitrine sur la sienne! Ses yeux à lui cherchaient ses yeux à elle comme pour pénétrer au plus profond d'elle-même et la posséder plus complètement! Et elle ne mourait pas, son être ne tombait pas en poussière, dissous, volatilisé par la puissance surhumaine de son émotion!

– Odon! Odon! soupirait-elle, soyez béni!

Et ses paupières se remplissaient de larmes, qui se répandaient sur ses joues en ondée de délivrance et de réparation.

– Ma maîtresse! ma dévotion! mon épouse! s'écriait Odon, je t'aime comme jamais je n'ai aimé? Tu avives en moi une passion toujours grandissante. Je croyais connaître l'amour, et je n'en avais eu que des simulacres. Toi seule es l'inspiratrice, la muse, le feu de mon âme!

– Oh! appelle-moi ton amant, encore, encore! Je veux l'être et ton esclave jusqu'à la fin de mes jours.

– Mon ange! tu seras mon ange, mon bon ange!

– Et toi ma gloire et mon univers!

Leurs paroles devenaient moins fréquentes. Le silence divin leur semblait plus propice à l'exaltation de cette heure. Lorsque le langage a épuisé ses ressources à traduire l'enthousiasme de l'amour, et que de cet enthousiasme il reste encore infiniment qui ne peut s'épancher par des mots, parce qu'il est ineffable, le silence subvient à la parole impuissante, et acquiert tout à coup une éloquence imprévue. Un regard, un sourire, un frémissement contiennent alors trop de choses pour que l'on songe à parler. La voix romprait le charme. Que dire d'ailleurs qui ne soit déjà mille fois suggéré par l'intuition, ce sens extraordinaire et qui nulle part ne trouve plus à s'employer qu'en amour, par lequel, à de certains moments, deux êtres humains communiquent entre eux mystérieusement et perçoivent leurs pensées?

Odon et Pauline, tout imprégnés d'eux-mêmes, en étaient parvenus à ce degré d'extase, où la vie confond les cœurs en une seule palpitation, les âmes en un seul désir.

Longtemps ils demeurèrent, noyés dans le délice de leur passion, perdus dans le ciel, morts au monde. Une certitude de bonheur s'éployait magnifiquement à leurs yeux éblouis, comme un voile de clarté que la providence, enfin juste, étendait et laissait ondoyer sur eux. Un encens de volupté les baignait, volupté idéale, qui faisait tressaillir leur imagination avant de surprendre et de fasciner leurs membres. Leur pensée ne trouvait plus même à se formuler en eux; elle aussi devenait incapable de suivre l'ascension de leur amour. A cet apogée ne subsistait que la conscience de leur béatitude, inexprimée, inexprimable, flamboyante. Elle dévorait tout autour d'elle, depuis les simples notions de la matière, jusqu'aux hautes représentations de la personnalité. Consumés, purifiés, sublimés par cette fervente flamme, ils n'étaient plus deux amants, un homme et une femme, ayant un passé, une histoire, un nom, un caractère, des goûts, des volontés; ils n'étaient plus des créatures douées de corps, ou même des esprits doués d'intelligence; ils ne voyaient plus, ne comprenaient plus, ne se souvenaient plus; ils n'avaient plus ni crainte, ni doute, ni foi, ni espérance; ils n'étaient plus quelque chose d'humain: ils étaient l'amour.

Puis, le calme qui succède aux grandes excitations, calme dont la douceur et le sourire dépassent en charme, pour de véritables amants, le brillant météore de la passion déchaînée, descendit peu à peu sur eux avec des précautions discrètes et de lents coups d'éventail. L'apaisement qui leur rendait le libre arbitre les remplissait d'une intime joie: fiers de s'être donnés l'un à l'autre, ils se regardaient avec les yeux nouveaux, comme s'ils ne s'étaient jamais vus, ravis de se découvrir jeunes et époux dans l'île enchantée qui allait être leur domaine. Claire et sans tache, ainsi qu'une merveilleuse aurore, se dressait l'évidence de leur hymen; et leurs regards étonnés la contemplaient avec admiration. De peur de dissiper le phénomène, ils restaient sans bouger, sans oser respirer. Ils se fussent presque crus en plein rêve, si le tressaut de leurs artères ne leur eût rappelé qu'ils étaient encore attachés à la chair.

Lorsqu'ils se furent enfin ressaisis à l'existence et que, comme pour se persuader de sa réalité, ils eurent éprouvé le besoin de se parler de nouveau:

– Joie! dit Odon, vous m'appartenez désormais corps et âme.

– Et cela non pour la damnation, mais pour le salut, dit Pauline.

– Oui, pour la délivrance. Ne sommes-nous pas des esprits libérés de l'esclavage terrestre, et ne voguons-nous pas à travers l'éther, emportés de paradis en paradis? O Pauline! douce âme, nous nous sommes cherchés longtemps, nous avions soif l'un de l'autre, nous nous sommes trouvés. Sans doute, amie, cette délivrance n'est pas absolue; nous ne pouvons suspendre des ailes à nos épaules et nous envoler matériellement hors de ce séjour de risques et de peines: mais en comparaison de ce que nous étions auparavant, tristes et déçus chaque jour, inquiets de nous-mêmes et ne sachant au juste ce que nous étions venus faire ici-bas, quelle métamorphose! Et ne sommes-nous pas miraculeusement dégagés des liens du malheur qui pesaient sur nous et nous maintenaient la face contre terre? Ne nous sentons-nous pas élus pour le royaume des cieux?

– Je suis sauvée, dit Pauline, je vis, je puis dire ce que c'est que la vie, la vie éternelle. O sainte communion! je comprends maintenant, je vois, je crois! Le sens du monde ne m'est plus caché. Tous ces grands mots d'espérance, de foi, de charité, qui étaient pour moi lettre morte, j'en ai l'entendement.

– Quelle religion plus belle que celle de l'amour?

– Une religion! répéta Pauline mystiquement: c'est bien ce qu'il doit être et ce qu'il est pour moi.

– Mais là, plus que partout ailleurs, c'est la grâce qui opère. Il faut aimer pour croire.

– Je crois, Odon, je crois!

– O Pauline, vous êtes la beauté.

– Et toi, la vérité.

Ils joignirent encore leurs lèvres dans une étreinte solennelle.

– Tu ne regrettes rien? dit Odon.

– Si, je regrette une chose, répondit sa maîtresse.

– Quoi?

– Je regrette de ne pas croire que l'amour soit un crime, pour pouvoir le commettre et mieux manifester ainsi combien je t'aime.

Elle le considérait avec un orgueil sans pareil, transfigurée par l'ardeur éclatante de la passion heureuse. Où étaient alors ses timidités, ses hésitations, ses chimères peureuses et découragées? Victorieuse de l'abîme, elle dominait le monde de toute la hauteur et de toute la magnificence de son Thabor. Elle apparaissait à de Rocrange vêtue de gloire et d'immortalité, le front ceint d'une auréole, les yeux flambant de lueurs d'au-delà, quasi divine.

Il tomba à genoux devant elle, transporté par son rayonnement.

– Non, dit-elle, adorons ensemble.

Elle le releva, le conduisit à l'harmonium, qu'elle ouvrit; et ses doigts errèrent sur les touches et en tirèrent de grands accords.

D'une voix pieuse, elle chanta des cantiques d'actions de grâce.

– Pauline! Pauline! s'écria Odon, presque effrayé de l'exaltation de sa compagne, n'êtes-vous plus une femme? Êtes-vous quelque créature du ciel qui, après m'avoir ébloui, allez retourner dans votre naturelle patrie?

– Je ne suis plus une femme, c'est vrai, répondit-elle: je suis la femme, la femme telle qu'elle devrait être. Laissez-moi encore quelques instants cette illusion, il sera trop vite temps de revenir à mon vêtement terrestre.

Fou d'amour, Odon la possédait de nouveau en un suprême baiser.

– Oui, sois la femme! sois la femme pour moi! c'est-à-dire le secours, la régénération et le divin paraclet!

Et Pauline aurait volontiers répété la prière du vieillard Siméon: «Maintenant, Seigneur, rappelle ton serviteur à toi, puisque mes yeux ont vu ton salut!»

IX

Les douze coups de minuit sonnèrent à une église.

Pauline, comme on sort d'un rêve, s'éveilla en sursaut.

– Il me faut partir, dit-elle.

– Quelle brutalité t'arrache d'entre mes bras? interrogea Odon.

– La vie.

– Oh! l'horrible et dur étau de fer!

– La souffrance ne s'exile jamais, même des plus grandes joies: elle épie de loin et se précipite dès qu'il y a place pour elle.

– Tu dois regagner ta demeure?

– C'est misérable, mais c'est ainsi.

Ils revenaient peu à peu, ahuris et décontenancés, à l'exercice pratique de l'existence. Ce rappel à l'ordre grinçait douloureusement et ridiculement dans leur cœur, comme éclaterait au milieu d'une symphonie le son discord et choquant d'une cloche fêlée.

– Avez-vous songé à la manière dont vous expliqueriez votre absence à votre mari? demanda Odon.

Il prononça ce mot «votre mari» avec un étranglement de voix. L'idée du «mari» venait subitement de faire explosion dans le tabernacle de leur amour.

– J'ai dû y songer, répondit Pauline tristement. Et en disant cela ses joues s'empourpraient de honte, non certes parce qu'elle trompait Facial, mais pour avoir à se préoccuper de lui au moment où un autre remplissait son âme.

– J'ai une vieille tante, expliqua Pauline, que je vais voir de temps en temps. Mon mari étant invité aujourd'hui à je ne sais quel banquet, je lui ai dit que je profiterais de son absence pour aller dîner et passer la soirée chez ma tante. Je suis partie vers cinq heures, j'ai fait une courte visite et je suis venue.

– M. Facial peut interroger votre tante, objecta Odon.

– Mon mari va une fois par an chez ma tante; celle-ci, qui est paralytique ne sort jamais. D'ailleurs, comme elle est quelque peu faible d'esprit, si par hasard, il arrivait qu'on la questionnât, elle ne se souviendrait exactement de rien, embrouillerait tout et l'on ne pourrait tenir aucun compte de ce qu'elle dirait.

– Et votre cocher?

– En arrivant chez ma tante, j'ai renvoyé le cocher et je lui ai donné l'ordre d'aller se mettre à la disposition de mon mari. Celui-ci à qui j'avais proposé la voiture pour la soirée, m'a su grand gré de cette attention. Je suis venue chez vous en fiacre.

– Vous êtes très habile, dit Odon.

Ni l'un, ni l'autre ne souriaient. En constatant l'habileté de sa maîtresse, Rocrange éprouvait presque un sentiment de malaise. Cette femme si pure, si noble, si chère lui paraissait diminuée, comme ravalée à quelque niveau indigne d'elle. Et Pauline ne se dissimulait pas sa déchéance. Que faire? Son habileté était cependant nécessaire: l'inquiétude d'Odon à s'informer de sa sécurité en faisait foi. Que serait-elle devenue sans cela?

Une larme jaillit de sa paupière.

Cette larme fit plus que bien des paroles. Instantanément, le cœur d'Odon retombait fondu d'amour et d'adoration à ses pieds.

– Ne pleure pas, murmura-t-il plein de pitié, ne pleure pas, je t'aime.

Ils se dirent adieu en jurant de se revoir ou de s'écrire chaque jour.

Facial n'était pas rentré.

«Dieu soit loué! pensa Pauline, je n'aurai pas à le voir, à subir une conversation, à mentir.»

Elle se coucha, mais ne dormit guère, interdite devant sa nouvelle destinée.

Pendant ce temps, Facial s'amusait comme il ne s'était jamais amusé.

C'est Chandivier qui avait arrangé cette petite fête. Il avait enfin réussi à «débaucher» Facial, comme il disait. Facial, qui avait plus d'une fois refusé de s'associer aux «orgies» de son ami, sur l'assurance qu'en définitive il ne s'y passait rien dont eût à rougir un honnête homme, que chacun était libre de s'y comporter comme il lui convenait, et sur l'argument décisif que s'il était digne de sauvegarder sa respectability dans la vie, il ne fallait pas non plus s'enterrer, Facial, sans trop faire de façons, s'était laissé tenter.

– Une fois, n'est pas coutume, dit-il à Chandivier.

– D'autant plus, répliqua celui-ci en faisant claquer sa langue, qu'il y aura de jolies femmes.

Ce fut très joyeux. Rébecca, en l'honneur de qui la petite fête avait été organisée, se montra à la hauteur de la situation, et par son espièglerie, son entrain, sa beauté du diable, électrisa les convives. Lorsqu'elle était un peu lancée, elle oubliait vite sa récente élévation au rang de comédienne, pour redevenir la cabotine de dernier ordre qu'elle n'avait jamais cessé d'être. Dans sa bouche, les propos salés faisaient bien et allumaient le sang; ses bras et ses jambes semblaient créés spécialement pour se trémousser. Aussi, au dessert, eut-elle un succès étourdissant, lorsque d'une voix canaille soulignée par des gestes appropriés, elle débita une chansonnette scabreuse, composée pour elle par Chandivier: le Museau de Dodore, dont chaque couplet se terminait par ce refrain suggestif:

 
Il fouille, il fouille,
L'museau d'Dodore,
Il fouille, il fouille,
Il fouille encore,
Troulaïtou,
Il fouill' partout!
 

On bissa, on trissa cette burlesque insanité; on brailla en chœur le refrain. Facial, qui avait un peu bu, moussait comme les autres. Décidément, Rébecca était une femme capiteuse. Il commençait à beaucoup moins blâmer Chandivier, à l'envier presque. L'heureux gaillard! Les vins aidant, Facial se surprit en flagrant délit de convoitise. Ces femmes légères autour de lui, cette atmosphère de plaisir, cet échauffement des sens et de l'imagination ne manquèrent pas de produire leur effet. Il eut besoin d'énergie pour résister à la tentation et se priver de l'épilogue ordinaire de ces sortes de fêtes.

Sur les trois heures du matin, lorsqu'il quitta le restaurant, seul, après avoir pris part à toutes les folies auxquelles s'était livrée la bande joyeuse, son sang n'était guère disposé à le laisser tranquille. Et tandis qu'il fredonnait:

 
Il fouille, il fouille,
L'museau d'Dodore…
 

les bras, les décolletés, les poudres de riz, les odeurs d'essences, les cascades de rires et de cris féminins, qu'il venait de quitter, le poursuivaient avec insistance, fouettant sa sensualité.

«Il est encore temps, se disait-il haletant, tu peux retourner… Ou tu peux aller ailleurs.»

Il revoyait les poses et les mines provocantes de Rébecca, les allures et les plasticités des autres femmes; et, à défaut de Rébecca, il se demandait avec laquelle de ces dernières il aurait bien couché.

«Non, dit-il, chassons ces idées! Ce n'est pas maintenant que je vais me mettre à renier mes principes. D'ailleurs, ces drôlesses ne sont peut-être pas très sûres…»

La vision de sa femme vint alors se mêler à celles qui dansaient déjà une sarabande dans son esprit, sa femme en déshabillé, délurée et lascive, prenant des poses comme les autres.

«Pourvu qu'elle ne soit pas endormie, se dit-il… Bah! je la réveillerai…»

Arrivé chez lui, la tête tourbillonnante, Facial se déshabilla précipitamment, et, en caleçon, en pantoufles, un flambeau à la main, il voulut entrer dans la chambre à coucher de Pauline.

La porte était fermée.

Un instant interloqué, il ne s'arrêta cependant pas pour si peu.

– Ouvrez! cria-t-il, ouvrez!

Et comme Pauline n'entendait pas ou ne se pressait pas de répondre, il se mit à faire du bruit avec ses doigts contre le vantail, tout en continuant à crier:

– Ouvrez, s'il vous plaît! ouvrez!

Pauline, surprise au moment où un tardif sommeil était sur le point de verser un peu de calme sur son esprit jusqu'ici si extraordinairement agité, ne put se défendre d'un certain émoi. Que se passait-il? Reconnaissant enfin la voix de son mari, sa première pensée fut qu'il était arrivé quelque accident, que quelqu'un était malade.

– C'est vous? demanda-t-elle effrayée.

– C'est moi, ouvrez.

– Qu'y a-t-il?

– Ouvrez toujours.

Devant cette insistance, elle se hâta de jeter sur ses épaules un peignoir, et, toute tremblante, alla ouvrir. Mais lorsqu'elle se trouva face à face avec la figure de Facial, qu'elle aperçut ses yeux, d'habitude ternes, luisants de lubricité, ses lèvres entrebâillées, qu'elle sentit le flot pressé et aviné de son haleine, elle comprit ce qu'il était venu faire.

Trop tard. Facial était dans la chambre, avait fermé la porte, posé son flambeau, et s'avançait sur sa femme avec un sourire bestial.

– Vous êtes jolie, savez-vous, en chemise! proclama-t-il d'une voix trouble.

Pauline avait reculé instinctivement. Une horreur subite la glaçait. Cet homme qui venait sur elle lui faisait l'effet du monstre de son cauchemar. Est-ce que l'épouvante de l'affreux moment ne lui serait pas épargnée?

«Après lui! après lui!.. Non, c'est impossible!.. pensait-elle vaguement, sans se rendre exactement compte de la vraie cause de son effroi. J'ai peur!.. j'ai peur!..»

Elle allait crier, comme si elle se fût trouvée en présence d'un voleur ou d'un assassin.

Elle eut besoin d'un extrême effort pour ne pas céder à son effarement, recouvrer un peu de présence d'esprit et tenter de se débarrasser de Facial autrement qu'en mettant en l'air toute la maison. Il suffirait peut-être de jouer une petite comédie. Elle se laissa tomber d'un air las dans un fauteuil, et se frottant les yeux, se plaignit dolemment:

– Oh! vous m'avez éveillée; laissez-moi dormir, je vous en prie: je suis si fatiguée!

– Dans cinq minutes il n'y paraîtra plus; c'est toujours comme cela au premier moment, dit Facial.

– Je vous en prie, laissez-moi, continua Pauline d'une voix encore plus défaite.

– Lavez-vous un peu la tête. Et puis vous pourrez dormir, je ne vous empêcherai pas de dormir: nous dormirons ensemble. Venez vous mettre au lit.

– Je désire être seule; je suis malade.

– C'est-à-dire que vous allez prendre froid, et moi aussi, si nous restons comme cela. Couchons-nous.

– Écoutez, mon ami, supplia-t-elle doucement, j'ai une migraine horrible.

– Elle passera, croyez-moi. Savez-vous ce dont vous avez besoin? Je vais vous le dire…

Il se pencha sur elle avec un clignement d'œil polisson.

– Non, non, laissez-moi! fit-elle en élevant la voix et en s'écartant de lui nerveusement.

Mais elle avait compté sans la brutalité des appétits de son mari.

Affamé par l'aspect de ce corps à moitié nu, dont il n'avait jamais eu une si tenace envie, Facial se lança sur sa femme, la saisit d'un embrassement et plongea dans ses seins sa bouche goulue.

Pauline se raidit convulsivement. Avec une énergie désespérée, elle réussit à secouer celui qui ne lui paraissait plus qu'un atroce vampire, et, s'enfuyant à travers la chambre, alla se réfugier derrière une table.

Et par dessus ce rempart, en phrases saccadées, cet étrange dialogue s'engagea entre les époux:

– Sortez! dit Pauline.

– Moi sortir d'ici? fit Facial, bouillonnant à la fois de luxure et de colère.

– Sortez! répéta Pauline.

– Mais je suis chez moi, vous êtes ma femme, ce lit est à moi et je veux coucher avec vous.

– Vous n'avez pas le droit de me brutaliser.

– Je n'ai pas le droit de vous tuer, ni celui de vous battre, mais j'ai le droit de profiter de votre corps toutes les fois que je le désire. Coucher avec sa femme, cela ne s'appelle pas la brutaliser: et j'ai le droit de coucher avec vous, entendez-vous, je l'ai.

– Malgré moi?

– Malgré vous.

– Et si je m'y refuse?

– J'ai le droit de vous y forcer.

– Par la violence?

– Par la violence.

– Ce n'est pas vrai.

– Consultez les lois, consultez votre confesseur, si vous en avez un, consultez qui vous voudrez, vous verrez que la femme doit obéissance à son mari, jusques et y compris la possession. Cela est si vrai, que si, par quelque maladie ou par quelque incapacité physique, elle se trouve empêchée de rendre à son époux ce que l'on nomme à juste titre le devoir conjugal, son époux est en droit de la répudier.

– Taisez-vous, vous êtes infâme.

– Jugez si vos caprices peuvent entrer en ligne de compte!

– Et ma liberté, qu'en faites-vous?

– Elle n'existe pas.

– Eh bien, s'écria Pauline, si vos lois me privent de ma liberté, même dans l'enceinte déjà stricte du mariage, je ne les reconnais pas, je les repousse de toute l'indignation, de tout le mépris de ma conscience. Il ne leur suffit pas de m'empêcher de me donner à qui je veux, elles veulent encore m'obliger à me donner à qui je ne veux pas et quand je ne veux pas? C'est une honte, c'est un crime.

– Pauline, prenez garde à vous: vous vous mettez en révolte contre mon autorité, contre la morale, contre tout ce qui est sacré et légitime.

– Sacrés, légitimes, vos gestes de satyre et vos besoins obscènes! Ce serait risible, si ce n'était pas dégoûtant. Allez-vous en, allez-vous en, vous dis-je!

– Pauline, prenez garde!

– Vous me répugnez.

– Une femme parler ainsi à son mari! Je vais vous apprendre…

Il voulut l'attraper; mais elle lui échappa en tournant autour de la table. Furieux, il se mit à courir après elle, vociférant:

– Je vous veux! je vous aurai!