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Loe raamatut: «La corde au cou», lehekülg 19

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– Ce n'est que trop probable, grommela le docteur; ce pauvre Galpin n'est pas fort…

– Que résulterait-il donc de cette démarche? poursuivait maître Magloire. La cause de monsieur de Boiscoran en deviendrait mille fois plus mauvaise, car à l'horreur de son crime s'ajouterait l'odieux de la plus vile, de la plus lâche des calomnies.

Plus que tous les autres, maître Folgatétait attentif.

– N'ayant pas de preuves, dit-il, mon avis est que monsieur de Boiscoran ne doit pas demander de supplément d'instruction.

L'avocat de Sauveterre s'inclina.

– Je suis bien aise, fit-il, que cette opinion vienne de mon honorable confrère. Donc, il ne faut plus songer àéviter le jugement à monsieur de Boiscoran… il passera en cour d'assises.

D'un mouvement désespéré, M. de Chandoré leva les bras au ciel.

– Mais Denise en mourra de douleur et de honte! s'écria-t-il.

Emporté par la situation, maître Magloire continuait:

– Nous voici donc en cour d'assises, à Sauveterre, devant des magistrats du ressort, devant des jurés du pays, incapables de forfaiture, j'en suis sûr, mais fatalement accessibles à l'opinion qui, depuis longtemps, a condamné monsieur de Boiscoran… L'audience est ouverte, le président interroge l'accusé. Dira-t-il ce qu'il m'a dit à moi, qu'étant l'amant de madame de Claudieuse, ilétait allé au Valpinson lui reporter ses lettres et prendre les siennes, et que toutes ontété brûlées? Soit, il le dit. Et aussitôt s'élève une clameur indignée et un concert de malédictions et de mépris… N'importe! Armé de ses pouvoirs discrétionnaires, le président suspend l'audience et envoie chercher la comtesse de Claudieuse. Puisque nous la supposons coupable, nous croyons à son infernaleénergie, n'est-ce pas?… Elle a prévu ce qui arrive, et elle a répété son rôle. Citée, elle vient pâle, vêtue de deuil, et un murmure de respectueuse sympathie salue son entrée. Vous voyez son attitude, n'est-ce pas? Le président lui explique ce dont il s'agit, et elle ne comprend pas, elle ne peut comprendre une siépouvantable calomnie. Mais quand elle a compris… Voyez-vous le regard superbe dont elleécrase Jacques, et de quelle hauteur elle répond: «N'ayant pas réussi à assassiner le mari, cet homme essaye de déshonorer la femme… Je vous confie mon honneur de mère et d'épouse, messieurs, je ne répondrai pas aux infamies de cet abject calomniateur…»

– Mais ce serait le bagne! s'écria M. de Chandoré, ce serait l'échafaud!

– Ce serait le maximum, en tout cas, répondit l'avocat de Sauveterre. Mais les débats continueraient, le ministère public prononcerait un réquisitoire foudroyant, et enfin viendrait le tour du défenseur de prendre la parole… Messieurs, vous vousêtes irrités de mon obstination… Je n'ajoute pas foi, je l'avoue, aux allégations de monsieur de Boiscoran. Mais mon jeune confrère y croit, lui. Eh bien! qu'il réponde franchement: oserait-il plaider le système de l'accusé et essayer de démontrer que madame de Claudieuseétait la maîtresse de Jacques?

Maître Folgat fronçait les sourcils.

– Je ne sais, murmura-t-il.

– Eh bien! moi je sais que vous n'oseriez pas! s'écria maître Magloire, et vous auriez raison, car ce serait vous perdre de réputation, sans nulle chance de sauver Jacques. Oui, sans nulle chance… Car, enfin, supposons un résultat inespéré, supposons que vous parveniez à démontrer que Jacques a dit vrai, qu'il aété l'amant de la comtesse… Qu'arrivera-t-il? On arrête madame de Claudieuse. Relâche-t-on monsieur de Boiscoran pour cela? Non, assurément. On le garde et on lui dit: «Oui, cette femme a essayé d'assassiner son mari, mais elleétait votre maîtresse, vousêtes donc son complice…»Messieurs, voilà la situation!

Dégageant la question des commentaires inutiles, des vaines appréciations et de toute phraséologie sentimentale, maître Magloire la posait enfin comme elle devaitêtre posée pourêtre résolue, et dans toute son effrayante simplicité.

Éperdu, grand-père Chandoré se dressa sur ses pieds, et d'une voix rauque:

– Alors, tout est bien fini! s'écria-t-il. Innocent ou coupable, Jacques de Boiscoran doitêtre condamné.

Maître Magloire ne répondit pas.

– Et c'est là, dit encore le vieux gentilhomme, ce que vous appelez la justice!

– Hélas! fit M. Séneschal, il serait puéril de le nier, la cour d'assises est une loterie…

M. de Chandoré, d'un geste terrible de colère, l'interrompit:

– En d'autres termes, reprit-il, l'honneur et la vie de Jacques dépendent à cette heure d'un caprice du sort, d'un hasard, du temps qu'il fera le jour de l'audience ou des dispositions d'un juré! Et s'il ne s'agissait que de Jacques, encore… Mais c'est la vie de mon enfant, messieurs, c'est la vie de Denise qui est en jeu… Frapper Jacques, c'est la frapper…

Maître Folgat dissimulait assez mal une larme; M. Séneschal et le docteur Seignebos lui-même frissonnaient, tant faisait malà voir la douleur de ce vieillard, menacé en sa plus chère, en son unique, en sa suprême affection.

Il avait pris les mains de l'avocat de Sauveterre, et les serrant d'uneétreinte désespérée:

– Mais vous le sauverez, n'est-ce pas, Magloire? poursuivit-il. Innocent ou coupable, qu'importe, puisque Denise l'aime! Vous en avez sauvé tant d'autres!… Les juges, c'est bien connu, ne savent pas résister à l'autorité de votre parole. Vous trouverez des accents irrésistibles pour sauver un malheureux qui aété votre ami…

Le célèbre avocat eûtété lui-même le coupable qu'il n'eût pasété plus abattu. Ce que voyant:

– Qu'est-ce à dire, ami Magloire! s'écria le docteur Seignebos, n'es-tu plus l'homme dont l'admirableéloquence est l'honneur de notre pays! Haut le front, morbleu! Jamais plus noble cause ne te fut confiée!

Mais il secouait la tête.

– Je n'ai pas la foi, murmura-t-il, et je ne sais pas plaider quand ce n'est pas ma conscience qui me fournit mes arguments… (Et son embarras redoublant): Seignebos, ajouta-t-il, l'a dit tout à l'heure: je ne suis pas l'homme d'une telle cause. Toute mon expérience n'y servirait de rien. Mieux vaut confier l'affaire à mon jeune confrère…

Pour la première fois de sa vie, maître Folgat trouvait un de ces procès qui mettent un homme à même de montrer toute sa valeur et qui lui ouvrent les deux battants de l'avenir. Pour la première fois, il rencontrait une de ces causes où tout se réunit pour exalter l'intérêt: la grandeur du crime, la situation de la victime, le caractère de l'accusé, le mystère, la diversité des avis, la difficulté de la défense, l'incertitude du résultat… une de ces causes pour lesquelles un avocat se passionne, qu'il embrasse de toute sonénergie, où il se met tout entier, où il partage les angoisses et les espérances de son client.

Il eût donné de grand cœur cinq ans de ses honoraires pour enêtre chargé. Mais ilétait honnête homme, avant tout.

– Songeriez-vous donc à abandonner monsieur de Boiscoran, maître Magloire? s'écria-t-il.

– Vous le servirez mieux que moi, répondit le célèbre avocat.

Peut-êtreétait-ce l'intime conviction de maître Folgat. N'importe:

– Vous n'avez pas réfléchi à l'effet que cela produirait, mon cher maître, dit-il.

– Oh!…

– Que penserait-on dans le public, si l'on apprenait tout à coup que vous vous retirez? Il faut, dirait-on, que l'affaire de monsieur de Boiscoran soit bien mauvaise pour que maître Magloire renonce à la plaider… Et ce serait une charge ajoutée à toutes celles qui accablent cet infortuné…

Le docteur ne laissa pas à son ami le temps de répliquer.

– Il est interdit à Magloire de se retirer, déclara-t-il, mais il a le droit de s'adjoindre un confrère. Il doit rester l'avocat et le conseil de Jacques de Boiscoran, mais maître Folgat peut lui prêter le concours de ses lumières, le renfort de sa jeunesse et de son activité, l'assistance même de sa parole.

Une fugitive rougeur colora les joues du jeune avocat.

– Je suis tout aux ordres de maître Magloire, dit-il.

Le célèbre avocat de Sauveterre réfléchissait. Et, après un moment, se retournant vers son jeune confrère:

– Avez-vous une idée, lui demanda-t-il, un plan? Que feriez-vous?

À l'étonnement de tous, un nouveau Folgat se révéla, en quelque sorte. Il parut grandir, son visage s'illumina, ses yeux brillèrent, et d'une voix pleine et sonore, d'une de ces voix dont le timbre métallique vibre dans la poitrine des auditeurs:

– Avant tout, commença-t-il, je verrais monsieur de Boiscoran. Seul, il dicterait mes résolutions définitives. Mais déjà mon plan est esquissé… Moi, j'ai la foi, messieurs, je vous l'ai dit… L'homme aimé de mademoiselle Denise ne sauraitêtre un scélérat… Qu'entreprendrais-je donc? De prouver la vérité du récit de monsieur de Boiscoran. Est-ce possible? Je l'espère. Monsieur de Boiscoran assure qu'il n'existe ni témoins ni preuves de ses relations avec madame de Claudieuse. Je suis persuadé qu'il se trompe. Elle aété, dit-il, d'une prudence et d'une habileté extraordinaires. Peu importe. La défianceéveille la défiance, et c'est quand on prend le plus de précautions qu'on est observé. On veut se cacher, on se découvre. On ne voit personne, on est vu…

»Maître de la défense, dès demain je commencerais une contre-instruction. L'argent ne nous manque pas, le marquis de Boiscoran a de hautes influences, nous serions bien servis… Avant quarante-huit heures, j'aurais mis en campagne des hommes expérimentés. Je connais la rue des Vignes, elle est fort déserte, mais il s'y trouve des yeux comme partout. Pourquoi certains de ces yeux n'auraient-ils pas remarqué la mystérieuse visiteuse de monsieur de Boiscoran?… Voilà ce que mes agents iraient demander de porte en porte. Et pour cette besogne, inutile de leur livrer un nom. Ce n'est pas madame de Claudieuse qu'ils auraient mission de rechercher, mais bien une inconnue vêtue de telle et telle façon. Et s'ils découvraient quelqu'un l'ayant vue, et capable de la reconnaître, ce quelqu'un serait notre premier témoin…

»En attendant, je m'informerais de l'ami de monsieur de Boiscoran, de cet Anglais dont il portait le nom, et je me mettrais en rapport avec la police de Londres. Si cet Anglaisétait mort, je le saurais, et ce serait un malheur… S'il n'était qu'à l'autre bout du monde, le câble transatlantique me permettrait de l'interroger et d'avoir ses réponses en moins d'une semaine.

»Déjà j'aurais lancé d'habiles limiers sur les traces de cette servante anglaise qui tenait la maison de la rue des Vignes. Monsieur de Boiscoran déclare que jamais elle n'a seulement entrevu madame de Claudieuse. Erreur. Il est impossible qu'une servante n'ait pas eu envie et trouvé le moyen de dévisager une femme que reçoit son maître… Retrouvée, elle parlerait.

»Et ce n'est pas tout: il venait desétrangers dans cette maison de la rue des Vignes. Je les interrogerais un à un. Je questionnerais le jardinier et ses aides, le porteur d'eau, le tapissier, les garçons de tous les fournisseurs. Qui nous dit que l'un d'eux n'est pas en possession de cette vérité que nous cherchons en ce moment?

»Enfin, quand une femme a passé tant de journées dans une maison, il est impossible qu'elle n'y ait pas laissé des traces de son passage. Depuis, m'objecterez-vous, la guerre est survenue, puis la Commune… N'importe. J'interrogerais les débris, je fouillerais les ruines, j'examinerais chaque arbre du jardin, je chercherais sur les vitresépargnées un nomécrit à la pointe d'un diamant, je forcerais les glaces restées intactes à me livrer l'image qu'elles ont reflétée si souvent…

– Ah! voilà qui est parler! s'écria le docteur Seignebos, enthousiasmé.

Les autres frissonnaient d'émotion. Ils comprenaient que la lutte allait enfin commencer. Mais déjà, insoucieux des impressions de ses auditeurs, maître Folgat continuait:

– Ici, à Sauveterre, la tâche serait plus difficile, mais en cas de succès, plus décisifs aussi seraient les résultats. Ici, j'amènerais quelqu'un de ces policiers au flair subtil, qui ont su faire un art de leur profession, un Lecoq ou un Tabaret quelconque, dont j'aurais intéressé la vanité. À celui-là, il faudrait tout dire, et même livrer les noms. Mais ce serait sans inconvénient. Son désir de réussir, la magnificence de la récompense, l'habitude professionnelle enfin, nous garantiraient son silence. Il arriverait secrètement, caché sous le travestissement qui lui semblerait devoir le mieux servir ses investigations, et recommencerait, au bénéfice de la défense, l'enquête faite par monsieur Galpin-Daveline au profit de la prévention. Découvrirait-il quelque chose? On est en droit de l'espérer. Je sais des policiers qui, avec des indices bien moins positifs, ont su remonter jusqu'à des vérités bien autrement invraisemblables.

Littéralement, grand-père Chandoré, l'excellent M. Séneschal, le docteur Seignebos et maître Magloire lui-même buvaient les paroles du jeune avocat.

– Est-ce tout, messieurs? poursuivait-il. Pas encore.

Servi par sa vieille expérience, M. le docteur Seignebos avait, dès le premier jour, pressenti le personnage essentiel de cette ténébreuse intrigue.

– Cocoleu!

– Oui, docteur, Cocoleu. Acteur, confident ou témoin, Cocoleu aévidemment le mot de l'énigme. Ce mot, il faut à tout prix essayer de le lui arracher. Une expertise médico-légale vient de lui décerner un brevet d'idiotie. N'importe, nous protestons. Nous n'avons plus à garder les ménagements d'autrefois. Nous prétendons que l'imbécillité de ce misérable est à dessein exagérée. Nous soutenons que son mutisme opiniâtre est une insigne fourberie. Quoi! il aurait eu assez d'intelligence pour témoigner contre nous, et il ne lui en resterait plus pour expliquer ou seulement répéter son témoignage? C'est inadmissible. Nous soutenons qu'il se tait maintenant, de même qu'il a parlé la nuit de l'incendie, par ordre. Si son silence servait moins la prévention, elle trouverait bien un moyen de le lui faire rompre. Nous exigeons que ce moyen soit recherché. Nous demandons qu'on assigne la personne qui, une fois déjà, a su lui délier la langue, et qu'on lui ordonne de recommencer l'expérience. Nous voulons une expertise nouvelle, ce n'est pas au pied levé et en quarante-huit heures qu'on décide de l'état mental d'un individu intéressé à jouer l'imbécillité. Et nous voulons surtout que les nouveaux experts nous présentent à nous, faussement accusés par Cocoleu, des garanties de savoir et d'indépendance!

Le docteur Seignebos trépignait d'enthousiasme. Sous une forme précise eténergique, il retrouvait toutes ses idées.

– Oui! s'écria-t-il, voilà la marche à suivre! Qu'on me donne carte blanche, et avant quinze jours Cocoleu est démasqué.

Moins bruyamment expansif, le célèbre avocat de Sauveterre serrait la main de maître Folgat.

– Vous le voyez, lui dit-il, c'est à vous que doitêtre confiée l'affaire de Jacques de Boiscoran.

Le jeune avocat n'essaya pas de protester. Quand il avait pris la parole, sa déterminationétait arrêtée.

– Tout ce qu'il est humainement possible de faire, prononça-t-il, je le ferai. La tâche acceptée, je m'y dévoue corps etâme. Mais je tiens à ce qu'il soit bien entendu et bien répété, dans le public, que maître Magloire ne se retire pas, que je ne suis que son second…

– C'est convenu, dit le vieil avocat.

– Alors, quand verrons-nous monsieur de Boiscoran?

– Demain matin.

– C'est qu'il m'est impossible de rien entreprendre sans l'avoir consulté.

– Oui, mais vous ne pouvezêtre admis près de lui que sur une autorisation de monsieur Galpin-Daveline, et je doute que nous puissions l'obtenir aujourd'hui.

– C'est fâcheux…

– Non, parce que nous avons pour aujourd'hui notre besogne toute taillée. Nous avons à examiner les pièces de la procédure mises à ma disposition par le juge d'instruction…

Le docteur Seignebos bouillait d'impatience.

– Oh! que de paroles! interrompit-il. À l'œuvre, avocats, à l'œuvre… Allons, partons-nous?

Ils sortaient. D'un geste, M. de Chandoré les retint.

– Jusqu'ici, messieurs, dit-il, nous n'avons pensé qu'à Jacques… Et Denise?…

D'un air surpris, les autres le regardaient.

– Que vais-je lui répondre, poursuivit-il, quand elle me demandera le résultat de l'entrevue de Jacques et de maître Magloire, et pourquoi on n'a pas voulu parler en sa présence?

Le docteur Seignebos l'avait déclaré; il n'était pas partisan des ménagements.

– Vous lui répondrez la vérité, conseilla-t-il.

– Quoi! je lui dirais que Jacquesétait l'amant de madame de Claudieuse!

– Ne l'apprendra-t-elle pas tôt ou tard! Mademoiselle Denise est une filleénergique…

– Oui, mais mademoiselle Denise est la plus saintement ignorante des jeunes filles, interrompit vivement maître Folgat, et elle aime monsieur de Boiscoran. Pourquoi troubler la pureté de ses pensées et sa sécurité? N'est-elle pas assez malheureuse! Monsieur de Boiscoran n'est plus au secret; il verra sa fiancée, libre à lui de parler s'il le juge convenable. Seul il en a le droit. Je l'en dissuaderai, pourtant. Du caractère dont je connais mademoiselle de Chandoré, il lui serait impossible de garder le silence si le hasard la mettait en présence de madame de Claudieuse.

– Monsieur de Chandoré doit se taire, décida maître Magloire. C'est déjà trop d'être obligé de tout confier à madame de Boiscoran. Car, ne l'oubliez pas, messieurs, la moindre indiscrétion ferait sûrementéchouer le projet, si chanceux déjà, de maître Folgat.

Tous sortirent sur ces mots, et quand M. de Chandoré se trouva seul:

– Oui, ils ont raison! murmura-t-il, mais que dire?

Il cherchait dans sa tête une explication plausible, quand une femme de chambre vint lui annoncer que Mlle Denise le demandait.

– Je vous suis! lui répondit-il.

Et il la suivit, en effet, d'un pas pesant, et composant de son mieux son visage, pour y effacer les traces des terriblesémotions par lesquelles il venait de passer.

C'est dans son salon du premierétage que les tantes Lavarande avaient entraîné Denise et Mme de Boiscoran. C'est là que M. de Chandoré alla les rejoindre et qu'il les trouva, Mme de Boiscoran affaissée sur un fauteuil, pâle et toute défaillante, Mlle Denise, au contraire, marchant deç à et de là d'un pas fiévreux, la joue en feu, les yeuxétincelants.

Dès qu'il parut:

– Eh bien! il n'y a plus d'espoir, n'est-ce pas? lui demanda sa petite-fille d'un ton bref.

– Plus que jamais, au contraire, répondit-il en se forçant à sourire.

– Alors pourquoi maître Magloire nous a-t-il fait sortir?

Le vieux gentilhomme avait eu le temps de ruminer un mensonge.

– Parce que, dit-il, Magloire avait à nous annoncer une nouvelle fâcheuse. Impossible d'espérer une ordonnance de non-lieu. Jacques subira un jugement…

Tout d'un bloc, Mme de Boiscoran se dressa.

– Jacques en cour d'assises! s'écria-t-elle, mon fils, un Boiscoran!

Et elle retomba comme une masse. Pas un muscle du visage de Mlle Denise n'avait tressailli.

– J'attendais pis! fit-elle d'un accentétrange. On peutéviter la cour d'assises…

Et elle sortit en repoussant la porte avec une telle violence que les tantes Lavarande s'élancèrent à sa poursuite.

Désormais, M. de Chandoré ne se croyait plus obligé de se contraindre. Il vint se planter devant Mme de Boiscoran, et donnant cours enfin à l'effroyable colère qu'il refoulait depuis si longtemps:

– Votre fils! s'écria-t-il, votre Jacques!… Je le voudrais mort mille fois, le misérable qui tue mon enfant, car il me la tue, vous le voyez bien…

Et, impitoyable, il se mit à raconter l'histoire de Jacques et de la comtesse de Claudieuse.

Anéantie, brisée par les sanglots, Mme de Boiscoran n'avait même pas la force de lui demander grâce… Et quand il eut achevé, avec l'expression du plus affreuxégarement:

– L'adultère! murmura-t-elle. Ô mon Dieu!… Voilà donc le châtiment!

16. C'est au palais de justice, qu'au sortir du salon de M. de Chandoré…

C'est au palais de justice, qu'au sortir du salon de M. de Chandoré, se rendaient maître Folgat et maître Magloire. Et tout en descendant la rue de la Rampe:

– Il faut, disait l'avocat parisien, que monsieur Galpin-Daveline se croie terriblement sûr de son affaire, pour accorder ainsi à la défense la communication de la procédure instruite contre monsieur de Boiscoran.

C'est qu'en effet, le Code d'instruction criminelle semble n'ordonner, n'autoriser même, cette communication qu'après l'arrêt de la chambre des mises en accusation, et après que l'accusé aété interrogé par le président des assises. Parce qu'alors seulement, disent tous ces commentateurs, qui sont le fléau de notre jurisprudence, «parce qu'alors seulement l'instruction peutêtre considérée comme terminée, et que de ce moment seulement se fait sentir le besoin d'une défense libre d'entraves et basée sur la connaissance de tout ce qui a précédé».

Le bon sens et l'équité se révoltent d'une telle doctrine. Elle n'en a pas moinsété consacrée et confirmée par des arrêts de la cour de Poitiers et de la cour de cassation.

Ainsi, voilà un malheureux accusé de quelque crime atroce, accusé faussement peut-être, présumé innocent de par la loi, et il devra ignorer les charges accumulées secrètement contre lui, les preuves recueillies, les dépositions des témoins! Ses intérêts les plus chers sont en jeu, il y va de son bonheur et de sa vie, de l'honneur et de la vie des siens, n'importe!… On lui dérobera les résultats de l'instruction.

Et c'est au dernier moment, lorsque déjà l'opinion est faite, quand déjà sont convoqués les jurés qui doivent décider de son sort, qu'il lui sera permis de prendre connaissance de son dossier.

À cela, les sempiternels commentateurs répondent par des volumes d'arguments et d'arguties. Ils invoquent, pour justifier cette terrible doctrine, les intérêts de l'univers entier, de la société, du juge, des témoins… Comme s'il pouvaitêtre des intérêts plus sacrés que ceux de la défense! Comme si la justice humaineétait infaillible! Comme s'il ne valait pas mieux mille fois laisseréchapper mille coupables que risquer de condamner un seul innocent!

Heureusement, il est avec la loi des accommodements. Et moyennant l'assentiment du procureur de la République, et sous sa responsabilité, le juge d'instruction peut donner officieusement communication, lecture ou copie, au prévenu ou à son conseil, de tout ou partie des procès-verbaux, des interrogatoires ou des informations…

Ainsi avait fait M. Galpin-Daveline. Et de la part d'un tel homme, toujours disposé à interpréter la loi dans son sens le plus rigoureux, et qui ne marchait pas plus sans ses textes qu'un aveugle sans son bâton – de la part d'un ennemi avoué de Boiscoran —, cette facilité donnée à la défense acquérait immédiatement une réelle signification.

Maisétait-ce celle que lui attribuait maître Folgat?

– Je parierais que non, répondit maître Magloire, moi qui connais le paroissien pour l'avoir pratiqué pendant des années. Sûr de soi, il serait impitoyable. Il est bienveillant, c'est qu'il a peur. Cette concession, c'est une porte dérobée qu'il se ménage en cas d'échec.

Le célèbre avocat de Sauveterre avait raison. Si convaincu que fût M. Galpin-Daveline de la culpabilité de Jacques, ilétait toujours aussi inquiet de ses moyens de défense. Vingt interrogatoires n'avaient rien arraché au prévenu que des protestations d'innocence.

Poussé à bout par le juge:

– Je m'expliquerai, répondait-il, quand j'aurai vu mon défenseur.

C'est le plus souvent l'unique réponse du stupide gredin qui ne cherche qu'à gagner du temps. Mais M. Galpin-Daveline avait de l'intelligence de son ancien ami une trop haute idée pour n'être pas persuadé que son mutisme opiniâtre cachait quelque chose de sérieux…

Quoi! un mensonge savant, un alibi laborieusement ménagé, des témoignages achetés de longue main? M. Galpin-Daveline eût donné bonne chose pour savoir. Et c'est pour savoir plus tôt qu'il avait accordé cette communication.

Avant de se décider, cependant, ilétait allé soumettre ses perplexités au procureur de la République. L'excellent M. Daubigeon, qu'il avait trouvé en train de se mirer dans la tranche dorée de ses bouquins chéris, l'avait fort mal reçu.

– Est-ce encore des signatures que vous voulez? s'était-ilécrié, je suis prêt à vous en donner! Pour autre chose, serviteur: «Quand la sottise est faite, Il est trop tard, ma foi!, de demander conseil!»

Si peu encourageant que fût l'accueil, M. Galpin-Daveline avait insisté:

– En sommes-nous donc là, avait-il repris d'un ton amer, que ce soit une sottise de faire son devoir! Un crime a-t-ilété commis? Avais-je mission de le poursuivre et d'en rechercher l'auteur? Oui. Eh bien! est-ce ma faute si l'auteur de ce crime aété mon ami, et si j'ai dû jadisépouser une de ses parentes!… Il n'est personne au tribunal qui doute de la culpabilité de monsieur de Boiscoran, personne qui ose blâmer ma conduite, et cependant c'est à qui me témoignera le plus de froideur.

– Voilà le monde! avait dit M. Daubigeon avec une grimace ironique: on vante la vertu, mais on la laisse se morfondre. Probitas laudatur et alget!

– Eh bien! oui, c'est vrai! s'étaitécrié à son tour M. Galpin-Daveline. Oui, on en veut aux gens qui font ce qu'on n'eût pas eu le courage de faire. Monsieur le procureur général m'a adressé des félicitations, parce qu'il juge les choses de haut et de loin. Ici, on subit les influences des coteries. Ceux-là mêmes qui devraient me soutenir, m'encourager, me réconforter, se déclarent contre moi. Le procureur de la République, mon allié naturel, m'abandonne et me raille. C'est d'un ton d'insupportable ironie que monsieur le président, mon chef immédiat, me disait ce matin: «Je ne sais guère de magistrats capables, comme vous, de sacrifier à l'intérêt de la vérité et de la justice leurs relations et leurs amitiés, vousêtes un homme antique, vous irez loin!…»

Le procureur de la République n'en avait pu supporter davantage.

– Brisons là, avait-il dit, nous ne pouvons pas nous entendre… Jacques de Boiscoran est-il innocent ou coupable? Je l'ignore. Ce que je sais, c'est que c'était le plus aimable garçon de la terre, un hôte admirable, un causeur et unérudit, et qu'il possédait les plus jolieséditions d'Horace et de Juvénal que je connaisse. Je l'aimais, je l'aime encore, et je suis désolé de le savoir en prison. Ce qui est positif, c'est que j'avais à Sauveterre les plus agréables relations, et que les voilà brisées. Et c'est vous qui vous plaignez! Est-ce donc moi qui suis l'ambitieux? Est-ce donc moi qui ai tenu à attacher un nom à un procès retentissant? Est-ce moi qui ai refusé de me récuser quand on me le conseillait? Monsieur de Boiscoran sera probablement condamné. Vous devriezêtre au comble de vos vœux… Vous vous plaignez, cependant. Que diable! on ne peut pas tout avoir. Qui donc jamais a conçu un projet assez admirable pour n'avoir jamais à se repentir de l'entreprise et du succès… Quid, tam dextro pede concipis ut te, Conatus non pœniteat votique peracti!

Après cela, M. Galpin-Daveline n'avait plus qu'à se retirer.

Et il s'étaitéloigné, en effet, furieux, mais en même temps bien résolu à faire profit des rudes vérités dont venait de le souffleter M. Daubigeon, en qui il lui fallait bien reconnaître l'interprète de la pensée de tous.

C'était plus qu'il n'en fallait pour vaincre ses dernières hésitations. Et tout de suite il avait accordé la communication des pièces, en recommandant à son greffier la plus grande complaisance.

Ce n'est pas sans un profondétonnement que Méchinet avait entendu M. Galpin-Daveline lui donner l'ordre de communiquer toute la procédure. Il connaissait à fond son patron, ce juge d'instruction dont ilétait comme l'ombre depuis des années.

Toi, s'était-il dit, tu as peur.

Et comme M. Daveline insistait encore, ajoutant que c'est l'honneur de la justice de se départir de ses rigueurs lorsqu'elles ne sont pas indispensables:

– Oh! soyez tranquille, monsieur, avait répondu gravement le greffier, ce n'est pas la bienveillance qui me manquera.

Mais, dès que le juge d'instruction eut le dos tourné, Méchinet se mit à rire.

Il ne me ferait pas toutes ces recommandations, pensait-il, s'il soupçonnait la vérité, et à quel point je suis dévoué à la défense… Quelle fureur, sac à papier! s'il venait jamais à apprendre que j'ai trahi le secret de l'instruction, que j'aiété le messager de la correspondance de monsieur de Boiscoran avec ses amis, que j'ai fait de Frumence Cheminot mon complice, que j'ai corrompu Blangin, le geôlier, pour que mademoiselle de Chandoré pût visiter son fiancé!

Car il avait fait tout cela, c'est- à-dire quatre fois plus qu'il n'en fallait pourêtre chassé du tribunal, et même pour devenir, pendant quelques mois, le pensionnaire de Blangin.

Il sentait des frissons lui courir le long de l'échine, quand il y réfléchissait froidement, et ilétait entré dans une furieuse colère, un soir que ses sœurs, les dévotes couturières, s'étaient avisées de lui dire: «Décidément, Méchinet, tu es tout chose, depuis cette visite de mademoiselle de Chandoré.»

– Bavardes infernales! s'était-ilécrié d'un accent à les faire rentrer sous terre, voulez-vous donc me voir sur l'échafaud!

Mais s'il avait des moments de transes, il n'avait pas l'ombre d'un remords. Mlle Denise l'avait complètement ensorcelé, et non moins sévèrement qu'elle, il jugeait la conduite de M. Galpin-Daveline. Assurément, M. Daveline n'avait rien fait de contraire à la loi, mais il avait violé l'esprit de la loi. Ayant eu le triste courage d'instruire contre un ami, il n'avait pas su demeurer impartial. Craignant d'être taxé de faiblesse, il avait exagéré la dureté. Et, surtout, il avait dirigé l'enquête uniquement dans le sens de ses convictions, comme si le crime eûtété prouvé, et sans tenir compte des intérêts d'un prévenu qui protestait de son innocence.

Or, Méchinet y croyait fermement, à cette innocence, et ilétait intimement persuadé que le jour où Jacques de Boiscoran verrait son défenseur serait le jour de sa justification. C'est dire avec quelle ponctualité il se rendit au Palais attendre maître Magloire.

Mais à midi, le célèbre avocat de Sauveterre n'avait pas paru. Ilétait encore en conférence chez M. de Chandoré.

Serait-il survenu quelque anicroche? pensa le greffier.

Et telleétait son inquiétude qu'au lieu de rentrer déjeuner avec ses sœurs, il envoya un garçon de bureau lui chercher un petit pain qu'il arrosa d'un verre d'eau.

Vanusepiirang:
12+
Ilmumiskuupäev Litres'is:
30 august 2016
Objętość:
610 lk 1 illustratsioon
Õiguste omanik:
Public Domain

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