Lugege ainult LitRes'is

Raamatut ei saa failina alla laadida, kuid seda saab lugeda meie rakenduses või veebis.

Loe raamatut: «Le crime d'Orcival», lehekülg 11

Font:

La vérité est qu’elle s’appelait Pélagie Taponnet, et qu’elle était, sans que le comte s’en doutât, la sœur adultérine de son valet de chambre.

Protégée par le comte de Trémorel, miss Fancy a eu dans le demi-monde parisien un réel et bruyant succès de toilettes et de beauté.

Elle était loin cependant d’être belle, dans l’acception classique du mot. Mais elle présentait le type accompli du «joli» parisien, type qui, pour être de pure convention, n’en a pas moins des admirateurs passionnés. Elle avait des mains délicates d’un dessin parfait, un pied mignon, de superbes cheveux châtains, la dent blanche du chat, et par-dessus tout, de grands yeux noirs insolents ou langoureux, caressants, provocants, des yeux à faire descendre les saints de pierre de leur niche.

Miss Fancy n’était pas fort intelligente, mais elle eut vite pris le facile «bagout» des coureuses de premières représentations; enfin, elle faisait valoir ses toilettes excentriques.

Le comte l’avait ramassée dans un bal public de bas étage, où, un soir, par le plus grand des hasards, il était entré pendant qu’elle dansait des pas risqués en bottines percées. En moins de douze heures, sans transition, elle passa de la plus affreuse misère à un luxe dont évidemment elle ne pouvait même avoir l’idée.

Éveillée un matin sur le grabat malpropre d’un cabinet garni à douze francs par mois, elle s’endormit le soir sous les courtines de satin d’un lit de palissandre.

Cet éblouissant changement ne la surprit pas autant qu’on le pourrait supposer.

Il n’est pas, à Paris, de fillette un peu jolie qui n’attende, pleine de confiance, des aventures plus surprenantes encore. Il faut à l’artisan enrichi quinze ans pour s’habituer à l’habit noir; la Parisienne quitte sa robe de six sous pour le velours et la moire, et on jurerait que jamais elle n’a porté autre chose.

Quarante-huit heures après son installation, miss Fancy avait mis ses domestiques sur un bon pied; on lui obéissait au doigt et à l’œil, et elle faisait marcher comme il faut ses couturières et ses modistes.

Cependant le premier étourdissement d’un plaisir absolument nouveau se dissipa vite. Bientôt, Jenny, seule une partie de la journée, dans son bel appartement, ne sut plus à quelles distractions se prendre.

Ses toilettes qui d’abord l’avaient transportée ne lui disaient plus rien. La jouissance d’une femme n’est complète, que doublée de la jalousie des rivales.

Or, les rivales de Fancy habitaient au faubourg du Temple, tout en haut, près de la barrière, elles ne pouvaient envier sa splendeur qu’elles ne connaissaient pas, et il lui était absolument interdit d’aller se montrer à elles, d’aller les éclabousser. À quoi bon, alors, une voiture!

Quant à Trémorel, Jenny le subissait, ne pouvant faire autrement. Il lui semblait le plus ennuyeux des hommes. Ses amis, elle les considérait tous comme des êtres assommants.

Peut-être sentait-elle un écrasant mépris sous les manières ironiquement polies, et comprenait-elle combien peu elle était, pour tous ces gens riches, ces viveurs, ces joueurs, ces blasés, ces repus.

Ses plaisirs, et encore elle les goûtait modérément, étaient une soirée chez quelque femme dans sa position, une nuit de baccarat où elle gagnait, un souper où elle gâchait tout.

Le reste du temps, elle s’ennuyait.

Elle s’ennuyait à périr, elle avait la nostalgie de la ruelle fangeuse de son quartier, de son garni infect.

Cent fois elle eut envie de planter là Trémorel, de renoncer à son luxe, à son argent, à ses domestiques et de reprendre son ancienne existence. Dix fois, elle fit son paquet, toujours l’amour-propre la retint au dernier moment.

Telle est, aussi exactement que possible, la femme chez laquelle ce matin de la saisie, le comte Hector se présenta sur les onze heures.

Certes, elle ne l’attendait guère si matin, et elle fut bien surprise quand il lui annonça qu’il venait lui demander à déjeuner, la priant de faire se dépêcher la cuisinière, parce qu’il était fort pressé.

Jamais miss Fancy n’avait vu son amant si aimable, jamais surtout elle ne l’avait vu si gai. Tant que dura le déjeuner, il fut, comme il se l’était promis, étincelant de verve.

Le café servi Hector jugea le moment opportun pour parler.

– Tout ceci, mon enfant, dit-il, n’est qu’une préface destinée à te préparer à une nouvelle assez surprenante. Donc, tu sauras que je suis ruiné.

Elle le regarda ébahie, paraissant ne pas comprendre.

– J’ai dit ruiné, insista-t-il en riant très fort, tout ce qu’il y a de plus ruiné, ruiné à plates coutures.

– Ah! tu veux te moquer de moi, tu plaisantes!..

– Jamais je n’ai parlé si sérieusement, reprit Hector. Cela te semble invraisemblable, n’est-ce pas? Eh bien! c’est pourtant très vrai.

Les grands yeux de Jenny interrogeaient toujours.

– Que veux-tu, continua-t-il avec une superbe insouciance, la vie est comme une grappe de raisin qu’on mange lentement grain à grain ou dont on exprime le suc dans un verre pour le boire d’un trait. J’ai choisi la seconde méthode. Ma grappe à moi se composait de quatre millions, ils sont bus. Je ne les regrette pas, j’ai eu de la vie pour mon argent. Mais à présent, je puis me flatter d’être aussi gueux que n’importe quel gueux de France. Tout à cette heure est saisi chez moi, je suis sans domicile, je n’ai plus le sou.

Il parlait, il parlait, s’animant au choc des pensées diverses qui se pressaient tumultueusement dans son cerveau, s’exaltant au cliquetis des mots.

Et il ne jouait pas la comédie. Sa bonne foi était complète, intacte, entière. Il ne songeait même pas à se trouver bien.

– Mais… alors… hasarda miss Fancy…

– Quoi? tu te trouves libre? Cela va sans se dire.

Elle ne savait trop encore si elle devait s’affliger ou se réjouir.

– Oui! déclara-t-il, je te rends ta liberté. Jenny eut un geste sur lequel Hector se méprit.

– Oh! mais, sois tranquille, ajouta-t-il vivement je ne te quitte pas ainsi, je ne veux pas que demain tu te trouves dans l’embarras. Le loyer ici étant à ton nom, le mobilier te reste, et, de plus, j’ai songé à toi. J’ai là, dans ma poche, cinq cents louis, c’est toute ma fortune, je te l’apporte.

Il lui présentait en même temps sur une assiette – imitant en riant les garçons de restaurant qui rapportent la monnaie – ses dix derniers billets de mille francs.

Elle les repoussa avec horreur.

– Eh bien! fit-il, reprenant son ton d’homme supérieur, voilà un beau mouvement, mon enfant, c’est bien, très bien. Je l’ai toujours pensé, vois-tu, et toujours dit, tu es une bonne fille, trop bonne même, il faudra te corriger.

Oui, elle était bonne fille, miss Jenny Fancy, autrement dit Pélagie Taponnet, car au lieu de serrer les billets de banque et de mettre Hector à la porte comme c’était incontestablement son droit, elle essaya, le croyant très malheureux, de le consoler, de le réconforter.

Depuis que Trémorel lui avait confessé qu’il était sans le sou, elle ne le haïssait presque plus, et même, par un revirement fréquent chez les femmes de cette trempe, elle commençait à l’aimer.

Hector saisi, sans asile, n’était plus l’homme terrible, payant pour être le maître, le millionnaire dont un caprice rejette au ruisseau la femme qu’il en a tirée par fantaisie. Ce n’était plus le tyran, l’être exécré. Ruiné, il descendait de son piédestal, il rentrait dans le droit commun, il redevenait un homme comme les autres, préférable aux autres, étant vraiment remarquablement beau.

Puis prenant pour un généreux élan du cœur le dernier artifice d’une vanité malade, Fancy était extrêmement touchée de ce don de dix mille francs.

– Tu n’es pas si pauvre que tu dis, reprit-elle, puisque tu as encore cette somme.

– Eh! chère enfant, c’est à peine ce que tu me coûtes par mois, je t’ai donné tout autant deux ou trois fois pour quelques petits diamants que tu portais une soirée.

Elle réfléchit un moment, et tout étonnée, comme après une découverte:

– Tiens! dit-elle, c’est pourtant vrai.

Depuis longtemps Hector ne s’était autant amusé.

– Mais, reprit gravement miss Fancy, je puis dépenser moins, oh! oui, beaucoup moins, et être, je te l’assure, tout aussi heureuse. Autrefois, avant de te connaître, quand j’étais jeune – elle avait dix-neuf ans – dix mille francs me semblaient une de ces sommes fabuleuses dont on parle, mais que peu d’hommes ont vue réunie en un seul tas, que bien peu ont tenue entre les mains.

Elle essayait de glisser les billets dans la poche du comte qui se défendait.

– Ainsi, tiens, reprends, garde…

– Que veux-tu que j’en fasse?

– Je ne sais, mais il me semble que cet argent peut en rapporter d’autre. Ne peux-tu jouer à la Bourse, parier aux courses, gagner à Bade, tenter quelque chose enfin? J’ai entendu parler de gens qui maintenant sont riches comme des rois, qui ont commencé avec rien, et qui n’avaient pas ton éducation à toi, qui as tout vu, qui connais tout. Que ne fais-tu comme eux?

Elle parlait vivement, avec cet entraînement de la femme qui cherche à faire triompher son idée.

Et lui, la regardait, stupéfait de lui trouver cette sensibilité, cet intérêt désintéressé à sa personne, plus étonné qu’un prosecteur de l’école, qui, préparant sa leçon, rencontrerait le cœur de son sujet à droite au lieu de le découvrir à gauche.

– Tu veux bien, n’est-ce pas? insistait-elle, tu veux bien…

Il secoua l’espèce de torpeur pleine de charmes où le plongeait la mine câline de sa maîtresse.

– Oui, lui dit-il, tu es une bonne fille, mais prends ces cinq cents louis puisque je te les donne, et ne t’inquiète de rien.

– Mais toi? as-tu encore de l’argent? que te reste-t-il?

– J’ai encore…

Il s’arrêta, inspectant ses poches, comptant l’or de son porte-monnaie, ce qui ne lui était jamais arrivé.

– Ma foi! il me reste trois cent quarante francs, c’est bien plus qu’il ne me faut, aussi, avant de partir, je veux donner dix louis à tes domestiques, ils m’ont bien servi.

– Et que deviendras-tu après! mon Dieu?

Il se posa sur sa chaise, caressant négligemment sa belle barbe, et ajouta:

– Je vais me brûler la cervelle.

– Oh! s’écria-t-elle effrayée.

Hector supposa que la jeune femme doutait. Il sortit de sa poche ses petits pistolets à crosse d’ivoire, et les lui montrant:

– Tu vois, lui dit-il, ces joujoux? Eh bien, en te quittant, je vais aller quelque part, n’importe où, j’appuierai les canons comme cela, sur mes tempes – il faisait le geste – je presserai la détente, et tout sera dit.

Elle le regardait, la pupille dilatée par l’épouvante, pâle, le sein ému.

Mais en même temps elle l’admirait. Elle était émerveillée de tant de courage, de ce calme, de cette insouciance railleuse. Quel dédain superbe de la vie! Dévorer sa fortune et se tuer après, sans cris, sans pleurs, sans regrets, lui paraissait un acte d’héroïsme inouï, sans exemple, sans pareil. Et, dans son extase, il lui semblait que devant elle se dressait un homme nouveau, inconnu, beau, radieux, éblouissant. Elle se sentait prise pour lui de tendresses infinies; elle l’aimait comme jamais elle n’avait aimé, en elle s’éveillaient des ardeurs ignorées.

– Non! s’écria-t-elle, non! cela ne sera pas.

Et, se levant brusquement, elle bondit jusqu’à Hector.

Elle s’était suspendue au cou de son amant, et la tête rejetée en arrière pour le bien voir, pour plonger ses yeux dans les siens, elle continuait:

– Tu ne te tueras pas, n’est-ce pas? tu me le promets, tu me le jures. Non, ce n’est pas possible, tu ne le voudrais pas. C’est que je t’aime, vois-tu, je t’aime… moi qui ne pouvais pas te souffrir autrefois. Ah! je ne te connaissais pas, tandis que maintenant… Va! nous serons heureux. Toi qui as toujours vécu dans les grandeurs tu ne sais pas ce que c’est que dix mille francs mais je le sais, moi.

«On peut vivre longtemps, très longtemps et très bien, avec cela. Sans compter que si nous voulons vendre tout ce qu’il y a ici d’inutile, les chevaux, la voiture, mes diamants, mon cachemire vert nous en tirerons bien le triple, le quadruple même, de cette somme. Trente mille francs! c’est une fortune. Songe à ce que cette somme représente de jours de bonheur!..

Le comte de Trémorel secouait la tête négativement, souriant ravi.

Oui, il était ravi; sa vanité, délicieusement chatouillée, s’épanouissait à la chaleur de cette passion qui jaillissait des yeux si beaux de miss Fancy.

Voilà comment on l’aimait, lui, comment on le regrettait. Quel héros le monde allait perdre!

– Car nous ne resterons pas ici, poursuivit Jenny, nous irons nous cacher à l’autre bout de Paris dans un petit logement. Tu ne sais pas, toi, que du côté de Belleville, sur les hauteurs, on trouve pour mille francs par an des logements délicieux entourés de jardins. Comme nous y serions bien, serrés l’un contre l’autre! Tu ne me quitterais jamais, car je serais jalouse, vois-tu, oh! mais jalouse! Nous n’aurions pas de domestiques, et tu verrais comme je sais bien tenir notre petit ménage…

Hector ne répondait toujours pas.

– Tant que durera l’argent, continuait Jenny, nous rirons. Quand il n’y en aura plus, si tu es toujours décidé, tu te tueras, c’est-à-dire, nous nous tuerons ensemble. Mais pas avec un pistolet, n’est-ce pas cela doit faire trop de mal. Nous allumerons un grand réchaud de charbon, nous nous endormirons dans les bras l’un de l’autre, et tout sera dit. Il paraît qu’on ne souffre pas du tout. Une de mes amies qui avait déjà perdu connaissance quand on a enfoncé sa porte, m’a dit qu’elle n’avait rien senti, qu’un peu de mal à la tête.

Cette proposition tira Hector de l’engourdissement voluptueux où l’avaient maintenu les regards et l’étreinte de sa maîtresse.

Elle réveillait en lui un souvenir qui froissait toutes ses vanités de gentilhomme et de viveur.

Trois ou quatre jours auparavant, il avait lu, dans un journal, le récit du suicide d’un marmiton de chez Vachette qui, dans un accès de désespoir amoureux, avait dérobé chez son patron un réchaud, et était allé s’asphyxier bravement dans son taudis. Même, avant de mourir, il avait écrit à son infidèle, une lettre très touchante.

Cette idée de finir comme le cuisinier le fit frémir. Il entrevit la possibilité d’une comparaison horrible. Quel ridicule! Et le comte de Trémorel qui avait passé sa vie à faire profession de tout braver, avait une peur folle du ridicule.

Aller se faire périr par le charbon à Belleville, avec une grisette. Horreur!

Il dénoua presque brutalement les bras de miss Fancy et la repoussa.

– Assez de sentiment comme cela, dit-il de son ton d’autrefois. Tout ce que tu dis, ma chère enfant, est fort joli, mais complètement absurde. Un homme de mon nom ne déchoit pas, il meurt.

En retirant de sa poche les billets qu’y avait glissés miss Fancy, il les rejeta sur la table.

– Allons, adieu!

Il voulait sortir, mais rouge, échevelée, l’œil flamboyant de résolution, Jenny courut se placer devant la porte.

– Tu ne sortiras pas, cria-t-elle, je ne veux pas, tu es à moi, entends-tu, puisque je t’aime; si tu fais un pas, j’appelle.

Le comte de Trémorel haussa les épaules.

– Il faut pourtant en finir, dit-il.

– Tu ne passeras pas.

– Fort bien! ce sera donc ici que je me ferai sauter la cervelle.

Et sortant un de ses pistolets, il l’appuya contre sa tempe en disant:

– Si tu appelles, si tu ne me laisses pas le passage libre, je tire.

Si miss Fancy eut appelé, très certainement le comte de Trémorel eût pressé la détente, il était mort. Mais elle n’appela pas, elle ne le put, elle poussa un grand cri et tomba évanouie.

– Enfin! fit Hector, remettant son arme dans sa poche.

Aussitôt, sans prendre le soin de relever sa maîtresse qui gisait à terre, il sortit, refermant la porte à double tour.

Puis, dans l’antichambre, ayant appelé les domestiques, il leur remit dix louis pour se les partager et s’éloigna rapidement.

XIII

Arrivé dans la rue, le comte de Trémorel s’apprêtait à remonter le boulevard, lorsque l’idée de ses amis traversa son esprit. L’histoire de sa saisie, colportée par ses gens, devait déjà courir la ville.

– Non, pas par là, murmura-t-il.

C’est qu’en effet, de ce côté, il rencontrerait infailliblement quelqu’un de ses «très chers» et il lui semblait entendre les compliments de condoléances et les ridicules offres de service.

Il voyait les grimaces contrites dissimulant mal une intime et délicieuse satisfaction. Il avait, en sa vie, blessé tant de vanités, écrasé tant d’amours-propres, qu’il devait s’attendre à de terribles représailles.

Et pourquoi ne pas tout dire? Les amis d’un homme que favorise une insolente prospérité, ressemblent tous, plus ou moins – volontairement ou sans s’en douter – à cet excentrique Anglais qui suivait un dompteur de bêtes féroces avec le doux espoir de le voir dévorer. La fortune, aussi, dévore parfois ceux qui la domptent.

Hector traversa donc la chaussée, prit la rue Duphot et gagna les quais.

Où allait-il? Il n’en savait rien, il ne se le demandait même pas.

Il marchait au hasard, longeant les parapets, respirant à pleins poumons l’air pur et vif, savourant cette béatitude physique qui suit un bon repas, heureux de se sentir vivre, aux tièdes rayons du soleil d’avril. Le temps était splendide, et Paris entier était dehors. La ville avait un air de fête, les flâneurs encombraient les rues, la foule affairée ralentissait sa course, toutes les femmes étaient jolies. À un angle des ponts, des marchandes tenaient leur éventaire de violettes qui embaumaient.

Près du Pont-Neuf, le comte acheta un de ces bouquets qu’on crie à dix centimes, et le passa à sa boutonnière. Il jeta vingt sous à la marchande, et sans attendre qu’on lui rendît la monnaie, il continua sa route.

Arrivé à cette grande place qui est au bout du boulevard Bourbon, et qui est toujours encombrée de saltimbanques et de montreurs de curiosités en plein vent, la foule, le bruit, le déchirement des musiques, l’arrachèrent à sa torpeur, le ramenant brusquement à la situation présente.

«Il s’agit, pensa-t-il, de quitter Paris.»

Et, d’un pas plus rapide, il s’achemina vers la gare d’Orléans, dont on aperçoit les bâtiments en face, de l’autre côté de la Seine.

Arrivé à la salle de départ, il demanda l’heure d’un train pour Étampes. Pourquoi choisissait-il Étampes?

Il lui fut répondu qu’un train venait de partir, il n’y avait pas cinq minutes, et qu’il n’y en aurait pas d’autre avant deux heures.

Il éprouva une vive contrariété, et comme il ne pouvait rester là deux heures à attendre, il sortit, et, pour tuer le temps, il entra au Jardin des Plantes.

Certes, il y avait bien dix ou douze ans qu’il n’y avait mis les pieds. Il n’y était pas venu depuis le temps où, lorsqu’il était au lycée, on y conduisait les élèves, les jours de promenade, pour visiter la ménagerie ou jouer aux barres.

Rien n’avait changé. C’étaient bien les mêmes marronniers, les mêmes treillages vermoulus, les mêmes petites allées coupant des carrés pleins de plantes portant leur nom sur une étiquette au bout d’une tige de fil de fer.

Les grandes allées de ce côté étaient presque désertes. Il s’assit sur un banc en face du musée de minéralogie. Qui sait! Peut-être lorsqu’il était au lycée, dix ans plus tôt, las de courir, de s’amuser, il était venu se reposer sur ce même banc.

Entre ce temps et aujourd’hui, quelle différence!

La vie alors lui apparaissait comme une longue avenue, si longue qu’on n’en voyait pas la fin, sablée de sable d’or, ombragée, délicieuse, réservant à chaque pas une surprise, une volupté nouvelle.

Eh bien, il venait de la parcourir, cette allée, il était arrivé au bout. Qu’y avait-il trouvé? Rien.

Non, rien. Car à cette heure où il récapitulait les années écoulées, il ne se trouvait pas, entre tant de jours, un seul jour lui ayant laissé un de ces souvenirs délicieux qui ravissent et consolent. Des millions avaient glissé entre ses mains prodigues, et il ne se rappelait pas une dépense utile, véritablement généreuse, de vingt francs. Lui qui avait eu tant d’amis, tant de maîtresses, il cherchait vainement dans sa mémoire un nom d’ami, un nom de femme à murmurer.

Le passé lui apparaissant comme en un miroir fidèle, il était surpris, consterné, de l’imbécillité de ses plaisirs, de l’inanité des jouissances qui avaient été le but et comme la fin de son existence.

Et pour qui avait-il vécu, en définitive? Pour les autres. Il avait cru poser sur un piédestal, il avait paradé sur un tréteau.

«Ah! j’étais fou, se disait-il, j’étais fou!»

Ne voyant pas qu’après avoir vécu pour les autres, pour les autres il allait se tuer.

Il s’attendrissait. Qui penserait à lui, dans huit jours? Personne. Ah si, miss Fancy, peut-être, une fille! Et encore, non. Dans huit jours elle serait consolée et rirait de lui avec un nouvel amant. Mais il se souciait bien de Fancy, vraiment!..

Cependant, les tambours battaient la retraite autour du jardin.

La nuit était venue, et avec la nuit un brouillard épais et froid se levait. Le comte de Trémorel quitta son banc, il était glacé jusqu’aux os.

– Retournons au chemin de fer, murmura-t-il.

Hélas! en ce moment, l’idée de se brûler la cervelle au coin d’un bois, comme il le disait si allègrement le matin, lui fit horreur. Il se représenta son cadavre défiguré, sanglant, gisant sur le revers de quelque fossé. Que deviendrait-il? Des mendiants passeraient, ou des maraudeurs, qui le dépouilleraient. Et après? La justice viendrait, on enlèverait ce corps inconnu, et sans doute, en attendant la constatation de l’identité, on le porterait à la Morgue.

Il frissonna. Il se voyait étendu sur une de ces larges dalles de marbre qu’arrose un jet continu d’eau glacée; il entendait le frémissement de la foule qu’attire en ce lieu sinistre une malsaine curiosité.

Alors, comment mourir? Il chercha et s’arrêta à l’idée de se tuer dans quelque hôtel garni de la rive gauche.

– Voilà qui est décidé, dit-il.

Et, sortant du jardin avec les derniers promeneurs, il gagna le Quartier Latin.

Son insouciance du matin avait fait place à une résignation morne. Il souffrait, il se sentait la tête lourde, il avait froid.

«Si je ne devais mourir cette nuit, pensa-t-il, je serais bien enrhumé demain.»

Cette saillie de son esprit ne le fit pas sourire, mais elle lui donna la conscience d’être un homme très fort.

Il s’était engagé dans la rue Dauphine et cherchait des yeux un hôtel. Puis il pensa qu’il n’était pas sept heures et que demander une chambre, ce serait peut-être éveiller certains soupçons. Il réfléchit qu’il avait encore cent quarante francs dans sa poche, résolut d’aller dîner. Ce serait son dernier repas. En effet, il entra dans un restaurant, rue Contrescarpe, et se fit servir.

Mais il s’efforçait en vain de secouer la tristesse de plus en plus anxieuse qui l’envahissait. Il se mit à boire. Il vida trois bouteilles sans parvenir à changer le cours de ses idées. Retrouvant dans le vin l’amertume de ses réflexions, il lui semblait détestable, bien qu’il fût excellent et le plus cher de l’établissement, coté vingt-cinq francs sur la carte.

Et les garçons regardaient avec surprise ce dîneur lugubre qui touchait à peine aux mets qu’il demandait et qui, à mesure qu’il vidait son verre, devenait plus sombre.

La carte de son dîner s’éleva à quatre-vingt dix francs. Il jeta sur la table son dernier billet de cent francs et sortit.

Il n’était pas tard encore, il entra dans un estaminet plein d’étudiants qui buvaient, et alla s’asseoir à une table isolée, tout au fond de la salle, derrière les billards.

On lui apporta du café, et il vida dans sa tasse tout le carafon qu’on lui servit, puis un second, puis un troisième…

Il ne voulait pas en convenir, se l’avouer, il cherchait à s’exalter, à se monter au niveau du courage dont il allait avoir besoin; il n’y réussissait pas.

Pendant le dîner, et depuis qu’il était au café, il avait prodigieusement bu; à tout autre moment il eût été ivre, mais l’alcool, loin de lui donner sa folie passagère, lui tournait sur l’estomac et l’anéantissait.

Il était là, à sa table, le front entre ses mains, lorsqu’un garçon qui traversait la salle lui tendit un journal.

Machinalement il le prit, l’ouvrit et lut:

«Au moment de mettre sous presse, on nous apprend la disparition d’un personnage bien connu qui aurait, ajoute-t-on, annoncé son intention formelle de se suicider.

«Si étranges sont les faits qu’on nous raconte, que, n’ayant pas le temps d’aller aux renseignements, nous renvoyons les détails à demain.»

Ces quelques lignes éclatèrent comme des obus dans le cerveau du comte de Trémorel.

C’était son arrêt de mort, sans sursis, signé par ce tyran dont, pendant des années, il avait été l’assidu courtisan: l’opinion.

– On ne cessera donc jamais de s’occuper de moi! murmura-t-il avec une rage sourde – et sincèrement pour la première fois de sa vie.

Puis, résolument, il ajouta:

– Allons, il faut en finir.

Cinq minutes plus tard, en effet, muni d’un livre et de quelques cigares, il frappait à la porte de l’hôtel du Luxembourg.

Conduit par le domestique à la meilleure chambre de la maison, il fit allumer un grand feu et demanda de l’eau sucrée et tout ce qu’il fallait pour écrire. Sa résolution à ce moment était aussi inébranlable que le matin.

– Il n’y a plus à hésiter, murmurait-il, il n’y a plus à reculer.

Il s’assit devant la table, près de la cheminée, et d’une main ferme écrivit la déclaration destinée au commissaire de police.

«Qu’on n’accuse personne de ma mort…» commençait-il, et il terminait en recommandant d’indemniser le propriétaire de l’hôtel.

La pendule marquait onze heures moins cinq minutes, il posa ses pistolets sur la cheminée, en murmurant:

– À minuit, je me brûle la cervelle, j’ai encore une heure à vivre.

Le comte de Trémorel s’était laissé tomber sur son fauteuil, la tête renversée sur le dossier, les pieds appuyés à la tablette de la cheminée. Pourquoi ne se tuait-il pas tout de suite? Pourquoi s’accorder, s’imposer cette heure d’attente, d’angoisses, de tortures. Il n’aurait su le dire. Il cherchait à réfléchir aux circonstances diverses de sa vie. Il était frappé de la vertigineuse rapidité des événements qui l’avaient amené dans cette misérable chambre d’hôtel garni. Comme le temps passe! Il lui semblait que c’était hier que, pour la première fois, il était allé emprunter cent mille francs. Mais que sert à l’homme qui a roulé au fond de l’abîme la connaissance des causes de sa chute!

La grande aiguille de la pendule avait dépassé la demie de onze heures.

Il songeait encore à cet article du journal qui venait de lui tomber sous les yeux. À qui attribuer la communication de la nouvelle!

À miss Fancy, sans aucun doute. La porte de la salle à manger ouverte, elle était revenue à elle et s’était élancée sur ses pas, à demi habillée, échevelée, tout en larmes. Où était-elle allée, ne l’apercevant pas sur le boulevard? Chez lui d’abord, puis au club, puis chez quelques-uns des amis.

Si bien que ce soir, à ce moment même, il n’était question que de lui, dans son monde. Tous ceux qui l’avaient connu, et ils étaient nombreux, s’abordaient en se disant:

– Vous savez la nouvelle?

– Ah! oui, ce pauvre Trémorel, quel plongeon! C’était un excellent garçon. Seulement…

Il lui semblait entendre la litanie des «seulement» saluée de ricanements et de plaisanteries de mauvais goût. Puis, son suicide constaté ou non, on se partageait ses dépouilles. L’un prenait sa maîtresse, l’autre achetait ses chevaux, le troisième s’arrangeait du mobilier.

Le temps passait. La vibration stridente qui annonce la sonnerie d’une pendule se fit entendre. C’était l’heure.

Le comte se leva, saisit ses pistolets et alla se placer près du lit, s’arrangeant de façon à ne pas rouler à terre – précaution absurde, incompréhensible quand on est de sang-froid, et que prennent cependant tous ceux qui se suicident.

Le premier coup de minuit sonna… Il ne tira pas.

Hector était brave et sa réputation de courage n’était plus à faire. Il s’était battu en duel dix fois au moins, et toujours sur le terrain on avait admiré son insouciance railleuse. Un jour, il avait tué son homme, et, le soir, il s’était endormi fort paisiblement. On citait de lui des paris effrayants, des traits d’une témérité folle.

Oui, mais il ne tirait toujours pas.

C’est qu’il est deux sortes de courage. L’un, le faux, brille de loin comme le manteau pailleté du baladin, mais il lui faut le plein soleil, l’excitation de la lutte, le transport de la colère, l’incertitude du résultat, et par-dessus tout la galerie qui applaudit ou qui siffle. C’est le vulgaire courage du duelliste et du coureur de courses au clocher. L’autre, le vrai, ne se drape pas; il méprise l’opinion, il obéit à la conscience et non à la passion, le succès ne le préoccupe, pas, il fait son œuvre sans bruit. C’est le courage de l’homme fort qui, ayant mesuré froidement le péril, dit: «Je ferai ceci!» et le fait. Depuis plus de deux minutes, minuit avait sonné, et Hector était toujours là, le pistolet appuyé sur la tempe.

«Aurais-je peur?» se demanda-t-il.

Il avait peur en effet, et ne voulait pas se l’avouer. Il remit ses armes sur la table et revint s’asseoir près du feu. Tous ses membres tremblaient.

«C’est nerveux, se disait-il, ça va passer.»

Et il se donna jusqu’à une heure.

Il faisait des efforts inouïs pour se prouver, pour se démontrer la nécessité du suicide. Que deviendrait-il, s’il ne se tuait pas? Comment vivrait-il? Lui faudrait-il donc se résigner à travailler!

Pouvait-il, d’ailleurs, reparaître, alors que, par la bouche de sa maîtresse, il avait annoncé son suicide à tout Paris? Quelles huées, s’il se montrait, quels quolibets!

Il eut un mouvement de fureur qu’il prit pour un éclair de courage et il sauta sur ses pistolets. Le froid de l’acier sur sa peau lui causa une sensation telle, qu’il faillit s’évanouir, lâchant son arme qui retomba sur le lit.

– Je ne peux pas, répétait-il dans son angoisse, je ne peux pas.

La douleur physique lui faisait horreur. Tout son être se révoltait à cette idée d’une balle brutale qui déchirerait sa peau, labourerait ses chairs, broyant les muscles, brisant les os. Il tomberait sanglant, mutilé, et les débris de sa cervelle éclabousseraient les murs.

Ah! que n’avait-il cherché une mort plus douce! Que n’avait-il choisi le poison, ou le charbon encore; le charbon, comme le petit cuisinier de chez Vachette. Mais le ridicule d’outre-tombe ne l’épouvantait plus.

Vanusepiirang:
12+
Ilmumiskuupäev Litres'is:
28 september 2017
Objętość:
450 lk 1 illustratsioon
Õiguste omanik:
Public Domain

Selle raamatuga loetakse