Voici comme le roi anglo-normand disposa l'ensemble des défenses de ce point stratégique (10). À l'extrémité de la presqu'île A, du côté de la rive droite, la Seine côtoie des escarpements de roches crayeuses fort élevées qui dominent toute la plaine d'alluvion. Sur un îlot B qui divise le fleuve, Richard éleva d'abord un fort octogone muni de tours, de fossés et de palissades 38; un pont de bois passant à travers ce châtelet unit les enceinte, large tête de pont qui fut bientôt remplie d'habitations et prit le nom de Petit-Andely. Un étang, formé par la retenue des eaux de deux ruisseaux en D, isola complétement cette tête de pont. Le grand Andely E, qui existait déjà avant ces travaux, fut également fortifié, enclos de fossés que l'on voit encore et sont remplis par les eaux des deux ruisseaux. Sur un promontoire élevé de plus de cent mètres au-dessus du niveau de la Seine, et qui ne se relie à la chaîne crayeuse que par une mince langue de terre, du côté sud, la forteresse principale fut assise en profitant de toutes les saillies du rocher. En bas de l'escarpement, et enfilée par le château, une estacade F, composée de trois rangées de pieux, vint barrer le cours de la Seine 39. Cette estacade était en outre protégée par des ouvrages palissadés établis sur le bord de la rive droite et par un mur descendant d'une tour bâtie à mi-côte jusqu'au fleuve; de plus, en amont, et comme une vedette du côté de la France, un fort fut bâti sur le bord de la Seine en H, et prit le nom de Boutavant. La presqu'île retranchée à la gorge et gardée, il était impossible à une armée ennemie de trouver l'assiette d'un campement sur un terrain raviné, couvert de roches énormes. Le val situé entre les deux Andelys, rempli par les eaux abondantes des ruisseaux, commandé par les fortifications des deux bourgs situés à chacune de ses extrémités, dominé par la forteresse, ne pouvait être occupé, non plus que les rampes des coteaux environnants. Ces dispositions générales prises avec autant d'habileté que de promptitude, Richard apporta tous ses soins à la construction de la forteresse principale qui devait commander l'ensemble des défenses. Placée, comme nous l'avons dit, à l'extrémité d'un promontoire dont les escarpements sont très-abrupts, elle n'était accessible que par cette langue de terre qui réunit le plateau extrême à la chaîne crayeuse; toute l'attention de Richard se porta d'abord de ce côté attaquable.
Voici (11) quelle fut la disposition de ses défenses; car il faut dire que le roi anglo-normand présidait lui-même à l'exécution de ce château, dirigeait les ouvriers, hâtait leur travail, et ne les quitta pas que l'oeuvre ne fût achevée conformément à ses projets. En A, en face de la langue de terre qui réunit l'assiette du château à la hauteur voisine, il fit creuser un fossé profond dans le roc vif et bâtit une forte et haute tour dont les parapets atteignaient le niveau du plateau dominant, afin de commander le sommet du coteau. Cette tour fut flanquée de deux autres plus petites B; les courtines A D vont en dévallant et suivent la pente naturelle du rocher; la tour A commandait donc tout l'ouvrage avancé A D D. Un second fossé, également creusé dans le roc, sépare cet ouvrage avancé du corps de la place. L'ennemi ne pouvait songer à se loger dans ce second fossé qui était enfilé et dominé par les quatre tours D D C C. Les deux tours C C commandaient certainement les deux tours D D 40. On observera que l'ouvrage avancé ne communiquait pas avec les dehors, mais seulement avec la basse-cour du château. C'était là une disposition toute normande, que nous retrouvons à la Roche-Guyon. La première enceinte E du château, en arrière de l'ouvrage avancé, et ne communiquant avec lui que par un pont de bois, contenait les écuries, des communs et la chapelle H; c'était la basse-cour. Un puits était creusé en F; sous l'aire de la cour en G sont taillées, dans le roc, de vastes caves, dont le plafond est soutenu par des piliers de réserve, qui prennent jour dans le fossé I du château et qui communiquent, par deux boyaux creusés dans la craie, avec les dehors. En K s'ouvre la porte du château; son seuil est élevé de plus de deux mètres au-dessus de la contrescarpe du fossé L. Cette porte est masquée pour l'ennemi qui se serait emparé de la première porte E, et il ne pouvait venir l'attaquer qu'en prêtant le flanc à la courtine I L et le dos à la tour plantée devant cette porte. De plus, du temps de Richard, un ouvrage posé sur un massif réservé dans le roc, au milieu du fossé, couvrait la porte K, qui était encore fermée par une herse, des vantaux, et protégée par deux réduits ou postes. Le donjon M s'élevait en face de l'entrée K et l'enfilait. Les appartements du commandant étaient disposés du côté de l'escarpement, en N, c'est-à-dire vers la partie du château où l'on pouvait négliger la défense rapprochée et ouvrir des fenêtres. En P est une poterne de secours, bien masquée et protégée par une forte défense O. Cette poterne ne s'ouvre pas directement sur les dehors, mais sur le chemin de ronde R percé d'une seconde poterne en S 41 qui était la seule entrée du château. Du côté du fleuve en T s'étagent des tours et flancs taillés dans le roc et munis de parapets. Une tour V, accolée au rocher, à pic sur ce point, se relie à la muraille X qui barrait le pied de l'escarpement et les rives de la Seine, en se reliant à l'estacade Y destinée à intercepter la navigation. Le grand fossé Z descend jusqu'en bas de l'escarpement et est creusé à main d'homme; il était destiné à empêcher l'ennemi de filer le long de la rivière, en se masquant à la faveur de la saillie du rocher, pour venir rompre la muraille ou mettre le feu à l'estacade. Ce fossé pouvait aussi couvrir une sortie de la garnison vers le fleuve, et était en communication avec les caves G au moyen des souterrains dont nous avons parlé.
Une année avait suffi à Richard pour achever le château Gaillard et toutes les défenses qui s'y rattachaient. «Qu'elle est belle, ma fille d'un an!» s'écria ce prince lorsqu'il vit son entreprise terminée 42. L'examen seul de ce plan fait voir que Richard n'avait nullement suivi les traditions normandes dans la construction du château Gaillard, et l'on ne peut douter que non-seulement les dispositions générales mais aussi les détails de la défense n'aient été ordonnés par ce prince. Cet ouvrage avancé très-important qui s'avance en coin vers la langue de terre rappelle les enceintes extérieures du donjon de la Roche-Guyon; mais le fossé qui sépare cet ouvrage du corps de la place, qui l'isole complétement, les flanquements obtenus par les tours, appartiennent à Richard. Jusqu'alors les flanquements, dans les châteaux des XIe et XIIe siècles, sont faibles, autant que nous pouvons en juger; les constructeurs paraissent s'être préoccupés de défendre leurs enceintes par l'épaisseur énorme des murs, bien plus que par de bons flanquements. Richard, le premier peut-être, avait cherché un système de défense des murailles indépendant de leur force de résistance passive. Avait-il rapporté d'Orient ces connaissances très-avancées pour son temps? C'est ce qu'il nous est difficile de savoir. Était-ce un reste des traditions romaines 43?... Ou bien ce prince avait-il, à la suite d'observations pratiques, trouvé dans son propre génie les idées dont il fit alors une si remarquable application?... C'est dans la dernière enceinte du château Gaillard, celle qui entoure le donjon des trois côtés nord, est et sud, que l'on peut surtout reconnaître la mise en pratique des idées ingénieuses de Richard.
Si nous jetons les yeux sur le plan fig. 11, nous remarquerons la configuration singulière de la dernière enceinte elliptique; c'est une suite de segments de cercle de trois mètres de corde environ, séparés par des portions de courtine d'un mètre seulement.
En plan, chacun de ces segments donne la figure suivante (12), qui présente un flanquement continu très-fort, eu égard aux armes de jet de cette époque, ainsi que l'indiquent les lignes ponctuées. En élévation, cette muraille bossuée, dont la base s'appuie sur le roc taillé à pic, est d'un aspect formidable 44 (voy. 13). Aucune meurtrière n'est ouverte dans la partie inférieure; toute la défense était disposée au sommet 45. Les défenses du donjon ne sont pas moins intéressantes à étudier en ce qu'elles diffèrent de toutes celles adoptées avant Richard (voy. DONJON), et qu'elles sont surtout combinées en vue d'une attaque très-rapprochée. Richard semble avoir cherché, dans la construction des défenses du château Gaillard, à se prémunir contre le travail du mineur; c'est qu'en effet la mine et la sape étaient alors (au XIIe siècle) les moyens les plus généralement employés par des assiégeants pour faire brèche dans les murs d'une place forte, car les engins de jet n'étaient pas assez puissants pour entamer des murailles tant soit peu épaisses. On s'aperçoit que Richard, en vue de ce moyen d'attaque, a voulu flanquer avec soin la base des courtines, ne se fiant pas seulement aux escarpements naturels et à la profondeur des fossés pour arrêter l'assaillant.
Le plan d'une portion de la muraille elliptique (fig. 12), est en cela d'un grand intérêt; son tracé dénote de la part de son auteur un soin, une recherche, une étude et une expérience de l'effet des armes de jet qui ne laissent pas de surprendre. Les portions de cylindre composant cette courtine ne descendent pas verticalement jusqu'à l'escarpe du fossé, mais pénètrent des portions de cônes en se rapprochant de la base, de manière à ce que les angles rentrants compris entre ces cônes et les murs intermédiaires ne puissent masquer un mineur. C'est enfin la ligne tirée dans l'axe des meurtrières latérales A qui a fait poser les points de rencontre B des bases des cônes inférieurs avec le talus du pied de la muraille. De plus, par les meurtrières A on pouvait encore, à cause de la disposition des surfaces courbes, viser un mineur attaché au point tangeant D, ainsi que l'indique la ligne C D. Si les portions de cylindres eussent été descendues verticalement, ou si ces segments eussent été des portions de cône sans surfaces gauches et sans changements de courbes, ainsi qu'il est indiqué en X, fig. 12 (en ne supposant pas les empattements plus forts que ceux donnés au rempart du château Gaillard, afin de ne pas faciliter l'escalade), les triangles P eussent été à l'abri des traits tirés dans l'axe des meurtrières latérales A.
Par ces pénétrations très-subtiles de cylindres et de cônes, visibles dans la fig. 13, Richard découvrit tous les points de la base de la courtine à flanquement continu, ce qui était fort important dans un temps où l'attaque et la défense des places fortes ne devenaient sérieuses que lorsqu'elles étaient très-rapprochées. Aujourd'hui, tous les ingénieurs militaires nous diront que le tracé d'un bastion, ses profils bien ou mal calculés, peuvent avoir une influence considérable sur la conservation plus ou moins longue d'une place attaquée. Ces soins minutieux apportés par Richard dans le tracé de la dernière défense du château Gaillard, défense qui n'était prévue qu'en cas d'une attaque à pied-d'oeuvre par la sape et la mine, nous indiquent assez le génie particulier de cet homme de guerre, sachant calculer, prévoir, attachant une importance considérable aux détails les moins importants en apparence, et possédant ainsi ce qui fait les grands hommes, savoir: la justesse du coup d'oeil dans les conceptions d'ensemble et le soin, la recherche même, dans l'exécution des détails.
Dans tous ces ouvrages, on ne rencontre aucune sculpture, aucune moulure; tout a été sacrifié à la défense; la maçonnerie est bien faite, composée d'un blocage de silex reliés par un excellent mortier revêtu d'un parement de petit appareil exécuté avec soin et présentant sur quelques points des assises alternées de pierres blanches et rousses.
Tant que vécut Richard, Philippe-Auguste, malgré sa réputation bien acquise de grand preneur de forteresses, n'osa tenter de faire le siége du château Gaillard; mais après la mort de ce prince, et lorsque la Normandie fut tombée aux mains de Jean sans Terre, le roi français résolut de s'emparer de ce point militaire qui lui ouvrait les portes de Rouen. Le siége de cette place, raconté jusque dans les plus menus détails par le chapelain du roi Guillaume le Breton, témoin oculaire, fut un des plus grands faits militaires du règne de ce prince; et si Richard avait montré un talent remarquable dans les dispositions générales et dans les détails de la défense de cette place, Philippe-Auguste conduisit son entreprise en homme de guerre consommé.
Le triste Jean sans Terre ne sut pas profiter des dispositions stratégiques de son prédécesseur. Philippe-Auguste, en descendant la Seine, trouve la presqu'île de Bernières inoccupée; les troupes normandes, trop peu nombreuses pour la défendre, se jettent dans le châtelet de l'île et dans le petit Andely, après avoir rompu le pont de bois qui mettait les deux rives du fleuve en communication. Le roi français commence par établir son campement dans la presqu'île, en face du château, appuyant sa gauche au village de Bernières et sa droite à Toëni (voy. fig. 10), en réunissant ces deux postes par une ligne de circonvallation dont on aperçoit encore aujourd'hui la trace K L. Afin de pouvoir faire arriver la flottille destinée à l'approvisionnement du camp, Philippe fait rompre par d'habiles nageurs l'estacade qui barre le fleuve, et cela sous une grêle de projectiles lancés par l'ennemi 46.
«Aussitôt après, dit Guillaume le Breton, le roi ordonne d'amener de larges navires, tels que nous en voyons voguer sur le cours de la Seine, et qui transportent ordinairement les quadrupèdes et les chariots le long du fleuve. Le roi les fit enfoncer dans le milieu du fleuve, en les couchant sur le flanc, et les posant immédiatement l'un à la suite de l'autre, un peu au-dessous des remparts du château; et, afin que le courant rapide des eaux ne pût les entraîner, on les arrêta à l'aide de pieux enfoncés en terre et unis par des cordes et des crochets. Les pieux ainsi dressés, le roi fit établir un pont sur des poutres soigneusement travaillées,» afin de pouvoir passer sur la rive droite... «Puis il fit élever sur quatre navires deux tours, construites avec des troncs d'arbres et de fortes pièces de chêne vert, liés ensemble par du fer et des chaînes bien tendues, pour en faire en même temps un point de défense pour le pont et un moyen d'attaque contre le châtelet. Puis les travaux, dirigés avec habileté sur ces navires, élevèrent les deux tours à une si grande hauteur, que de leur sommet les chevaliers pouvaient faire plonger leurs traits sur les murailles ennemies» (celles du châtelet situé au milieu de l'île).
Cependant Jean sans Terre tenta de secourir la place: il envoya un corps d'armée composé de trois cents chevaliers et trois mille hommes à cheval, soutenus par quatre mille piétons et la bande du fameux Lupicar 47.
Cette troupe se jeta la nuit sur les circonvallations de Philippe-Auguste, mit en déroute les ribauds, et eût certainement jeté dans le fleuve le camp des Français s'ils n'eussent été protégés par le retranchement et si quelques chevaliers, faisant allumer partout de grands feux, n'eussent rallié un corps d'élite qui, reprenant l'offensive, rejeta l'ennemi en dehors des lignes. Une flottille normande qui devait opérer simultanément contre les Français arriva trop tard; elle ne put détruire les deux grands beffrois de bois élevés au milieu de la Seine, et fut obligée de se retirer avec de grandes pertes.
«Un certain Galbert, très-habile nageur, continue Guillaume le Breton, ayant rempli des vases avec des charbons ardents, les ferma et les frotta de bitume à l'extérieur avec une telle adresse, qu'il devenait impossible à l'eau de les pénétrer. Alors il attache autour de son corps la corde qui suspendait ces vases, et plongeant sous l'eau, sans être vu de personne, il va secrètement aborder aux palissades élevées en bois et en chêne, qui enveloppaient d'une double enceinte les murailles du châtelet. Puis, sortant de l'eau, il va mettre le feu aux palissades, vers le côté de la roche Gaillard qui fait face au château, et qui n'était défendu par personne, les ennemis n'ayant nullement craint une attaque sur ce point... Tout aussitôt le feu s'attache aux pièces de bois qui forment les retranchements et aux murailles qui enveloppent l'intérieur du chatelet.» La petite garnison de ce poste ne pouvant combattre les progrès de l'incendie, activée par un vent d'est violent, dut se retirer comme elle put sur des bateaux. Après ces désastres, les habitants du petit Andely n'osèrent tenir, et Philippe-Auguste s'empara en même temps et du châtelet et du bourg dont il fit réparer les défenses pendant qu'il rétablissait le pont. Ayant mis une troupe d'élite dans ces postes, il alla assiéger le château de Radepont, pour que ses fourrageurs ne fussent pas inquiétés par sa garnison, s'en empara au bout d'un mois et revint au château Gaillard. Mais laissons encore parler Guillaume le Breton, car les détails qu'il nous donne des préparatifs de ce siége mémorable sont du plus grand intérêt.
«La roche Gaillard cependant n'avait point à redouter d'être prise à la suite d'un siége, tant à cause de ses remparts, que parce qu'elle est environnée de toutes parts de vallons, de rochers taillés à pic, de collines dont les pentes sont rapides et couvertes de pierres, en sorte que, quand même elle n'aurait aucune autre espèce de fortification, sa position naturelle suffirait seule pour la défendre. Les habitants du «voisinage s'étaient donc réfugiés en ce lieu, avec tous leurs effets, afin d'être plus en sûreté. Le roi, voyant bien que toutes les machines de guerre et tous les assauts ne pourraient le mettre en état de renverser d'une manière quelconque les murailles bâties sur le sommet du rocher, appliqua toute la force de son esprit à chercher d'autres artifices pour parvenir, à quelque prix que ce fût, et quelque peine qu'il dût lui en coûter, à s'emparer de ce nid dont toute la Normandie est si fière.
«Alors donc le roi donne l'ordre de creuser en terre un double fossé sur les pentes des collines et à travers les vallons (une ligne de contrevallation et de circonvallation), de telle sorte que toute l'enceinte de son camp soit comme enveloppée d'une barrière qui ne puisse être franchie, faisant, à l'aide de plus grands travaux, conduire ces fossés depuis le fleuve jusqu'au sommet de la montagne, qui s'élève vers les cieux, comme en mépris des remparts abaissés sous elle 48, et plaçant ces fossés à une assez grande distance des murailles (du château) pour qu'une flèche, lancée vigoureusement d'une double arbalète, ne puisse y atteindre qu'avec peine. Puis, entre ces deux fossés, le roi fait élever une tour de bois et quatorze autres ouvrages du même genre, tous tellement bien construits et d'une telle beauté, que chacun d'eux pouvait servir d'ornement à une ville, et dispersés en outre de telle sorte, qu'autant il y a de pieds de distance entre la première et la seconde tour, autant on en retrouve encore de la seconde à la troisième... Après avoir garni toutes ces tours de serviteurs et de nombreux chevaliers, le roi fait en outre occuper tous les espaces vides par ses troupes, et, sur toute la circonférence, disposant les sentinelles de telle sorte qu'elles veillent toujours, en alternant d'une station à l'autre; ceux qui se trouvaient ainsi en dehors s'appliquèrent alors, selon l'usage des camps, à se construire des cabanes avec des branches d'arbre et de la paille sèche, afin de se mettre à l'abri de la pluie, des frimas et du froid, puisqu'ils devaient demeurer longtemps en ces lieux. Et, comme il n'y avait qu'un seul point par où l'on pût arriver vers les murailles (du château), en suivant un sentier tracé obliquement et qui formait diverses sinuosités 49, le roi voulut qu'une double garde veillât nuit et jour et avec le plus grand soin à la défense de ce point, afin que nul ne pût pénétrer du dehors dans le camp, et que personne n'osât faire «ouvrir les portes du château ou en sortir, sans être aussitôt ou frappé de mort, ou fait prisonnier...»
Pendant tout l'hiver de 1203 à 1204, l'armée française resta dans ses lignes. Roger de Lascy, qui commandait dans le château pour Jean sans Terre, fut obligé, afin de ménager ses vitres, de chasser les habitants du petit Andely qui s'étaient mis sous sa protection derrière les remparts de la forteresse. Ces malheureux, repoussés à la fois par les assiégés et les assiégeants, moururent de faim et de misère dans les fossés, au nombre de douze cents.
Au mois de février 1204, Philippe-Auguste, qui sait que la garnison du château Gaillard conserve encore pour un an de vivres, «impatient en son coeur,» se décide à entreprendre un siége en règle. Il réunit la plus grande partie de ses forces sur le plateau dominant, marqué R sur notre fig. 10. De là il fait faire une chaussée pour aplanir le sol jusqu'au fossé en avant de la tour A (fig. 11) 50. «Voici donc, du sommet de la montagne, jusqu'au fond de la vallée, et au bord des premiers fossés, la terre est enlevée à l'aide de petits hoyaux, et reçoit l'ordre de se défaire, de ses aspérités rocailleuses, afin que l'on puisse descendre du haut jusqu'en bas. Aussitôt un chemin, suffisamment large et promptement tracé à force de coups de hache, se forme à l'aide de poutres posées les unes à côté des autres et soutenues des deux côtés par de nombreux poteaux en chêne plantés en terre pour faire une palissade. Le long de ce chemin, les hommes, marchant en sûreté, transportent des pierres, des branches, des troncs d'arbres, de lourdes mottes de terre garnies d'un gazon verdoyant, et les rassemblent en monceaux, pour travailler à combler le fossé... (14) 51...
Bientôt s'élèvent sur divers points (résultat que nul n'eût osé espérer) de nombreux pierriers et des mangonneaux, dont les bois ont été en peu de temps coupés et dressés, et qui lancent contre les murailles des pierres et des quartiers de rocs roulant dans les airs. Et afin que les dards, les traits et les flèches, lancés avec force du haut de ces murailles, ne viennent pas blesser sans «cesse les ouvriers et manoeuvres qui, transportant des projectiles, sont exposés à l'atteinte de ceux des ennemis, ont construit entre ceux-ci et «les remparts une palissade de moyenne hauteur, formée de claies et de pieux, unis par l'osier flexible, afin que cette palissade, protégeant les travailleurs, reçoive les premiers coups et repousse les traits trompés dans leur direction. D'un autre côté, on fabrique des tours, que l'on nomme aussi beffrois, à l'aide de beaucoup d'arbres et de chênes tout verts que la doloire n'a point travaillés et dont la hache seule a grossièrement enlevé les branchages; et ces tours, construites avec les plus grands efforts, s'élèvent dans les airs à une telle hauteur, que la muraille opposée s'afflige de se trouver fort au-dessous d'elles...
«À l'extrémité de la Roche et dans la direction de l'est (sud-est), était une tour élevée (la tour A, fig. 11), flanquée des deux côtés par un mur qui se terminait par un angle saillant au point de sa jonction. Cette muraille se prolongeait sur une double ligne depuis le plus grand des ouvrages avancés (la tour A) et enveloppait les deux flancs de l'ouvrage le moins élevé 52. Or voici par quel coup de vigueur nos gens parvinrent à se rendre d'abord maîtres de cette tour (A). Lorsqu'ils virent le fossé à peu près comblé, ils y établirent leurs échelles et y descendirent promptement. Impatients de tout retard, ils transportèrent alors leurs échelles vers l'autre bord du fossé, au-dessus duquel se trouvait la tour fondée sur le roc. Mais nulle échelle, quoiqu'elles fussent assez longues, ne se trouva suffisante pour atteindre au pied de la muraille, non plus qu'au sommet du rocher, d'où partait le pied de la tour. Remplis d'audace, nos gens se mirent à percer alors dans le roc, avec leurs poignards ou leurs épées, pour y faire des trous où ils pussent poser leurs pieds et leurs mains, et, se glissant ainsi le long des aspérités du rocher, ils se trouvèrent tout à coup arrivés au point où commençaient les fondations de la tour 53. Là, tendant les mains à ceux de leurs compagnons qui se traînaient sur leurs traces, ils les appellent à participer à leur entreprise; et, employant des moyens qui leur sont connus, ils travaillent alors à miner les flancs et les fondations de la tour, se couvrant toujours de leurs boucliers, de peur que les traits lancés sur eux sans relâche ne les forcent à reculer, et se mettant ainsi à l'abri jusqu'à ce qu'il leur soit possible de se cacher dans les entrailles mêmes de la muraille, après avoir creusé au-dessous. Alors ils remplissent ces creux de troncs d'arbres, de peur que cette partie du mur, ainsi suspendue en l'air, ne croule sur eux et ne leur fasse beaucoup de mal en s'affaissant; puis aussitôt qu'ils ont agrandi cette ouverture, ils mettent le feu aux arbres et se retirent en un lieu de sûreté.» Les étançons brûlés, la tour s'écroule en partie. Roger, désespérant alors de s'opposer à l'assaut, fait mettre le feu à l'ouvrage avancé et se retire dans la seconde enceinte. Les Français se précipitent sur les débris fumants de la brèche, et un certain Cadoc, chevalier, plante le premier sa bannière au sommet de la tour à demi renversée. Le petit escalier de cette tour, visible dans notre plan, date de la construction première; il avait dû, à cause de sa position enclavée, rester debout. C'est probablement par là que Cadoc put atteindre le parapet resté debout.
Mais les Normands s'étaient retirés dans le château séparé de l'ouvrage avancé par un profond et large fossé. Il fallait entreprendre un nouveau siége. «Jean avait fait construire l'année précédente une certaine maison, contiguë à la muraille et placée du côté droit du château, en face du midi 54. La partie inférieure de cette maison était destinée à un service qui veut toujours être fait dans le mystère du cabinet 55, et la partie supérieure, servant de chapelle, était consacrée à la célébration de la messe: là il n'y avait point de porte au dehors, mais en dedans (donnant sur la cour) il y en avait une par où l'on arrivait à l'étage supérieur, et une autre qui conduisait à l'étage inférieur. Dans cette dernière partie de la maison était une fenêtre prenant jour sur la campagne et destinée à éclairer les latrines.» Un certain Bogis, ayant avisé cette fenêtre, se glissa le long du fond du fossé, accompagné de quelques braves compagnons, et s'aidant mutuellement, tous parvinrent à pénétrer par cette fenêtre dans le cabinet situé au rez-de-chaussée. Réunis dans cet étroit espace, ils brisent les portes, l'alarme se répand parmi la garnison occupant la basse-cour, et croyant qu'une troupe nombreuse envahit le bâtiment de la chapelle, les défenseurs accumulent des fascines et y mettent le feu pour arrêter l'assaillant; mais la flamme se répand dans la seconde enceinte du château, Bogis et ses compagnons passent à travers le logis incendié et vont se réfugier dans les grottes marquées G sur notre plan (fig. 11). Roger de Lascy et les défenseurs, réduits au nombre de cent quatre-vingt, sont obligés de se réfugier dans la dernière enceinte, chassés par le feu. «À peine cependant la fumée a-t-elle un peu diminué, que Bogis sortant de sa retraite, et courant à travers les charbons ardents, aidé de ses compagnons, coupe les cordes et abat, en le faisant rouler sur son axe, le pont mobile qui était encore relevé 56, afin d'ouvrir un chemin aux Français pour sortir par la porte. Les Français donc s'avancent en hâte et se préparent à assaillir la haute citadelle dans laquelle l'ennemi venait de se retirer en fuyant devant Bogis.
«Au pied du rocher par lequel on arrivait à cette citadelle était un pont taillé dans le roc vif 57, que Richard avait fait ainsi couper autrefois, en même temps qu'il fit creuser les fossés. Ayant fait glisser une machine sur ce pont 58, les nôtres vont, sous sa protection, creuser au pied de la muraille. De son côté, l'ennemi travaille aussi à pratiquer une contre-mine, et ayant fait une ouverture, il lance des traits contre nos mineurs et les force ainsi à se retirer 59. Les assiégés cependant n'avaient pas tellement entaillé leur muraille qu'elle fût menacée d'une chute; mais bientôt une catapulte lance contre elle d'énormes blocs de pierre. Ne pouvant résister à ce choc, la muraille se fend de toute parts, et, crevant par le milieu, une partie du mur s'écroule...» Les Français s'emparent de la brèche, et la garnison, trop peu nombreuse désormais pour défendre la dernière enceinte, enveloppée, n'a même pas le temps de se réfugier dans le donjon et de s'y enfermer. C'était le 6 mars 1204. C'est ainsi que Philippe-Auguste s'empara de ce château, que ses contemporains regardaient comme imprenable.
Si nous avons donné à peu près en entier la description de ce siége mémorable écrit par Guillaume le Breton, c'est qu'elle met en évidence un fait curieux dans l'histoire de la fortification des châteaux. Le château Gaillard, malgré sa situation, malgré l'habileté déployée par Richard dans les détails de la défense, est trop resserré; les obstacles accumulés sur un petit espace devaient nuire aux défenseurs en les empêchant de se porter en masse sur le point attaqué. Richard avait abusé des retranchements, des fossés intérieurs; les ouvrages amoncelés les uns sur les autres servaient d'abri aux assaillants, qui s'en emparaient successivement; il n'était plus possible de les déloger; en se massant derrière ces défenses acquises, ils pouvaient s'élancer en force sur les points encore inattaqués, trop étroits pour être garnis de nombreux soldats. Contre une surprise, contre une attaque brusque tentée par un corps d'armée peu nombreux, le château Gaillard était excellent; mais contre un siége en règle dirigé par un général habile et soutenu par une armée considérable et bien munie d'engins, ayant du temps pour prendre ses dispositions et des hommes en grand nombre pour les mettre à exécution sans relâche, il devait tomber promptement du moment que la première défense était forcée; c'est ce qui arriva. Il ne faut pas moins reconnaître que le château Gaillard n'était que la citadelle d'un vaste ensemble de fortifications étudié et tracé de main de maître, que Philippe-Auguste, armé de toute sa puissance, avait dû employer huit mois pour le réduire, et qu'enfin Jean sans Terre n'avait fait qu'une tentative pour le secourir. Du vivant de Richard, l'armée française, harcelée du dehors, n'eût pas eu le loisir de disposer ses attaques avec cette méthode; elle n'aurait pu conquérir cette forteresse importante, le boulevard de la Normandie, qu'au prix de bien plus grands sacrifices, et peut-être eût-elle été obligée de lever le siége du château Gaillard avant d'avoir pu entamer ses ouvrages extérieurs. Dès que Philippe se fut emparé de ce point stratégique si bien choisi par Richard, Jean sans Terre ne songea plus qu'à évacuer la Normandie, ce qu'il fit peu de temps après, sans même tenter de garder les autres forteresses qui lui restaient encore en grand nombre dans sa province, tant l'effet moral produit par la prise du château Gaillard fut décisif 60.