Loe raamatut: «Les mystères du peuple, Tome III»
LA CROIX D'ARGENT,
OU
LE CHARPENTIER DE NAZARETH
(DE L'AN 10 À 130 DE L'ÈRE CHRÉTIENNE.)
CHAPITRE V
Évasion de Geneviève. – Le jardin des oliviers. – Banaïas. – Le tribunal de Caïphe. – La maison de Ponce-Pilate. – Le prétoire. – Les soldats romains. – Le roi des Juifs. – La croix. – La Porte Judiciaire. – Le Golgotha. – Les deux larrons. – Les pharisiens. – Mort de Jésus.
Aurélie, ayant quitté la salle basse, y revint au bout de quelques instants, et trouva Geneviève vêtue en jeune garçon bouclant la ceinture de cuir de sa tunique.
–Impossible d'ouvrir la porte! – dit avec désespoir Aurélie à son esclave; – la clef n'est pas restée en dedans à la serrure, comme on l'y laisse habituellement.
–Chère maîtresse, – dit Geneviève, – venez; essayons encore. Venez vite.
Et toutes deux, après avoir traversé la cour, arrivèrent auprès de l'entrée de la maison. Les efforts de Geneviève furent aussi vains que ceux de sa maîtresse pour ouvrir la porte. Elle était surmontée d'un demi-cintre à jour; mais il était impossible d'atteindre sans échelle à cette ouverture… Soudain Geneviève dit à Aurélie:
–J'ai lu, dans les récits de famille laissés à Fergan, qu'une de ses aïeules nommée Meroë, femme d'un marin, avait pu, à l'aide de son mari, monter sur un arbre assez élevé.
–Par quel moyen?
–Veuillez vous adosser à cette porte, chère maîtresse; maintenant, enlacez vos deux mains, de sorte que je puisse placer dans leur creux le bout de mon pied: je mettrai ensuite l'autre sur votre épaule; peut-être ainsi atteindrai-je le cintre, de là, je tâcherai de descendre dans la rue.
Soudain l'esclave entendit au loin la voix du seigneur Grémion, qui, de l'étage supérieur, appelait d'un ton courroucé:
–Aurélie! Aurélie!
–Mon mari, – s'écria la jeune femme toute tremblante. – Ah! Geneviève, tu es perdue!
–Vos mains, vos mains, chère maîtresse, – dit vivement l'esclave. – Encore un effort; si je puis monter jusqu'à cette ouverture, je suis sauvée.
Aurélie obéit presque machinalement à Geneviève; car la voix menaçante du seigneur Grémion se rapprochait de plus en plus. L'esclave, après avoir placé l'un de ses pieds dans le creux des deux mains de sa maîtresse, appuya légèrement son autre pied sur son épaule, atteignit ainsi à la hauteur de l'ouverture, parvint à se placer sur l'épaisseur de la muraille, et resta quelques instants agenouillée sous le demi-cintre.
–Mais, en sautant dans la rue, – dit Aurélie avec effroi, – tu te briseras, pauvre Geneviève.
À ce moment arrivait le seigneur Grémion, pâle, courroucé, tenant une lampe à la main.
–Que faites-vous là? – s'écria-t-il en s'adressant à sa femme, – répondez! répondez!
Puis, apercevant l'esclave agenouillée au-dessus de la porte, il ajouta:
–Ah! scélérate! tu veux t'échapper!.. c'est ma femme qui favorise ta fuite!
–Oui, – répondit courageusement Aurélie, – oui; dussiez-vous me tuer sur la place, elle va échapper à vos mauvais traitements.
Geneviève après avoir, du haut de l'ouverture où elle était blottie, regardé dans la rue, vit qu'il lui fallait sauter deux fois sa hauteur; elle hésita un moment; mais entendant le seigneur Grémion dire à sa femme qu'il secouait brutalement par le bras pour lui faire abandonner les anneaux de la porte auxquels elle se cramponnait:
–Par Hercule! me laisserez-vous passer? Oh! je vais aller dehors attendre votre misérable esclave, et si elle ne se brise pas les membres en sautant dans la rue, moi je lui briserai les os!
–Tâche de descendre et de te sauver, Geneviève, – cria Aurélie; – ne crains rien!.. il faudra que l'on me foule aux pieds avant d'ouvrir cette porte!
Geneviève leva les yeux au ciel pour invoquer les dieux, s'élança du rebord du cintre en se pelotonnant, et fut assez heureuse pour toucher terre sans se blesser. Cependant, elle resta un instant étourdie de sa chute, puis elle prit rapidement la fuite, le coeur navré des cris qu'elle entendait pousser au dedans du logis par sa maîtresse, que son mari maltraitait.
L'esclave, après avoir d'abord précipité sa course pour s'éloigner de la maison de son maître, s'arrêta essoufflée, pour se rappeler dans quelle direction était placée la taverne de l'Onagre, où elle espérait se renseigner sur le jeune maître de Nazareth, qu'elle voulait prévenir du danger dont il était menacé.
Elle apprit dans cette taverne que quelques heures auparavant il s'était dirigé, avec plusieurs de ses disciples, du côté du torrent de Cédron, vers un jardin planté d'oliviers, où, souvent, il se rendait la nuit pour méditer et pour prier.
Geneviève courut en hâte vers ce lieu. Au moment où elle franchissait la porte de la ville, elle vit au loin dans la nuit la lueur de plusieurs torches se reflétant sur les casques et sur les armures d'un assez grand nombre de soldats; ils marchaient en désordre et poussaient des clameurs confuses. L'esclave, craignant qu'ils ne fussent envoyés par les pharisiens pour se saisir du fils de Marie, tâcha de les devancer, et d'arriver assez à temps pour donner l'alarme à Jésus ou à ses disciples.
Elle n'était plus qu'à une petite distance de ces gens armés qu'elle reconnut pour des miliciens de Jérusalem, troupe peu renommée pour son courage, lorsqu'à la lueur des flambeaux qu'ils portaient, elle remarqua en dehors de la route, et suivant la même direction, un étroit sentier bordé de térébinthes; elle prit ce chemin, afin de n'être pas vue des soldats, à la tête desquels elle remarqua Judas, ce disciple du jeune maître qu'elle avait vu à la taverne de l'Onagre une des nuits précédentes. Il disait alors à haute voix à l'officier des miliciens:
–Seigneur, celui que vous me verrez embrasser sera le Nazaréen.
–Oh! cette fois, – reprit l'officier, – il ne nous échappera pas, et demain, avant le coucher du soleil, ce séditieux aura subi la peine due à ses crimes… Hâtons-nous… hâtons-nous; quelqu'un de ses disciples pourrait lui donner l'éveil sur notre arrivée. Soyons aussi très-prudents… de peur de tomber dans une embuscade… et soyons très-prudents encore lorsque nous serons sur le point de nous saisir du Nazaréen… il peut employer contre nous des moyens magiques et diaboliques… Si je vous recommande la prudence, braves miliciens, – ajouta l'officier d'un ton valeureux, – ce n'est pas que je redoute le danger… mais c'est pour assurer le succès de notre entreprise…
Les miliciens ne parurent pas très-rassurés par ces paroles de l'officier; ils ralentirent leur marche, de crainte sans doute de quelque embuscade. Geneviève profita de cette circonstance, et, toujours courant, elle arriva aux bords du torrent de Cédron. Non loin de là, elle aperçut un monticule planté d'oliviers; ce bois, noyé d'ombre, se distinguait à peine des ténèbres de la nuit. Elle prêta l'oreille, tout était silencieux; l'on entendait seulement au loin les pas mesurés des soldats, qui s'approchaient lentement. Geneviève eut un moment d'espoir, pensant que peut-être le jeune maître de Nazareth, prévenu à temps, avait quitté ce lieu. Elle s'avançait avec précaution dans l'obscurité, lorsqu'elle trébucha contre un corps étendu au pied d'un olivier. Elle ne put retenir un cri d'effroi, tandis que l'homme qu'elle avait heurté s'éveillait en sursaut et disait:
–Maître, pardonnez-moi! mais, cette fois encore, je n'ai pu vaincre le sommeil qui m'accablait.
–Un disciple de Jésus! – s'écria l'esclave alarmée. – Il est donc ici?
Puis, s'adressant à cet homme:
–Puisque vous êtes un disciple de Jésus, sauvez-le… il en est temps encore… Voyez au loin ces torches… entendez ces clameurs confuses!.. ils s'approchent… ils veulent le prendre… le faire mourir… Sauvez-le! sauvez-le!
–Qui cela? – répondit le disciple à demi appesanti par le sommeil; – qui veut-on faire mourir?.. qui êtes-vous?..
–Peu vous importe qui je suis; mais sauvez votre maître, vous dis-je, on vient le saisir… les soldats avancent… Voyez-vous ces torches là-bas?..
–Oui, – répondit le disciple d'un air surpris et effrayé en s'éveillant tout à fait; – je vois au loin briller des casques à la lueur des flambeaux. Mais, – ajouta-t-il en regardant autour de lui, – où sont donc mes compagnons?
–Endormis comme vous peut-être, – dit Geneviève. – Et votre maître où est-il?
–Là, dans le bois d'oliviers, où il vient souvent méditer; ce soir, il s'est senti saisi d'une tristesse insurmontable… il a voulu être seul et s'est retiré sous ces arbres, après nous avoir à tous recommandé de veiller…
–Il prévoyait sans doute le danger qui le menace, – s'écria Geneviève. – Et vous n'avez pas eu la force de résister au sommeil?..
–Non; moi et mes compagnons nous avons vainement lutté… notre maître est venu deux fois nous réveiller, nous reprochant doucement de nous endormir ainsi… puis il s'en est allé de nouveau méditer et prier sous ces arbres…
–Les miliciens! – s'écria Geneviève en voyant la lueur des flambeaux se rapprocher de plus en plus; – les voilà!.. il est perdu! à moins qu'il ne reste caché dans le bois… ou que vous vous fassiez tuer tous pour le défendre… Êtes-vous armés?
–Nous n'avons pas d'armes, – répondit le disciple commençant à trembler; – et puis, essayer de résister à des soldais, c'est insensé!..
–Pas d'armes! – s'écria Geneviève indignée; – est-ce qu'il est besoin d'armes? est-ce que les cailloux du chemin! est-ce que le courage ne suffisent pas pour écraser ces hommes?
–Hélas! nous ne sommes pas gens d'épée, – dit le disciple en regardant autour de lui avec inquiétude, car déjà les miliciens étaient assez près de là pour que leurs torches éclairassent en partie Geneviève, le disciple et plusieurs de ses compagnons, qu'elle aperçut alors, ça et là, endormis au pied des arbres. Ils s'éveillèrent en sursaut à la voix de leur camarade, effrayé, qui les appelait, allant de l'un à l'autre.
Les miliciens accouraient en tumulte; voyant à la lueur des flambeaux plusieurs hommes, les uns encore couchés, les autres se relevant, les autres debout, ils se précipitèrent sur eux, les menaçant de leurs épées et de leurs bâtons, car quelques-uns n'étaient armés que de bâtons, et tous criaient:
–Où est le Nazaréen?.. dis-nous, Judas, où est-il?..
Le traître et infâme disciple, après avoir examiné à la lueur des torches ses anciens compagnons, retenus prisonniers, dit à l'officier.
–Le jeune maître n'est pas parmi ceux-ci.
–Nous échapperait-il cette fois? – s'écria l'officier. – Par les colonnes du Temple! tu nous a promis de nous le livrer, Judas; tu as reçu le prix de son sang, il faut que tu nous le livres!
Geneviève s'était tenue à l'écart; tout à coup elle vit à quelques pas, du côté du bois d'oliviers, comme une forme blanche qui, se détachant des ténèbres, s'approchait lentement vers les soldats. Le coeur de Geneviève se brisa; c'était sans doute le jeune maître, attiré par le bruit du tumulte. Elle ne se trompait pas. Bientôt elle reconnut Jésus à la clarté des torches; sur sa figure douce et triste on ne lisait ni crainte ni surprise.
Judas fit un signe d'intelligence à l'officier, courut au devant du jeune homme de Nazareth, et lui dit en l'embrassant:
-Je vous salue… mon maître! 1
À ces mots, ceux des miliciens qui n'étaient pas occupés à retenir prisonniers les disciples, qui tâchaient en vain de fuir, se rappelant les recommandations de leur officier au sujet des sortiléges infernaux que Jésus pourrait peut-être employer contre eux, le regardaient avec crainte, hésitant à s'approcher de lui pour s'en emparer; l'officier lui-même, se tenant derrière ses soldats, les excitait à se saisir de Jésus, mais il n'osait s'en approcher.
Le jeune maître, calme, pensif, fit quelques pas au devant de ces gens armés, et leur dit:
«-Qui cherchez-vous?»
–Nous cherchons Jésus, – répondit l'officier restant toujours derrière ses soldats; – nous cherchons Jésus de Nazareth.
«-C'est moi,» – dit le jeune maître en faisant un pas vers les soldats. – C'est moi.
Mais les miliciens reculèrent effrayés.
–Jésus reprit:
«-Encore une fois, qui cherchez-vous?»
–Jésus de Nazareth! – reprirent-ils tous d'une voix; – nous voulons prendre Jésus de Nazareth!
Et ils reculèrent de nouveau.
«-Je vous ai déjà dit que c'était moi, – répondit le jeune maître en allant à eux; – puisque vous me cherchez, prenez-moi, mais laissez aller ceux-ci 2,» – ajouta-t-il en montrant du geste ses disciples, toujours retenus prisonniers.
L'officier fit un signe aux miliciens, qui ne semblaient pas encore tout à fait rassurés; cependant ils entourèrent Jésus pour le garrotter, tandis qu'il leur disait doucement:
«-Vous êtes venus ici armés d'épées, de bâtons, pour me prendre, comme si j'étais un malfaiteur?.. J'étais pourtant tous les jours assis au milieu de vous, priant dans le temple… et vous ne m'avez pas arrêté 3…»
Puis, de lui-même, il tendit ses mains aux liens dont on les garrotta. Les lâches disciples du jeune maître n'avaient pas eu le courage de le défendre; ils n'osèrent pas même l'accompagner jusqu'à sa prison, dès qu'ils ne furent plus contenus par les soldats, ils s'enfuirent de tous côtés 4.
Un triste sourire effleura les lèvres de Jésus lorsqu'il se vit ainsi trahi, délaissé par ceux-là qu'il avait tant aimés et qu'il croyait ses amis.
Geneviève, cachée dans l'ombre par le tronc d'un olivier, ne put retenir des larmes de douleur et d'indignation à la vue de ces hommes abandonnant si misérablement le jeune maître; elle comprit pourquoi les docteurs de la loi et les princes des prêtres, au lieu de le faire arrêter en plein jour, le faisaient arrêter durant la nuit: ils craignaient les colères du peuple et des gens résolus comme Banaïas; ceux-là n'auraient pas laissé enlever sans résistance l'ami des pauvres et des affligés.
Les miliciens quittèrent le bois des oliviers, emmenant au milieu d'eux leur prisonnier; ils se dirigeaient vers la ville. Au bout de quelque temps, Geneviève s'aperçut qu'un homme, dont elle ne pouvait distinguer les traits dans les ténèbres, marchait derrière elle, et plusieurs fois elle entendit cet homme soupirer en sanglotant.
Après être rentrés dans Jérusalem à travers les rues désertes silencieuses, comme elles le sont à cette heure de la nuit, les soldats se rendirent à la maison du prince des prêtres, où ils conduisirent Jésus. L'esclave, remarquant à la porte de Caïphe un grand nombre de serviteurs, se glissa parmi eux lors de l'entrée des soldats, et resta d'abord sous le vestibule, éclairé par des flambeaux. A cette lueur, elle reconnut l'homme qui, comme elle, avait, depuis le bois des oliviers, suivi l'ami des opprimés: c'était Pierre, un de ses disciples. Il semblait aussi chagrin qu'effrayé, les larmes inondaient son visage; Geneviève crut d'abord que cet homme serait du moins fidèle à Jésus, et qu'il témoignerait de son dévouement en accompagnant le jeune maître devant le tribunal de Caïphe. Hélas! l'esclave se trompait. A peine Pierre eut-il dépassé le seuil de la porte, qu'au lieu d'aller rejoindre le fils de Marie, il s'assit sur l'un des bancs du vestibule, au milieu des serviteurs de Caïphe 5, cachant sa figure entre ses mains.
Geneviève, apercevant alors au fond de la cour une vive lumière s'échapper d'une porte au dehors de laquelle se pressaient les soldats de l'escorte, se rapprocha d'eux. Cette porte était celle d'une vaste salle, au milieu de laquelle s'élevait un tribunal éclairé par de nombreux flambeaux. Assises derrière ce tribunal, elle reconnut plusieurs des personnes qu'elle avait vues au souper chez Ponce-Pilate: les seigneurs Caïphe, prince des prêtres; Baruch, docteur de la loi; Jonas, sénateur et banquier, se trouvaient parmi les juges du jeune maître de Nazareth. Il fut conduit devant eux les mains liées, la figure toujours calme, triste et douce; à peu de distance de lui se tenaient les huissiers, derrière eux, mêlés aux miliciens et aux gens de la maison de Caïphe, les deux émissaires mystérieux que Geneviève avait remarqués à la taverne de l'Onagre.
Autant la contenance de l'ami des affligés était tranquille et digne, autant ses juges paraissaient violemment irrités; leurs traits exprimaient le triomphe d'une joie haineuse; ils se parlaient à voix basse, et, de temps à autre, ils désignaient d'un geste menaçant le fils de Marie, qui attendait patiemment son interrogatoire. Geneviève, confondue parmi ceux qui remplissaient la salle, les entendait se dire:
–Le voici donc enfin pris, ce Nazaréen qui prêchait la révolte!
–Oh! il est moins hautain à cette heure que lorsqu'il était à la tête de sa troupe de scélérats et de femmes de mauvaise vie!
–Il prêche contre les riches, – dit un des serviteurs du prince des prêtres. – Il commande le renoncement des richesses… mais si nos maîtres faisaient maigre chère, nous serions donc, nous autres serviteurs, réduits au sort des mendiants affamés, au lieu de nous engraisser des abondants reliefs des festins délicats de nos maîtres!
–Et ce n'est pas tout, – reprit un autre serviteur. – Si l'on écoutait ce Nazaréen maudit, nos maîtres, volontairement appauvris, renonceraient à toutes les magnificences, à tous les plaisirs… ils ne mettraient pas chaque jour au rebut de superbes robes ou tuniques parce que la broderie ou la couleur de ces vêtements ne leur plaît plus… Or, qui profite de ces caprices de nos fastueux seigneurs, sinon nous autres, puisque tuniques et robes nous reviennent?
–Et si nos maîtres renonçaient aux plaisirs, pour vivre de jeûne et de prières, ils n'auraient plus de belles maîtresses, ils ne nous chargeraient plus de ces amoureux courtages, récompensés si magnifiquement en cas de succès!
–Oui, oui, – criaient-ils tous ensemble, – à mort ce Nazaréen, qui veut faire de nous, qui vivons dans la paresse, l'abondance et la joyeuseté, des mendiants ou des animaux de travail!
Geneviève entendit encore d'autres propos, tenus à demi-voix, et menaçants pour la vie de l'ami des affligés; l'un des deux mystérieux émissaires derrière lequel elle se trouvait, dit à son compagnon:
–Maintenant notre témoignage suffira pour faire condamner ce maudit; je me suis entendu avec le seigneur Caïphe.
À ce moment, l'un des huissiers du prince des prêtres placé à côté du jeune maître de Nazareth et chargé de veiller sur lui, frappa de sa masse sur les dalles de la salle; un grand silence se fit.
Caïphe, après quelques paroles échangées à voix basse avec les autres pharisiens composant le tribunal, dit à l'assistance:
–Quels sont ceux qui peuvent déposer ici contre le nommé Jésus de Nazareth?
L'un des deux émissaires s'avança au pied du tribunal, et dit d'une voix solennelle:
–Je jure avoir entendu cet homme affirmer que les princes des prêtres et les docteurs de la loi étaient tous des hypocrites, et les traiter de: race de serpents et de vipères.
Un murmure d'indignation s'éleva parmi les miliciens et les serviteurs du grand-prêtre; les juges s'entre-regardèrent, ayant l'air de se demander si d'aussi horribles paroles avaient pu être prononcées.
L'autre émissaire s'avançant auprès de son complice, ajouta d'une voix non moins solennelle:
–Je jure avoir entendu cet homme-ci affirmer qu'il fallait se révolter contre le prince Hérode et contre l'empereur Tibère, auguste protecteur de la Judée, afin de le proclamer, lui, Jésus de Nazareth, roi des Juifs.
Tandis qu'un sourire de pitié effleurait les lèvres du fils de Marie à ces accusations mensongères, puisqu'il avait dit: Rendez à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu, les pharisiens du tribunal levèrent les mains au ciel comme pour le prendre à témoin de tant d'énormités.
Un des serviteurs de Caïphe, s'avançant à son tour, dit aux juges:
–Je jure avoir entendu cet homme-ci dire, qu'il fallait massacrer tous les pharisiens, piller leurs maisons et violenter leurs femmes et leurs filles!
Un nouveau mouvement d'horreur se manifesta parmi les juges et l'assistance qui leur était dévouée.
–Le pillage! le massacre! les violences! – s'écrièrent les uns, – voilà ce que voulait ce Nazaréen!
–C'est pour cela qu'il traînait toujours après lui sa bande de scélérats.
–Il voulait un jour, à leur tête, mettre Jérusalem à feu, à sac et à sang.
Le prince des prêtres, Caïphe, présidant le tribunal, fit signe à l'un des huissiers de commander le silence; l'huissier frappa de sa masse les dalles de la salle; tout le monde se tut, Caïphe s'adressant au jeune maître d'une voix menaçante, lui dit:
-Pourquoi ne répondez-vous pas à ce que ces personnes déposent contre vous 6?
Jésus lui dit avec un accent rempli de douceur et de dignité:
-«J'ai parlé publiquement à tout le monde, j'ai toujours enseigné dans le temple et dans la synagogue où tous les Juifs s'assemblent; je n'ai rien dit en secret… pourquoi donc m'interrogez-vous? Interrogez ceux qui m'ont entendu, pour savoir ce que je leur ai dit… ceux-là savent ce que j'ai enseigné 7.»
À peine eut-il parlé de la sorte que Geneviève vit un des huissiers, furieux de cette réponse si juste et si calme, lever la main sur Jésus et le frapper au visage, en s'écriant:
-Est-ce ainsi que tu parles au grand-prêtre 8.
À cet outrage infâme!.. frapper un homme garrotté, Geneviève sentit son coeur bondir, ses larmes couler, tandis qu'au contraire de grands éclats de rire s'élevèrent parmi les soldats et les serviteurs du grand-prêtre.
Le fils de Marie resta toujours placide; seulement, il se retourna vers l'huissier et lui dit avec douceur:
-«Si j'ai mal parlé, faites-moi voir le mal que j'ai dit… mais si j'ai bien parlé… pourquoi me frappez-vous? 9»
Ces paroles, cette mansuétude angélique ne désarmèrent pas les persécuteurs du jeune maître; des rires grossiers éclatèrent de nouveau dans la salle, et les insultes recommencèrent ainsi de toutes parts.
–Oh! le Nazaréen, l'homme de paix, l'ennemi de la guerre ne se dément pas, il est lâche et se laisse frapper au visage!
–Appelle donc à toi tes disciples. Qu'ils viennent te venger si tu n'en as pas le courage!
–Ses disciples! – reprit un des miliciens qui avaient arrêté Jésus, – ses disciples! ah! si vous les aviez vus! À l'aspect de nos lances et de nos flambeaux ils se sont sauvés, les misérables, comme une nichée de hiboux!
–Ils étaient très-contents d'échapper à la tyrannie du Nazaréen, qui les retenait auprès de lui par magie!
–La preuve qu'ils le haïssent et le méprisent, c'est que pas un d'eux, pas un seul n'a osé l'accompagner ici.
–Oh! – pensait Geneviève, – combien Jésus doit souffrir de cette lâche ingratitude de ses amis! elle doit lui être plus cruelle que les outrages dont il est l'objet.
Et tournant la tête du côté de la porte de la rue, elle vit au loin Pierre, toujours assis sur un banc, la figure cachée entre ses mains et n'ayant pas même le courage de venir assister et défendre son doux maître devant ce tribunal de sang.
Le tumulte soulevé par la violence de l'huissier étant un peu apaisé, l'un des émissaires reprit d'une voix éclatante:
–Je jure, enfin, que cet homme-ci a épouvantablement blasphémé en disant qu'il était le Christ, le fils de Dieu!
Alors Caïphe s'adressant à Jésus, reprit d'un ton plus menaçant encore:
-Vous ne répondez rien à ce que ces personnes disent de vous 10?
Mais le jeune maître haussa légèrement les épaules et continua de garder le silence.
Ce silence irrita Caïphe, il se leva de son siége et s'écria, en montrant le poing au fils de Marie:
-De la part du Dieu vivant, je vous ordonne de nous dire si vous êtes le Christ, le fils de Dieu 11.
-«Vous l'avez dit… je le suis 12,» – répondit le jeune maître en souriant.
Geneviève avait entendu Jésus dire, qu'ainsi que tous les hommes, ses frères, il était fils de Dieu; de même aussi que les druides nous enseignent que tous les hommes sont fils d'un même Dieu. Quelle fut donc la surprise de l'esclave, lorsqu'elle vit le prince des prêtres, dès que Jésus lui eut répondu qu'il était fils de Dieu, se lever, déchirer sa robe avec toutes les marques de l'épouvante et de l'horreur, s'écriant en s'adressant aux membres du tribunal!
–Il a blasphémé… qu'avons-nous plus besoin de témoins? Vous venez vous-mêmes de l'entendre blasphémer, qu'en jugez-vous?
-Il a mérité la mort 13!
Telle fut la réponse de tous les juges de ce tribunal d'iniquité… Mais les voix du docteur Baruch et du banquier Jonas dominaient toutes les voix, ils criaient en frappant du poing le marbre du tribunal:
–À mort le Nazaréen! il a mérité la mort!
–Oui, oui! – répétèrent les miliciens et les serviteurs du grand-prêtre-il a mérité la mort! À mort le maudit!
–Conduisez à l'instant le criminel devant le seigneur Ponce-Pilate, gouverneur de Judée, pour l'empereur Tibère, – dit Caïphe aux soldats, – lui seul peut ordonner le supplice du condamné.
À ces mots du prince des prêtres, on entraîna le fils de Marie hors de la maison de Caïphe pour le conduire devant Pilate.
Geneviève, confondue parmi les serviteurs, suivit les soldats. En passant sous la voûte de la porte, elle vit Pierre, ce lâche disciple du jeune maître (le moins lâche de tous, cependant, pensait-elle, puisque seul, du moins, il l'avait suivi jusque-là), elle vit Pierre détourner les yeux, lorsque Jésus, cherchant le regard de son disciple, passa devant lui emmené par les soldats… Une des servantes de la maison reconnaissant Pierre, lui dit:
-Vous étiez aussi avec Jésus le Galiléen 14?
Et Pierre, rougissant et baissant les yeux, répondit:
-Je ne sais ce que vous dites 15.
Un autre serviteur, entendant la réponse de Pierre, reprit en le désignant aux autres assistants:
-Je vous dis, moi, que celui-ci était aussi avec Jésus de Nazareth 16.
-Je jure! – s'écria Pierre, – je jure que je ne connais pas Jésus de Nazareth 17.
Le coeur de Geneviève se soulevait d'indignation et de dégoût; ce
Pierre, par lâche faiblesse ou par peur de partager le sort de son maître, le reniant deux fois et se parjurant pour cette indignité, était à ses yeux le dernier des hommes; plus que jamais elle plaignait le fils de Marie d'avoir été trahi, livré, abandonné, renié par ceux-là qu'il aimait tant. Elle s'expliquait ainsi la tristesse navrante qu'elle avait remarquée sur ses traits. Une grande âme comme la sienne ne devait pas redouter la mort, mais se désespérer de l'ingratitude de ceux qu'il croyait ses amis les plus chers.
L'esclave quitta la maison du prince des prêtres où était resté Pierre, le renégat, et rejoignit bientôt les soldats qui emmenaient Jésus. Le jour commençait à poindre; plusieurs mendiants et vagabonds qui avaient dormi sur des bancs placés de chaque côté de la porte des maisons, s'éveillèrent au bruit des pas des soldats qui emmenaient le jeune maître. Un moment Geneviève espéra que ces pauvres gens, qui le suivaient en tous lieux, l'appelaient leur ami, et sur le malheur desquels ils s'apitoyait si tendrement, allaient avertir leurs compagnons afin de les rassembler pour délivrer Jésus; aussi dit-elle à l'un de ces hommes:
–Ne savez-vous pas que ces soldats emmènent le jeune maître de Nazareth, l'ami des pauvres et des affligés? On veut le faire mourir, courez le défendre… délivrez-le! soulevez le peuple! ces soldats fuiront devant lui.
Mais cet homme répondit d'un air craintif:
–Les miliciens de Jérusalem fuiraient peut-être; mais les soldats de Ponce-Pilate sont aguerris, ils ont de bonnes lances, d'épaisses cuirasses, des épées bien tranchantes… que pouvons-nous tenter?
–Mais l'on se soulève en masse, on s'arme de pierres, de bâtons! – s'écria Geneviève, – et du moins vous mourrez pour venger celui qui a consacré sa vie à votre cause!
Le mendiant secoua la tête, et répondit pendant qu'un de ses compagnons se rapprochait de lui:
–Si misérable que soit la vie, on y tient… et c'est vouloir courir à la mort que d'aller frotter nos haillons aux cuirasses des soldats romains.
–Et puis, – reprit l'autre vagabond, – si Jésus de Nazareth est un messie, comme tant d'autres l'ont été avant lui, et comme tant d'autres le seront après lui… c'est un malheur si on le tue… mais l'on ne manque jamais de messies dans Israël…
–Et si on le met à mort! – s'écria Geneviève, – c'est parce qu'il vous a aimés… c'est parce qu'il a plaint vos malheurs… c'est parce qu'il a fait honte aux riches de leur hypocrisie et de leur dureté de coeur envers ceux qui souffrent!
–C'est vrai; il nous prédit sans cesse le royaume de Dieu sur la terre, – répondit le vagabond en se recouchant sur son banc ainsi que son camarade, afin de se réchauffer aux rayons du soleil levant; – cependant ces beaux jours qu'il nous promet n'arrivent pas… et nous sommes aussi gueux aujourd'hui que nous l'étions hier.
–Eh! qui vous dit que ces beaux jours, promis par lui, n'arriveront pas demain? – reprit Geneviève?.. – ne faut-il pas à la moisson le temps de germer, de grandir, de mûrir?.. Pauvres aveugles impatients que vous êtes!.. Songez donc que laisser mourir celui que vous appeliez votre ami, avant qu'il ait fécondé les bons germes qu'il a semés dans tant de coeurs, c'est fouler aux pieds, c'est anéantir en herbe une moisson peut-être magnifique…
Les deux vagabonds gardèrent le silence en secouant la tête, et Geneviève s'éloigna d'eux, se disant avec un redoublement de douleur profonde:
–Ne rencontrerai-je donc partout qu'ingratitude, oubli, lâcheté, trahison! Oh! ce n'est pas le corps de Jésus qui sera crucifié, ce sera son coeur…
L'esclave se hâta de rejoindre les soldats, qui se rapprochaient de plus en plus du palais de Ponce-Pilate. Au moment où elle doublait le pas, elle remarqua une sorte de tumulte parmi les miliciens de Jérusalem qui s'arrêtèrent brusquement. Elle monta sur un banc de pierre, et vit Banaïas seul, à l'entrée d'une arcade assez étroite que les soldats devaient traverser pour se rendre chez le gouverneur, leur barrant audacieusement le passage, en faisant tournoyer autour de lui son long bâton, terminé par une masse de fer.
–Ah! celui-là, du moins, n'abandonne pas celui qu'il appelait son ami! – pensa Geneviève.
–Par les épaules de Samson! – criait Banaïas de sa voix retentissante, – si vous ne mettez pas sur l'heure notre ami en liberté, miliciens de Belzébuth! je vous bats aussi dru que le fléau bat le blé sur l'aire de la grange!.. Ah si j'avais eu le temps de rassembler une bande de compagnons aussi résolus que moi à défendre notre ami de Nazareth, c'est un ordre que je vous adresserais au lieu d'une simple prière, et cette simple prière, je la répète: Laissez libre notre ami, ou sinon, par la mâchoire dont se servit Samson, je vous assomme tous comme il a assommé les Philistins!