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Loe raamatut: «Annette Laïs», lehekülg 7

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C'était en Bretagne seulement que nous l'appelions la présidente.

«Il est sauvé, répondit ma cousine, ne suis-je pas assez payée?

– C'est selon comment madame la vicomtesse l'entend, repartit Laroche, dont la voix de baryton, prétentieuse et offensante, n'excitait plus en moi aucune espèce de colère.»

Ma cousine reprit tout bas:

«Il a prononcé mon nom plusieurs fois dans sa fièvre.»

Je devinai un sourire sur les lèvres du maraud, qui ajouta militairement:

«Je venais de la part de monsieur prendre des nouvelles de madame.

– Tu diras à monsieur qu'il peut venir, répondit ma cousine. C'est son parent, après tout. Cela lui fera plaisir de le voir en bonne voie de guérison.»

Laroche sortit et M. de Kervigné entra presque aussitôt après. Ma cousine tendit la main à son mari, qui la porta fort galamment à ses lèvres. On parla de moi un instant; ce fut, de part et d'autre, en des termes bienveillants, puis le président, changeant de matière tout-à-coup, dit:

«Que pensez-vous que l'on doive faire de ce Laroche?

– De Laroche? répéta ma cousine étonnée.

– Il m'obsède, et je ne puis le faire taire qu'en le congédiant. Il interprète votre conduite avec notre jeune cousin d'une façon tout à fait blessante. Ce sont toujours de nouveaux rapports…

– Laroche! fit encore une fois Aurélie.

– Je crois savoir que vous tenez encore à lui, prononça le président sans aucune intention de raillerie.

– Uniquement parce qu'il vous est fort attaché,» répondit très sérieusement ma cousine.

Elle sonna. Laroche parut.

«Mon ami, lui dit-elle avec douceur, monsieur vous paye pour surveiller le dehors et non point le dedans. Nous sommes un bon ménage. Monsieur m'a chargé de vous parler comme je le fais. Je suis au-dessus de vos bavardages, qui fatiguent monsieur et qui vous feront mettre à la porte. Allez et mêlez-vous de ce qui vous regarde.»

Laroche, tout blême, sortit obéissant à son geste impérieux. Le président baisa une seconde fois la main de sa femme et ce fut en souriant.

«Vous avez raison, dit-il, c'est un beau coquin. Le voilà mieux planté que jamais.»

Quatre jours après cette entrevue, j'eus permission de me lever une heure. Ma cousine agissait avec moi comme la plus tendre des mères, et le docteur Josaphat lui-même me témoignait quelque estime. Il nous annonça que ce jour-là même Annette Laïs s'était levée aussi.

«Il ne faut pas s'y tromper, dit-il à ma cousine, les autres sont la douzaine, mais elle est le treizain. On tient la dragée haute au président, et toute la famille vous a une tenue héroïque, un père à cheveux blancs, un frère qui ressemble à Mélingue dans ses grands rôles. M. de Kervigné ira loin s'il court toujours.»

J'ai peine à exprimer ces nuances, et cela est nécessaire, pourtant; j'écoutais avec curiosité, voilà tout. Annette Laïs m'occupait tout entier, mais c'était malgré moi, et le mot intérêt, tout froid qu'il est, serait trop chaud encore pour rendre la nature de mes sentiments à son égard. Annette Laïs était pour moi le reste de ma fièvre. Si je n'essayais pas de fuir, c'est que je sentais à priori que c'était là l'impossible.

Rien n'avait changé, son nom était le refrain, le son de cloche, la tyrannie d'une migraine.

On me donna deux lettres de Vannes, dont l'une avait déjà six jours de date. Ma cousine avait eu la bonté d'y répondre. La lecture de ces lettres me fit du bien: celle de ma mère laissait voir une tendresse et une sollicitude qu'on ne m'avait pas toujours montrées.

La séparation semblait lui avoir appris à me mieux aimer. Elle me rappelait néanmoins ses diverses commissions, et, sur quatre pages, les petits en avaient bien trois pour leur part. «Cha'ot veut aller avec tonton René,» avait dit mon neveu. Quel enfant! Les dents de Mimi poussaient. La lettre de mon père était plus courte, mais elle contenait deux apostilles, une de ma tante Bel-Œil, une de ma tante Nougat. Mon père me disait de faire bonne figure à Paris et de ne pas ménager sa bourse. Il terminait en s'écriant: Je ne t'en dis pas plus long! A la soupe! Bon appétit, bonne conscience!

Nougat voulait ses digestifs et aussi je ne sais quoi d'apéritif qu'elle avait vu aux annonces des journaux. Elle me priait de pousser, dans mes courses, jusqu'à un certain dépôt de pâtés de foie gras pour faire une surprise à mon père. Bel-Œil me donnait l'adresse d'une librairie où je devais trouver; Wilhem ou les égarements d'un cœur sensible, qu'il fallait lui envoyer avec le Cimetière de Ramberg et le Calice des larmes. Tout le monde se portait bien, même Joson Michais, qui était revenu l'oreille un peu basse. L'oncle Bélébon était toujours l'homme aimable de la famille et Vincent se rangeait.

Je ne prétends pas persuader au lecteur que, par elles-mêmes, ces choses fussent très émouvantes. Je constate seulement qu'elles remuèrent en moi toutes les fibres du souvenir. Pour un instant, je repassai le seuil de la maison paternelle: je fus chez nous, et qui ne sait tout ce que contient ce mot?

«J'ai eu, moi aussi, ma correspondance, me dit Aurélie: trois lettres! je te gagne d'un point. La première est de l'abbé Raffroy, un digne homme, qui m'écrit des remercîments officiels au nom de ton père et de ta mère; la seconde est de la tante Renotte, cette excellente vieille. Là-bas, ne voulait-elle pas me faire croire qu'elle n'avait que dix ans de plus que moi, sais-tu? C'est elle qui t'aime le mieux. Je n'oserais écrire ainsi à ton sujet. La médisance est comme la mauvaise herbe qui croit Je te dirai comme il faut te conduire avec moi devant le monde. La troisième est de ce charmant marquis, ton beau-frère. Ah! ah! nous le connaissons, celui-là! et rien ne m'a plus étonnée que de le voir s'enterrer tout vif. Il se vante de son bonheur dans la lettre, mais son style fait la grimace. Pauvre garçon! je crois bien qu'il avait tout mangé. C'est drôle que tu sois si en retard. Il ne s'est donc pas occupé de toi? Mais, je suis folle! j'oublie que tu viens de Vannes et que ce pauvre marquis est à cent pieds sous terre.

–Ma sœur est une personne accomplie, madame, répliquai-je un peu blessé.

– On le dit et je le crois de tout mon cœur. Te ressemble-t-elle? avec un tour de cheveux, tu serais la plus jolie marquise à dix rues à la ronde. Ne te fâche pas, chéri, et ne m'appelle plus madame. C'est me mettre en pénitence. Je suis ta petite maman, et tu es le dernier que j'aimerai.»

Je baisai la main qu'elle me tendit. La paix fut faite. Le docteur entra comme un insensé.

«Je ne connaissais pas cette sonate de Steibelt! s'écria-t-il. L'andante est un dialogue comme jamais, vous comprenez: jamais, jamais je n'en ai entendu! et sur un misérable piano qui ne vaut pas trois louis! Et avec des doigts de convalescente!.. Madame, il y a quelque chose de plus beau que l'andante, c'est celle qui le jouait! Je n'avais pas vu ses sourcils. Les ailes de son nez m'ont sauté aux yeux. Pendant qu'elle jouait, j'ai suivi la courbe de ses épaules. C'est une Grecque, savez-vous?»

Ma cousine riait et son attitude exprimait l'admiration.

«Vous gagnerez cent mille francs par an quand voudrez, dit-elle. Ce rôle de docteur fou ne manque jamais son effet.»

Josaphat se laissa tomber dans un fauteuil et s'essuya le front. Il avait les yeux rougis et la joue pâle.

«Vous auriez raison, madame, répliqua-t-il très sérieusement, si je n'étais que fou. Mais on ne rit pas de ceux qui se noient, morbleu! Je suis amoureux!»

La gaieté d'Aurélie redoubla, je me sentais comme un malaise. Le docteur Josaphat me fit un signe de tête et reprit avec un geste tragi-comique:

«Nous allons bien, nous? C'est moi qui suis malade à présent. L'andante n'a pas quarante-huit mesures. C'est le bijou le plus exquis! et croyez-vous que je plaisante quand je dis qu'elle est Grecque, madame? elle est Grecque, pardieu, des pieds à la tête, et cela se voit, Grecque de Lesbos, comme Vénus, sa sœur! Me voilà, Dieu merci, tombé jusqu'à la mythologie: plongeons! Son père est Grec, son frère est Grec. Et beaux? et fiers comme celui qui meurt en déchargeant son pistolet, vous savez, à Missolonghi. Non, c'est la jeune fille qui a le pistolet. Enfin, n'importe, je suis submergé? Ou diable voulez-vous qu'une Française soit belle comme cela?

– Docteur! docteur! s'écria ma cousine, à ma prochaine soirée, vous nous ferez cette scène!

– Vous êtes charmantes, vous autres, poursuivit Josaphat, vous êtes adorables, mais non pas comme l'entendait Phidias. C'est la Vénus de Milo, vous dis-je, à dix-huit ans, avec ses anciens bras! Connaissez-vous ce Steibelt? Quel gaillard! D'ailleurs, le nom le dit: Laïs! On ne s'appelle Laïs que dans la mer Egée. Ils sont Grecs, Grecs, Grecs… et je vais faire une culbute au fin fond du sentiment, aussi vrai que la juxtasonnance est l'électricité musicale.»

XI.
LE ROMAN D'UNE JEUNE FEMME

«Ce qu'il y a de bizarre au monde, me dit Aurélie après le départ de ce brûlant Josaphat, et d'un ton qui me faisait bien voir qu'elle reprenait mon éducation morale où elle l'avait laissée, c'est le goût des hommes en matière d'amour. On cite bien quelques curiosités de nous autres femmes: çà et là une passion allumée par un bossu, par un nègre ou par un notaire, mais ce n'est rien, messieurs, auprès du prodige de vos fantaisies. Ainsi, voilà deux hommes, mon mari et mon médecin, qui m'abandonnent pour une pure et simple caricature. Mon mari est vieux, mon médecin est fou, c'est très bien; mais voilà le pli pris. Ils font la route. En amour, dès que la route est faite tous les sots y passent, et Dieu sait que le sentier devient tout de suite un grand chemin. Avec le président d'un côté, Josaphat de l'autre, cette sauterelle mal emmanchée d'Annette Laïs est capable de débuter l'hiver prochain à l'Opéra. Eh bien! si l'on nous mettait, elle et moi, devant un miroir, à laquelle irais-tu, chevalier?

– A vous, petite maman, répondis-je.

Je disais vrai. Je n'étais pas assez du monde parisien pour goûter la saynète improvisée par le docteur. Ces choses ne sont originales qu'à un certain point de vue. Cela ressemble à l'esprit de quelques-uns de nos vaudevilles qui demande, pour être bien senti, l'étude préalable d'une langue dont le vocabulaire n'a pas encore été imprimé. Je ne voyais guère là-dedans qu'Annette Laïs, assise à son piano; devant Josaphat qui regardait ses épaules, ses sourcils et les ailes de son nez. Cela m'importunait. Entre moi et Annette Laïs, je ne découvrais aucun lien. Pourquoi mon chemin était-il plein d'elle? Ma cousine attira mon fauteuil à la force du bras, elle me prit les deux mains et me fit asseoir auprès d'elle sur le divan.

«Qui sait, murmura-t-elle tendrement, si tu n'iras pas aussi avec cette Annette Laïs?»

Ce mot me piqua comme un centième coup d'épingle.

«Foi de Dieu! m'écriai-je dans le pur français de Vannes, qu'elle aille se faire lanlaire, celle-là! Chaque fois qu'on parle d'elle, j'ai une humeur de loup!

Aurélie m'embrassa sur les deux joues.

Le lendemain je fus debout pendant trois heures, et le surlendemain je pus descendre au jardin. Josaphat avait raison: je n'eus presque pas de convalescence. Je déjeunai à table le troisième jour.

«Ah çà! demanda ma cousine au président, qui jamais ne manquait de prendre ce repas avec elle, que devient donc ce cher docteur?

– Un maniaque, répondit M. de Kervigné en fronçant le sourcil.

– Etes-vous fâchés tous deux?

– Je ne me fâche qu'avec mes amis, madame.

– On ne le voit plus: ne pouvez-vous me donner de ses nouvelles?

Le président plia sa serviette et dit entre ses dents:

«Le docteur Josaphat est en train de prouver qu'il n'a pas la tenue qu'il faut pour être le médecin d'une femme qui se respecte.

– Est-ce qu'il s'oublierait au point de se conduire comme un président?» murmura Aurélie.

Nous sortîmes en voiture après le déjeuner. Au premier détour de la rue, je vis une affiche monstrueuse qui me cria: Rentrée de Mlle Annette Laïs!

Les lettres qui formaient le nom d'Annette Laïs étaient grandes comme des enfants de six ans. Elles ressortaient en rouge sur un fond noir et donnaient des éblouissements.

Ma cousine m'avait promis de me raconter son histoire en détail. C'était le moment.

«A peine au sortir de l'enfance, me dit-elle, sans néanmoins suivre la mélodie simple et touchante de la romance de Méhul, je quittai le couvent pour épouser M. de Kervigné, qui était alors un magistrat de la seconde jeunesse, austère, rangé, dévot et fort apprécié dans les salons ultras. Car nous étions sous la Restauration. Ah! René, cela me vieillit bien. Quand j'aurai mes trente ans, n'aurez-vous pas honte de moi?

– Pourquoi honte, petite maman?» demandai-je.

Elle me regarda d'un air inquiet. Je devais avoir une figure sereine et calme à recevoir un demi-cent de soufflets. Nous traversions l'esplanade des Invalides. Je respirai la brise avec délices. J'étais résigné à entendre l'histoire menaçante, mais que ma cousine eût quelques années de plus ou de moins, je m'en souciais comme d'Annette Laïs.

Elle soupira. J'aurais donné dix louis pour être mouillé devant Port-Navalo ou en rade de Houat, avec mes lignes de fond, pour pêcher la dorade.

«Sais-tu, René, reprit-elle, de quelles séductions est tout à coup entourée une jeune fille douée de quelque beauté, qui passe le seuil d'un cloître pour entrer sans transition dans le grand monde?»

Je ne le savais pas, et certes, à ma place, plus d'un aurait eu le désir de le savoir. Ma cousine, au travers de ses petits ridicules, était une femme d'esprit, qui pouvait raconter très bien et broder encore mieux. Un poète ou même un curieux se fût jeté sur cette proie, mais je ne puis me donner pour curieux ni pour poète. J'ai l'imagination lourde et le caractère indifférent. Hippolyte songeait à ses javelots, moi, je regrettais mon côtre nantais avec sa brigantine coquette et sa flèche qui le couchait sur la lame au moindre vent. Deux jours avant mon départ, Joson m'avait armé deux lignes flottantes avec des avançons de trois brasses, et les maquereaux, ces vivantes pierreries, devaient jouer par millions dans les eaux d'Hœdic! Le long des côtes, sur le fond de sable blanc, ces poissons d'argent, orgueil de notre mer, les bars, que Lucullus appelait des loups, cherchaient entre deux eaux leur proie abondante: la sardine, le prêtre et le séchard aux reflets mordorés; plus haut, dans la rivière, pourvue de cent bras, comme Briarée, les saumons remontaient, troupe turbulente et magnifique; le long des jetées en pierres sèches, l'anguille roulait comme un serpent et le homard qui, selon les candides Parisiens, ne se prend pas à la ligne, le homard à la cuirasse bleu de ciel cheminait dans les roches profondes à la poursuite du diable de mer.

Combien de fois n'avais-je pas senti au bout de ma corde de crin les soubresauts de ce roi des crustacés, qui a le don bizarre de se démonter par pièces et dont les membres amputés repoussent comme une végétation! Les homards se prennent à la ligne et sautent comme des chèvres au fond du bateau. Tout se prend à la ligne; la ligne est une main allongée qui tend l'appât au fond de la mer. Il n'est point, dans ces mystérieuses cavernes, de créature vivante qui ne convoite l'appât et qu'on ne puisse amener à la surface, depuis l'ange redoutable dont la peau est une lime, jusqu'à la morgate dont les entrailles sont une écritoire, depuis le poisson-marée, hérissé de poignards empoisonnés, jusqu'à la raie jaune, chargée d'électricité comme une bouteille de Leyde.

«J'étais pure comme un rayon de soleil levant, reprit ma cousine; jamais une mauvaise pensée n'était entrée dans mon âme. La première fois que je vis un bal, je restai ivre, mais ce fut tout, car j'étais plus pieuse qu'un chérubin. Mon mari m'adorait en ce temps-là. Moi, je ne savais pas ce que c'était qu'aimer. Un jour pourtant…»

Ah! certes, un jour! Pauvres Phèdres bourgeoises! Un jour! C'est la pêche. Ce jour, la ligne perfide flottant devant leur inexpérience, elles ont mordu l'appât. Et comme leur souvenir est exempt de rancune!

Moi, un mot m'avait frappé: le soleil levant, l'heure du poisson! Le moment où la mer travaille, selon l'expression des ligneurs de Quiberon. Je songeais, et combien c'était plus intéressant:

«Un jour, j'essayais justement ma baleinière blanche de Dunkerke. C'est là qu'on fait bien les baleinières! La mienne glissait sur l'eau mieux qu'un cygne. La lame était courte, la mer hargneuse, le vent venait d'amont en rivière, mais du côté du large, on voyait passer les grains du sud-ouest. Vingt fois Joson Michais m'avait dit, car il était bon matelot: «Ne descendez point trop, monsié el chevâlier, vous ne pourrez point ermonter.» Mais bah! qu'est une nuit à la belle étoile? Nous mouillâmes devers l'Ile-aux-Moines, là où les anguilles passent à la fin du flot. Bonne marque. Rien ne mordait. Le vent d'aval viendra avec le jusant, disais-je, et nous remonterons à la voile comme des évêques. Ce sera bien la misère si nous ne prenons pas une douzaine d'anguilles à barbe verte au tournant de marée, pour faire un pâté de carême à ma tante Nougat. Le tournant vint: rien au fond! «A la maison, Josille!» Comme il levait le grappin, minuit nous vint de terre: c'était l'horloge du bourg d'Arradon. Nord-ouest! il ventait la peau du diable. Avec jusant et vent d'amont, il y a loin de l'Ile-aux-Moines au bassin de Vannes. Après deux heures de nage, nous avions changé de place et gagné cinq cents pas. «Laisse dériver sur l'île d'Arz, Josille! Bon fond. Mouille!» Le grappin tomba sur fond de onze brasses, roches et sable noir. Joson s'orienta et déclara que nous étions juste au milieu du chenal, sur la basse du Grand-Congre, ainsi nommée à cause du poisson monstrueux qui fut pêché là, avant la Révolution, par Yvon Belz, de Noyalo, qui gagna cinq écus de six livres à le montrer pour un sou sur la place du marché, à Vannes. Je mis ma ligne de corde à l'eau, une ligne grosse comme la moitié du petit doigt, avec un hameçon de fer doux capable d'enlever un veau, et je boitai, pour employer le terme breton, avec un blanc de morgatte d'une demi-livre. Le fils du gros congre, dis-je, a eu le temps de grandir depuis le temps. Il n'a jamais vu de boite pareille, et nous allons l'amariner. «Quoique çâ, me répondit Joson, tâche, monsié el chevâlier!» Dix minutes après ce court entretien, nous dormions tous les deux d'un sommeil paisible; Joson n'avait pas même pris la peine de mettre sa ligne au fond. Je rêvai d'abord de ceci et de cela, puis de pêche. Il me semblait voir un homard quitter sa retraite et se diriger vers ma ligne qu'il tâtait en tournant alentour. Il n'était pas en appétit, ce homard; nous étions au printemps, il vivait peut-être d'amour et d'eau fraîche. Je sentais cependant qu'on tirait sur ma ligne, mais si doucement, si doucement! Il ne fallait pas songer à ferrer une bête qui n'ouvrait même pas la gueule… On tirait pourtant, morbleu! Je regardai mieux et je vis un crapaud de mer qui tenait ma boite dans sa bouche. Je souquai un coup d'impatience pour me débarrasser de cette vermine, et je reçus aussitôt un choc terrible qui m'éveilla. Mon poignet était dans un étau. Avant de m'endormir, j'avais eu la méchante idée de passer deux fois la corde de ma ligne autour de mon bras: ce n'est pas un pêcheur de profession qui ferait cette bévue. Un maigre n'a qu'à tomber sur l'hameçon et adieu le bras, sinon tout le corps; car la corde ne casse jamais! Il y a des maigres de cinq mètres. Mauvaise viande. «Holà! Joson! m'écriai-je, voilà le grand congre qui me tient!» A l'aide! Joson sauta sur ses pieds; la mer était si dure, qu'il tomba comme un paquet au fond de la baleinière. Moi, je me mis à rire, je ne sentais plus rien, j'avais rêvé. J'étais si convaincu d'avoir rêvé que je ne songeai pas même à dévirer les deux tours de corde qui étaient autour de mon poignet meurtri; car mon poignet restait bel et bien meurtri. Mais je me figurais que j'avais fait quelque maladroit effort pendant mon sommeil. Je halai tranquillement ma ligne afin d'en visiter l'hameçon, et Joson, à moitié endormi, reprit son équilibre. «Quoique çâ, me disait-il machinalement, méfiance! Le congre, ça nage plus vite que la ligne, jusqu'à quand que c'est qu'il signâle el bâteau. Pâr âlors, il donne un polisson ed'coup ed'queue…» Je poussai un second cri: la corde filait entre mes doigts d'où le sang jaillissait. Le congre avait donné son polisson de coup de queue. Joson se jeta courageusement sur la corde qu'il saisit à deux mains pour m'éviter le contre-coup, au moment où la ligne allait arriver à bout. Sans lui, j'ignore ce qui serait arrivé, car, malgré son effort, et c'était un solide matelot, je ressentis une secousse épouvantable. «Lâchez tout! ordonna-t-il. C'est un câchâlou, si ce n'est point el Mâlin! La baleinière vâ châvirer pour sûr et pour vrai!» Je faisais de mon mieux pour dévirer la corde, mais elle était entrée dans mes chairs et la voix me manquait pour avouer mon imprudence. «Quoique çâ, lâchez tout! répéta Joson. «L'eau aborde! – Tiens bon un coup! répondis-je. J'ai le poignet entrepris!» Il jura en breton, ce qui n'était pas bon signe. Il se coucha dans le bateau, qui embarquait de l'eau à faire pitié et donna une vaillante secousse pour me laisser du largue. Je parvins en effet à dérouler la corde: mon sang coula comme une gouttière. Tout était lâché, mais la corde restait libre sur le bord: le congre ne tirait plus. «Si nous tâchions de l'avoir? dis-je, repris par la passion du pêcheur. – Quoique çâ, me répondit Joson, n'y â plus rien de rien! Il a coupé la corde au ras de l'hameçon. – Méfiance,» dis-je à mon tour, et je déroulai au fond de la barque toute la longueur de ma ligne, qui avait au moins quarante brasses. J'en amarrai le bout à la toletière, tenant mon couteau tout prêt en cas de malheur, j'avais à peine achevé que la corde recommençait à filer comme si le diable eût été au bout, mais cette fois Joson veillait: il saisit adroitement le temps d'arrêt et ferra de nouveau à vingt ou vingt-cinq brasses, environ. «Il pèse cent livres!» dit-il. Le congre donna un coup de barre qui lui fit lâcher prise et fila encore une dizaine de brasses. «Attention! pare à couper!» commanda-t-il. Mais la corde redevint largue et il put en haler près de trente brasses dans le bateau. Quelle lutte! Il y a des pêcheurs qui soutiennent ce combat tout seuls, la nuit, par la tempête, sur un pauvre batelet qui tremble…»

J'entendis en ce moment ma cousine qui disait:

«Telle fut ma première faute.»

Je levai les yeux; elle avait les paupières mouillées. J'eus un remords et je lui pris la main.

Nous étions à la barrière de Grenelle, et, sur le poteau même qui soutenait la grille, on avait plaqué l'affiche colossale: Rentrée de Mlle Annette Laïs.

«Elles nous portent envie, peut-être, murmura ma cousine en montrant du doigt ce nom, et combien pourtant sont-elles plus heureuses que nous!

»Avez-vous bien compris, René, ajouta-t-elle, la complète impossibilité où j'étais d'échapper à ce piége?

– Certes, certes, ma cousine, balbutiai-je.

– Si vous n'avez pas bien compris, je vous expliquerai…

– C'est la chute d'un ange,» dis-je au hasard.

Elle attira ma main jusqu'à son cœur.

«Il te ressemblait,» murmura-t-elle.

Puis, de cette voix mélancolique, mais résolue, qui promet tout un second volume, elle poursuivit:

«Je restai plusieurs semaines plongée dans un abattement profond. A cette époque, si M. de Kervigné l'eût voulu, il pouvait me sauver encore, car l'honneur était intact et je n'avais fait que chanceler au bord de l'abîme. Dieu semblait veiller sur moi; le régiment du colonel fut dirigé vers une garnison lointaine. Mais M. de Kervigné ne voulait pas me sauver. Je vivais dans une retraite profonde depuis le départ du colonel. La dignité de ma conduite contrastait par trop avec la vie de mon mari: c'était comme un muet reproche. Il introduisit dans notre intérieur un homme qui se disait son ami et dont le caractère artificieux…»

Voilà! Je ne sais comment j'étais revenu insensiblement à mon rêve de congre. Je m'arrêtai au caractère artificieux.

Ah! mais nous l'eûmes, notre congre, Joson et moi! Le combat dura de longues heures, et il faisait presque jour quand son cadavre passa par-dessus le bord de la baleinière, car nous ne l'eûmes que mort. Les pêcheurs appellent cela noyer les poissons. Quel congre! quel monstre! Lui aussi avait montré un caractère artificieux, comme le second serpent introduit dans l'Eden de ma cousine. Il était tout noir avec des yeux cerclés de rubis. En le voyant, Joson se mit à chanter le Magnificat à plein gosier. «Quoique ça, dit-il dans la folie du triomphe, il est plus en viande que notre femme!» Et la femme de Joson Michais était pourtant une des plus reluisantes dans Plouharnel! Aux lueurs grises de l'aube, je le mesurai, notre congre, couché qu'il était sur l'eau, le long de la baleinière. Il avait l'air d'un boa constrictor. Hardi à moi là! Hisse partout! Je piquai la queue d'un coup de croc pendant que Joson halait sur la tête, mais le ventre faisait poche et nous entraînait. Il fallut, selon le mot technique, soulager le ventre avec un aviron. Embarque! Il glissa comme une masse au fond du bateau et nous montra son museau fin. Rien ne ressemble à un congre comme Pierrot des Funambules. Joson riait à se tordre et l'appelait soldat marin, ce qui est la suprême injure sur nos côtes. Il saisit son couteau et lui ouvrit la bedaine séance tenante pour voir ce qu'il avait volé, le brigand. D'ordinaire, on fait sa provision d'hameçons dans l'estomac de ces grosses bêtes. Notre congre n'avait presque rien. «T'étais pas un matelot!» lui dit Joson. Il n'avait dans le ventre qu'une tabatière d'étain qui fut pour not'femme une guimbarde toute neuve, des boutons de culotte et une livre et demie de plomb de ligne. Joson lui donna le coup de pied du mépris. Le flot venait, le vent tournait, nous remontâmes la rivière à notre aise, et Joson vendit son congre douze francs dix sous. Il pesait quatre-vingts livres…

«Etais-je coupable? me demanda la présidente du ton le plus dramatique. Réponds, l'étais-je?»

Je répondis courageusement:

«Ce n'est pas mon avis.

– Eh bien! s'écria-t-elle en mordant son mouchoir brodé, le monde hypocrite et cruel me condamna sans m'entendre. J'avais ma conscience, il est vrai, mais la belle affaire! Deux hommes à la mode s'étaient battus pour moi, tout était dit! Comme si une pauvre femme pouvait prévoir ces accidents-là! Le comte se promena pendant quinze jours avec son bras en écharpe pour me narguer. René, votre sexe est quelquefois bien lâche! Et le baron retourna à Brest pour prendre son commandement. Ce fut dans ces circonstances que le hasard me mit en rapport avec le marquis…»

Ils avaient collé une affiche d'Annette Laïs sur le bureau de péage du pont de Grenelle!

«Le marquis avait vingt-deux ans et cent mille écus de rente, poursuivit Aurélie d'un accent rêveur. Supposez que mon destin me l'eût donné pour mari, j'étais sauvée! Il était fou de moi; il me proposa de m'emmener en Amérique, au fond des déserts. Il ne fut pas étranger à l'avancement de M. de Kervigné. Plus on réfléchit, plus on prend cette conviction que nous sommes un jouet entre les mains de la fatalité. Le marquis mourut à la fleur de l'âge, et je pris Laroche, son valet de chambre, en souvenir de lui.»

Elle soupira profondément et lissa mes cheveux sur mon front.

«Vous allez voir maintenant, René, me dit-elle, les apparences s'accumuler contre moi; vous allez comprendre ce qu'il m'a fallu d'héroïsme et de force d'âme pour traverser ces jours douloureux. Ah! si l'on faisait un roman avec ma vie…»

Je crois que je bâillai. Cela tenait à mon état de faiblesse. Je m'ennuyais, depuis que j'avais fini mon congre. Nous redescendions par le quai de Billy, afin de prendre l'allée des Veuves et les Champs-Elysées. Il y avait des pêcheurs à la ligne tout le long de la rivière; je vis prendre un goujon. Ma cousine mentait tant qu'elle pouvait, sous prétexte de me faire sa confession générale. Elle passait, pure et sans tache, au milieu des aventures les plus scabreuses, comme le cheval savant du Cirque-Olympique traverse les feux d'artifice sans se brûler. Quelle femme que ma cousine Aurélie! Elle valait mon congre pour un amateur.

Au bout de l'allée des Veuves, un homme adroit lança un petit papier rose dans notre calèche. C'était un prospectus, annonçant la rentrée d'Annette Laïs.

Le roman de ma cousine glissait sur un auditeur au conseil d'Etat. Nous débouchâmes place de la Concorde, et un coupé lancé au galop nous croisa.

«Docteur! docteur!»

Le docteur fit arrêter court et vint à notre portière. Il avait l'œil un peu égaré.

«Ah çà! on vous croyait mort! lui dit Aurélie.

– C'est réussi, n'est-ce pas?

– Quoi donc?

– Notre publicité. Paris s'occupe aujourd'hui du théâtre Beaumarchais comme si c'était la rentrée de Rachel à la Comédie-Française. Nous avons du mal. Les affiches et les prospectus sont au président; moi, je fais les journaux. Adieu.»

Il remonta dans son coupé, qui brûla le pavé.

«Voilà les hommes!» me dit amèrement ma cousine.

Et elle passa au douzième chant de son poëme, qui avait pour héros un jeune avocat de grande espérance.

Vanusepiirang:
12+
Ilmumiskuupäev Litres'is:
28 september 2017
Objętość:
470 lk 1 illustratsioon
Õiguste omanik:
Public Domain