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Loe raamatut: «Le dernier chevalier», lehekülg 11

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XIV
À MOI, AUVERGNE!

Au moment où le chevalier d'Assas se mettait en marche avec son détachement, on mangeait la soupe au bivouac, où chacun se promettait bien de dormir la grasse nuit. Deux ou trois maraudeurs endurcis qui s'étaient glissés à la picorée, malgré la sévérité de la consigne, venaient de rentrer, disant que la Meuse était là, sur la gauche, à moins d'une demi-lieue, et que le long de la Meuse, la cavalerie filait: des escadrons et des escadrons. Ils avaient entendu rouler de l'artillerie. Tout cela s'en allait vers le nord-ouest, et M. de Plélo avait dit:

– C'est clair que nous rentrons chez nous, avec ce qu'il y a de poisson pris: maigre pêche! Messieurs, il faut vous résigner à planter vos choux!

Et il se mit à chanter le pont-neuf à la mode depuis que le mauvais vouloir de M. de Choiseul contre les Jésuites était chose connue:

 
Capitaines en réforme
Et qu'on entend clabauder
Contre l'injustice énorme
Qui vient de vous échauder,
À tort chacun de vous crie:
D'autres sentent le roussi,
Puisqu'on publie
Que Jésus va perdre aussi
Sa Compagnie!
 

Le guide donné au chevalier n'était point celui qui avait conduit le régiment à travers la Westphalie, de Flotow à Dorsten, et qui avait pris la clef des champs en même temps que les prisonniers. C'était un jeune Hessois, chevelu et barbu, à physionomie israélite, maigre, voûté, haut sur jambes, qui portait la houppelande à pélerine des riverains de la Roër. En quittant le camp, il prit un bon trot de courrier, et ne quitta plus cette allure pendant les trois mortelles heures que dura la marche.

Au jugé, le détachement dut bien parcourir une distance de cinq à six lieues pendant cet espace de temps.

Le chevalier avait tenu quartier à Ruremonde pendant plusieurs mois et aussi à Klostercamp; il n'était pas sans avoir fait nombre d'excursions dans ce pays de Gueldre; mais l'obscurité était si épaisse et le guide trouvait moyen de rester si constamment sous bois qu'on n'avait aucun moyen de reconnaître la route.

Le chevalier, selon sa consigne, se bornait à suivre pas pour pas, et ne perdait jamais de vue son Hessois, gardant toujours devant lui, à trois enjambées de distance, la longue silhouette du drôle qui se dégingandait dans les ténèbres.

Il n'avait pas l'air fatigué le moins du monde, tandis que Nicolas, si bien découplé qu'il fût, avait son uniforme baigné de sueur. Les soldats ne se gênaient pas pour gronder par derrière, et menaçaient de s'arrêter; c'était parmi eux un concert de malédictions.

– Où nous mène-t-on de ce train? se demandaient-ils. Est-ce nous qui ouvrons la débandade?

Le chevalier venait de consulter sa montre, qui marquait le quart après dix heures, quand le grand diable de Hessois se mit à courir tout à fait. On venait de descendre une rampe assez raide par un chemin creux; les talons du guide sonnèrent sur les planches d'un pont rustique. Dans ce fond, le brouillard était si dense que Nicolas ne voyait même pas l'eau sur laquelle passait le pont.

Il avait l'œil fixé en avant sur son fantôme de guide qu'il voyait surtout avec ses oreilles; mais la sensation qu'on éprouve en traversant des lieux connus, lors même qu'on a un bandeau sur la vue, était née en lui et le tenait depuis le haut de la rampe, et son regard faisait des efforts inouïs pour percer la nuit, quand les ténèbres s'épaissirent encore autour de lui parce qu'on entrait dans une allée d'arbres dont le feuillage persistait malgré la saison.

Nicolas regardait à travers ce bandeau impénétrable comme s'il se fût attendu à reconnaître ce riant paysage: les aunes, l'étang, le moulin, et jusqu'à l'églantier en fleur où Jeanneton lui avait cueilli une rose.

Mais tout était noyé dans le noir, même l'églantier qui devait avoir ses graines rouges d'automne à la place des petites roses du printemps: Nicolas ne vit rien, sinon des choses longues et blanches qui passaient à droite de lui.

On allait si vite maintenant que la distance s'élargissait entre le chevalier et ses soldats, dont quelques-uns étaient encore de l'autre côté du pont.

Quand je dis que les ombres blanches passaient, c'était l'illusion de la course. Elles étaient en réalité immobiles, et Nicolas le vit bien quand, tournant subitement à droite pour suivre un brusque mouvement du guide, il se trouva entouré par les troncs sveltes d'un plant de bouleaux.

Vous savez, c'était la montée dont la pente se relevait au bord de l'étang, juste en face du Cloître, qui devait être caché là-haut dans la brume et où sans doute Jeanneton de Vandes dormait.

Nicolas avait passé tout auprès d'elle, et c'est pour cela que son cœur, bien avant sa raison et ses yeux, s'était vaguement reconnu naguère.

Le guide galopait en gravissant cette bruyère où les roches moussues moutonnaient, troupeau grisâtre, parmi les tiges argentées des bouleaux.

Il n'avait plus sur ses talons que Nicolas; le détachement venait loin derrière.

Nicolas se trouva tout à coup à l'entrée de cette clairière au milieu de laquelle le grand vieux chêne que le Fritz de Lisela aimait tant, se dressait. La brume était moins épaisse ici qu'au bord de l'étang. Nicolas n'eut besoin que d'un coup d'œil pour reconnaître le géant mort au milieu de l'éclaircie.

Et pour la première fois, il se dit avec certitude: «C'est là!»

Les pensées ont leurs échos comme les voix; ce mot: «C'est là!», qui ne fut pas même prononcé, éveilla dans l'esprit du chevalier tout un monde de souvenirs.

C'était, vous ne l'avez peut-être pas oublié, la dernière parole de cette belle et chère Jeanne de Vandes à l'heure de l'adieu, le soir des fiançailles, quand la tristesse avait débordé de son vaillant cœur et qu'elle s'était mise, comme malgré elle, à répéter les prédictions de la veuve du coupeur de bois.

C'était là, en effet, qu'elle avait parlé, au pied même du chêne, désignant du doigt la coupe touffue qui bordait la clairière du côté nord, et disant, elle aussi: «C'est là!»

Tout cela revenait au cœur de Nicolas. Peut-on dire qu'il oublia le présent pour le passé pendant une minute? Non, ce ne fut ni la moitié ni le quart d'une minute.

Le tronc du chêne lui cachait le guide qu'il avait jusqu'alors si fidèlement suivi. Le temps de tourner le chêne, ni plus ni moins. Nicolas chercha le guide et ne le trouva plus.

La clairière était déserte.

Pendant que Nicolas fouillait l'alentour d'un regard inquiet, mais non point étonné, le bruit de la chute d'eau monta dans la nuit silencieuse, et tout de suite après, le refrain monotone du moulin en travail se fit ouïr.

Entre ces deux faits, la disparition du guide et le travail du moulin, il n'existait assurément aucune connexion. Ils n'ont pas d'heures, les pauvres meuniers des petits courants, esclaves du filet d'eau qui les fait vivre. La roue de Bastian tournait quand l'eau venait, qu'il fît jour ou qu'il fît nuit, qu'on fût en paix ou en guerre.

L'eau était venue, le blutoir de Bastian chantait.

Et, souvenez-vous, il chantait aussi le soir où Mlle de Vandes avait dit: «C'est là!»

Le chevalier, averti qu'il avait été d'avance par M. de Soleyrac, s'attendait à la disparition du Hessois; il n'eut donc point la pensée de l'appeler, encore moins celle de le poursuivre. On lui avait dit: «Quand le guide disparaîtra, vous serez près d'une embuscade.» L'embuscade devait être derrière le mur de feuillage qui fermait la clairière en avant de lui.

Aucun bruit, à la vérité, aucun mouvement, si faible qu'il fût, ne dénonçait la présence des Allemands; mais ceux qui ont un peu couru le monde, le sac sur le dos, savent cela: il arrive parfois, dans les lits d'auberge, qu'une odeur subite et abhorrée dénonce tout à coup l'invasion de ces insectes dont le nom ne se peut écrire. Nicolas, qui aspirait l'air en dilatant ses narines, sentait le tedesco et flairait l'asino à plein nez.

On lui avait dit: «Faites halte avec vos hommes.» Il fit halte, mais non point avec ses hommes, attardés au bas de la montée.

On lui avait dit enfin que le régiment d'Auvergne tout entier le suivrait avec mission de s'étaler sous bois en long et en large, pour occuper l'affût des Silésiens de Brunswick, pendant que le gros de l'armée filerait sur Wesel; mais au train où le Hessois avait marché, Auvergne devait être loin, à moins qu'il ne fût venu en carrosse!

Nicolas n'avait point à s'inquiéter de cela. Ses instructions étaient précises; il s'agissait de les exécuter à la lettre.

Aussi, quand il commença d'entendre ses hommes fourrageant dans la bruyère, et se demandant les uns aux autres: «Par où diable ont-ils passé, le capitaine et son Hessois?», sa première idée fut de leur crier halte tout uniment, de l'endroit où il était, tant il lui semblait inutile de prendre des précautions vis-à-vis d'un ennemi déjà prévenu par le guide, qui sans doute, en ce moment, se vantait d'avoir amené les Français à la boucherie.

Mais il se ravisa, songeant que plus il était certain d'être observé, mieux il avait à jouer son rôle, qui était de feindre au moins la prudence.

Il se blottit donc contre le chêne, en homme qui a conscience de s'être trop avancé, et s'orientant d'après les voix des soldats, il risqua un pas vers eux, avec de grands airs de précaution.

Nous disons bien un pas, car il n'en put faire deux.

L'embuscade, en effet, ne l'attendait pas derrière le feuillage, comme il le supposait. L'embuscade l'enveloppait: il y était en plein.

Comme par enchantement, tout autour de lui, la terre s'était hérissée de silhouettes sombres.

Quand il voulut crier, une grosse main, plus imprégnée de tabac que l'intérieur d'un fourneau de pipe, écrasa le son sur ses lèvres.

Le froid d'une lame toucha son cou, tandis qu'une pointe de baïonnette par derrière, le démangeait entre les deux épaules, à la hauteur du cœur.

Par devant, une autre pointe, celle d'une épée, s'appuyait sur ce même cœur, qui eut un grand battement, car l'instant où il faut mourir est amer aussi pour les braves.

Si cela n'était pas, que vaudrait l'héroïsme?

Tout à l'entour, un murmure rauque et guttural courait, fait de rires qui prudemment s'étouffaient.

Une haleine saturée de schiedam chauffa le visage du chevalier, et une voix qui coassait le français avec l'accent allemand, baragouina tout contre son oreille:

– Un seul mouvement, et tu es mort!

Le chevalier ne bougea pas. La révolte de sa chair n'avait été que d'une seconde. Il était maintenant immobile comme une pierre, et celui qui avait la main sur sa bouche put dire en allemand:

– Der Teufel! il n'a pas frissonné deux fois!

L'officier qui tenait l'épée commanda tout bas:

– Silence!

On entendait le détachement français monter en riant et en causant.

– Plat ventre! commanda encore l'officier allemand.

Il n'y eut pour rester debout que ceux qui tenaient le chevalier en respect, et, comme ils étaient dans l'ombre portée par le tronc du chêne, la clairière sembla de nouveau déserte.

Outre l'homme qui servait de bâillon, deux autres faisaient l'office de cordes, tenant Nicolas étroitement garotté dans leurs bras, par la ceinture et par les jarrets.

– Les voilà! dit l'officier allemand, si bas que d'Assas eut peine à l'entendre à la longueur de l'épée: ils vont tomber tête première dans le traquenard!

C'est à peine s'il y avait désormais une cinquantaine de pas entre l'embuscade et les Français; mais en ce moment, celui qui marchait le premier derrière lui, s'arrêta et dit:

– Écoutez!

Et ceux qui montaient derrière lui, s'arrêtèrent à leur tour.

Dans le silence complet qui suivit, car les gens de Brunswick, craignant d'être découverts ou devinés, avaient cessé même de respirer, un murmure vaste et confus se fît entendre au loin, et là-bas, vers l'étang, le pont de bois résonna sous le pas régulier d'un corps en marche.

– C'est le régiment! s'écria le Français qui avait parlé: le colonel était sur nos talons!

Et en effet, la voix du colonel monta, disant:

– Voyons, enfants! du cœur aux jambes! Vous n'avez rien à craindre tant que d'Assas n'a pas donné signe de vie! Est-ce que vous allez vous laisser dépasser?

Plus loin que le pont, au sommet de la côte qui faisait face, il y eut ce fracas bien connu des cailloux broyés par les roues de l'artillerie.

– Les canons! s'écria le soldat français qui s'était arrêté le premier. En avant, vous autres, ça ne plaisante plus! Si le colonel nous trouvait séparés du capitaine et du guide, notre affaire serait dans le sac!

Et ils s'élancèrent, pendant que l'officier allemand, dont la voix tremblait de joie, murmurait:

– C'est l'armée! toute l'armée! Les hommes, les canons, les chevaux, rien ne nous échappera!..

Ce dernier mot fut cloué dans sa gorge par une pointe d'épée qui lui brisa les dents. À l'endroit où les trois Allemands, liens vivants, garrottaient naguère le chevalier, le chevalier était seul debout, le fer en main.

Pendant cette minute, longue comme un siècle, où, cédant à la force, il était resté silencieux et immobile, il avait vécu toute sa vie. Lui aussi entendait les bruits qui venaient de près et de loin: le pas des hommes et les pas des chevaux, le bruit des affûts roulants qui écrasaient la pierre; il écoutait de son âme entière, il pensait de toute son intelligence, il rassemblait, il massait, comme on bourre la poudre dans un trou de mine, toutes les puissances et toutes les vaillances de sa splendide jeunesse.

Ainsi devait être Samson, le juge d'Israël, au moment d'ébranler, non pas avec ses mains trop faibles, mais avec sa foi revenue, irrésistible comme le bras même de Dieu, le pilier, le géant de pierre qui soutenait la voûte du temple.

Au fond du cœur de Nicolas d'Assas, naïf et grand, il y avait une voix qui disait, répétant la parole de son chef: «Ce serait trahison que de mourir sans crier gare.»

Ainsi, pour bien mériter de la patrie, moins que cela, pour ne pas trahir la patrie, il ne suffisait pas ici de mourir. Il fallait, lui qui avait une main d'acier sur la bouche, lui qui se sentait étouffé par l'étreinte brutale de deux paires de bras, et qui avait les siens, ses bras, maintenus par des étaux vivants; lui qui avait, non pas la corde au cou, mais l'épée au cœur, la baïonnette dans les reins et aux flancs encore la baïonnette, il fallait qu'il parlât, secouant ainsi et soulevant dans un effort suprême un poids d'hommes plus lourd que le poids de marbre ébranlé par Samson, le fort devant le Seigneur!

Nul ne saurait dire assurément ce qui fermenta de force, d'espoir, de craintes, de folies splendides et de magnanimes colères dans l'âme de ce soldat, car lui-même n'en put révéler le secret, puisque cette journée, commencée sur la terre, finit pour lui dans le ciel, aux pieds du Dieu qui sourit aux martyrs.

On n'ose toucher, en vérité, au mystère de ce profond et fécond recueillement qui précède les actes d'héroïsmes. Le respect vous saisit, et l'admiration vous arrête… et pourtant au milieu de ces énergiques élans qui haussent tout à coup le front d'un homme, pour un moment, dont la mémoire est immortelle, au-dessus du niveau de l'humanité, on sent, malgré soi, souffler le vent de nos faiblesses et de nos tendresses.

C'est le côté charmant du sublime.

Qui pourrait le nier? dans cette minute si pleine, toute débordante de patriotisme, une chère image du passé. Oh! certes, elle vint avec la douce mélancolie de son sourire, la jeune fille, la blanche vision, Jeanne de Vandes, que le chevalier d'Assas aimait sous l'œil de Dieu qui avait béni l'échange de leur foi; elle vint, radieux espoir d'hier, navrant regret d'aujourd'hui, et parmi tous ces bruits, il dut entendre la voix de sa fiancée murmurer la parole prophétique: «C'est là!..»

Mais il fallait parler avant de mourir, et Nicolas d'Assas parla. Sa force, sa vaillance, sa jeunesse, concentrées violemment par le miracle de sa volonté, firent explosion et dans un effort désespéré il parvint à saisir son épée. Son bâillon qui était un Allemand tomba foudroyé; ses liens qui étaient des Allemands furent terrassés; Samson avait secoué son pilier, tout s'écroula, et d'Assas parla si haut que sa voix, vibrante comme l'appel d'un cor, descendit dans la vallée et gravit la montagne, portant ce cri que l'histoire répétera dans mille ans: À moi, Auvergne, ce sont les ennemis!

Et, ayant acquis ainsi le droit de mourir, il fit le signe de la croix et mourut, criblé par vingt baïonnettes allemandes.

Il y eut alors un grand silence, dans lequel fut entendu un autre cri, poussé par une autre agonie. La voix qui exprimait une déchirante douleur partait du fourré de jeunes chênes, de l'endroit vide qui était marqué par une souche, et où nous vîmes pour la dernière fois Jeanne de Vandes, le soir de l'adieu.

La voix appartenait à une femme, et ceux qui l'entendirent, crurent comprendre qu'elle disait avec désespoir:

– C'est là!..

XV
POUR LA FRANCE!

Il était arrivé ceci:

Bastian, le meunier du moulin planté sur pilotis, ayant entendu l'eau venir, s'était relevé vers dix heures, ce soir-là, pour ôter l'arrêt de sa roue.

Il y avait longtemps qu'il attendait l'eau, ce Bastian, et il était tout joyeux à l'idée que ses meules allaient enfin travailler. Pendant qu'il martelait la cheville qui retenait la vanne, il entendit qu'on passait sur son pont et il courut à la fenêtre de guet. Il vit le dos du guide Hessois et le visage de celui qui suivait et qui portait un bel habit de capitaine.

Bastian était comme tout le monde: il aimait Jeanne de Vandes, la douce providence du pays.

Le voilà donc qui laisse sa vanne et qui grimpe au Cloître par le sentier rocheux, où il n'y avait plus personne, car nous savons que le détachement allait un train de poste, et tous les soldats qui composaient le détachement étaient déjà passés de l'autre côté du pont. Bastian frappa à la maisonnette, où tout le monde était couché, sauf Jeanne de Vandes.

Elles s'endorment tard et s'éveillent matin, celles qui ont de l'inquiétude plein le cœur.

– Demoiselle, lui dit Bastian, vous allez être contente. Quelqu'un que vous aimez bien et qui était parti est revenu.

Jeanne ne demanda pas le nom de ce quelqu'un. Pour elle il n'y avait qu'un nom. Elle remercia Bastian, qui retourna à son ouvrage, et ce fut alors que le chevalier d'Assas entendit le moulin aller.

Jeanne, cependant, était restée sur le seuil du Cloître à écouter et à songer. Elle se demandait pourquoi son fiancé avait passé devant la maison amie sans lever le marteau de la porte. Depuis plusieurs jours déjà, des maraudeurs de Brunswick sillonnaient la contrée, et de la chambre de Jeanne on entendait, quand le vent donnait, le canon du siège de Wesel. Il y avait des Allemands logés par force dans les maisons de Klostercamp. Joseph Dupleix, qui cherchait à se retirer dans Gueldre avec sa famille, avait armé ses serviteurs, et Jeanne, si libre d'ordinaire, n'avait plus permission de s'égarer dans ses promenades favorites. Elle aurait dû rentrer bien vite et refermer la porte avec soin. Pourquoi restait-elle?

Certes rien ne l'y invitait. Le froid de cette nuit humide l'avait saisie sous ses vêtements légers. Pourquoi ne refermait-elle pas cette porte qu'on lui avait ordonné de ne point laisser ouverte?

Et que cherchait son regard à travers ce mur de brume qu'il lui était impossible de percer?

Peut-être qu'à ces questions Jeanne elle-même n'aurait point su répondre. Non seulement elle ne rentra point, mais nu-tête qu'elle était et à peine vêtue, elle traversa la cour du Cloître, dont elle franchit la petite grille en grelottant.

On entendait encore le pas de Bastian dans le chemin qui descendait au pont de planches.

Jeanne de Vandes ne referma pas plus la grille qu'elle n'avait refermé la porte. Elle se mit à presser le pas tout à coup, comme si elle eût voulu rejoindre le meunier.

Puis, tout à coup encore, elle s'arrêta, et au lieu de prendre le sentier du moulin, elle tourna sur la gauche à travers champs.

À dater de ce moment, vous eussiez dit une somnambule qui va malgré elle, marchant droit devant soi sans se presser ni ralentir le pas. Par la route qu'elle avait prise et qui menait à la bonde de l'étang, elle pouvait gagner l'autre rive sans passer le pont du moulin. La distance n'était pas plus longue; seulement ce chemin prenait l'allée des aunes à revers, la chaussée destinée à retenir les eaux se trouvant juste au-dessous de la petite coulée qui remontait à la loge de Lisela.

Jeanne prit cette coulée au moment où les traînards du détachement d'Auvergne tournaient l'étang en sens contraire, et ce fut peut-être le bruit de leur marche qui l'empêcha de s'engager dans l'allée des aunes.

Je dis peut-être, car il n'est pas possible de chercher dans les données de la raison humaine la réponse à cette question que nous posions tout à l'heure: «Où allait-elle?»

Où allait-elle par cette nuit mouillée et glacée, elle qui n'osait plus sortir le jour pour cueillir les derniers rayons du bon soleil d'automne?

Quelqu'un qui l'eût aperçue, glissant dans le noir avec sa robe blanche flottante, l'aurait prise pour une gracieuse vision.

Cherchait-elle son fiancé dans cette campagne solitaire où il avait dû passer, selon le témoignage de Bastian, mais où, certes, il ne pouvait l'attendre? Voulait-elle revoir le lieu où s'étaient échangées les dernières paroles?

À quoi bon scruter ce qui est insondable?

Il est des heures où nous marchons conduits par l'invisible main que bien des gens appellent encore la Destinée, et que d'autres adorent, le front dans la poussière, en lui donnant son vrai nom, terrible et doux, qu'il faut prononcer à genoux.

Elle allait où Dieu la menait, tout droit à la promesse faite au pied de l'autel, cette autre nuit qui avait vu le départ de son bien-aimé pour la guerre.

Elle allait, la fiancée du héros, à la gloire de ses noces immortelles…

Au haut de la coulée était l'ancienne loge du coupeur de bois, distante d'une cinquantaine de pas à peine de la clairière où se jouait, dans la nuit profonde, le drame muet dont nous avons vu le dénouement.

À cet instant même, le chevalier d'Assas arrivait au pied du chêne mort et s'arrêtait, après avoir constaté la disparition du guide.

Jeanne de Vandes, qui abordait la loge du côté opposé à la clairière, vit avec étonnement une lueur briller derrière les châssis désemparés de la masure. Il y avait là un hôte nouveau, qui remplaçait les anciens maîtres décédés.

Ce ne fut pas pour jeter un regard curieux à l'intérieur de la loge que Jeanne s'en approcha. C'était son chemin. Quand elle passa tout contre le châssis elle distingua un homme portant le riche costume d'officier général prussien, assis sur le billot de Fritz, auprès de l'établi de Fritz, où était une lampe allumée. L'or qui chamarrait les habits de cet homme, contrastait d'une façon étrange avec la désolation de la misérable ruine.

Il semblait attendre.

Et en effet, au moment même où Jeanne regardait, un autre homme arriva par le derrière de la loge, c'est-à-dire du côté de la clairière: un paysan hessois, grand, long, voûté, dont l'étroit visage de juif disparaissait presque entre deux forêts de cheveux et de barbe.

– Est-ce fait? demanda l'officier général en allemand.

– C'est fait, répondit le Hessois; j'ai bien gagné mon salaire.

Jeanne ne savait point ce dont il s'agissait; elle passa, et comme elle tournait la masure, un bruit d'argent remué vint jusqu'à son oreille.

C'était le prix du sang.

Le reste fut rapide, vague, terrible comme la mystérieuse horreur des rêves.

Jeanne entra sous bois, et trouva au bout de quelques pas l'espace vide où était la souche. Elle s'y arrêta, comme si c'eût été vraiment là le terme de sa course, et s'assit sur le tronc coupé.

Mais elle se releva aussitôt, parce qu'une voix sifflante, partant elle ne savait d'où, vint à son oreille. Cette voix chuchotait avec l'accent allemand ces mots que nous avons déjà entendus: «Un seul mouvement, et tu es mort.»

Jeanne ne savait ni qui parlait ni à qui l'on parlait.

En même temps, le grand murmure du lointain arriva: fantassins en marche, cavaliers dont le galop crépitait sur les pierres, lourds canons qui labouraient les routes.

Et la voix des traînards français monta, disant: «C'est l'armée!»

Et tout redevint muet dans la clairière, que Jeanne croyait entendre respirer.

Et après un temps, le temps de grand recueillement, pris par Nicolas d'Assas pour rassembler tout ce que Dieu lui devait encore de vie dans un effort unique et sublime, Jeanne entendit ce cri puissant et beau comme la voix même de la France, le cri de Samson, le cri du dernier chevalier qui allait précipiter la voûte du ciel sur les philistins allemands.

– C'est lui! fit-elle en retenant à deux mains son cœur qui s'élançait hors de sa poitrine, lui qui meurt! et C'EST LA! Mon Dieu, prenez nos âmes…

Il y eut le bruit sourd et lâche des baïonnettes entrant dans la chair. Jeanne tomba assassinée par ces blessures qui lui déchiraient le cœur à travers le corps du chevalier d'Assas.

Comme l'avait dit M. de Soleyrac, le Hessois avait gagné son argent des deux côtés. Mais la voix de d'Assas mourant fit éclater la foudre de toutes parts à la fois. Ce ne fut pas seulement Auvergne qui vint à son appel, ce fut la France.

La forêt s'embrasa au feu de la mousqueterie, le canon parla, sonnant le glas qu'il fallait pour ces illustres funérailles, et l'embuscade allemande laissa, deux lieues durant, depuis le Cloître jusqu'à Burick, la sanglante traînée de ses cadavres.

Cela s'appelle la bataille de Klostercamp. Le siège de Wesel fut levé, et Ferdinand de Brunswick fit retraite au delà du Rhin.

On dit que les restes mutilés du dernier chevalier, portés hors de la mêlée qui s'était engagée d'abord furieusement dans la clairière, au pied du chêne où il était tombé, furent réfugiés sous bois, au delà des premiers arbres.

Nous savons qu'en ce lieu gisait d'avance un autre corps admirablement beau sous ses voiles blancs, et qu'aucune tache de sang ne souillait, celui-là, car Jeanne de Vandes avait été frappée en dedans de son corps et pour ainsi dire dans son âme.

Pour d'Assas, toutes les blessures qui saignent, pour Jeanne, cette autre blessure unique et plus profonde qui va chercher, pour la tarir, la source même de la vie.

On dit que des secours inutiles arrivèrent du Cloître et que des flambeaux s'allumèrent, éclairant un vieillard et deux femmes, qui s'agenouillèrent, trouvant encore des larmes dans leurs yeux épuisés de pleurer. C'était Joseph Dupleix, Jeanne Dupleix et leur fille, Jeanne de Bussy.

On dit qu'il y avait sur les lèvres de Mlle de Vandes un sourire, auquel le sourire du martyr répondait. Leurs têtes pâles, mariées sur le dur oreiller de la souche, s'environnaient d'une seule et même auréole.

Le deuil était pour la terre; au ciel on célébrait leurs noces éternelles et la fête de leurs souhaits exaucés.

Car le soldat avait demandé à Dieu de mourir pour sa patrie, l'épée à la main, le front haut, et la fiancée obéissante avait répété: «Seigneur, Seigneur, oui, le front haut, l'épée à la main, et que son cher sang coule pour la France!»

FIN
Vanusepiirang:
12+
Ilmumiskuupäev Litres'is:
28 september 2017
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