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Loe raamatut: «Les belles-de-nuit; ou, les anges de la famille. tome 5», lehekülg 2

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Les soldats passèrent auprès d'eux, sans même les remarquer.

– Il me reste à vous dire, poursuivit Robert, que votre famille et moi nous avons fait l'impossible pour retrouver votre cousine Blanche.

– Je l'ai retrouvée, moi… interrompit Vincent.

– En vérité! dit joyeusement Robert.

– Pour la reperdre, hélas! M. de Blois!..

Vincent raconta en quelques mots son évasion du matin et le nouvel enlèvement commis sur la personne de Blanche.

Tout en l'écoutant, l'Américain semblait réfléchir profondément.

Il jouait au naturel le rôle d'un homme qui n'a nulle idée de la chose qu'on lui raconte.

– Ce ne peut pourtant pas être Pontalès cette fois! murmura-t-il quand Vincent eut fini. Vous êtes bien sûr qu'il n'y avait point de femme dans la voiture?

– Il y avait deux jeunes gens.

– Deux jeunes gens… répéta l'Américain; deux jeunes gens!.. Et vous n'avez pas remarqué d'autre indice?

Vincent chercha dans sa mémoire.

– Attendez donc! s'écria-t-il, il y avait sur le siége de devant et sur celui de derrière deux grands nègres…

– Oh!.. fit Robert.

Puis il ajouta en serrant la main du jeune homme:

– Et quelle direction la voiture a-t-elle prise?

– Je l'ai perdue de vue là-bas… répliqua Vincent, qui montra du doigt l'angle de l'avenue Marigny.

– C'est cela!.. s'écria Robert.

– Comment!.. dit Vincent qui respirait à peine, vous sauriez…?

– Il me semble que vous étiez fort sur l'escrime autrefois, M. Vincent?.. dit Robert au lieu de répondre.

– Ma captivité, répliqua le jeune homme, vient de ce que j'ai tué en duel, à Madère, un des bretteurs les plus redoutés de la marine française.

– Tant mieux!.. car la justice est lente! et quand il s'agit d'une jeune fille enlevée… Pontalès voulait du moins faire d'elle sa femme, tandis que cet homme…

– Écoutez! dit Vincent dont le regard brûlait et qui parlait bref entre ses dents serrées, si vous me mettez en face de cet homme, je vous regarderai comme mon meilleur ami.

Robert tira sa montre qui marquait onze heures.

– Venez donc, M. Vincent!.. s'écria-t-il, et que Dieu vous aide!

XVIII
RÊVE DE JEUNESSE

Il faisait nuit encore quand le nabab s'éveilla. L'habitude abrégeait pour lui les effets de l'opium.

Il avait froid. Il se dressa lentement et jeta autour de lui son regard, appesanti par un reste de sommeil.

Le boudoir était désert.

On eût dit que Montalt cherchait à retrouver les illusions d'un rêve enfui.

– Elles étaient là… murmura-t-il; quand j'ai fermé les yeux, vaincu par l'opium, j'ai senti longtemps leurs mains dans mes mains… et à travers mes paupières closes, il me semblait encore que je les voyais sourire…

Il passa le revers de sa main sur son front.

– Sais-je ce que Dieu m'envoie?.. reprit-il avec un accent de tristesse et de doute; depuis hier, les souvenirs se pressent dans ma mémoire… Le passé prend une forme et surgit devant mes yeux incrédules… Mon cœur dormait… Va-t-il s'éveiller pour de nouvelles tortures?

Il se leva brusquement. Le froid, gagné durant le sommeil, glissa, rapide comme un éclair, le long de ses veines et le fit frissonner.

– Je ne veux plus souffrir!.. dit-il; je ne veux plus croire… Oh! le hasard aura beau m'apporter l'écho de mes espoirs passés; mon cœur est mort!..

Il regarda encore tout autour de la chambre, et murmura comme malgré lui:

– Mais où donc sont-elles? Ce ne peut être un songe, pourtant!.. J'ai vu leurs longs cheveux sous la toile de leurs petits bonnets de Bretagne… J'ai entendu leurs voix douces, dont l'accent me faisait plus jeune de vingt années… Voici encore la harpe au milieu de la chambre… Où donc sont-elles?

Il se tourna vers la porte ouverte de la pièce voisine et appela doucement:

– Berthe!.. Louise!

C'étaient les noms que les jeunes filles s'étaient donnés.

On ne répondit point.

Le nabab attendit durant un instant; ses yeux, fixés sur la porte de la chambre aux costumes, où il s'attendait sans doute à voir paraître les figures souriantes des deux petites chanteuses, avaient une expression tendre et caressante.

Personne ne parut sur le seuil.

Montalt fit deux ou trois pas de ce côté, comme si une invisible main le poussait vers les jeunes filles. Puis il s'arrêta tout à coup au milieu du boudoir, et l'expression de sa figure changea.

Un sourire amer vint à sa lèvre, tandis que son front se plissait.

– Fou que je suis!.. pensa-t-il tout haut; misérable fou! ce sont des femmes!.. N'ai-je pas assez souffert?..

Il se tourna d'un mouvement brusque vers l'autre porte, où les nègres veillaient d'ordinaire.

– Séid!.. appela-t-il.

Point de réponse encore.

Il fit un geste d'impatience et ouvrit la porte. Sa voix résonna dans le silence du corridor.

– Séid!.. Obbah!..

Rien. C'était la première fois que les noirs restaient muets à son appel.

Mais Berry Montalt était fait de telle sorte que les circonstances ordinaires de la vie ne le frappaient point. Au lieu de s'étonner ou de rechercher la cause de cet abandon inexplicable, il traversa le corridor et gagna sa chambre à coucher.

Il se jeta tout habillé sur son lit, fuyant la fatigue inutile de ses réflexions, et implorant de nouveau le sommeil.

Le sommeil ne voulait point venir. A de certains moments, il tombait dans une sorte d'assoupissement fiévreux et lourd; mais son agitation, luttant contre les derniers effets de l'opium, entourait son chevet de fantômes. Il revoyait des choses et des hommes, absents depuis les jours de sa jeunesse.

Sa vie avait-elle été le rêve, et le rêve était-il la réalité?

Chaque fois qu'il fermait les yeux, les figures amies d'autrefois accouraient lui sourire. Il revoyait le paysage agreste que son enfance avait aimé. Il s'égarait dans des sentiers connus et s'arrêtait à l'ombre du vieil arbre, dont l'écorce fidèle avait gardé un chiffre, gravé par sa propre main.

C'étaient les eaux tranquilles d'un grand lac, au milieu duquel montaient et se balançaient de blanches vapeurs. Les saules pleuraient au bord de l'eau, qui entraînait leurs branches pliantes. Le soleil se couchait, tout pâle, derrière les hautes châtaigneraies.

Et le long de ce sentier ombreux qui descendait la montagne, une jeune fille s'avançait à pas lents.

Qu'elle était belle! et que de douce candeur couronnait son visage de vierge!

Les derniers rayons du jour semblaient se jouer avec amour dans les ondes molles de ses blonds cheveux.

Elle souriait seule avec elle-même; sa tête se penchait sur la marguerite des champs que sa main blanche et fine effeuillait avec lenteur.

Montalt l'entendait. Elle demandait à la petite fleur, la jeune fille crédule: «M'aime-t-il un peu?.. M'aime-t-il beaucoup?..»

Et, suivant que la fleur répondait, le sourire de la jeune fille rayonnait ou ses beaux yeux se voilaient de larmes…

Montalt se retournait sur sa couche qui le brûlait. Un nom venait mourir à sa lèvre…

Puis quelque voix mystérieuse s'élevait parmi le silence et modulait simplement les notes d'un chant rustique, ce doux chant des Belles-de-Nuit dont les jeunes filles avaient bercé naguère son premier sommeil.

Montalt écoutait, malgré lui, cette mélodie où il y avait du bonheur et des larmes.

Le soleil s'était caché derrière la châtaigneraie. La nuit tombait bleue, paisible, étoilée. La chanson des pâtres mourait dans le lointain. Où était la blonde jeune fille?

Au sommet de la colline, il y avait un grand jardin, le jardin d'un noble château. La nuit était encore plus noire sous la tonnelle, où le chèvrefeuille et la clématite mariaient leurs feuillages protecteurs. C'est à peine si l'on apercevait une forme blanche sur le banc de gazon.

La jeune fille dormait.

Berry Montalt sentait sa respiration s'arrêter dans sa gorge, et, le long de ses tempes ardentes, de grosses gouttes de sueur coulaient de son front.

La passion le plongea bientôt dans un rêve d'extase.

Plus il faisait d'efforts pour revenir à la vie réelle, et plus de séduisantes images semblaient enchaîner sa volonté.

Il se dressa sur son séant, pâle, haletant, épuisé de fatigue.

Le jour entrait dans son alcôve à travers les draperies des rideaux.

Il agita une sonnette, placée sur sa table de nuit. Les deux noirs parurent à la fois.

Montalt se mit entre leurs mains, et subit sans mot dire les soins qu'ils lui donnaient chaque jour.

Il ne leur demanda pas même compte de leur absence nocturne.

Sa toilette achevée, il les renvoya d'un geste.

On eût trouvé, sur la belle régularité de ses traits, la trace de ses fatigues récentes, car cette nuit avait été pour lui pleine de navrantes et terribles secousses; mais, à part la pâleur de son front et la ligne bleuâtre qui s'élargissait au-dessous de sa paupière, son visage sévère et froid ne montrait aucun signe d'émotion.

Durant une grande demi-heure, il se promena de long en large dans la chambre; puis il ouvrit la fenêtre pour donner à sa poitrine oppressée et brûlante l'air frais des matinées d'automne.

La fenêtre s'ouvrait sur le jardin. Le regard de Montalt tomba sur ce berceau où, la veille au soir, Robert lui avait raconté l'histoire de cette famille bretonne, ruinée et perdue par une lente trahison.

Il se rejeta violemment en arrière et referma d'un geste brusque les battants de la croisée.

Son front s'était chargé d'un nuage plus sombre.

– Si je croyais…? murmura-t-il.

Sa pensée ne s'acheva point, mais il joignit les mains et leva les yeux au ciel.

Il traversa la chambre et alla tomber dans un fauteuil, derrière son lit, à côté du petit meuble renfermant la boîte de sandal au couvercle de diamants.

Il introduisit la clef dans la serrure, et prit la boîte, qu'il tint, durant plusieurs minutes, dans sa main, comme s'il n'eût point osé l'ouvrir.

En ce moment ses traits bouleversés peignaient des émotions contraires et indéfinissables.

– Si je croyais?.. répéta-t-il en pressant son front à deux mains.

Il se leva et arpenta de nouveau la chambre, mais cette fois à grands pas et avec une agitation qu'il ne cherchait point à réprimer.

Tout en marchant, il murmurait:

– Il faut que je sache!.. Peut-être ai-je à me repentir?.. Si Dieu était bon!.. et si mon cœur n'était pas mort.

Il s'élança tout à coup vers son secrétaire et traça sur le papier quelques lignes rapides.

C'était une lettre; sur l'enveloppe il écrivit:

A M. le chevalier de las Matas, hôtel des Quatre Parties du monde.

– Faites porter cette lettre à son adresse, dit-il à Séid accouru au bruit de la sonnette; qu'on dise à M. le chevalier que je l'attendrai ici jusqu'à onze heures.

Séid sortit. Le nabab resta les deux coudes appuyés sur la tablette de son secrétaire.

– Il me faut cette lettre! murmura-t-il après un instant de silence. Si cet homme a dit vrai, il doit l'avoir conservée pour s'en servir à l'occasion… Il me la faut!.. Dussé-je la payer au poids de l'or, je la veux!

Il regarda la pendule qui marquait dix heures.

Puis il reprit en se renversant sur le dos de son fauteuil:

– Viendra-t-il?.. Et cette lettre, d'ailleurs, existe-t-elle?.. Tout cela n'est-il point mensonge?..

Il se tut et demeura les yeux fixés sur la pendule, suivant la marche lente des aiguilles.

Durant toute cette heure, il ne prononça plus une parole, et son visage, qui était redevenu immobile, ne trahissait point ce qui se passait au dedans de lui-même.

Pourtant, un monde de pensées envahissait son esprit. Le repentir était au seuil de sa conscience; mais, d'un autre côté, une réaction lente et forte se faisait en lui contre les émotions subies depuis quelques heures.

Il voulait se persuader qu'il avait honte et pitié de lui-même, et la servitude où il tenait sa conscience lui venant en aide, il prenait sincèrement pitié de sa faiblesse.

Quand l'idée des deux jeunes filles, que le hasard avait jetées sur son chemin, venait à la traverse de sa méditation, il la repoussait avec impatience et colère.

Plus d'une fois, il fut sur le point de sonner Séid pour demander de leurs nouvelles, mais il se retint toujours.

Que lui importaient ces filles? Pourquoi prolonger la folle comédie de la veille?

Il se parlait ainsi, cherchant des termes de mépris pour caractériser sa conduite; mais l'impression produite par les deux pauvres Bretonnes avait été trop vive et trop profonde pour qu'il pût la jeter, à volonté, hors de son cœur.

Il avait beau chercher à se tromper lui-même: cette impression ne pouvait être l'effet du hasard. Elle avait ses racines dans le passé; elle était le contre-coup d'un de ces sentiments qui traversent la vie. Elle était un remords et un souvenir.

Aussi, Montalt, au milieu du doute renaissant, voyait-il toujours ces deux visages qui lui souriaient et le rappelaient à la foi.

Tout ce qu'il pouvait faire, c'était de se roidir, et sa colère s'en augmentait sourdement.

Onze heures sonnèrent à la pendule. Montalt se leva et secoua brusquement la tête, comme un homme qui veut se débarrasser, une bonne fois, du fardeau importun de ses pensées.

– Il ne viendra pas!.. dit-il, tant mieux!.. Je suis las de ces fades angoisses!.. et je leur dis adieu pour toujours… Séid!

Le noir parut.

– Fais atteler, lui dit Montalt.

Séid s'attendait peut-être à ce qu'on lui dirait du moins un mot de ces deux jeunes filles à qui, la veille, on accordait une attention si chère, et que l'on avait même instituées, pour ainsi dire, les maîtresses de la maison.

Mais, en définitive, le noir était fait aux caprices inexplicables de Berry Montalt. D'ailleurs, s'il ne parlait point, il ne pensait guère et réalisait, dans toute sa perfection, l'idéal de l'obéissance passive.

Montalt arracha un des plus gros diamants de la boîte de sandal et monta dans sa voiture en disant au cocher:

– Au Cercle!

XIX
LE CALEPIN DE MONTALT

Le Cercle des Étrangers était situé rue Saint-Honoré, un peu au delà du Palais-Royal. C'était une maison de jeu, qui se donnait des airs de club, et qui empruntait un peu sa physionomie aux Enfers de Londres.

On jouait là des sommes énormes, à l'anglaise, avec l'habit noir, la cravate blanche et l'escarpin.

Montalt y venait d'ordinaire pour tuer les heures de son oisiveté ennuyée. Il y avait des jours où le jeu le passionnait, et où il trouvait encore quelques émotions dans les bizarres péripéties qui se succèdent autour du tapis vert.

Ce matin, il venait demander aux cartes, non point l'émotion, mais l'oubli et le sommeil du cœur. Il y avait des années que sa conscience n'avait parlé si haut, et ses souvenirs éveillés brusquement l'assiégeaient.

Il était mécontent de lui-même; il se reprochait amèrement ce qu'il appelait sa faiblesse; il eût voulu faire retomber sur quelqu'un sa sourde colère.

En un mot, il était dans cet état où les nerfs révoltés demandent un choc, et où les médecins vous ordonneraient volontiers une bonne querelle comme mesure hygiénique.

A ce point de vue, la détestable humeur du nabab allait être servie à souhait, grâce aux bons soins de nos trois gentilshommes.

Au moment où son équipage s'arrêtait en face du club, une autre voiture quittait la place et s'éloignait au grand trot.

Une tête de femme s'était penchée à la portière et s'était retirée précipitamment à la vue de Montalt qui ne l'avait même pas remarquée.

La dame regarda par l'autre portière et fit un signe de la main à un jeune homme qui se tenait debout sur la porte du Cercle.

Celui-ci salua gracieusement, et l'équipage disparut.

Montalt descendait sur le trottoir. Notre jeune homme, habillé dans le dernier goût, et pouvant être accusé même d'un peu d'exagération dans son élégance, braquait sans façon sur lui un magnifique binocle d'or.

Le nabab, qui ne prenait point garde, se mit en devoir d'entrer.

Notre jeune homme lui frappa sur l'épaule.

– Un mot, milord!.. dit-il.

Le nabab s'arrêta.

– C'est bien à lord Berry Montalt que j'ai l'honneur de parler?

– Oui, répondit le nabab.

– Moi, reprit le jeune homme, je suis le comte Alain de Pontalès.

Montalt, qui n'avait pas même daigné lever les yeux sur lui jusqu'alors, tressaillit légèrement et le regarda.

– Ah!.. fit-il; et que me voulez-vous?

– J'aurais une explication à vous demander, milord… Vous connaissez madame la marquise d'Urgel?

– Je ne sais pas… répondit Montalt.

– Comment!.. vous ne savez pas?.. répéta le jeune Pontalès qui éleva la voix.

– Non, monsieur… Est-ce là tout ce que vous aviez à me dire?

Le petit Pontalès sortait de l'équipage de Lola. Il avait la tête fraîchement montée. La froideur méprisante du nabab lui mit le rouge au front.

– J'ai à vous dire, milord, reprit-il en donnant à sa voix des inflexions provoquantes, qu'il est indigne d'un gentleman d'éviter à l'aide d'une prétendue ignorance les suites d'une première lâcheté. Vous avez insulté une femme… une femme que j'aime, milord… et que je me fais gloire d'aimer.

Montalt laissait tomber sur lui son regard froid et fixe: on eût dit qu'il cherchait un souvenir sur les traits du jeune homme.

– Vous ressemblez à votre père, M. de Pontalès… dit-il enfin. Je ne sais pas si j'ai insulté votre maîtresse… mais vous me déplaisez, monsieur!

– Alors nous allons nous entendre.

Montalt ouvrit les revers de sa redingote et prit son portefeuille.

– Nous allons nous entendre, M. de Pontalès… poursuivit-il; car je ne suis pas de ceux qui choisissent leurs adversaires… et il m'importe peu, je vous jure, quand mon humeur est de me battre, d'avoir affaire à un vrai gentilhomme ou à un fils de manant, affublé de la peau d'un comte!

– Monsieur!.. s'écria Pontalès qui pâlit et recula d'un pas.

Le nabab avait ouvert son portefeuille et mouillé le bout de son crayon.

– Il fait jour à six heures, dit-il; à six heures moins un quart, je serai demain au bois de Boulogne, porte d'Orléans… Votre arme?

– L'épée.

Le nabab écrivit sur son calepin:

«Six heures moins un quart, M. de Pontalès.»

Puis il salua de la main et monta l'escalier du Cercle.

Il n'y avait encore que très-peu d'habitués dans la salle du trente et quarante où Montalt jouait d'ordinaire.

C'était là qu'il se rencontrait presque tous les jours avec M. le chevalier de las Matas et ses deux compagnons.

Son regard fit le tour de la chambre. C'était le chevalier qu'il cherchait. Mais il ne le vit point dans les groupes rares qui causaient avant de s'asseoir à la table de jeu.

Robert n'était pourtant pas bien loin. Il se cachait derrière la porte entre-bâillée d'une salle voisine, et son doigt étendu désignait justement le nabab à Vincent de Penhoël, qui était debout auprès de lui.

Vincent fit un geste de surprise.

– Quoi!.. murmura-t-il, en êtes-vous bien sûr?

– Positivement sûr, répliqua Robert.

Vincent courbait la tête et semblait indécis.

Tout à coup il se redressa, et ses yeux brillèrent, au grand plaisir de l'Américain, qui vit l'affaire faite.

– Oui… oui!.. murmura-t-il en se parlant à lui-même, c'est vrai… les deux nègres!..

Il se souvenait en ce moment d'avoir vu les deux noirs auprès du nabab, sur le bateau à vapeur.

– Voulez-vous me prêter six louis? dit-il à Robert.

Celui-ci s'empressa de fouiller dans sa poche.

– Ne me nommez pas, surtout!.. murmura-t-il tandis que Vincent de Penhoël entrait dans la salle du trente et quarante.

Ce dernier franchit à pas lents l'espace qui le séparait du nabab.

La figure de Montalt se dérida en l'apercevant.

– Eh! mais… s'écria-t-il, je ne me trompe pas… voici notre jeune matelot breton.

Il lui tendit la main cordialement.

La main de Vincent de Penhoël resta immobile le long de son flanc. Il avait la tête haute et les yeux baissés.

– Milord, dit-il, j'ai contracté deux dettes envers vous… La première consiste en de l'argent prêté… je l'acquitte… Voici vos six pièces d'or.

Un domestique du Cercle passait, portant sur un plateau des paquets de cartes neuves.

– Joseph!.. dit le nabab.

Le garçon s'avança.

Montalt lui mit les six louis dans la main.

– Voici pour boire un verre de vin à ma santé, mon brave… dit-il.

Puis il ajouta en se tournant vers Vincent:

– Mon cher ami, nous sommes quittes, à ce que je vois.

– Tout à l'heure!.. répliqua Penhoël, car je vais vous payer aussi le second service que vous m'avez rendu.

– Quel service?.. demanda le nabab sans affectation aucune.

– Vous m'avez sauvé la vie, milord.

– C'est vrai!.. dit Montalt, je l'avais oublié…

– Moi, je m'en souviens… et au lieu de vous tuer, comme j'en aurais le droit, je vous offre une chance de salut.

Montalt regarda le jeune homme avec surprise.

Il n'y avait pas moyen de croire à une plaisanterie, car la physionomie de Vincent avait cette expression sombre et presque sauvage que nous lui avons vue au moment du suicide. Sur ses traits, amaigris par les souffrances, il y avait un courroux sourd et concentré; ses yeux menaçaient et sa voix avait peine à ne point éclater.

C'était un enfant énergique et fier, dont la colère ne s'usait point en insultes vaines. Il avait le calme de la force.

Le nabab ne comprenait rien à cette scène.

– Ah çà! mon jeune ami, dit-il, avons-nous par hasard un grain de folie?.. Je vous demande en grâce pourquoi vous voulez me tuer?

– Pourquoi je veux vous tuer?.. répliqua Vincent dont les sourcils se froncèrent; vous vous souvenez, milord, que je vous ai conté autrefois l'histoire d'une jeune fille qui s'était endormie, pure, sur un banc de gazon le soir d'une fête… et qui se réveilla…

– Je me souviens, monsieur, interrompit précipitamment le nabab dont la joue se décolora tout à coup.

– L'homme qui s'était glissé sous le berceau, reprit Vincent, n'avait qu'un but en ce monde et qu'un espoir… réparer sa faute à force de dévouement et d'amour…

– Quand on a vingt ans… murmura le nabab qui semblait faire sur lui-même un douloureux retour, c'est ainsi qu'est le cœur.

– Après deux mois de recherches, reprit encore Vincent, deux mois de misère et de souffrances, le coupable avait enfin retrouvé sa victime… il allait tomber à ses genoux et lui donner sa vie tout entière… lorsqu'un misérable est venu enlever la jeune fille!.. Savez-vous le nom de ce misérable, milord?..

– Comment le saurais-je?.. demanda Montalt.

Vincent fit peser sur lui son regard dur et perçant.

– Ne me mentez pas!.. dit-il tandis que le nabab se redressait instinctivement devant cette insulte; c'est vous qui l'avez fait enlever, milord!.. je le sais… j'en suis sûr!.. Et voici comment je paye ma dette envers vous. Je vous dis: Rendez-moi ma fiancée… rendez-la-moi telle qu'elle est entrée dans votre hôtel… Je vous croirai, si vous m'affirmez sur l'honneur qu'il en est temps encore.

Le nabab tombait de son haut, car il ignorait complétement l'expédition nocturne, faite, à l'aide de sa voiture et de ses nègres, par MM. Édouard et Léon de Saint-Remy.

– Je vous tiens compte de vos bons sentiments à mon endroit, M. Vincent, dit-il sans éprouver encore d'autre sentiment que la surprise; mais il m'est absolument impossible d'en profiter… En conscience, mon jeune ami, je ne puis rendre ce que je n'ai pas pris.

– Vous refusez?.. murmura Vincent les dents serrées; prenez garde, milord!

– Menacez… insultez… répliqua Montalt; vous pourrez me mettre l'épée à la main, M. Vincent… mais vous ne pourrez pas me fâcher… J'ai l'intime conviction, voyez-vous, que vous êtes de bonne foi et que vous battez la campagne.

Vincent garda un instant le silence.

– Milord, reprit-il ensuite, je vous ai offert la vie… vous n'en avez pas voulu… C'est maintenant que nous sommes quittes… Que votre sang retombe sur vous-même!.. Moi, je me fais justice de mes propres mains, parce que je suis un proscrit et que je ne puis demander protection aux lois de mon pays.

Montalt tira de nouveau son portefeuille.

– A quelle arme voulez-vous m'immoler, mon jeune ami?.. demanda-t-il.

– A l'épée… répondit Vincent; et nous verrons si vous raillerez demain, milord!..

– Demain… répéta Montalt, j'ai un petit rendez-vous à six heures moins le quart… je serai par conséquent libre à six heures… Vous convient-il de venir me trouver à la porte d'Orléans, au bois de Boulogne?

– Cela me convient.

Montalt écrivit sur son carnet immédiatement au-dessous de la première mention:

«Six heures, M. Vincent.»

Celui-ci tourna le dos et se retira, tandis que M. le chevalier de las Matas se frottait les mains, derrière la porte de la salle voisine.

Le jeu s'installait, et le banquier mêlait les cartes du trente et quarante.

Les amateurs prenaient déjà place autour de la table.

Vers ce moment, il se passait une petite scène dans le vestibule du club.

N'entrait pas qui voulait au Cercle des Étrangers; il fallait être présenté par un adepte.

Étienne et Roger venaient d'être arrêtés dans l'antichambre par l'employé, chargé de reconnaître les arrivants; ils avaient insisté de leur mieux, mais la consigne était inflexible.

Heureusement que depuis le matin, comme nous avons pu le voir, nos trois gentilshommes jouaient, autour de Berry Montalt, le rôle du hasard, et lui fournissaient des aventures.

Comme Étienne et Roger se retiraient, de guerre lasse, ils rencontrèrent, à la porte extérieure, ce brave monsieur qui les avait accostés à la fête du nabab.

Le noble baron Bibander parut enchanté de la rencontre et leur offrit une cordiale poignée de main.

– Eh! eh! eh!.. dit-il, on fient sé gonsoler tes bédits châcrins t'amour afec lé drente et garante… Eh! eh! eh!..

C'était un coup de la Providence.

– Monsieur, dit vivement Roger, on refuse de nous laisser entrer… Pouvez-vous nous aider à lever cet obstacle?

– Gomment tonc… répliqua Bibandier; à merfeille! engenté de fus être acréable.

Il s'avança d'un pas important et magistral vers le contrôleur des entrées; il lui dit quelques mots à l'oreille, et celui-ci salua.

– Fenez… fenez, mes cheunes amis, reprit le baron Bibander; maindenant, fus êtes chez fus!

La porte du Cercle s'ouvrit pour Étienne et Roger. Ils n'eurent pas même la peine de remercier leur introducteur, qui avait traversé la salle en trois enjambées, et rejoint M. le chevalier de las Matas, à son poste d'observation, dans la chambre voisine.

– Bravo!.. dit Robert; je lui ai déjà jeté deux bâtons dans les jambes!

– Comment deux?..

– D'abord le Pontalès… Ensuite cet étourneau de Vincent, qui est revenu de je ne sais où tout exprès pour nous prêter main-forte!..

– Chut!.. fit Bibandier, voilà le bal qui commence!

Étienne et Roger venaient en effet d'aborder Montalt.

Celui-ci était arrivé au paroxysme de sa mauvaise humeur. La première querelle qu'il avait rencontrée sur son chemin l'avait plutôt réjoui que contrarié. Ç'avait été une issue pour le fiel qu'il avait dans l'âme; mais la provocation de Vincent rétablissait l'équilibre, et ramenait ses idées sombres.

Il avait gardé de cet enfant un souvenir ami, et pour prix du service rendu, Vincent revenait vers lui la main armée et la provocation à la bouche.

Montalt ne fatiguait point son indolence à chercher longtemps la cause de ce revirement bizarre; mais il subissait l'impression triste, et son cœur lui pesait.

Il était dans cette situation morale, lorsqu'il vit venir à lui Étienne et Roger.

Le jeune peintre avait la figure pâle et le regard indécis; les yeux de Roger brillaient, au contraire, et le sang lui montait aux joues.

Montalt ne se souvenait plus de ce que lui avait dit Séid au sujet des deux jeunes gens. Leur aspect lui causa seulement de la surprise, parce qu'il ne les avait jamais vus en ce lieu.

– Par quel hasard…? commença-t-il.

Étienne l'interrompit.

– Nous voudrions vous parler en particulier, milord… dit-il d'un ton froid et grave.

Il avait salué le nabab. Roger, au contraire, restait droit et roide devant lui.

Montalt les regarda tour à tour, et il eut un vague souvenir des paroles qui avaient glissé naguère sur son esprit.

– Au fait, murmura-t-il, je n'ai pas rêvé cela… On m'a dit que vous vouliez me quitter.

– Nous voulons faire davantage, milord, répliqua Roger qui élevait la voix malgré lui.

– Silence!.. dit Étienne. Tu m'as promis de me laisser parler.

Le nabab, qui les regardait toujours, croisa ses bras sur sa poitrine.

– Ah çà!.. s'écria-t-il, est-ce que vous allez me prendre à partie, vous aussi?.. Vous ai-je, par hasard, enlevé vos maîtresses?..

– Milord!.. milord!.. interrompit Roger dont la colère faisait bouillir le sang, la moquerie est de trop, je vous jure… et notre vengeance n'a pas besoin d'aiguillon!

Montalt ouvrit ses bras, et fit ce geste de l'homme qui tombe des nues.

– Ma foi!.. dit-il, je crois que c'est une gageure!.. J'ai donc deviné juste, messieurs… Vous venez me chercher querelle?

Roger ouvrit la bouche pour répondre. Étienne l'arrêta:

– Milord, dit-il d'une voix lente et triste, nous vous aimions d'une affection pleine de reconnaissance et de respect… Vous-même, je crois que vous aviez pour nous de la tendresse… Les apparences trompent parfois…

– Les apparences!.. répéta Roger en haussant les épaules; quand on a vu, de ses yeux vu!..

Étienne lui demanda le silence d'un geste.

– Je voudrais tant m'être trompé!.. reprit-il. Milord, il s'agit ici, non pas seulement de vous, mais de deux jeunes filles…

– Deux… interrompit Montalt en souriant, cela fait quatre.

Un peu de sang monta aux joues pâles du jeune peintre.

Il poursuivit pourtant avec le même calme:

– Il s'agit du bonheur de ma vie… et du bonheur de Roger… Nous deux, milord, que vous avez traités en frères… en fils chéris… nous n'avions qu'un seul espoir et qu'un seul amour, vous le savez…

– Mademoiselle Diane et mademoiselle Cyprienne… grommela Montalt; je n'ai pas l'avantage de les connaître.

– Vous ne les connaissez pas… vous?.. s'écria Roger impétueusement; par le nom de Dieu, vous mentez, milord!

Les sourcils de Montalt se froncèrent légèrement.

– Il est clair comme le jour, murmura-t-il, que mes deux jeunes frères… mes fils chéris, pour parler comme M. Étienne… sont décidés à me couper la gorge… Je n'y puis absolument rien!

Étienne fixait toujours sur lui son regard douloureux.

– Je ne vous insulte pas, moi, milord… poursuivit-il d'une voix que l'émotion faisait trembler… et je vous prie de pardonner à mon ami… Il est bien malheureux!.. Si vous pouviez savoir tout ce que nous souffrons depuis hier!

Montalt fit un geste d'impatience.

Peut-être que, dès ce moment, la complète ignorance qu'il affectait de montrer n'était plus très-sincère.

Peut-être que, malgré ces noms de Berthe et de Louise que les deux filles de l'oncle Jean avaient pris auprès de lui, soupçonnait-il déjà vaguement la vérité. Mais l'élément contrariant et fantasque de son caractère était vivement excité; il recevait depuis le matin piqûres sur piqûres, et il n'en fallait pas tant pour faire regimber son orgueil.

Vanusepiirang:
12+
Ilmumiskuupäev Litres'is:
28 september 2017
Objętość:
180 lk 1 illustratsioon
Õiguste omanik:
Public Domain