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Le crime de l'Opéra 2

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– C’est un roman que vous me racontez là, dit le mari d’un air assez incrédule. Un complice du Polonais… complice de quoi? Ce Polonais était donc chef de brigands…

– Je ne jurerais pas que non, et je suis certain qu’il avait une foule de méfaits sur la conscience.

– Et il se trouve que ce complice me connaît! qu’il sait que je suis marié! Vous supposez trop de choses. Et puis, pourquoi n’aurait-il pas commencé par me désigner ce Golymine? Pourquoi aurait-il attendu, pour me le nommer, que je fusse de retour à Paris et que Golymine fût mort?

L’objection avait bien quelque valeur, mais elle n’embarrassa pas un instant le capitaine.

– C’est bien simple, dit-il. Il n’a pas dénoncé le Polonais dans la première lettre que vous avez reçue à San-Francisco, parce que vous auriez pu, avant de rentrer en France, écrire à un ami pour le prier de s’informer, et parce que cet ami n’aurait pas manqué de vous répondre que l’accusation n’avait pas le sens commun. L’aimable gueux qui vous a tendu le traquenard vous ménageait ce coup pour votre arrivée. Il comptait sur les effets de la surprise et de la colère, et il ne voulait pas vous laisser le temps de la réflexion.

Examinons maintenant les faits qui ont suivi, et vous allez voir que tout s’explique à merveille. Par un hasard singulier – la vie en est pleine, de ces hasards-là – Golymine se suicide, notez ce point, chez une femme entretenue qu’il adorait, car il s’est tué parce qu’elle refusait de le suivre à l’étranger. Nouvelle preuve que ce personnage ne s’occupait pas de madame Crozon. Voilà donc Golymine mort. Votre coquin de correspondant n’a plus rien à craindre de lui. Que fait-il alors? Vous êtes arrivé à Paris… quel jour?

– Le mardi.

– Et le Polonais s’est pendu le lundi. C’est bien cela. L’anonyme a dû être informé de votre arrivée qu’il épiait très certainement. Cependant, il reste jusqu’au samedi sans vous écrire. Il se recueille, il se demande quel parti il pourrait tirer de ses ignobles combinaisons. La machine est montée, elle ne broiera plus Golymine, puisque Golymine est mort. Mais elle peut servir à un autre usage. Votre chenapan se dit qu’il y a sur le pavé de Paris un autre homme qui le gêne presque autant que Golymine le gênait, et qu’il pourra se défaire de cet homme en vous lançant contre lui. Il tergiverse encore un peu, il entretient votre colère avec cette ridicule histoire d’enfant, à laquelle, permettez-moi de vous le dire, mon cher Crozon, vous n’auriez pas dû vous laisser prendre. Il vous laisse pendant trois jours cuire dans votre jus, passez-moi l’expression; M.  de  Bismarck nous l’a appliquée à nous autres Parisiens. Et enfin, quand il croit que l’heure est venue de faire éclater l’orage, il me dénonce, moi, qui suis l’homme gênant numéro deux, et il a bien soin de vous dire que vous me trouverez aujourd’hui au cercle de quatre à cinq. Il a choisi un jour où il sait que j’y serai. Il a prévu tout ce qui allait se passer: votre visite immédiate, un duel rendu inévitable par une violence de votre part. Il sait d’ailleurs que je ne suis pas très patient.

»Et vous voyez, mon cher camarade, que les calculs de ce misérable étaient justes. S’il savait que nous sommes en ce moment réunis en conférence avec l’honorable M.  Bernache, votre témoin, il se frotterait les mains et il rirait dans sa barbe.

»Heureusement, il n’a pas deviné que nous nous connaissions de longue date, et que nous nous expliquerions avant de nous battre.

– On ne peut pas mieux parler, dit avec enthousiasme le brave mécanicien, que Nointel venait de complimenter adroitement. Crozon, mon vieux, tu n’as plus qu’une chose à faire, c’est d’embrasser le capitaine d’abord, et ta femme ensuite.

Crozon était évidemment touché, mais il n’était pas encore convaincu, et il y parut bien à sa réponse:

– Oui, murmura-t-il, tout cela se peut… je ne demande pas mieux que de vous croire… et pourtant il y a encore dans votre raisonnement des points que je ne comprends pas. Expliquez-moi pourquoi la lettre dénonce Golymine. Il est mort… Le scélérat qui l’a écrite n’avait plus rien à craindre de ce Polonais. À quoi bon parler de lui? Et puisqu’il vous accuse, vous qui êtes vivant, vous dont il veut se défaire, pourquoi ne vous accuse-t-il pas aussi d’être le père de l’enfant?

– Parce que l’accusation serait trop absurde, parce qu’elle ne s’accorderait pas avec cette invention d’enfant caché chez une nourrice qu’on traque dans Paris et qui s’en va de domicile en domicile pour échapper à l’espion qui la cherche. Voyons, de bonne foi, admettez-vous que si j’étais le père, je n’aurais pas mieux pris mes précautions? J’ai assez de fortune pour mettre en sûreté, en province ou à l’étranger, un fils adultérin, si par malheur j’en avais un. J’aurais même eu assez de cœur pour l’élever chez moi. Et l’anonyme sait que je vis au grand jour, que je n’ai jamais caché mes faiblesses. Aussi a-t-il attribué cette paternité à Golymine, qui n’est plus là pour s’en défendre. Mais l’enfant n’existe pas et n’a jamais existé. Ce conte n’a été imaginé que pour vous exaspérer davantage, je vous l’ai déjà dit.

»Vous pourriez me demander aussi pourquoi votre correspondant ne m’a pas mis en scène tout d’abord. Rien ne l’empêchait de vous écrire à San-Francisco que madame Crozon avait eu deux amants au lieu d’un. Vous étiez certes bien capable d’en tuer deux. Mais, voilà: cet homme, il y a trois mois, ne s’occupait pas encore de moi. La haine qu’il me porte a une origine toute récente.

– Vous le connaissez donc! s’écria le baleinier.

– Je crois le connaître, mais je n’ai pas encore une certitude absolue. Il ne m’a jamais écrit. Il faut donc que je me procure quelques lignes de son écriture, et cela demande un certain temps, car j’ai peu d’occasions de le rencontrer. Dans un cas comme celui-ci, il ne faut rien brusquer, afin d’éviter les fausses démarches. Accordez-moi un délai et laissez-moi manœuvrer à ma guise. Je suis sûr de réussir, et je forcerai ce vilain monsieur à confesser devant vous qu’il a menti.

Crozon se taisait. On lisait sur son visage qu’il hésitait encore entre le doute et la confiance. Ce fut la confiance qui l’emporta.

– Eh bien! dit-il brusquement, prenez cette lettre. Il vaut mieux que vous l’ayez en poche pour convaincre ce bandit aussitôt que vous aurez une preuve. Je m’en rapporte à vous pour agir vite. Le jour où vous me démontrerez qu’il a calomnié ma femme, vous me rendrez à la vie.

Cette fois, Nointel ne se fit pas prier pour accepter le papier que le marin lui offrait, car il sentait que l’offre était faite sans arrière-pensée. Il serra la prose de don José Simancas dans son portefeuille qui devenait un magasin de pièces à conviction, car il contenait déjà le bouton de manchette trouvé par madame Majoré, et pour reconnaître le procédé de M.  Crozon, il lui dit:

– Maintenant, mon cher camarade, que tous les malentendus sont éclaircis, je puis bien accepter, si elle vous agrée, la proposition que M.  Bernache m’a faite dans un moment où je n’étais pas disposé à me soumettre à des épreuves, par esprit de conciliation. Vous plaît-il de me présenter à madame Crozon? Je suis prêt à vous accompagner chez elle.

Le marin pâlit, mais c’était de joie. Nointel allait au-devant d’un désir que le jaloux, presque réconcilié, n’osait pas exprimer, mais qui lui tenait fort au cœur, car il répondit d’une voix émue:

– Merci. Vous êtes un brave homme. Vous avez deviné que je n’étais pas encore tout à fait guéri. Venez.

À vrai dire, Nointel se serait fort bien passé d’aller voir madame Crozon, et s’il avait offert au marin de lui fournir cette preuve d’innocence, c’était par esprit de charité, car une présentation faite dans de pareilles conditions ne lui souriait pas du tout. Mais il prenait en pitié les souffrances de ce pauvre jaloux et surtout celles de sa malheureuse femme. Il se disait qu’après cette épreuve décisive, le baleinier se calmerait définitivement et qu’il renoncerait à l’idée féroce de massacrer la mère et l’enfant. Et puis, il pensait qu’un jour pourrait venir où l’ami de Gaston Darcy se féliciterait d’avoir ses entrées chez la sœur de Berthe Lestérel. Il espérait y apprendre par la suite des choses qu’il ignorait, y recueillir de nouveaux renseignements qui l’aideraient à défendre la touchante prisonnière de Saint-Lazare. Mais que de précautions à prendre, que de ménagements à garder pour servir la cause de la cadette sans nuire à l’aînée! Le capitaine ne se dissimulait point les difficultés de cette situation nouvelle, et il les abordait gaiement. La diplomatie ne l’effrayait pas plus que la guerre.

Crozon, lui, n’avait pas l’esprit si dégagé des préoccupations sombres. Il était à peu près dans l’état d’un homme tombé à l’eau qui vient de prendre pied tout à coup au moment où la respiration allait lui manquer. Il se sentait soulagé, mais il n’était pas encore bien sûr de son point d’appui, et il craignait de retomber au fond. Cependant, il se reprenait à espérer, et il commençait à entrevoir la possibilité d’un dénouement heureux, et comme ce furieux était, en dépit de ses travers, un excellent homme, il lui tardait de pouvoir embrasser sa femme et son ancien camarade, suivant le conseil que venait de lui donner un peu prématurément l’ami Bernache.

Il était au comble de la joie, ce brave Bernache, et il bénissait du plus profond de son cœur le capitaine qui avait si victorieusement prêché la paix.

Et, en vérité, il eût été difficile de mieux plaider que ne l’avait fait Nointel. Bien des avocats auraient envié sa dialectique serrée et ses procédés adroits. Ce n’était pas du métier, c’était du tact, de la connaissance du cœur humain, autant de qualités qu’on acquiert ailleurs qu’au barreau, et qui ne sont pas très rares chez les militaires intelligents. Il avait eu d’autant plus de mérite à discourir si habilement qu’il ne pensait qu’une partie de ce qu’il disait. Ainsi, il était sincère en affirmant que le correspondant anonyme dénonçait des ennemis dont il avait intérêt à se défaire par la main du baleinier. Sur ce point, il ne lui restait plus de doutes, depuis qu’il savait que le dénonciateur était Simancas. Mais il parlait contre sa propre conviction quand il soutenait que madame Crozon n’avait jamais manqué à ses devoirs, car il pensait, au contraire, qu’elle avait été la maîtresse du Polonais et qu’un enfant était résulté de cette liaison. C’était là le côté faible de la défense, et le capitaine-avocat avait fait un prodige en obtenant du mari-juge un acquittement provisoire.

 

Mais ce succès n’était rien au prix de celui qu’il venait de remporter en se faisant remettre, sans la demander, la lettre de don José. Il le tenait maintenant, ce Péruvien scélérat, et il se promettait de ne pas le ménager. Il apercevait tous les fils de la trame ourdie par le drôle qui avait d’abord prémédité de faire tuer Golymine par M.  Crozon, et qui, délivré tout à coup de Golymine, s’était retourné contre Nointel, parce qu’il voulait empêcher Nointel de s’introduire chez la marquise. Ce coquin considérait madame de Barancos comme une mine d’or qu’il voulait exploiter à son profit, et il ne tolérait pas qu’un étranger vînt gêner ses travaux en rôdant autour de son filon.

– L’affaire était bien montée, se disait le capitaine en descendant l’escalier du cercle entre le baleinier et le mécanicien. Simancas m’a écrit que la marquise ne recevait pas aujourd’hui, parce qu’il voulait que Crozon me trouvât au cercle. À l’heure qu’il est, il se congratule d’avoir si finement manœuvré, et il espère bien apprendre demain que j’ai emboursé un bon coup d’épée, un coup définitif. Il ne se doute pas qu’il vient de me fournir un moyen de l’exterminer, et il ne s’attend guère au réveil que je lui réserve.

Un fiacre attendait à la porte, le fiacre qui devait conduire sur le terrain les deux adversaires et leurs témoins. Nointel ne put s’empêcher de sourire en y montant, car il y trouva tout un arsenal, une boîte de pistolets, une paire de fleurets démouchetés et deux sabres d’une longueur démesurée.

– Diable! dit-il au marin qui prit place à côté de lui, je vois que l’un de nous deux n’en serait pas revenu. Franchement, mon cher, nous avons bien fait de nous expliquer. Mourir de la main d’un camarade, c’eût été trop dur. Et nous aurons une bien meilleure occasion d’en découdre quand j’aurai découvert le gueux qui vous a écrit. Nous le tuerons, hein?

– C’est moi qui le tuerai, grommela Crozon.

– Ou moi. J’ai autant de droits que vous à la satisfaction d’envoyer ce chenapan dans l’autre monde. Si vous voulez, nous tirerons au sort à qui se battra… en admettant qu’il consente à se battre, car ce dénonciateur doit être un lâche.

– S’il refuse, je lui brûlerai la cervelle.

– Hum! Il ne l’aurait pas volé, mais il y a la Cour d’assises.

Nointel regretta vite d’avoir lâché ce mot, car la figure de M.  Crozon changea subitement. Il se reprit à penser à sa belle-sœur qu’il avait un peu oubliée.

– Oui, dit-il d’un air sombre, la Cour d’assises où on envoie les drôlesses qui assassinent. Berthe Lestérel y passera bientôt comme accusée, et ma femme y sera appelée comme témoin. Toute la France saura que Jacques Crozon a épousé la sœur d’une coquine.

Ce revirement fut si soudain que le capitaine, pris au dépourvu, resta en défaut pour la première fois. Il ne trouva rien à répondre, et le marin en arriva vite à s’exalter en parlant de ce malheur de famille.

– Ah! tenez, Nointel, s’écria-t-il, quand je pense à ce qu’a fait cette misérable fille, toutes mes colères et tous mes soupçons me reviennent… non, pas tous, je crois qu’on vous a calomnié, vous… mais je me dis que Mathilde et Berthe sont du même sang… et qu’elle ont dû faillir toutes les deux… c’est pour cela qu’elles se soutenaient entre elles… La femme que Berthe a tuée avait été la maîtresse de ce Polonais… c’est vous qui me l’avez dit.

– Oh! oh! pensa le capitaine, il brûle, l’animal. Si je ne m’en mêle pas, il va tout deviner.

– Et cette scène que j’ai vue de mes yeux, reprit Crozon en s’animant de plus en plus; ma femme prise d’une attaque lorsque sa sœur lisait dans le journal le récit du suicide…

– Le récit d’un suicide peut provoquer une crise chez une femme nerveuse, interrompit Nointel. Et, vraiment, mon cher, je trouve que vous vous montez l’imagination pour bien peu de chose. S’il fallait attacher de l’importance à tous les événements de la vie et en tirer des rapprochements, des conclusions, on finirait par devenir fou. Vous venez de voir par vous-même que les apparences sont souvent trompeuses. Vous m’accusiez tout à l’heure, vous ne m’accusez plus maintenant; à plus forte raison, il ne faut pas prendre au sérieux des coïncidences fortuites. Mais puisque vous me parlez de la maladie de madame Crozon, permettez-moi de vous demander comment vous comptez me présenter. Bien entendu, je ferai tout ce qu’il vous plaira. Encore faut-il, je pense, ménager une femme souffrante et ne pas la soumettre à l’épreuve d’une espèce de coup de théâtre qui d’ailleurs irait contre votre but.

Crozon ne dit mot. Il ruminait ses doutes. Mais l’obligeant Bernache vint au secours du capitaine.

– Ma foi! s’écria ce brave homme, en s’adressant à son ami, à ta place, je dirais tout bonnement à ma femme: Voilà le capitaine Nointel, que j’ai connu autrefois quand j’étais second à bord du Jérémie et que je viens de retrouver à Paris. C’est un bon garçon. J’espère que nous le verrons souvent, et je te le présente. À quoi bon inventer des histoires? La vérité vaut toujours mieux, et tu sauras tout aussi bien à quoi t’en tenir, puisque tu veux absolument essayer ce moyen-là. Moi, je m’en serais rapporté à la déclaration de monsieur.

– Je ne doute pas de lui, dit vivement Crozon. Mais Nointel me comprendra, j’en suis sûr… j’ai besoin d’amener chez moi un ami qui me soutienne et me conseille… vous n’êtes pas mariés, vous autres… vous n’êtes pas jaloux… vous ne savez pas ce que c’est que de vivre seul avec une femme qu’on adore et qu’on soupçonne. Je passe dix fois par jour de l’amour à la rage. Il y a des moments où je me retiens, pour ne pas tomber aux genoux de Mathilde. Il y en a d’autres où il me prend des envies de lui tordre le cou. Je reste des heures entières à la regarder sans lui parler… elle, elle passe tout son temps à pleurer. Ça va changer… il faut que ça change… mais je sens que je ne suis pas encore assez sûr de moi… ni d’elle… tandis que si j’avais là un homme pour m’encourager par des mots… des mots comme Nointel sait en trouver… je crois que je me guérirais vite. Toi, Bernache, tu m’es dévoué comme un frère, mais tu as passé les trois quarts de ta vie dans la chambre de chauffe d’un navire, et ce n’est pas là qu’on apprend à connaître les femmes… ni à bien parler… tu essaierais de me calmer, et tout ce que tu me dirais ne ferait que m’exaspérer.

– C’est bien possible, dit Bernache avec un bon rire. Je n’entends pas grand-chose à toutes ces finesses-là… au lieu que le capitaine…

– Le capitaine est tout à votre service, mon cher Crozon, interrompit Nointel. Et je suis ravi de voir que vous avez pleine confiance en moi. M.  Bernache a raison. Présentez-moi comme un ancien ami. Je suis le vôtre dans toute la force du terme, et je vous le prouverai. Permettez-moi cependant de vous dire que je ne saurais m’imposer à madame Crozon, et qu’avant de revenir chez vous, je voudrais être certain que mes visites lui agréent. Elle est malade, m’avez-vous dit?

– Oui… cependant, aujourd’hui, elle va mieux. Elle venait de se lever quand je suis sorti.

– Vous lui demanderez, j’espère, si elle désire me recevoir.

– Oh! elle ne refusera pas. Depuis que sa sœur est arrêtée, elle n’exprime plus de volonté. C’est à peine si je peux lui arracher une parole.

– Pauvre femme! que ne donnerais-je pas pour lui apporter quelque jour une bonne nouvelle… et il n’est pas impossible que cela m’arrive… je vous ai dit tantôt que je connaissais le juge d’instruction qui est chargé de l’affaire de mademoiselle Lestérel… c’est un excellent homme, et je sais qu’il s’intéresse à l’accusée… qu’il serait heureux de trouver innocente… je le verrai, et si les choses changeaient de face, j’en serais informé.

Elles ne changeront pas. Berthe est coupable, murmura le marin. Mieux vaut ne pas parler d’elle à Mathilde.

– Assurément, tant qu’il n’y aura rien de nouveau. Mais la voiture s’arrête; est-ce que nous sommes arrivés?

Nointel dit cela le plus naturellement du monde, quoiqu’il sût que le baleinier demeurait rue Caumartin. Darcy le lui avait appris. Mais, comme il était déjà dans le fiacre lorsque Crozon avait donné l’adresse au cocher, il n’était pas censé la connaître, et il ne négligea pas de jouer cette petite comédie, destinée à confirmer le jaloux dans ses bonnes dispositions.

– Oui, répondit Crozon. Je demeure ici… au quatrième… Vous devez être mieux logé que moi… Bernache, mon garçon, tu vas remporter chez toi toutes ces ferrailles.

Bernache comprit que son ami désirait se priver de sa compagnie et, comme il était fort discret de son naturel, il s’empressa de prendre congé du capitaine qui lui octroya de bon cœur une forte poignée de main.

Jolie corvée qu’il m’impose là, ce loup marin, se disait Nointel en montant l’escalier à côté de Crozon. Et il faudra encore que je revienne souvent pour maintenir la bonne harmonie dans son ménage. Je finirai par être obligé de jouer à la brisque avec lui. Ô Gaston! si tu savais ce que mon amitié pour toi va me coûter!

La porte de l’appartement fut ouverte par une bonne que le capitaine regarda avec un certain intérêt; il savait qu’elle avait été appelée devant le juge, le jour de l’arrestation de mademoiselle Lestérel, et il n’était pas fâché d’étudier un peu la physionomie de cette subalterne qui devait jouer un rôle dans le procès. Mais Crozon ne lui laissa pas le temps de l’examiner. Il l’introduisit dans le salon meublé en velours d’Utrecht où Darcy avait été reçu naguère, et le capitaine se trouva tout à coup en présence de madame Crozon, étendue sur une chaise longue.

Il pensa que le mari avait prémédité de brusquer ainsi l’entrevue, et il ne se trompait peut-être pas. Mais l’épreuve tourna en sa faveur, et tout se passa fort bien. La malade montra, en le voyant, quelque surprise, parce qu’elle ne s’attendait pas à l’apparition subite d’un étranger; mais son attitude fut si naturelle que la physionomie du jaloux exprima aussitôt la satisfaction la plus vive. Peu s’en fallut qu’il ne sautât au cou de Nointel, et, dans l’excès de sa joie, il oublia tout à la fois la recommandation qu’il venait d’adresser à son ancien camarade, et ses préventions contre Berthe.

Après l’avoir nommé et présenté à sa femme qui resta assez froide, il ajouta:

– Ma chère Mathilde, je suis sûr que tu accueilleras bien mon ami Nointel, quand il reviendra nous voir, car il connaît le juge d’instruction Darcy, et il pourra te donner quelquefois des nouvelles de ta sœur.

Emporté par une sorte d’enthousiasme, le jaloux rassuré avait lancé une phrase qui troubla beaucoup Nointel et madame Crozon.

Le capitaine avait tout prévu, excepté cette déclaration, et il n’était pas du tout préparé à s’expliquer devant la sœur de mademoiselle Lestérel sur ses relations avec le juge d’instruction. Cependant, il fit assez bonne contenance. Il avait pris, en entrant, l’air gracieux d’un visiteur qu’on va présenter à une femme; il prit l’air grave d’un homme qu’on oblige à aborder un sujet pénible. Mais il ne se déconcerta point.

Madame Crozon montra beaucoup moins de sang-froid. Depuis l’arrestation de Berthe, c’était la première fois que le terrible marin parlait d’elle avec douceur. Lui qui la maudissait chaque jour, il semblait maintenant s’intéresser à la prisonnière. Il souriait à sa femme, et la pauvre malade, accoutumée à lui voir une mine menaçante, se demandait quelle pouvait être la cause de cette transfiguration subite. Elle ignorait ce qui venait de se passer entre Crozon et Nointel, mais elle savait que le juge était l’oncle de ce M.  Darcy que Berthe lui avait amené et qui s’était offert à la protéger contre les fureurs de son mari. Quelque chose lui disait que l’ami de l’oncle devait être aussi l’ami du neveu, et que ce capitaine dont elle n’avait jamais entendu parler était disposé, comme Gaston, à défendre les faibles. Mais elle sentait si bien le péril de sa situation qu’elle n’osait risquer ni un mot ni un geste. Ses yeux seuls parlaient. Elle regardait attentivement Nointel et Crozon, pour tâcher de surprendre sur leurs figures le secret de leurs véritables intentions.

 

Nointel devina les angoisses de la femme soupçonnée qui redoutait de tomber dans un piège, et il fit de son mieux pour la rassurer.

– Madame, lui dit-il avec cet accent de franchise qui avait déjà persuadé le baleinier, je connais, en effet, M.  Roger Darcy, et je suis surtout très lié avec son neveu. Je n’ose vous promettre que mes relations avec le juge me permettront d’être utile à mademoiselle Lestérel, mais je puis vous assurer que Gaston Darcy et moi, nous nous intéressons vivement à elle, et qu’il n’est rien que nous ne fassions pour vous la rendre.

Ce début eut pour effet d’inspirer de la confiance à madame Crozon. Ses traits se détendirent, des larmes de joie coulèrent sur ses joues pâles, et ses lèvres murmurèrent un remerciement.

Le capitaine l’observait tout en parlant. Il l’étudiait, et, comme il était physionomiste, il arriva vite à démêler les sentiments qui gonflaient ce cœur navré, à comprendre ce caractère faible et tendre; il entrevit l’histoire de cette orpheline, mariée à un homme qu’elle n’aimait pas, qu’elle ne pouvait pas aimer, luttant d’abord contre les entraînements d’une nature ardente, contre les dangers de l’isolement, reportant sur sa sœur toute son affection, une affection exaltée que son mari n’avait pas su lui inspirer, et succombant enfin, à la suite d’un de ces hasards de la vie parisienne qui rapprochent deux êtres dont l’un semble avoir été créé et mis au monde tout exprès pour faire le malheur de l’autre. Elle avait dû résister longtemps aux séductions de ce Golymine, et, une fois la faute commise, se laisser aller au courant de la passion, en fermant les yeux pour ne pas voir l’abîme vers lequel ce courant la poussait. Puis le réveil était venu, un réveil effroyable, le réveil au fond du précipice. Abandonnée par son amant, frappée dans la personne de Berthe, elle n’espérait plus rien, elle n’attendait que la mort, et si elle tremblait encore, certes ce n’était pas pour elle-même.

– L’enfant existe, se disait Nointel, mademoiselle Lestérel sait qu’il existe; c’est peut-être pour le sauver qu’elle s’est compromise, et c’est certainement pour ravoir les lettres de madame Crozon qu’elle est allée au bal de l’Opéra. Madame Crozon ne peut pas ignorer que Berthe s’est sacrifiée, et elle se trouve dans cette affreuse alternative de laisser condamner sa sœur ou de livrer son enfant à la vengeance de ce mari qui est très capable de le tuer. Avec une situation comme celle-là, un drame aurait cent représentations au boulevard. Et c’est sur moi que retombe le soin d’arranger un dénouement qui satisfasse tout le monde. Agréable tâche, en vérité! Ayez donc des amis! Que le diable emporte Darcy qui s’est fourré dans cette impasse!

»Il faut pourtant que je l’en tire, et je n’ai qu’un moyen, c’est de prouver que la Barancos a tué Julia. Quand le juge la tiendra, il lâchera mademoiselle Lestérel, sans exiger qu’elle lui dise ce qu’elle allait faire dans la loge, et surtout sans mettre en cause le ménage Crozon. C’est contre la marquise qu’il faut agir pour sauver les deux sœurs, et, puisque le loup de mer est apaisé momentanément, je n’ai plus rien à faire ici.

– Mon ami, dit chaleureusement le marin, je vous remercie de venir en aide à ma belle-sœur. J’ai pu croire qu’elle était coupable, mais je serais bien heureux qu’elle fût innocente, et, grâce à vous, je ne désespère plus de la revoir. Vous faites des miracles… la joie vient de rentrer dans ma maison… et c’est vous qui l’y avez ramenée.

Nointel pensa aussitôt:

– Voilà un homme qui meurt d’envie de se jeter aux pieds de sa femme et de lui demander pardon. Ces maris sont tous les mêmes. C’est déjà un joli résultat que j’ai obtenu là, mais je ne tiens pas du tout à assister à la réconciliation des époux, et je vais sonner la retraite.

»Mon cher, reprit-il tout haut, c’est moi qui suis votre obligé puisque vous avez bien voulu me présenter à madame Crozon, et j’espère qu’elle me permettra de revenir vous voir souvent, mais elle est souffrante, et je vais prendre congé d’elle en la suppliant de croire que je suis entièrement à son service et au vôtre.

Il ne se trompait pas. Le baleinier avait hâte de conclure une paix conjugale, et ces traités-là se signent sans témoins. Il n’essaya point de retenir son ami. En revanche, madame Crozon retrouva la parole pour exprimer un vœu qu’elle n’avait pas encore osé formuler.

– Monsieur, dit-elle avec effort, je serai éternellement reconnaissante à mon mari qui vous a amené et à vous qui avez la bonté de vous intéresser à ma malheureuse sœur. Puisque vous voulez bien prendre sa défense, peut-être consentirez-vous à faire parvenir à son juge une prière…

– Quelle qu’elle soit, madame, vous pouvez compter que mon ami Darcy se chargera de la transmettre à son oncle, interrompit gracieusement le capitaine.

– Je ne demande pas une chose impossible. Je sais que la justice doit suivre son cours, et que Berthe doit rester à sa disposition tant qu’il ne sera pas démontré qu’elle est innocente. Mais ne dépend-il pas du magistrat qui dirige l’instruction de la faire mettre en liberté… provisoirement?… On m’a dit que la loi le lui permettait.

– Oui, en effet, la liberté sous caution… je n’avais pas songé à cela, et Darcy non plus.

– Ma sœur ne chercherait pas à fuir. Elle se soumettrait à toutes les surveillances qu’on lui imposerait… et si Dieu ne permettait pas que son innocence éclatât, elle n’en serait pas moins jugée quand le moment sera venu, mais elle ne passerait pas de longs jours en prison; elle ne souffrirait pas un martyre inutile. Je pourrais la voir chaque jour, la soutenir pendant la cruelle épreuve qu’elle va traverser…

Madame Crozon s’arrêta court. Elle s’était aperçue que son mari fronçait le sourcil, et la voix lui manqua. Nointel, qui devinait tout, se hâta de répondre de façon à étouffer, dans leur germe, les soupçons renaissants de l’incorrigible jaloux.

– Madame, dit-il doucement, je doute que M.  Roger Darcy consente à faire ce que vous désirez, ce que je désire autant que vous, ce que nous désirons tous. S’il ne s’agissait pas d’un meurtre… mais l’affaire est si grave! Je puis du moins vous promettre que la demande sera présentée et chaudement appuyée.

Puis, sans laisser à la jeune femme le temps d’insister, il la salua, et il sortit avec le marin qui lui prit amicalement le bras pour le reconduire, et qui, à peine arrivé dans l’antichambre, se mit à la serrer contre sa poitrine, en criant:

– Nointel, j’étais fou… vous m’avez rendu la raison… je vous devrai mon bonheur… entre nous maintenant, ce sera à la vie, à la mort.

– Alors, vous ne me soupçonnez plus, dit gaiement Nointel, qui eut beaucoup de peine à se dégager de cette furieuse étreinte.

– Je ne soupçonne plus personne… tenez! quand je pense que j’ai failli me battre avec vous… que je voulais tuer Mathilde… j’ai honte d’avoir ajouté foi aux calomnies d’un misérable.

– Que je vais chercher sans perdre une minute et que je découvrirai, je vous en réponds.

– Ah! je le tuerai.

– Nous le tuerons, c’est entendu. Au revoir, mon cher Crozon; je compte sur votre prochaine visite, et je ne vous ferai pas attendre la mienne.

Sur cette promesse, le capitaine échangea une dernière et vigoureuse poignée de main avec le baleinier et se précipita dans l’escalier.

– Ouf! murmurait-il en se sauvant, quel sacrifice je viens de faire à l’amitié! Me voilà passé pacificateur de ménages. C’était bien la peine de rester garçon. Mais que de choses j’ai apprises depuis une heure! J’y vois presque clair dans toutes les obscurités que ce bon Lolif cherche vainement à percer depuis trois jours. Et je commence à être à peu près sûr que mademoiselle Berthe n’a sur la conscience ni amant, ni coup de couteau. Les lettres étaient de sa sœur, ce n’est plus douteux pour moi. Et s’il était prouvé que le domino a été trouvé sur le boulevard extérieur avant trois heures du matin, je ne vois pas pourquoi l’oncle Roger refuserait la mise en liberté provisoire. Crozon n’a pas l’air de se soucier beaucoup de revoir la prévenue, mais madame Crozon y tient énormément. Pourquoi y tient-elle tant que cela? Elle aime sa sœur, je le sais bien, mais la réapparition de cette sœur lui créera beaucoup d’embarras, et n’empêchera peut-être pas l’affaire d’aboutir à la Cour d’assises; des embarras dangereux, car le mari ne manquera pas d’interroger Berthe, il lui demandera des explications, il ne se contentera pas de celles que la pauvre fille lui donnera, et, comme il est tenace, il pourrait bien finir par lui arracher quelque parole compromettante pour la sœur aînée.