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Loe raamatut: «Considérations inactuelles, deuxième série», lehekülg 12

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Réfléchir à ce qu'est Wagner en tant qu'artiste et considérer le spectacle qu'offrent chez lui des facultés et des nécessités véritablement libérées, chacun de ceux qui ont souffert en examinant comment s'est formé l'homme dans Wagner devra s'y astreindre pour retrouver l'équilibre et la santé. Si l'art n'est, d'une façon générale, que le pouvoir de communiquer à d'autres ce que l'on a soi-même senti, si l'œuvre d'art est en contradiction avec elle-même lorsqu'elle ne peut se faire comprendre, la grandeur de Wagner, en tant qu'artiste, doit consister précisément en ceci que son génie est doué d'une communicabilité surhumaine et parle un langage accessible à tous quand il révèle avec une suprême clarté ses sensations les plus intimes et les plus personnelles. Son apparition dans l'histoire des arts ressemble à l'éruption volcanique de l'ensemble des facultés artistiques dont la nature elle-même est douée, alors que l'humanité avait été habituée jusqu'à présent, comme à une règle, à ne voir les actes qu'isolément. On ne peut donc hésiter à lui donner un nom et à se demander s'il faut l'appeler poète, musicien ou statuaire, en donnant à chacun de ces termes son sens le plus large, ou bien s'il vaut mieux créer pour lui une dénomination nouvelle.

La faculté poétique de Wagner s'affirme en ceci qu'il imagine des phénomènes visibles et sensibles et non pas des idées abstraites, ce qui équivaut à dire qu'il pense d'une façon mythique, comme le peuple a pensé de tous temps. Le mythe n'a pas pour base une idée, ainsi que se l'imaginent les enfants d'une civilisation raffinée; le mythe c'est l'idée même, il communique une notion du monde, en évoquant une succession de phénomènes, d'actions et de souffrances. L'Anneau du Niebelung est un immense système de pensées, mais sans la forme spéculative de la pensée. – Un philosophe pourrait peut-être mettre en parallèle une œuvre correspondante qui serait complètement dépourvue d'images et d'action et ne s'adresserait à nous que par des idées abstraites. On aurait alors représenté le même sujet dans deux sphères différentes, une fois pour le peuple et une fois pour l'antipode du peuple, l'homme théorique. Wagner ne s'adresse donc pas à celui-ci, car l'homme théorique entend ce qui est essentiellement poétique, le mythe, à peu près comme le sourd entend la musique; ils voient tous deux des mouvements désordonnés qui leur paraissent dépourvus de sens. De l'une de ces sphères disparates il n'est pas possible de voir ce qui se passe dans l'autre. Tant qu'on se trouve dans le domaine du poète on pense avec lui, comme si l'on n'était qu'un être qui sent, qui voit et qui entend; les conclusions que l'on tire sont des enchaînements des phénomènes que l'on perçoit, par conséquent, des causalités de faits et non des causalités de paroles.

Lorsque les héros et les dieux de ces drames mythiques tels que Wagner les crée doivent se rendre intelligibles par des paroles, il y a tout à craindre que ce langage parlé n'éveille en nous l'homme théorique et ne nous fasse passer dans une autre sphère, qui n'a rien de mythique; si bien qu'en fin de compte la parole n'aurait pas servi à nous faire mieux comprendre ce qui se passait devant nous, mais que nous n'aurions rien compris du tout. C'est pourquoi Wagner fit rétrograder le langage jusqu'à un état primitif, où il ne sert pas encore à exprimer des idées, mais où il n'est encore lui-même que poésie, image et sentiment. L'intrépidité que Wagner mit à entreprendre cette tâche effrayante démontre avec quelle force il était poussé par l'inspiration poétique, à quel point il se voyait contraint de suivre la voie que lui prescrivait son guide fantastique. Chacune des paroles de ces drames devait pouvoir être chantée, pouvoir passer par la bouche des dieux et des héros: telle était la tâche formidable que s'imposait l'imagination linguistique de Wagner! Tout autre que lui se fût découragé, car notre langue paraît presque trop vieille et trop usée pour que l'on puisse exiger d'elle ce que Wagner lui demanda. Et cependant la verge dont il frappa les rochers en fit jaillir une source abondante. Parce que Wagner aimait cette langue, plus qu'aucun autre Allemand et qu'il exigeait d'elle plus que tout autre, il souffrit davantage de sa dégénérescence et de son affaiblissement, c'est-à-dire des nombreuses déperditions et mutilations que ses formes avaient subies au cours des temps, des embarrassantes particules de notre syntaxe et de nos verbes auxiliaires inchantables. Mais tout cela n'avait pu s'introduire dans notre langue qu'à la suite d'une série d'abus et de négligences. D'autre part, Wagner était fier à bon droit de ce qui reste à cette langue de primesautier et d'inépuisable, de puissance sonore dans les racines des mots. Cette puissance paraît prédestiner la langue allemande, au contraire des langues dérivées et d'une rhétorique artificielle en usage chez les nations romanes, à se prêter merveilleusement à la vraie musique. La poésie de Wagner est remplie d'un amour pour la langue allemande, d'une cordialité et d'une sincérité dans les rapports qu'il a avec elle, qu'on ne retrouve, excepté chez Gœthe, dans l'œuvre d'aucun Allemand. Volume de l'expression, concision hardie; vigueur et diversité du rythme; richesse singulière d'expressions fortes et précises; simplification dans l'enchaînement des périodes; fertilité presque unique dans les trouvailles d'expressions propres à exprimer la fluctuation des sentiments et des pressentiments; source abondante et parfois très pure de locutions populaires et proverbiales: si l'on se contentait d'énumérer toutes ces qualités, on ne manquerait pas d'oublier toujours les plus puissantes et les plus admirables. Celui qui lit successivement deux poèmes, tels que Tristan et les Maîtres Chanteurs, est pris du même doute, du même étonnement devant la langue parlée que devant la musique et il se demande comment il a été possible de dominer dans la création deux domaines aussi différents dans leur forme, leur couleur, leur agencement, que dans leur caractère. C'est là ce qu'il y a de plus puissant dans le génie de Wagner et le grand maître est seul à pouvoir l'accomplir. Pour chaque œuvre il improvise une langue nouvelle, à chaque sentiment nouveau il donne une forme nouvelle et un nouvel accent. En face des manifestations d'une faculté aussi rare, le blâme restera toujours mesquin et impuissant, dès qu'il ne s'attaquera qu'à quelques détails extravagants et originaux, ou qu'il ne touchera qu'à de fréquentes obscurités dans l'expression, à certains voiles enveloppant la pensée. Au reste, ce qui choquait le plus ceux qui ont manifesté leur blâme le plus bruyamment, ce qui leur paraissait le plus inouï, ce n'était pas tant le langage de Wagner que l'âme du musicien et toute sa façon de sentir et de souffrir. Attendons que ces dénigreurs aient eux-mêmes une autre âme; ils parleront alors une autre langue et, à tout prendre, les choses n'en iront que mieux pour la langue allemande.

Mais, avant tout, quand on voudra méditer sur Wagner poète et réformateur de la langue, il ne faudra pas oublier qu'aucun des drames de Wagner n'est destiné à être lu et qu'on ne peut, en conséquence, exiger ce que l'on serait en droit d'attendre d'une œuvre purement littéraire. Celle-ci n'entend agir sur le sentiment que par le seul moyen des idées et des mots; cette destination la soumet aux lois de la rhétorique. Mais, dans la vie réelle, la passion est rarement éloquente; dans le drame littéraire, il faut qu'elle le soit, car elle ne dispose pas d'autres moyens pour se manifester. Quand le langage d'un peuple est déjà tombé à l'état de décadence et d'usure, l'auteur dramatique éprouve le besoin de colorer et de façonner la langue par des procédés extraordinaires; il veut relever la langue, pour qu'à son tour elle fasse ressortir l'élévation du sentiment, et il s'expose ainsi à ne pas être compris du tout. Il cherche de même à rehausser la passion par des sentences et des inventions sublimes, et tombe par là dans un autre travers, il paraît invraisemblable et artificiel. Car dans la vie réelle la passion véritable ne s'exprime pas par des sentences et, quand la passion s'étale dans la poésie, on doute de sa sincérité, dès qu'elle s'éloigne de la réalité. Par contre, Wagner, qui fut le premier à reconnaître les défauts du drame parlé, rend chaque action dramatique intelligible de trois manières différentes: par la parole, le geste et la musique; de telle sorte que la musique fait passer immédiatement les sentiments qui animent les acteurs du drame dans l'âme des auditeurs, lesquels voient alors dans les gestes de ces comédiens la première manifestation visible de ces phénomènes intérieurs. Dans les paroles ils en perçoivent en outre une seconde image plus affaiblie, traduite en une volonté réfléchie. Tous ces effets se produisent simultanément et sans se nuire réciproquement. Ils forcent celui devant lequel un pareil drame est représenté à une compréhension toute nouvelle, à une vivante sympathie, de telle sorte que ses sens apparaissent spiritualisés et que son esprit devient plus sensible, comme si tout ce qui cherche à s'épancher au dehors de l'homme, tout ce qui est avide de la connaissance se sentait maintenant heureux et libre dans une allégresse de perception. Chaque péripétie d'un drame de Wagner se communiquant au spectateur avec une clarté parfaite, illuminée et transfigurée par la musique comme par un feu intérieur, l'auteur put se passer de tous les expédients dont le poète qui ne se sert que de moyens verbaux a besoin pour prêter à ses épisodes la chaleur et l'éclat nécessaires. Toute l'économie du drame put de nouveau affirmer son goût pour la mesure dans les proportions grandioses de l'édifice, car il ne lui restait plus aucun prétexte pour recourir à ces complications préméditées, à cette multiplicité déroutante dans le style de l'édifice, au moyen desquels le poète dramatique cherche à soulever en faveur de son œuvre un vif sentiment d'intérêt et d'étonnement, sentiment qui se hausse ensuite jusqu'à une stupéfaction bienheureuse. L'impression de lointain et d'élévation idéale ne devait pas être obtenue à l'aide des procédés artificiels. La langue, se dépouillant de l'ampleur rhétorique, revenait à la concision expressive du sentiment. Bien que l'interprète parlât beaucoup moins qu'autrefois de tout ce qu'il faisait et éprouvait pendant les péripéties du drame, des circonstances intimes, que le poète dramatique avait jusqu'alors exclues de la scène comme peu dramatiques, forcèrent maintenant le spectateur à une participation passionnée, alors que le langage des gestes peut être réduit aux plus délicates modulations. Or, la passion chantée a généralement besoin de plus de temps pour s'exprimer que la passion parlée; la musique produit, si l'on peut ainsi parler, une extension du sentiment; il s'en suit généralement que l'interprète qui est en même temps chanteur se voit contraint de maîtriser l'animation trop peu plastique des mouvements, laquelle constitue une des difficultés du drame parlé. L'artiste se sent d'autant plus entraîné à donner plus de noblesse à tous ses gestes que la musique a plongé son émotion dans une atmosphère plus pure et plus éthérée, et l'a de la sorte rapprochée de l'idéal de la beauté.

La tâche peu commune que Wagner a imposée aux comédiens et aux chanteurs ne manquera pas de susciter parmi eux, et cela pour des générations entières, une noble émulation, de telle sorte qu'ils devront arriver enfin à personnifier l'image du héros wagnérien avec une vivante perfection, la musique du drame offrant déjà le prototype de cette incarnation parfaite. Guidé par un tel maître, l'œil de l'artiste plastique finira par percevoir les merveilles d'un nouveau monde des phénomènes, telles qu'avant lui seul le créateur d'œuvres comme l'Anneau du Niebelung aura pu les contempler pour la première fois, car il est un formateur de la plus haute espèce, qui, pareil à Eschyle, montre la voie à un art futur. L'émulation ne fera-t-elle pas forcément naître de grands talents si l'artiste plastique compare l'effet produit par son art avec celui d'une musique semblable à celle de Wagner? C'est une musique qui provoque un bonheur lumineux et sans mélange, si bien qu'il semble à celui qui l'écoute que presque toute la musique précédente n'ait parlé qu'un langage embarrassé, contraint et tout extérieur, comme si jusqu'alors elle n'avait servi qu'à jouer devant ceux qui n'étaient pas dignes du sérieux, ou encore d'enseignement et de démonstration pour ceux qui ne sont pas même dignes du jeu. Cette musique antérieure ne vous pénètre que pendant quelques heures fugitives de ce bonheur que nous éprouvons toujours quand nous écoutons la musique wagnérienne; on la dirait sous l'influence de quelques rares moments d'oubli, durant lesquels elle se parle à elle-même et, comme la Sainte-Cécile de Raphaël, tourne son regard vers le ciel, loin de ceux qui écoutent et qui lui demandent de les distraire, de les amuser ou de les instruire.

De Wagner, le musicien, on pourrait dire d'une façon générale qu'il a prêté des accents à tout ce qui jusqu'à présent ne savait s'exprimer dans la nature; il ne croit pas qu'il doive exister nécessairement quelque chose de muet. Son génie pénètre l'aurore, la forêt, la brume, l'abîme aussi bien que le sommet, l'horreur obscure, aussi bien que la sérénité lunaire de la nuit, et partout il pénètre leur désir secret: eux aussi veulent faire entendre leur voix dans le concert universel. Quand le philosophe dit qu'il existe une Volonté qui, dans la nature animée, comme dans la nature inanimée, a soif de l'être, le musicien ajoute que cette Volonté veut, à tous les degrés, une existence dans le domaine des sons.

Avant Wagner, la musique se mouvait dans des limites généralement étroites. Elle s'appliquait à des états permanents de l'homme, à ce que les Grecs appelaient éthos; ce n'est qu'avec Beethoven qu'elle avait commencé à essayer le langage du pathos, c'est-à-dire de la volonté passionnée, des phénomènes dramatiques qui se succèdent dans le cœur de l'homme. Précédemment, c'était un état d'âme, une disposition particulière, soit au calme, soit à la gaîté, soit au recueillement, soit au repentir qui devaient être exprimés par les sons; à l'aide d'un certain accord dans la forme et de la durée de cet accord, on voulait frapper l'auditeur, le contraindre à interpréter la signification de cette musique, et enfin le placer dans un état d'âme semblable. Pour représenter toutes ces dispositions et ces états d'âme, certaines formes particulières étaient nécessaires; d'autres furent introduites par la convention. Quant à la longueur des compositions, elle fut fixée par la prudence du musicien, qui voulait bien faire naître certains sentiments chez son auditeur, mais non le fatiguer par la durée prolongée de cette sensation. On fit un pas de plus lorsqu'on esquissa successivement les images de sentiments opposés et qu'on découvrit le charme des contrastes; on fit un autre pas en avant en réunissant dans le même morceau le contraire de l'éthos, opposant, par exemple, l'un à l'autre un thème masculin et un thème féminin. Mais ce ne sont là que des stades encore grossiers et primitifs de la musique. La peur de la passion dictait une partie de ces règles, la peur de l'ennui faisait naître les autres. Toute recherche dans le sentiment, tous les excès étaient considérés comme «contraires aux règles de l'éthique». Mais, après que l'art de l'éthos eut représenté ces dispositions et ces états d'âme habituels dans des répliques innombrables et toujours pareilles, il tomba dans une sorte d'épuisement, malgré la merveilleuse imagination de ses maîtres. Beethoven, le premier, fit parler à la musique un langage nouveau, interdit jusque-là, le langage de la passion. Mais son art étant sorti des lois et des conventions de l'art tel que l'avait créé l'éthos, il fut en quelque sorte obligé de tenter une justification vis-à-vis de celui-ci. C'est pourquoi son développement artistique conserva des traces des difficultés particulières qu'il rencontra et il résulta de ce fait une singulière confusion. Une action dramatique intime – et toute passion se développe sous une forme dramatique – cherchait péniblement à revêtir un aspect nouveau, mais le plan rationnel de la musique de sentiment s'y opposait et prenait presque l'air et le ton de la moralité offensée vis-à-vis d'une innovation immorale. Il semble parfois que Beethoven se soit imposé la tâche si pleine de contradictions de faire parler le pathos avec les seules ressources de l'éthos. Mais cette supposition ne suffirait pas à expliquer les dernières œuvres de Beethoven, les plus considérables. Et véritablement, pour décrire la grande courbe de la passion, il trouva un moyen nouveau; il choisit sur l'ensemble du tracé certains points déterminés qu'il accentua avec une minutieuse précision, de telle sorte qu'ils puissent servir de points de repère à l'auditeur, pour deviner la direction générale de la ligne. A première vue, cette nouvelle forme faisait l'effet d'un assemblage de plusieurs pièces de musique, dont chacune, prise isolément, représentait, en apparence, un état d'âme constant, mais qui n'était, en réalité, qu'un moment passager dans le cours dramatique de la passion. L'auditeur pouvait s'imaginer qu'il n'entendait que d'ancienne musique, exprimant des états d'âme, avec la seule différence que le rapport entre les diverses parties constituantes était devenu pour lui incompréhensible, et ne pouvait plus s'exprimer que par la loi des contrastes.

Les musiciens de second ordre eux-mêmes commencèrent à mépriser l'obligation de faire de toute composition artistique un édifice complet; dans leurs œuvres, la succession des différentes parties prit un caractère arbitraire. L'invention d'une expression large de la passion fut si mal comprise qu'elle ramena le compositeur à l'ancienne phrase musicale détachée de l'ensemble et évoquant un sujet quelconque, et la tension réciproque des différentes parties disparut complètement. Voilà pourquoi la symphonie ne fut plus, après Beethoven, qu'une création si singulièrement confuse, surtout lorsqu'elle s'efforçait encore par moments de bégayer le langage pathétique de Beethoven. Les moyens ne sont pas en rapport avec l'intention, et l'intention, à tout prendre, n'est pas claire pour l'auditeur, parce qu'elle a toujours été dépourvue de clarté pour le cerveau même où elle a pris naissance. Cependant, plus un genre de composition est élevé, difficile et plein d'exigences, plus il est indispensable que l'on ait à dire quelque chose de bien déterminé et qu'on l'exprime de la façon la plus claire.

C'est pour cette raison que les efforts constants de Wagner tendaient à découvrir tous les moyens capables de favoriser la clarté. Il lui fallait avant tout se détacher des contraintes et des prétentions de l'ancienne musique des états d'âme et faire parler à sa musique, processus mélodieux du sentiment et de la passion, un langage qui ne pût donner lieu à aucune équivoque. Si nous considérons ce qu'il est parvenu à accomplir, il nous semble que ce qu'il a réalisé dans le domaine de la musique correspond à ce qu'a fait dans le domaine de l'art plastique l'inventeur du groupe détaché. Comparée à celle de Wagner, toute la musique antérieure paraît contrainte et timide, comme si elle ne pouvait se montrer sous toutes ses faces et qu'elle fût prise d'une sorte de honte. Wagner saisit chaque degré et chaque nuance du sentiment avec la plus sûre précision. Sans crainte qu'elle lui échappe, il prend en main l'émotion la plus délicate, la plus lointaine et la plus subtile et il sait la retenir, comme si elle avait pris corps, tandis que tout autre que lui n'y verrait qu'un éphémère papillon que flétrit le moindre attouchement. Sa musique n'est jamais indéterminée, jamais fugace; tout ce qui parle par sa voix, que ce soit l'homme ou la nature, est animé d'une passion rigoureusement individualisée; la tempête et la flamme elles-mêmes revêtent chez lui la force irrésistible d'une volonté personnelle. Au-dessus de ces êtres qui font entendre leur voix, au-dessus de la lutte des passions qui les agitent, au-dessus du tourbillon des contradictions, plane une puissante intelligence symphonique, inspirée par une raison supérieure, qui, du sein de la guerre, fait naître sans cesse la concorde. La musique de Wagner, dans son ensemble, est une image du monde tel que le concevait le grand philosophe d'Ephèse, harmonie engendrée par la lutte, union de la justice et de l'inimitié. J'admire la faculté de calculer la ligne majeure de passions individuelles qui toutes suivent une courbe différente; et je vois la preuve de cette faculté dans chaque acte des drames de Wagner, qui raconte côte à côte l'histoire particulière d'individus différents et celle qui leur est commune à tous. Dès le début nous sentons que nous sommes en présence de courants opposés, mais aussi d'un fleuve puissant qui les domine tous. Ce fleuve coule tout d'abord irrégulièrement sur des écueils invisibles; parfois ses ondes semblent vouloir se séparer violemment et suivre des directions différentes. Peu à peu nous voyons leur mouvement devenir plus fort et plus rapide; l'agitation tumultueuse a passé au calme imposant d'un large mouvement vers un but encore inconnu; et soudain, lorsque le dénouement est proche, le flot se précipite de toute sa masse vers l'abîme, avec un désir fatal du gouffre et de ses fureurs. Jamais Wagner n'est davantage lui-même que lorsque les difficultés s'accumulent et qu'il peut agir dans des conditions tout à fait grandioses avec l'allégresse du législateur. Transformer en rythmes d'une grande simplicité des éléments déréglés et rebelles, réaliser une volonté unique au milieu d'une multiplicité déroutante de prétentions et d'exigences – tels sont les devoirs pour lesquels il se sent né, dans l'exercice desquels il a la conscience de sa liberté. Pour ces devoirs jamais les forces ne lui manquent, jamais il ne perd le souffle avant d'arriver à son but. Il s'est efforcé de s'imposer les règles les plus rigoureuses avec la même persévérance que d'autres mettent à alléger leur fardeau. La vie et l'art lui pèsent, lorsqu'il ne peut pas jouer à loisir avec leurs problèmes les plus ardus. Qu'on considère seulement le rapport de la mélodie chantée avec la mélodie de la langue parlée et comme Wagner considère l'élévation, la force et la mesure du langage humain, lorsque l'homme parle avec passion, comme le modèle naturel qu'il s'applique à transformer en art. Qu'on considère ensuite l'adaptation d'une telle passion mélodieuse à l'ensemble symphonique de la musique et l'on pourra se rendre compte des difficultés extraordinaires que Wagner a dû vaincre. Sa fertilité d'invention dans les grandes et les petites choses, l'omniprésence de son intelligence et de son application sont telles que l'on pourrait croire, en parcourant une partition de Wagner, qu'il n'y avait jamais eu, avant lui, de vrai travail et de véritable effort. Il semble que, pour le dramaturge, la vertu par excellence est le renoncement à soi-même. Mais il pourra probablement objecter que ceux-là seuls sont affligés de peines qui ne sont pas encore libérés. La vertu et le bien sont faciles.

Considéré dans son ensemble comme artiste, Wagner, si l'on veut le rapprocher d'un type connu, a quelque chose de Démosthène. Le terrible sérieux qu'il met au service de sa cause, la sûreté avec laquelle il s'empare chaque fois de cette cause, alors que sa main s'en saisit et la retient comme si elle était de fer, voilà des qualités de Démosthène! Et comme Démosthène encore, Wagner cache son art ou le fait oublier, en nous contraignant à penser à la cause qu'il défend; et pourtant il est, lui aussi, la dernière et la plus haute manifestation mettant fin à toute une série de puissants génies artistiques et il aurait par conséquent plus à cacher que ceux qui sont venus les premiers dans la série. Son art agit comme la nature, comme s'il était la nature restaurée et retrouvée. Il n'y a chez lui rien de pompeux, alors que tous les musiciens qui l'ont précédé aimaient à l'occasion à jouer de leur art et à faire parade de leur virtuosité. En face de l'œuvre wagnérienne, on ne songe ni à ce qui est intéressant, ni à ce qui est divertissant, ni à Wagner lui-même, ni à l'art en général; on sent seulement ce que cet art a de nécessaire. Personne ne pourra jamais calculer de quelle abnégation, de quelle rigueur, de quelle unité de volonté l'artiste eut besoin au moment où son génie était encore en plein développement, pour être à même de faire ensuite, à l'époque de sa pleine maturité, ce qui était nécessaire qu'il fît, et de le faire avec une joyeuse liberté, à chaque moment de son inspiration. Il suffit que nous sentions, dans certains cas particuliers, combien sa musique se soumet, avec une résolution presque impitoyable, aux péripéties du drame, qui apparaissent elles-mêmes inflexibles comme le destin, tandis que l'âme ardente qui remplit ce drame brûle du désir d'errer parfois sans entrave dans le chaos et dans le libre espace.

Vanusepiirang:
12+
Ilmumiskuupäev Litres'is:
28 oktoober 2017
Objętość:
290 lk 1 illustratsioon
Tõlkija:
Õiguste omanik:
Public Domain

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Autori teised raamatud