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Loe raamatut: «Souvenirs d'une actrice (2/3)», lehekülg 6

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Elle avait une si intime conviction qu'elle devait bientôt rejoindre ses enfans, qu'elle ne les regrettait plus. Talma la voyait aussi souvent que ses occupations le lui permettaient. Un jour qu'elle paraissait plus tranquille, elle lui dit:

– Voulez-vous venir dîner avec moi jeudi prochain, cela me fera grand plaisir?

– Jeudi, je ne le peux, mais lundi pour sûr.

– Eh bien! lundi.

Ils se quittèrent avec une sorte d'émotion, et malgré sa faiblesse, elle l'accompagna aussi loin qu'elle le put voir. Il retourna plusieurs fois la tête et lui fit un dernier adieu de la main. Fidèle à sa promesse, il revint le lundi; mais quels furent son effroi et sa stupeur en trouvant le cercueil de cette pauvre femme sous la porte cochère. Il fut tellement frappé de cette mort si prompte, qu'il tomba dans une espèce de spleen. Il ne pouvait se dissimuler qu'il était la première cause de sa mort.

Elle mourut en 1805. Je n'étais pas à Paris. J'en éprouvai bien du regret, car c'était une amie comme on n'en rencontre pas deux fois dans le cours d'une longue vie.

IX

M. Audras, homme de confiance de M. de Talleyrand. – Son originalité. – Le vieux Durand. – Un départ pour l'étranger. – Mayence. – Francfort. – Le général Augereau. – M. Haüy. – Mon oncle et ma tante.

Je rencontrais souvent la marquise de la Maisonfort chez madame de P…; c'était une charmante personne. Son mari avait émigré en 1791. Comme la plus grande partie de la fortune venait de la marquise, elle était demeurée en France pour conserver ses propriétés. M. de la Maisonfort était au service du duc de Brunswick; c'était en qualité d'envoyé de cette cour qu'il était en Russie.

Lorsque je dus partir pour aller dans ce pays, la marquise me dit qu'elle me donnerait une lettre pour son mari.

– C'est un galant chevalier, ajouta-t-elle, toutes les dames se l'arrachent; il pourra vous être utile auprès d'elles.

Elle me conseilla en même temps d'emporter le plus de lettres de recommandation que je pourrais m'en procurer, chose indispensable lorsqu'on voyage à l'étranger.

Je rencontrais souvent dans la société une espère d'original qui y était très recherché, M. Audras.

C'était un gros homme d'assez peu d'apparence et auquel l'on n'aurait certainement pas pris garde, si l'on n'eût su d'avance qu'il était l'ami de M. de Talleyrand, et la personne en laquelle il avait le plus de confiance, et qui faisait toutes ses affaires. M. Audras était l'homme le plus fantasque du monde, ne se gênant pour personne et s'embarrassant fort peu, lorsqu'il était dans un salon, de plaire ou de déplaire; il laissait apercevoir sans se gêner tout l'ennui que lui causait tel ou tel personnage; alors il se retirait dans un coin, s'étendait sur un canapé, et appelait à lui ceux avec lesquels il voulait causer. Il était d'une franchise souvent peu polie, mois on lui passait tout. C'est à ces caractères-là que l'on accorde ce privilège, tandis que l'on est exigeant et susceptible pour les autres. Il m'avait prise dans une sorte d'affection, sauf à dire souvent devant moi qu'il détestait les femmes maigres; mais comme il était d'un embonpoint assez disgracieux, je lui rendais ses aimables observations par des contrastes.

« – Je le crois bien, lui disais-je, par la même raison je n'aime pas les gros hommes, surtout lorsqu'ils sont mal faits et impolis.»

Alors il se mettait à rire. Il aimait assez qu'on lui répondît, et il ne s'en fâchait jamais.

Une fois sa brusquerie et son originalité acceptées, il ne manquait pas de succès, car il était fort amusant. On recherchait son approbation et sa franche amitié qu'il n'accordait pas du reste facilement. Nous étions toujours lui et moi en guerre ouverte; comme je l'ai déjà dit, il m'aimait assez, parce que je n'avais pas peur de lui, et que j'étais toujours prompte à la réplique.

« – Je me tiens sur la défensive, lui disais-je, je n'attaque pas; mais je ne me laisse point attaquer. Il me provoquait et ne faisait que rire d'une réponse piquante. Nous nous quittions quelquefois brouillés; mais c'était moi qui boudais. Le lendemain, il m'écrivait une lettre charmante, pleine de grâce et de finesse. On était vraiment surpris qu'un esprit aussi aimable parfois pût se trouver sous une semblable enveloppe. Aussi lui disais-je que j'étais persuadée qu'il était sous l'influence d'une mauvaise petite fée qui nous le rendrait un jour sous sa forme première.»

Comme je devais séjourner quelque temps à Hambourg, où j'avais des affaires à terminer avant de m'embarquer, M. Audras me dit qu'il m'adresserait à quelqu'un qui pourrait m'être fort utile; cela me fit d'autant plus de plaisir que je ne connaissais personne dans cette ville, et que des recommandations sont chose indispensable à l'étranger. La veille de mon départ il vint me voir et me faire ses adieux.

– M'apportez-vous votre lettre pour Hambourg? lui dis-je.

– Une lettre?

– Oui.

– Ah! c'est inutile, vous demanderez le vieux Durand.

– Mais où, et dans quel quartier de la ville loge-t-il. Donnez-moi du moins son adresse et un mot qui lui annonce que je viens de votre part.

– Cela n'est pas nécessaire; demandez, comme je vous le dis, le vieux

Durand.

Je crus que c'était une de ces lubies comme il lui en prenait souvent; je n'insistai pas davantage, et je n'y pensai plus.

Jusqu'à cette époque, je n'avais quitté la France que pour le voyage que j'avais fait en Belgique: c'était un précédent peu encourageant. Je ne partais point en touriste pour décrire les sites, les paysages, le ciel bleu et les arbres verts; assez d'autres l'ont fait avant moi en style pittoresque et élégant. Je ne dirai donc que les incidents et les événements qui se rencontrèrent sur mon chemin. Je voyageais comme une artiste, allant chercher la fortune, ou tout au moins l'aisance que j'avais perdue et que j'espérais retrouver ailleurs: léger bagage que l'espérance! quand la moindre circonstance peut influer sur votre destinée et sur les talents que vous allez exploiter. Aussi mes descriptions seront-elles moins poétiques que celles de nos aimables touristes. Je tâcherai de remplacer les tableaux par la réalité, si voir c'est savoir, comme le dit un vieil adage.

Je commencerai donc par Mayence et Francfort. Je passai le magnifique pont placé sur le Rhin, ce beau fleuve dont les bords fleuris sont si admirables en été, et les glaces si effrayantes en hiver! surtout lorsqu'il faut les traverser dans un frêle esquif, et qu'il faut éloigner les glaçons avec des pieux ferrés pour les empêcher de fondre sur votre barque, et de vous engloutir.

À cette époque les chemins étaient presqu'impraticables en Allemagne. Lorsqu'on n'avait point de voiture, on était obligé de se servir de celles que l'on décorait du nom d'extra-poste. Ce n'étaient la plupart du temps que de mauvaises charrettes, sur lesquelles on plaçait un banc à dossier. Ces voitures entièrement découvertes ne vous mettaient à l'abri ni de la pluie ni du soleil. On m'avait prévenue à Mayence de tous les désagréments de ce voyage; mais la réalité surpassa mon attente.

Lorsque je fus au moment d'entrer à Francfort, sur cette abominable charrette, plutôt faite pour transporter du fumier que des créatures humaines, j'eus un moment de désespoir! Il me semblait que tout le monde allait regarder mon entrée comme une chose extraordinaire; que je ne pourrais jamais marcher dans cette charmante ville, aux rues si larges et décorées de si belles maisons et de si beaux magasins, sons être reconnue pour la dame à la charrette; que chacun allait me montrer au doigt et qu'on ne voudrait me recevoir dans aucun hôtel. Les femmes sont étranges dans la jeunesse, elles croient qu'elles ne peuvent paraître nulle part, sans qu'on s'occupe d'elles et qu'elles ne fassent une sorte de sensation, soit en bien, soit en mal, mais elles ne peuvent se résigner à passer inaperçues.

J'arrivai à la porte de l'hôtel d'Angleterre, sans que le flegme germanique en fût troublé le moins du monde; personne ne prit garde à moi, et je fus aussi bien reçue par le maître que si je fusse venue en berline; je dirai même qu'il me fit payer tout aussi cher.

Lorsque je fus installée, reposée de cette horrible fatigue, je me fis conduire chez mon oncle qui avait quitte le duché de Deux-Ponts depuis l'entrée de l'armée française.

Mon oncle, qui ne m'avait vue que dans mon enfance, m'accueillit avec bonté. Depuis qu'il avait quitté les Deux-Ponts et perdu sa fortune, il s'était établi à Francfort, où il donnait des leçons de mathématiques, et ma tante, excellente musicienne, élève des grands maîtres de l'école allemande, donnait des leçons de chant. Ils jouissaient d'une grande considération et faisaient fort bien leurs affaires, mais ils n'en regrettaient pas moins leur duché, car ce n'était plus la manière de vivre à laquelle ils étaient accoutumés.

Ils me conduisirent au Casino, où se réunit toute la société élégante de Francfort; c'est dans cette belle salle que se donnent les concerts. Comme je n'avais avec moi que des toilettes de voyage, et qu'en 1806 on portait des robes à demi-queue, même en négligé, je me mis dans un endroit retiré, pour n'être pas remarquée, ce qui arrive presque toujours lorsque l'on voit une étrangère, venant de Paris surtout.

J'entendis tout à coup un bruit sourd causé par l'entrée du général Augereau, qui était alors comme vice-roi de Francfort. Il était suivi de son brillant état-major, composé de jeunes gens des grandes familles. Leur éducation et leurs manières contrastaient beaucoup avec celles de leur chef; mais c'était une espèce de coquetterie de nos généraux de l'empire de s'entourer ainsi; leur haute réputation militaire couvrait suffisamment ce qui manquait à l'éducation privée de quelques-uns d'entre eux.

Après le premier intermède, on se leva, et le général, m'ayant aperçue, me reconnut et enjamba les bancs pour venir à moi.

– Comment, madame, me dit-il, vous êtes à Francfort, et vous ne m'avez pas fait l'honneur de venir me voir?

Je m'excusai sur le peu de temps que j'avais à rester dans cette ville, où je n'étais demeurée que pour ma famille.

– Je ne me paie point de cette raison, et j'espère bien que j'aurai l'avantage de vous avoir demain à dîner, ainsi que monsieur et madame Fleury.

Je m'excusai encore sur ma toilette de voyageuse; mais il n'en tint compte, et comme sa superbe habitation était à quelques milles de la ville, il me demanda la permission de m'envoyer chercher. Mon oncle me fit signe d'accepter; quant à ma tante, pour rien au monde elle ne voulut m'accompagner: elle avait en horreur tous ces militaires qui étaient venus ravager son duché des Deux-Ponts, et elle les confondait tous dans le même anathème. M. Fleury ne les aimait pas trop non plus; mais il ne voulut pas me laisser aller seule, pour la première fois du moins. Il vint donc le lendemain à mon hôtel d'Angleterre, et bientôt nous vîmes arriver un superbe landau à quatre chevaux, et deux jeunes aides-de-camp à cheval, qui venaient nous chercher. Nous brûlions le pavé; tous les chapeaux se levaient à notre passage. Je riais en moi-même, en pensant que c'était au landau du général que s'adressaient ces honneurs, et je comparais cette course triomphale avec la charrette dans laquelle j'avais fait mon entrée à Francfort. Jeu bizarre de la fortune! Nous trouvâmes chez le général des ambassadeurs et tous les grands dignitaires du pays; mais celui que nous fûmes charmés de rencontrer parmi eux, fut M. Haüy, l'instituteur des aveugles, qui allait en Russie, où il était appelé par l'empereur Alexandre. C'était un homme très remarquable. Mon oncle et lui étaient bien faits pour s'apprécier, et, comme la femme de M. Haüy était avec lui, nous allions ensemble chez le général, où je faisais de la musique presque tous les soirs; car, parmi ces messieurs, il y avait d'excellents amateurs.

Je quittai ces bons parents, que j'avais si peu connus, au moment où j'étais d'âge à les apprécier et lorsqu'ils venaient de me revoir avec tant d'intérêt.

X

Mon arrivée à Hambourg. – Le vieux Durand. – M. de Bourienne. – Les émigrés français, commerçants à Hambourg. – Mon arrivée à Saint-Pétersbourg. – Le marquis de la Maisonfort. – La princesse Serge Galitzine. – La princesse Nathalie Kourakine. – Le comte Théodore Golofkine.

Arrivée à Hambourg, quelques Français de ma connaissance vinrent me voir. C'étaient des émigrés qui s'étaient faits négociants.

– Comment, me dit-on, n'avez-vous pas demandé des lettres de recommandation, il n'y a pas de pays où l'on en ait plus besoin.

– Je ne connaissais personne, répondis-je, qui pût m'en donner, excepté

M. Audras.

– M. Audras! celui qui fait toutes les affaires de M. Talleyrand?

– Justement!

– Eh bien! c'était lui qui pouvait vous être le plus utile ici.

– Mais ne savez-vous donc pas que c'est un original! il se met dans la tête des lubies dont on ne peut jamais le faire départir. Savez-vous ce qu'il m'a dit lorsque je l'ai prié de m'adresser à quelqu'un? – Vous demanderez le vieux Durand. L'on m'aurait prise pour une folle comme M. Audras.

– Le vieux Durand! mais c'est ce qu'il vous faut, il peut tout ici. C'est la plus belle connaissance qu'il ait pu vous donner. Un millionnaire, un homme excellent d'ailleurs, et qui jouit de la plus grande considération. Il est l'ami intime de M. Audras.

– Il me suffira de demander le vieux Durand et il ne se fâchera pas?

– Mais non.

– Il paraît que ce nom est aussi puissant à Hambourg, que celui d'Ilbondokani, du Calife de Bagdad.

Le lendemain je fus chez le vieux Durand, qui me reçut parfaitement; il me rendit tous les services dont j'eus besoin, et m'aplanit toutes les difficultés qui se présentèrent sur mon chemin.

Son abord n'était pas imposant: il avait l'air d'un ancien drapier de la rue Saint-Denis, retiré du commerce. Il allait toujours à pied, un parapluie sous le bras, mais il avait une voiture pour ses amis et pour les dames qui lui faisaient l'honneur de venir dîner chez lui (comme il me le dit fort obligeamment). Il recevait tout ce qu'il y avait de personnes marquantes à Hambourg. Je dînai chez lui avec M. de Bourienne, qui paraissait avoir de l'humeur contre le gouvernement français, quoiqu'il fût au service de la France.

– Les artistes quittent la France pour l'étranger, me dit-il, cela ne prouve pas qu'ils y soient heureux.

– Cela prouve aussi qu'ils sont trop nombreux et qu'ils ne peuvent pas tous être au premier rang, lui répondis-je.

Le vieux Durand recevait tous les émigrés qui lui étaient recommandés. Ceux que je rencontrai à l'étranger avaient changé d'état, souvent d'une manière fort bizarre. Un maistre-de-camp était marchand de vin, un colonel tenait un café, d'autres faisaient ce qu'on appelait des affaires. Le marquis d'Osmont, ambassadeur à Londres, nous à raconté qu'il ne faisait pas d'autre industrie que de raccommoder des parapluies.

Je vis chez le vieux Durand un chevalier de Saint-Louis, homme fort aimable, dont M. Durand faisait grand cas. Il voyageait pour des affaires de commerce, et connaissait parfaitement la Russie. On m'assura un passage sur le vaisseau à bord duquel il devait partir, et l'on me recommanda particulièrement à ses soins.

Je souffris beaucoup dans le voyage. Enfin, après bien des fatigues, j'arrivai à Saint-Pétersbourg. J'apportais de Paris les plus élégantes toilettes, les modes les plus nouvelles. Qui aurait dit, en voyant cette belle dame descendre de voiture, parée d'un châle de cachemire, d'un voile d'Angleterre sur un très beau chapeau de paille d'Italie[15], que le joli petit sac qu'elle tenait à la main renfermait toute sa fortune… Vingt ducats de Hollande, à huit cent lieues de mon pays, de ma famille, de mes amis, et dans une ville où je ne connaissais personne; car celles auxquelles j'étais recommandée étaient dans leurs terres ou en voyage.

Je ne perdis pas courage. Je me rappelai qu'en partant de Paris, une dame m'avait priée de me charger d'une lettre pour sa soeur, marchande de mode sur la perspective de Newsky. Je pensai qu'elle pourrait peut-être me donner les renseignements dont j'avais besoin. Comme j'étais dans ce moment sur le canal de la Moïka, et qu'il fallait le traverser en bateau, je renvoyai ma voiture. Je réfléchissais à la manière dont je m'y prendrais pour me faire comprendre de ces mariniers, lorsqu'un monsieur qui m'examinait fort attentivement m'offrit ses services.

C'était le docteur Legros, excellent chirurgien, et, de plus, homme d'esprit, ce qui ne gâte rien. Nous avons ri souvent de notre première rencontre sur les bords escarpés de la Moïka. Il me conduisit chez cette dame qui m'accueillit comme une bonne compatriote, et m'offrit ses services.

Elle me combla de prévenances et m'apprit que M. de la Maisonfort était en ville. Je lui écrivis pour le prévenir que j'avais une lettre pour lui.

Comme j'avais donné mon adresse chez une marchande de modes, il pensa que j'étais venue à Saint-Pétersbourg pour être demoiselle de magasin; il ne crut donc pas devoir agir avec beaucoup de cérémonie. Quoique M. de la Maisonfort ne fût plus jeune, c'était encore un de ces charmants Français de l'ancien régime, de ces caractères légers à la Bièvre; il passait pour un homme d'esprit, et il avait fait quelques mauvaises pièces et de jolies chansons. Il arriva le lendemain, et s'annonça d'une manière assez bruyante. Étant à broder dans une pièce voisine du magasin, j'entendis qu'il disait:

« – Une dame qui doit me remettre une lettre, elle aurait bien pu me l'envoyer. Où donc est-elle, cette dame?»

Je me levai pour le recevoir, et lui dis avec beaucoup de dignité:

« – Cette lettre est de madame de la Maisonfort, monsieur le marquis; comme il n'y est question que de moi, j'ai dû vous la remettre moi-même.»

Madame de la Maisonfort faisait de moi un éloge que la modestie m'empêche de répéter, mais qui produisit sur son mari une métamorphose complète.

– Je suis trop heureux, madame, que la marquise de la Maisonfort m'ait procuré l'avantage de pouvoir faire quelque chose pour une personne à laquelle elle s'intéresse aussi vivement. Je suis assez répandu dans la société russe pour pouvoir vous y être utile.

M. de la Maisonfort me quitta en me disant qu'il allait réfléchir à ce qui pourrait me convenir le mieux. – J'aurai l'honneur de vous revoir dans quelques jours, ajouta-t-il.

Il revint en effet; il avait parlé de moi à la maréchale Koutouzoff, à la princesse Nathalie Kourakine, mais surtout à la princesse Serge G… C'était sur elle qu'il réunissait tous ses projets pour moi. Elle avait témoigné un grand désir de me connaître, d'après ce que lui avait dit M. de la Maisonfort. Il vint donc me prendre le lendemain pour me conduire à la Carpofka, maison de campagne de la princesse, à quelques verstes de la ville.

– C'est une charmante personne, me dit-il, chemin faisant, fort instruite, qui a beaucoup voyagé, une personne d'un grand nom; mais elle a quelque chose d'original; elle ne fait rien comme une autre, et rarement on la voit dans le jour. On se réunit chez elle à minuit, on soupe à deux ou trois heures du matin, et l'on ne se sépare qu'au grand jour.

Nous fûmes reçus par la comtesse Wraschka, dame polonaise qui demeurait avec elle: c'était une personne charmante, remplie de grâce, et possédant des talents d'agrément.

Après le déjeuner elle me fit voir le jardin et de jolis kiosques placés sur les îles. Cette campagne était ravissante, comme toutes celles des alentours de Saint-Pétersbourg. M. de la Maisonfort était retourné en ville. La princesse, en ma faveur, descendit un peu plus tôt que de coutume. Je trouvai que le portrait qu'on m'avait fait d'elle n'était pas flatté. Ses beaux cheveux d'un noir d'ébène, si soyeux et si fins, tombaient en boucles sur un cou bien arrondi; sa figure était pleine de charme et d'expression; il y avait un mol abandon dans sa taille et dans sa démarche, qui n'était pas sans grâce; et lorsqu'elle levait ses grands yeux noirs, on retrouvait cet air inspiré que lui a donné Gérard dans un de ses beaux tableaux où il l'a représentée.

Lorsque je la vis arriver au jardin, elle était vêtue de mousseline de l'Inde qui se drapait élégamment autour d'elle. Dans aucun temps sa mise n'a été semblable à celle des autres femmes; mais, jeune et belle comme elle l'était alors, cette simplicité des statues antiques lui seyait à merveille. Elle m'adressa les choses les plus obligeantes et m'engagea à venir tous les jours.

– Je ne sais pas encore, me dit-elle, si je passerai l'hiver à

Saint-Pétersbourg; j'ai le projet d'aller en Grèce et à Constantinople.

Aimeriez-vous à faire ce voyage?

Je l'assurai que j'en serais enchantée, et qu'il me serait extrêmement agréable. La princesse se retira chez elle, car elle paraissait rarement à dîner, et je restai avec madame Wraschka. La promenade, la lecture et la causerie nous occupèrent jusqu'au moment où le monde commença à arriver. Nous étions dans un cabinet d'étude donnant sur le jardin; une petite bibliothèque, des portefeuilles, des gravures, une multitude d'instruments de musique auxquels la princesse ne touchait presque jamais, et quelques corbeilles de fleurs, en faisaient l'ornement. Elle ne pinçait de la harpe ou de la guitare que lorsqu'elle était seule; elle n'en faisait jamais jouir les autres.

Le prince d'E… nous a raconté que, pendant une saison de Toeplitz, où était la princesse, on l'avait vainement sollicitée de chanter la Belle de Scio; qu'on s'était mis à ses genoux, qu'on avait employé toutes les séductions sans pouvoir rien obtenir; mais que, quand tout le monde se fut retiré, et qu'elle supposa qu'on était enseveli dans un profond sommeil, elle ouvrit ses fenêtres, prit sa harpe, et se mit à chanter non-seulement le morceau pour lequel on l'avait vainement sollicitée, mais une foule d'autres, et finit par réveiller tous ses voisins.

La princesse ne parut que lorsque tout le monde fut rassemblé. On servit des mousses de chocolat, des fruits glacés. On se répandit çà et là dans les jardins, au bord des îles. Nous étions alors en juin, le plus joli mois de l'année en Russie, et où il n'y a pas de nuits, le soleil se couchant vers dix heures et demie du soir, le crépuscule commençant à minuit.

Lorsque M. de la Maisonfort, qui était revenu, me ramena en ville, il faisait grand jour. Il fut convenu que dorénavant on m'enverrait une voiture pour me conduire chez ces dames.

Ce fut chez elles que je rencontrai cette charmante princesse Nathalie Kourakine, et le comte Théodore Golofkine, qu'on aimait tant à Paris, et qui ont fait le charme de la société, pendant leur séjour en France. Comme ils recherchaient les artistes et les gens de lettres, on les rencontrait souvent aux soirées du madame Lebrun-Vigée et du peintre Gérard. Ils avaient l'un et l'autre des talents que l'on ne trouve pas toujours chez les personnes du grand monde. La princesse Nathalie était excellente musicienne, composait de fort jolies romances et jouait de plusieurs instruments. Le comte était littérateur agréable, et dessinait très bien pour un amateur. Il avait été ambassadeur à Naples, et parlait parfaitement l'italien.

Il avait la réputation de dire rarement la vérité; mais ses mensonges étaient si spirituellement racontés, qu'on ne pouvait lui en vouloir d'improviser des romans comme tant d'autres en composent avec la plume, et qui souvent ne sont pas aussi amusants.

Lorsque je vis pour la première fois le comte Théodore Golofkine, je le pris pour un Français. Il m'a assuré depuis qu'il en avait été extrêmement flatté. Le fait est que, connaissant alors peu de Russes, je ne m'étais pas aperçue que la plupart s'énoncent avec grâce, facilité, et qu'ils parlent notre langue avec beaucoup de pureté. Mais la petite gloriole et l'amour du pays font que l'on est toujours tenté de s'approprier ce que l'on trouve de remarquable chez les autres. Je voyais souvent le comte Théodore pendant mon séjour à Pétersbourg, et lorsqu'il vint à Moscou j'étais depuis long-temps admise dans la maison de sa femme, la comtesse Golofkine, ce qui me mit à même d'apprécier mieux encore les qualités aimables de son mari.