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Loe raamatut: «Anatole, Vol. 2», lehekülg 3

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CHAPITRE XXXI

Le bruit d'une voiture qui entrait dans la cour réveilla madame de Nangis de l'espèce d'anéantissement qui avait succédé à sa colère; elle craignit de se faire voir dans le désordre où elle était, et s'empressa d'ordonner qu'on éloignât, sous un prétexte quelconque, la visite qui arrivait: mais on lui répondit que le carosse dont elle avait entendu le bruit, était celui de M. le comte, qui venait de rentrer. En effet, le comte arrive presque aussitôt. Frappé de l'altération qu'il remarque sur le visage de sa femme, il lui en demande la cause: elle hésite à répondre; son mari insiste; elle se trouble encore davantage; et la nécessité de sortir d'embarras venant ajouter au desir de se venger, la comtesse feint de trahir avec peine le secret de sa belle-sœur. Elle raconte qu'un hasard, dont on ne doit accuser que la négligence de Valentine, a fait tomber entre ses mains la lettre qu'elle montre à M. de Nangis, et donne pour prétexte de l'émotion que son mari a remarquée, le chagrin profond que lui cause la conduite d'une personne qu'elle n'aurait jamais soupçonnée d'une pareille intrigue. Cette première dénonciation accueillie l'oblige à de nouveaux mensonges. Plus cette indigne action coûte à sa conscience, et mieux elle en veut assurer le prix. Enfin, l'esprit, la ruse, la trahison, la fausse pitié, tout fut employé pour abuser la tendresse d'un frère, et le porter à la plus coupable injustice.

Lorsque, par ses différentes insinuations, la comtesse eut exalté la colère de son mari contre Valentine, elle pensa que c'était le moment de les mettre en présence. La marquise venait justement de rentrer. Son frère la fit prier de se rendre auprès de lui. Elle arrive: à son aspect la comtesse frémit. Il lui semble que la preuve de ses torts est tout entière dans l'air innocent de Valentine, et que l'accusée n'a qu'à lever ses yeux pour se justifier de tant de calomnies.

«Connaissez-vous cette lettre? dit alors M. de Nangis, du ton d'un juge sévère.» – J'ignore ce qu'elle contient, reprit en balbutiant Valentine, qui avait déjà reconnu l'écriture d'Anatole. – Cependant elle vous est adressée, reprit le comte, et celui qui l'écrit se croit probablement assez connu de vous pour n'être pas obligé de la signer. – Ici la marquise prit la lettre des mains de son frère, en lut l'adresse, et lança à sa belle-sœur un regard de mépris qui ne laissa à la comtesse aucun doute sur le soupçon qui venait d'éclairer Valentine. Confuse de voir sa lâcheté devinée, elle n'en supporta la honte que dans l'espérance de jouir à son tour de la confusion où se trouverait sa rivale, en lisant les expressions de cet amour qu'elle voulait cacher, et en répondant à l'espèce d'interrogatoire que M. de Nangis ne manquerait pas de lui faire subir. Mais elle fut bien étonnée, lorsqu'elle s'aperçut que cette lecture, loin de troubler Valentine, sembler ranimer son courage, et calmer son agitation. Le comte, surpris lui-même de cette tranquillité, dit avec impatience: Eh bien! madame, daignerez-vous m'expliquer ce mystère, et m'apprendre si vous connaissez l'auteur de cette lettre? – Je pourrais avant tout, reprit la marquise avec dignité, demander comment il se fait qu'elle se trouve dans vos mains avant de m'être parvenue; mais je veux ignorer sur qui doit tomber le mépris attaché à de tels procédés. Votre âge, le titre de chef de notre famille, et plus encore, la tendresse que vous m'avez toujours témoignée, vous donnent sur moi les droits d'un père; et c'est au nom de ces droits que je consens à vous répondre avec toute la sincérité que vous devez attendre de mon caractère. Cette lettre m'était destinée, et j'en connais l'auteur. – Je desire infiniment savoir le nom de ce monsieur qui traite si bien de fat l'homme le plus aimable que je connaisse. – Son nom? Je l'ignore. – Quoi? s'écria la comtesse, en éclatant de rire d'une manière impertinente, vous ignorez le nom de celui qui veut vous suivre au-delà des mers? – Valentine ne daigna point faire attention à cette épigramme; mais elle en punit bientôt la comtesse, en la livrant à la plus cruelle inquiétude. Après s'être épuisé en sentences plus ou moins éloquentes sur l'extravagance des femmes, M. de Nangis dit à sa sœur; – «Il ne faut pas douter que l'amour de ce beau sylphe ne soit l'unique cause des refus que vous adressez à M. d'Émerange! – Non, répondit Valentine, cet amour n'est pas la seule cause de mon refus. – C'est pourtant de cette belle passion dont vous avez voulu parler, en nous assurant qu'un motif secret vous empêchait d'accepter sa main.» – En cet instant, les yeux de Valentine se tournèrent sur madame de Nangis, elle la vit dans l'attitude d'un coupable qui attend le prix de ses méchancetés. Un affreux tremblement agitait ses membres; elle écoutait d'un air avide les mots qui allaient sortir de la bouche de sa belle-sœur, et semblait implorer la pitié de sa victime. Il fallait s'être laissée entraîner à tous les torts d'une passion insensée pour méconnaître ainsi le cœur de Valentine; mais le premier châtiment de ceux qui renoncent à la vertu est de n'y plus croire. Aussi l'étonnement de madame de Nangis fut-il à son comble, lorsqu'elle entendit Valentine donner pour raison de son refus la différence de son caractère avec celui de M. d'Émerange, et beaucoup d'autres motifs, sans ajouter un mot qui pût faire soupçonner les sentiments de la comtesse. Ce procédé généreux, en dissipant sa crainte, la livra au remords; et rien ne saurait peindre ce qu'elle souffrit en voyant son mari s'animer de plus en plus contre sa sœur, et finir par l'outrager au point d'appeler du nom d'intrigue son intimité avec Anatole. Valentine avait supporté cette injure avec la résignation qui naît de l'innocence; mais quand elle se vit en même temps accuser de tous les manèges de la coquetterie envers le comte d'Émerange, la fierté de son ame se révolta de cette insulte. Elle déclara qu'aucune considération ne pouvait l'engager à souffrir les expressions du mépris de personne, pas même de son frère; et elle sortit en l'assurant que désormais il n'aurait plus l'occasion de la traiter avec tant d'injustice.

«Le voilà donc arrivé ce fatal moment que j'ai si souvent redouté! s'écria Valentine, quand elle fut seule. Mon imprudence et la plus indigne calomnie m'enlèvent jusqu'à l'estime de mon frère, je ne puis plus habiter sa maison, sans trahir l'horreur que m'inspire tout ce qui s'y passe. Il faut m'en éloigner; il faut quitter cette famille que j'avais regardée comme un asyle protecteur, et emporter avec moi le mépris et la haine de deux êtres sur qui j'avais placé mon respect et ma tendresse!» En se livrant à ces tristes pensées, Valentine fondait en larmes. Mais son attendrissement, loin d'affaiblir sa résolution, redoublait le desir qu'elle avait de cacher sa peine à tous les yeux. Dans ce dessein, elle écrivit au commandeur qu'un obstacle imprévu l'obligeait à renoncer au projet d'aller en Italie; qu'elle était à la veille de partir pour Saverny, où une affaire importante la rappelait, mais qu'elle desirait vivement le voir avant de s'éloigner de Paris. Le domestique chargé de porter ce billet eut ordre de n'en remettre la réponse qu'à la marquise elle-même. Cette réponse se fit attendre jusqu'à dix heures du soir; le domestique s'excusa de la rendre aussi tard, en disant qu'il s'était cru obligé d'aller la chercher jusque chez madame de Réthel, à Auteuil, ou M. de Saint-Albert devait dîner. Il ajouta, qu'en sortant de table le commandeur avait été pris subitement d'une attaque de goutte qui l'avait forcé de se mettre au lit. Le billet était écrit de la main de madame de Réthel, qui donnait à Valentine les détails de ce fâcheux accident, et l'engageait à venir s'établir quelques jours à Auteuil, pour adoucir par sa présence les maux de leur vieil ami. La plus sincère affection, la reconnaissance, tout fesait un devoir à Valentine de se rendre à cette invitation, qui lui offrait en même temps une occasion de prodiguer ses soins au seul protecteur qui lui restât, et un prétexte de s'éloigner de la maison de son frère.

Elle résolut de partir le lendemain, de grand matin, pour qu'on ne s'étonnât point dans la maison de ne lui voir faire ses adieux à personne, et chargea mademoiselle Cécile d'instruire les gens de la comtesse du motif qui la déterminait à se rendre sans délai chez madame de Réthel. Ces arrangements finis, Valentine essaya de prendre quelque repos, mais le sommeil ne vint point calmer ses sens en la délivrant du souvenir de ses peines. L'idée de reposer pour la dernière fois sous le toit fraternel remplissait son ame d'amertume: elle contemplait avec douleur cet appartement si élégamment orné pour la recevoir, où elle croyait passer sa vie au sein de sa famille. La place où elle relisait les lettres d'Anatole, la table sur laquelle elle y répondait, tout, jusqu'au petit fauteuil d'Isaure, excitait ses regrets. Le cœur attache tant de prix aux moindres objets qu'il va perdre! Valentine avait souvent desiré de n'être jamais venue dans ces lieux témoins de ses chagrins; mais il fallait s'en exiler pour toujours, et ses larmes coulaient à la seule pensée de ne les plus revoir. C'est ainsi que la cause de nos malheurs l'est quelquefois aussi de nos regrets.

CHAPITRE XXXII

Sept heures venaient de sonner, les chevaux étaient déjà à la voiture, et madame de Saverny, assise auprès d'une croisée, attendait en silence que mademoiselle Cécile eût fermé tous ses paquets pour se mettre en route; Antoinette venait à chaque instant demander s'il était nécessaire d'emporter telle robe ou tel chapeau, et mademoiselle Cécile s'empressait de lui répondre: «Cela est très-inutile, puisque madame ne doit rester que huit jours à la campagne.» Cette réponse fit soupirer Valentine, et la replongea dans une triste rêverie, dont elle sortit tout-à-coup en se sentant presser par les bras d'un enfant qui l'accablait de ses caresses. «Quoi, dit-elle, en embrassant Isaure, déja levée, chère petite! le bruit qu'on a fait dans la cour t'aura sans doute réveillée? – Oh! non, ma tante, reprit l'enfant; je savais que vous deviez partir de bonne heure; j'étais déja couchée depuis long-temps, lorsque mademoiselle Cécile est venue le dire hier soir à ma bonne: elles me croyaient endormie, et j'ai entendu tout ce qu'elles ont dit. Quand j'ai su que j'allais rester huit jours entiers sans voir ma bonne tante, j'ai voulu l'embrasser avant son départ. Mademoiselle Cécile avait souvent répété que les chevaux étaient commandés pour sept heures; je me suis dit: En comptant toutes les heures qui sonneront à la pendule, je me réveillerai à temps. En effet, j'avais si peur de me lever trop tard, que j'ai très-peu dormi. Quand j'ai entendu du bruit dans la maison, je me suis habillée tout doucement, et je suis vîte accourue ici. – Chère enfant, dit Valentine, en la baignant de ses larmes! – Tu t'en vas donc pour toujours? s'écria Isaure en voyant l'excès de la douleur de sa tante. – Non, je te reverrai bientôt, je l'espère. Ne m'oublie pas… Dis à ton père que je pars en pleurant… que je vous aime tous… et que je vous regretterai toute ma vie.» Ces paroles entrecoupees par des sanglots achevèrent de désoler Isaure. Elle se jeta au cou de Valentine, en pleurant aussi, et dit: «Encore, si j'avais ton portrait pour me consoler quand tu n'y seras plus! – Eh bien, qu'est-il devenu? demanda Valentine, avec une sorte d'inquiétude. – Je ne voulais pas vous le dire, reprit Isaure en baissant les yeux, mais l'autre jour, en jouant avec M. d'Émerange, la chaîne qui soutient le médaillon s'est cassée, et le verre s'est brisé en tombant par terre; j'ai bien pleuré quand j'ai vu ce malheur! Mais M. d'Émerange m'a promis que bientôt il n'y paraîtrait plus. Il a pris le collier en se chargeant de le faire raccommoder par son bijoutier, et il doit me le rendre la semaine prochaine: c'est encore bien long à attendre.» Valentine apprit avec peine que son portrait était entre les mains du comte, mais elle ne fit aucun reproche à Isaure de le lui avoir livré. Le mal était fait; il était inutile d'en apprendre les conséquences à une enfant trop innocente pour les comprendre. Elle se contenta de recommander à Isaure de ne plus s'adresser qu'à elle lorsqu'il s'agirait de confier son portrait. Mademoiselle Cécile vint en ce moment annoncer à sa maîtresse que tout était prêt. Valentine fit un effort pour s'arracher des bras d'Isaure qui voulait absolument la suivre, et ne consentit à la laisser partir qu'à la condition d'aller la rejoindre à Auteuil aussitôt que madame de Nangis en aurait accordé la permission. Quand il fallut se séparer de Love, les pleurs d'Isaure redoublèrent. Enfin on calma son chagrin par des cadeaux et des promesses; mais on ne put obtenir d'elle de la faire rentrer dans la maison avant que la voiture ne fût sortie de la cour; et Valentine était déjà bien loin, que la petite voix d'Isaure lui criait encore adieu.

Le premier soin de la marquise, en arrivant à Auteuil, fut d'instruire Anatole du séjour qu'elle comptait y faire, et d'une partie des raisons qui la contraignaient à s'éloigner de sa famille. La nécessité d'empêcher Anatole de lui adresser de nouvelles lettres à l'hôtel de Nangis, l'obligeait à lui apprendre le sort qu'avait eu la dernière; mais elle évita soigneusement de lui laisser soupçonner la véritable cause de cette indiscrétion, qu'elle mit sur le compte de la maladresse d'un laquais et d'une distraction de son frère. Elle parla seulement des justes reproches qu'il lui avait fallu supporter de la part de M. de Nangis, sur le tort de s'être ainsi compromise; et finit par dire que l'impossibilité d'expliquer sa conduite sans trahir un secret inviolable, lui avait fait prendre le parti d'attendre loin de son frère le moment où elle pourrait se justifier des soupçons qu'on osait concevoir contre elle. Mais, pour atteindre à ce but, il fallait s'imposer des sacrifices, et réduire aux plus simples expressions de l'amitié une correspondance qui n'aurait jamais dû être fondée sur un autre sentiment. C'était à cette seule condition que Valentine consentait à recevoir encore des lettres d'Anatole; et elle en parlait déjà comme d'une chose convenue, sans se douter qu'elle demandait l'impossible.

La douleur qui l'accablait se dissipa un peu à l'aspect du plaisir que causa son arrivée chez madame de Réthel. Le commandeur prétendit que la goutte pouvait s'amuser à ses dépens aussi long-temps qu'il plairait à Valentine de lui servir de garde-malade; «Car, disait-il en riant, qu'est-ce que cela me fait de souffrir, pourvu que je ne le sente pas.» Cette folie paraîtra bien sensée à tous ceux qui ont reconnu le pouvoir magique de la présence d'un ami sur les souffrances les plus aiguës.

Si la gaîté de M. de Saint-Albert avait bravé la maladie, elle s'éteignit bientôt en écoutant le récit des nouveaux chagrins de Valentine. Il s'indigna de la voir l'objet d'une persécution aussi peu méritée, et, dans son premier mouvement, il voulait écrire à M. de Nangis pour l'éclairer sur l'excès de son injustice, et lui prouver qu'il était de son honneur de la réparer. Mais Valentine le conjura de renoncer à ce projet, en lui démontrant l'impossibilité d'instruire son frère des calomnies dont elle était victime, sans lui en dénoncer les auteurs. «Je ne le persuaderais pas, ajoutait Valentine, il persisterait à me demander l'explication d'un mystère que je ne comprends pas moi-même; et le silence qu'il me faudrait garder sur plusieurs points envers lui, ajouterait encore à l'idée des torts qu'il me suppose. Je ne regagnerais point sa confiance, et sa femme la perdrait pour toujours. Le ciel me préserve de jeter dans cette famille les premières semences du trouble qui doit y naître un jour! J'en conviens, les reproches d'un frère pèsent cruellement sur mon cœur, mais ceux que je pourrais m'adresser l'oppresseraient bien plus encore! – Eh bien, soit, reprit le commandeur, je vous obéirai; mais promettez-moi de ne plus vous exposer à des scènes inévitables partout ailleurs qu'ici. Vous ne savez pas encore ce que l'on vous réserve, et le parti que la méchanceté va tirer d'une aussi belle circonstance; moi, je m'en doute, et j'exige que vous choisissiez cette retraite pendant l'orage. L'éclat que nous redoutions ne peut plus s'éviter. La vengeance d'un amour-propre tel que celui de M. d'Émerange doit être sanglante; puissent tous nos soins vous en mettre à l'abri. Mais il est de la plus grande importance qu'il ignore à jamais le nom de l'imprudent qui s'est permis sur son compte une injure impardonnable. Vous ne doutez pas de toutes ses recherches pour le découvrir. Joignez-vous à moi pour ordonner à Anatole de s'y soustraire en s'éloignant de vous. Il est persuadé que sa lettre n'est tombée qu'entre les mains de votre frère, et ne soupçonne pas que M. d'Émerange en ait eu connaissance. Profitons de son erreur pour lui demander au nom de votre repos un sacrifice que les peines qu'il vous cause vous donnent bien le droit d'exiger. Sur-tout plus de lettres, vous en voyez le danger. Il n'est point de secret qui y résiste. Fiez-vous à mon amitié du soin de dissiper ses inquiétudes sur votre sort. Calmez les agitations qui tourmentent votre ame, et laissez lui croire en partant que son absence est le prix de votre bonheur. – Disposez de moi, reprit en soupirant Valentine, je souscris d'avance à tout ce que votre sage bonté imaginera pour nous épargner de nouveaux malheurs. Mais je n'ai plus le courage qui soutient la volonté; ordonnez pour moi.» L'émotion de Valentine l'empêcha d'en dire davantage; elle sortit précipitamment pour cacher l'excès de sa faiblesse, et s'enfuit dans un des bosquets du jardin que le printemps commençait à parer, et là, sans s'apercevoir des bienfaits d'une saison charmante, Valentine s'écriait en pleurant: Il faut donc que je renonce à tout dans la nature!

CHAPITRE XXXIII

Si le démon de la jalousie enfante les querelles entre les plus tendres amants, celui de la vengeance sait réunir les plus fiers ennemis, et l'humanité s'afflige de voir les serments consacrés a cette furie, plus fidèlement gardés que les serments inspirés par l'amour. Depuis long-temps M. d'Émerange convaincu de son empire sur le cœur de madame de Nangis, dédaignait un succès facile que tout le monde lui croyait acquis. Uniquement occupé d'un triomphe plus flatteur pour sa vanité, la tendresse de madame de Nangis lui semblait importune. Mais le plus humiliant revers avait remplacé ce triomphe qu'il croyait certain. L'aveu de madame de Saverny, en reconnaissant la lettre présentée par son frère, prouvait assez la vérité; et la comtesse ne pouvait plus être accusée de mensonge. Enfin, l'homme le plus brillant de la cour, celui dont tant de femmes délaissées attestaient la séduction et l'inconstance, se voyait joué par la simplicité d'une femme de province, et insulté par un rival inconnu, dont l'obscurité semblait être le partage. Tant d'injures réunies demandaient une réparation éclatante; et comme la gloire d'un homme à la mode ne se soutient que par le déshonneur d'un grand nombre de victimes, c'est la perte de la réputation de madame de Saverny qui doit réhabiliter celle du comte d'Émerange.

Pénétré de cette idée, il se rend chez madame de Nangis, en obtient sans peine le pardon de ses torts; et, profitant de l'excès d'indulgence qu'inspire le retour au bonheur, il avoue que, séduit par les coquetteries de la marquise, il n'a pu se défendre d'un attrait passager pour elle; mais qu'ayant bientôt reconnu la différence du caprice au sentiment, il n'attendait plus qu'une occasion de rompre sans impolitesse, pour venir retomber aux pieds de la seule femme qu'il eût jamais aimée. Après ce perfide aveu, desirant offrir une preuve incontestable de la sincérité de son repentir, le comte sort d'un porte-feuille le portrait de Valentine, et le livre à la comtesse comme un sacrifice qui lui répond de la franchise de ses sentiments.

Dans tout autre moment la vue de ce portrait eût transporté de colère madame de Nangis; mais quand le coupable dont on pleurait l'abandon vient demander grace, s'indigne-t-on de quelque chose? Elle ne vit dans cette preuve d'infidélité que le plaisir d'en triompher; et son amour-propre satisfait trouva mille excuses aux torts de M. d'Émerange. Mais plus elle redoublait de clémence pour lui, et plus son ressentiment s'animait contre sa rivale. «Venir ainsi, disait-elle, afficher les dehors d'une conduite austère, parler de grands principes, se parer d'une candeur factice, et tout cela pour enlever à son amie l'affection qui fesait son bonheur, et sacrifier, l'amour d'un homme comme il faut à quelque aventurier! Certainement je ne me donnerai point dans le monde le ridicule de tolérer de semblables intrigues. M. de Nangis est bien libre d'approuver les nombreuses faiblesses de sa sœur; mais il ne peut m'obliger à jouer le rôle de confidente: aussi vais-je lui déclarer que je ne saurais habiter plus long-temps avec elle. Il sentira bien le tort qu'une intimité de ce genre pourrait faire à la réputation de sa femme, et je ne doute pas qu'il n'écrive dès demain à la marquise, pour l'engager à prolonger son séjour chez madame de Réthel. Probablement son héros est quelque ami de cette prude; et soit fierté, ou faiblesse, elle obéira sans murmurer aux volontés de son frère.»

Ce plan servait à merveille les intentions de M. d'Émerange, et il se félicitait en voyant à quel point on pouvait se servir de la passion d'une femme pour se venger du mépris d'une autre: il quitta la comtesse en la conjurant d'épargner sa belle-sœur auprès des personnes que leur séparation allait surprendre. «Songez qu'elle appartient à votre famille, disait-il, et que vous devez autant qu'il vous sera possible, lui garder le secret de ses fautes. D'ailleurs que vous importent ses caprices; vous êtes bien sûre maintenant qu'ils ne vous coûteront jamais rien, ajoutait-il en baisant la main de la comtesse. Ce qu'il faudrait seulement découvrir, pour nous amuser un peu, c'est le nom de ce monsieur qui m'honore d'une estime si particulière. – Pour peu que vous y teniez, reprit la comtesse, nous le saurons bientôt; mais, si je consens à vous servir dans la recherche que vous voulez en faire, c'est à condition que vous m'assurerez qu'il n'entre pas le moindre sentiment jaloux dans votre curiosité. – Moi, jaloux de ce chevalier invisible? Je vous jure de ne l'être jamais, à moins pourtant qu'il ne lui plaise aussi de vous tourner la tête.» Cette dernière flatterie acheva d'enivrer la comtesse. La joie de régner encore sur un cœur infidèle, la crainte de le voir s'échapper une seconde fois, et l'idée, si trompeuse de se l'attacher pour toujours par la reconnaissance, entraînèrent madame de Nangis dans tout l'excès d'une générosité coupable.

Mais si les folies du cœur sont suivies d'un aveuglement complet qui dissimule également à nos yeux les défauts de l'objet aimé et les torts de notre faiblesse, il n'en est pas de même des égarements de l'imagination. Ils mènent aussi loin, mais sans cacher les dangers qui nous menacent. Cette fièvre d'idées qui naît des agitations de l'amour-propre a ses intermittences; et c'est alors que la raison, la méfiance, et le regret, remplissent l'ame d'une mortelle inquiétude qui fait desirer le retour de l'accès. Madame de Nangis offrait une grande preuve de cette vérité. Tant que M. d'Émerange était resté près d'elle, elle n'avait pas douté un instant de sa franchise; pas la moindre rancune n'était venue troubler les plaisirs d'un retour aussi inattendu; et le comte venait de la quitter en lui répétant les assurances les plus tendres. Mais tout le prestige avait disparu avec sa présence. La réflexion avait succédé à l'ivresse, le soupçon à la confiance, le repentir au bonheur. Les yeux fixés sur le portrait de Valentine, il lui sembla difficile de ne pas regretter tant d'attraits. Une autre incertitude la tourmentait encore. Ce portrait paraissait un gage trop certain de la faiblesse de madame de Saverny, mais avait-il été donné par elle? Étonnée de n'avoir pas été plutôt frappée de cette pensée, la comtesse fait appeler sa fille, et lui demande ce qu'est devenu le portrait de sa tante: «Le voici, répond Isaure, en détachant de son cou le collier que M. d'Émerange lui a rapporté la veille.» La comtesse le prend, confronte les deux miniatures. Dans chacune des deux la pose est la même, mais le costume est différent. Cependant elle croit reconnaître que celle d'Isaure a servi de modèle à l'autre. La supposition que M. d'Émerange la trompe, et qu'elle ne doit peut-être ce portrait qu'à une supercherie, anime ses yeux de colère. «Je suis sûre, dit-elle à Isaure avec emportement, que vous avez prêté ce portrait à quelqu'un? – L'enfant effrayée se décide à mentir pour éviter d'être grondée, et se félicite de sa ruse, en voyant le bon effet qu'elle produit sur sa mère, qui prend un air riant, l'embrasse, et la renvoie.

La comtesse rassurée par cette première épreuve, en médite encore d'autres, pour se convaincre de ce qu'elle desire. Mais elle sent avant tout la nécessité d'éloigner une rivale dont la perte peut seule assurer sa tranquillité. Son esprit ne rêve plus qu'aux moyens d'abuser de la confiance de son mari, pour servir sa jalousie. Déja elle se réjouit des succès que lui promet sa supériorité dans l'art de tromper, sans se douter que pendant ce temps elle est dupe elle-même des erreurs de son imagination, des serments d'un perfide, et de la petite ruse d'une enfant.