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Loe raamatut: «Anatole, Vol. 2», lehekülg 5

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CHAPITRE XXXVII

Deux mois s'écoulèrent dans cette vie paisible, pendant lesquels le commandeur avait reçu plusieurs lettres d'Anatole. Valentine était souvent présente quand on les lui remettait, mais il gardait le plus profond silence sur leur contenu; et si elles n'avaient pas porté le timbre de Madrid, Valentine eût ignoré jusqu'au pays où vivait Anatole. Tant de discrétion lui paraissait quelquefois pénible à supporter. Cependant elle n'osait s'en plaindre; et, forte de la sagesse de son ami, elle se livrait à toute la folie de son amour.

La patience et le beau temps ayant triomphé de la goutte de M. de Saint-Albert, il arriva un matin chez madame de Saverny, et lui dit: «Pour cette fois, il n'y a pas moyen de refuser. Lisez ce billet, et voyez si nous pouvons nous dispenser de céder aux instances d'une personne qui vous aime tant.» Ce billet contenait une invitation de la princesse de L… qui priait le commandeur d'employer tout son ascendant sur Valentine, pour l'engager à venir souper chez elle le sur-lendemain. C'était le jour de sa fête, et elle ajoutait dans les termes les plus affectueux, qu'elle douterait de l'amitié de Valentine, si elle ne venait pas se joindre aux amis qui devaient la fêter. Le commandeur n'eut pas besoin d'insister pour faire sentir à Valentine combien un refus de sa part serait déplacé dans cette circonstance; et il fut convenu entre eux et madame de Réthel, qu'on se rendrait le sur-lendemain à Paris, d'assez bonne heure, pour aller voir le salon des tableaux dont on venait de faire l'exposition au Louvre; et qu'après avoir dîné chez le commandeur, on se rendrait chez la princesse. Ce ne fut pas sans beaucoup d'émotion que Valentine passa devant l'hôtel de Nangis, pour se rendre au Louvre. Mais elle en éprouva bien davantage lorsqu'elle entra dans ce palais des arts et du génie. Ses yeux furent d'abord éblouis par le mélange de ces vives couleurs, dont les jeunes élèves se plaisent à recouvrir les défauts de leurs dessins, sans penser qu'ils ne tirent d'autre avantage de ce charlatanisme, que d'absorber l'effet des tableaux des grands maîtres. Son bon goût admira les premiers essais de ces beaux talents qui devaient un jour faire l'orgueil de la France. Elle envia au pinceau d'une femme charmante cette grace enchanteresse qui, dans chacun de ses portraits, semblait passer de l'artiste au modèle. Enfin la curiosité la conduisit auprès d'un tableau qui attirait la foule des amateurs. Elle fut long-temps sans pouvoir en approcher, et prenait patience en écoutant les éloges que tout le monde en fesait. «C'est, disait-on, d'une composition admirable, d'une vérité parfaite. L'ensemble du monument, le fini des détails, le dessin des figures, le coloris, enfin tout en est ravissant.» Chacun de ces éloges donnait à Valentine le desir de les vérifier; mais lorsque la politesse d'une personne qui lui céda sa place la mit à portée d'en juger, le dessin, les détails, le coloris ne furent pas l'objet de son admiration. Ses yeux frappés d'étonnement croyaient se tromper en reconnaissant cette chapelle de l'abbaye de Saint-Denis, qui renfermait le tombeau de Valentine de Milan. On voyait sur le premier plan une enfant en prière sur les marches d'un autel; plus loin, une femme était posée de manière à ne laisser voir que la beauté de sa taille et une partie de son profil, que des cheveux flottants dissimulaient encore. Un voile de mousseline venait de tomber à ses pieds, et l'on voyait un jeune homme sous le costume d'un simple ménestrel se prosterner pour ramasser le voile, et le presser sur son cœur. A cet aspect inattendu, Valentine fut saisie d'un tremblement si violent, qu'elle se vit obligée de s'appuyer sur la balustrade qui entoure la galerie. Quand l'émotion causée par un souvenir aussi vif lui eut permis de reprendre ses sens, elle appela madame de Réthel, et lui dit: «Sortons d'ici, je ne me sens pas bien.» Madame de Réthel, effrayée du trouble où elle la vit, l'entraîna sur-le-champ hors de la salle.

Le commandeur vint bientôt les rejoindre dans le vestibule, en se plaignant de leur fuite précipitée qui l'avait privé, disait-il, du plaisir d'admirer ce tableau qui captivait tous les suffrages du public. Valentine lui répondit qu'en regardant ce même tableau, elle avait été saisie d'un étourdissement qui l'avait forcée de sortir pour venir prendre l'air. «Si ce tableau magique produit d'aussi grands effets, reprit en souriant le commandeur, j'en regrette moins la vue. – Je dois avouer, dit Valentine, qu'il m'a fait une vive impression. – Il est donc d'une grande beauté, dit madame de Réthel? – Vraiment, je n'en sais rien, repartit Valentine; tout ce que je puis vous en dire, c'est qu'il est d'une exacte vérité. – On vous a sûrement dit quel en est l'auteur? – Je n'ai pas pensé à le demander, mais comme je me souviens qu'il est sous le no 63, nous pouvons le voir dans le livret.» Alors Valentine chercha l'article qui concernait le tableau, et n'y lut que ces mots: Vue de l'intérieur d'une chapelle de l'abbaye de Saint-Denis, par un anonyme. «Ah! le succès qu'il obtient, dit madame de Réthel, nous promet que l'auteur ne gardera pas long-temps son secret; d'ailleurs les amateurs vont s'empresser d'acquérir cet ouvrage pour en décorer leurs galeries; et l'on sait que, pour la plupart de ces amateurs, le nom du peintre a presqu'autant de prix que le mérite du tableau. – Si je savais que celui-là fût à vendre, dit Valentine, je ferais de grands sacrifices pour l'acheter. – Vous le payeriez peut-être trop cher, reprit le commandeur; chargez moi du soin de cette affaire; je connais la personne qui préside aux expositions du Louvre; il est par sa place dans la confidence de tous les artistes; et je suis sûr qu'il m'indiquera le moyen d'obtenir à peu de frais le tableau que vous desirez.» Un regard plein de reconnaissance, fut le seul remerciement de Valentine. L'idée de posséder bientôt ce charmant ouvrage, qui ne pouvait avoir été fait ou commandé que pour elle, remplit son ame d'une douce joie. Quelle manière ingénieuse, se disait-elle, de m'assurer de son souvenir; et comment pourrais-je oublier celui qui se rappelle sans cesse à mon cœur par tant de preuves d'amour!

CHAPITRE XXXVIII

A l'heure indiquée, on se rendit chez la princesse de L… Dès les premières marches du palais, on sentait le parfum des fleurs; les vestibules étaient ornés de caisses remplies d'arbustes étrangers, de plantes odoriférantes. Chacun de ces tributs semblait avoir été déposé par la reconnaissance. Enfin, on y voyait jusqu'au bouquet des pauvres de la paroisse.

Arrivées dans le sallon qui précédait celui de la princesse, madame de Réthel et Valentine se trouvèrent au milieu d'un petit bal d'enfants dont les cris joyeux l'emportaient sur le bruit de l'orchestre. Il y avait un grand désordre dans la marche des contredanses; et, malgré les efforts d'un petit monsieur qui, l'épée au côté et la tête droite, semblait commander d'une voix enrouée à toute une armée, la déroute était complète, et le maître à danser se désespérait de voir ses élèves sauter et se divertir ainsi contre toutes les règles de l'art. Ce fut encore bien pis lorsque Isaure laissant-là son danseur, vint se jeter dans les bras de sa tante. Le plaisir que Valentine éprouva en l'embrassant fut un peu troublé par l'idée qu'elle allait probablement rencontrer sa mère. Elle aurait préféré le plaisir de rester toute la soirée dans cette petite réunion, à l'honneur de s'offrir aux regards d'une plus grande assemblée. Elle frémissait déja de l'effet qu'allait produire son entrée dans le sallon de la princesse, et tâchait par mille prétextes d'en reculer l'instant, mais le commandeur qui devinait sa pensée vint lui prendre la main; elle entendit annoncer «Madame la marquise de Saverny»; elle fut bien obligée de paraître. A ce nom, le silence de l'étonnement régna dans l'assemblée; chacun se retourna pour voir s'il était bien vrai que la marquise reparût tout-à-coup dans le monde, après s'en être éloignée si long-temps. La princesse ayant remarqué le mouvement qui s'était fait à l'arrivée de Valentine, se leva pour aller au-devant d'elle, et la conduisit, ainsi que madame de Réthel, à des places qui avaient été réservées à côté de la sienne. Cette aimable attention toucha sensiblement Valentine; elle pensa que la princesse avait appris les mauvais procédés dont elle avait souffert la dernière fois qu'elle s'était trouvée dans une semblable réunion, et qu'elle voulait la protéger par les marques d'une considération particulière contre l'impertinence de ses ennemis. En pensant ainsi, elle rendait justice à la princesse, et ne se doutait pas que l'influence de l'opinion d'une personne aussi respectable dût ramener celle de tous les gens raisonnables. En effet, tous ceux que les manières inconsidérées et l'ironie continuelle de madame de Nangis commençaient à importuner, trouvèrent assez simple que sa belle-sœur eût témoigné le desir de ne plus vivre avec elle, et finirent par conclure qu'une femme honorée par la constante amitié de la princesse de L… et par l'attachement du commandeur, ne pouvait être indigne de l'estime des gens comme il faut. D'après ce raisonnement, plusieurs personnes vinrent s'informer, d'un ton respectueux, des nouvelles de madame de Saverny, et se plaindre de son goût pour la retraite, qui les privait aussi long-temps du plaisir de la voir. Madame de Nangis, placée en face, de l'autre côté du salon, voyait avec humeur les marques de considération que l'on donnait à Valentine, et mettait tous ses soins à cacher le dépit qu'elle en ressentait, par les signes d'une gaîté factice. Cherchant par différents moyens à détourner l'attention favorable qui se portait sur sa belle-sœur, elle demanda la lecture des vers dont chaque poëte, invité à la fête, s'était cru obligé d'accompagner son bouquet. A cette proposition, les plus modestes réclamèrent l'avantage de passer les premiers, pour s'épargner, disaient-ils, le désagrément d'arriver après un succès. Le fait est qu'ils savaient bien à quoi s'en tenir sur la nouveauté de leurs pensées à tous, et qu'ils préféraient le plaisir de les dire, à l'ennui de les répéter.

Déja plusieurs d'entre eux avaient assiégé l'Olympe pour en rapporter les comparaisons les plus exagérées, et l'on commençait à s'ennuyer de ce cours de Mythologie, lorsque le chevalier de Florian, et le chevalier de Boufflers, vinrent au secours des auditeurs, l'un avec une fable ingénieuse, l'autre avec des couplets charmants. Ceux que le premier avait attendris par les traits d'une sensibilité touchante étaient transportés par l'esprit piquant et la gaîté de l'auteur d'Aline; il est vrai que son nom et son état dans le monde lui donnaient les moyens de faire valoir à son gré tous les agréments de son esprit. Quand un homme de la cour se donne la peine d'avoir des talents, et qu'il daigne y joindre quelque instruction, ses succès n'ont plus de bornes, il peut prendre à son choix tous les tons; sa gravité passe pour celle d'un homme d'état, et sa gaîté ne paraît jamais trop familière; tandis qu'un pauvre poëte est toujours obligé de soumettre son talent au ton de la flatterie.

On croit peut-être qu'après les applaudissements si justement prodigués aux jolis couplets du chevalier de Boufflers, personne n'osa plus se présenter pour en chanter d'autres. Mais s'il y a des gens qui ne doutent de rien dans le monde, c'est bien sûrement dans la classe des feseurs de madrigaux qu'on peut les rencontrer. Un des plus intrépides entamait déja son préambule, lorsque la princesse, fatiguée du retour de ces éternelles rimes: de la fête, qu'on apprête, et de l'ivresse, de la tendresse, vint en suspendre le cours en priant le comte d'Émerange de chanter quelques romances. C'était prévenir ses desirs; et il se rendit aussitôt à ceux de la princesse. En préludant sur le piano, ses yeux se portèrent sur madame de Saverny, et il la regarda d'une manière qui semblait dire à chacun: C'est d'elle que je vais vous parler. Lorsque le plus profond silence l'eut assuré de l'attention générale, il commença cette romance de M. de Moncrif, qui n'était alors connue que de ses intimes amis, et dont voici le premier couplet:

 
Elle m'aima cette belle Aspasie,
En moi trouva le plus tendre retour;
Elle m'aima: ce fut sa fantaisie;
Mais celle-là ne lui dura qu'un jour.
 

La malignité fit bientôt l'application de ces paroles à madame de Saverny. Les chuchotements des femmes et cet empressement à mettre leur éventail devant leur visage pour cacher un rire moqueur que décelait leur attitude, apprirent sans peine à la marquise le succès qu'obtenait la fatuité du comte. Elle résolut de la déjouer, en dissimulant l'embarras qu'elle en ressentait, et fit bonne contenance. La joie que montra madame de Nangis dans cette circonstance, et son affectation à conjurer M. d'Émerange de recommencer cette romance dont les paroles étaient si piquantes, déplurent à beaucoup de personnes, et particulièrement à la princesse, qui fit changer sur-le-champ la conversation, en demandant à Valentine si elle avait été à l'exposition du Louvre. Dès-lors la discussion s'engagea sur le mérite des peintres modernes et de leurs ouvrages, et il ne fut plus question de musique.

On ne tarda pas à parler de ce tableau qui fesait tant de bruit, et chacun s'étonna de n'en pouvoir connaître l'auteur. «C'est, m'a-t-on assuré, dit la baronne de T… l'ouvrage d'un amateur. – Un amateur de cette force, reprit une autre, sera bientôt connu. – Mais il y a quelqu'un ici, reprit un troisième, qui pourra nous tirer d'incertitude; c'est le marquis d'Alvaro. Je lui ai entendu dire qu'il avait vu l'esquisse de ce tableau dans l'atelier d'un amateur de ses amis.» – Il faut absolument qu'il nous dise son nom, s'écria tout le monde; et plusieurs personnes s'empressèrent d'aller chercher le marquis d'Alvaro, qui fesait une partie d'échecs dans une pièce voisine. Si le cœur de Valentine avait battu dès les premiers mots qui s'étaient dits sur ce tableau, on peut s'imaginer l'agitation où elle se trouva pendant que l'on cherchait le marquis d'Alvaro, et le tremblement qui la saisit en le voyant paraître. D'abord, on lui adressa cent questions à-la-fois; ce qui ne lui permit d'en distinguer aucune. Mais la princesse lui ayant expliqué ce qu'on desirait savoir de lui, il répondit que ce tableau, qui excitait si vivement la curiosité, était l'ouvrage du jeune duc de Linarès, dont le talent en peinture égalait celui des plus grands professeurs. Quoi! s'écria la princesse, c'est le parent de l'ambassadeur d'Espagne? ce jeune Anatole, si beau, si spirituel, qui est sourd-muet de naissance?.. Valentine n'en entendit pas davantage. Un froid mortel circula dans ses veines; sa tête se pencha vers madame de Réthel; et elle perdit connaissance.

Cet événement causa un effroi général; on transporta Valentine sur le lit de la princesse, où les plus prompts secours lui furent prodigués par le docteur P… qui se trouvait présent. Il ordonna que chacun se retirât pour laisser respirer la malade, et ne laissa près d'elle que la princesse et madame de Réthel. Lorsque Valentine reprit ses sens, un violent accès de fièvre se déclara, et le docteur craignit que ce ne fût le symptôme d'une véritable maladie; il insista pour que la marquise restât à Paris, en disant qu'il serait plus à portée de lui donner ses soins. La princesse joignit ses instances à celles du docteur pour la déterminer à accepter un appartement chez elle; mais rien ne put faire renoncer Valentine au projet de retourner le soir même à Auteuil; et l'on fut obligé de céder à sa volonté. Elle pria madame de Réthel d'avertir son oncle qu'elle était décidée à partir sur-le-champ. Elle adressa d'une voix éteinte ses remerciements à la princesse, lui serra tendrement la main, promit au docteur de suivre ses avis, et se fit porter dans sa voiture. Elle arriva bientôt à Auteuil. Le commandeur et sa nièce qui l'avaient accompagnée, passèrent la nuit auprès d'elle. Ils l'engagèrent vainement à prendre quelque repos; ses sens étaient agités, ses yeux égarés, sa tête en délire; mais, au milieu de ses souffrances, l'ardeur de la fièvre la délivrait au moins du tourment de penser.

CHAPITRE XXXIX

«L'auriez-vous jamais deviné? s'écria madame de Nangis, lorsqu'elle se trouva seule avec M. d'Émerange, en sortant de chez la princesse. Vraiment je conçois qu'on en meure de surprise. Voilà une découverte bien autrement dramatique que celle de madame de V… lorsqu'elle reconnut son amant dans un marchand d'étoffes. C'est quelque chose de fort glorieux sans doute que d'inspirer de l'amour à un jeune homme beau, riche, et qui, par-dessus tout cela, porte le nom de duc de Linarès. Mais c'est acheter un peu cher ce grand avantage, que d'être réduite au plaisir de faire signe à son amant, qu'on l'aime. – Au moins peut-on compter sur sa discrétion, dit en riant le comte. – Vous vous trompez, reprit la comtesse, on n'est pas plus en sûreté avec ces muets-là qu'avec vous. Depuis que l'abbé de l'Épée s'est imaginé de leur donner une éducation savante, ils se dédommagent du malheur de ne pouvoir bavarder par la manie d'écrire; et la seule différence qui existe entre leurs billets et les propos d'un indiscret, est celle de la preuve au soupçon. Celui-ci vous en offre un exemple, et sa lettre à Valentine vous en a certainement plus dit que toutes les conversations possibles. – Rien n'était plus clair, j'en conviens; et si je connaissais quelques moyens de me faire entendre aussi clairement de ce beau silencieux, je ne me refuserais point la petite satisfaction de lui prouver ma reconnaissance. – Quelle folie! n'allez vous pas chercher à vous battre avec un pauvre infirme? – Ah! quand je lui couperais un peu les oreilles, pour ce qu'il en fait, il n'y aurait pas grand dommage. – Allons donc, ce serait une lâcheté; voulez-vous qu'on dise dans le monde que vous vous êtes battu avec un muet pour ses propos? Il y aurait là de quoi vous couvrir d'un ridicule éternel. – Cependant, il m'a grièvement insulté! – Bah! qui s'en doute? – Mais, lui et moi, par exemple, et cela suffit bien. – Si l'on est convenu d'excuser les injures d'un rival ordinaire, on doit encore moins se blesser de celles d'un pauvre homme qui ignore peut-être la valeur des mots dont il se sert. Qui sait? Dans le langage de l'abbé de l'Épée, fat veut peut-être dire, amant heureux? – Oui, tout aussi bien que Belmen veut dire en turc, pour M. Jourdain: Allez vîte vous préparer pour la cérémonie, afin de voir ensuite votre fille, et de…– Ah! vous êtes insupportable, interrompit la comtesse, en éclatant de rire; on ne saurait parler raison un instant avec vous. – C'est votre faute, vraiment, en cherchant à me mystifier avec votre langage muet, vous me rappelez tout naturellement la meilleure mystification que je connaisse en ce genre. Mais, puisque vous l'exigez, parlons sérieusement. Que pensez-vous du résultat de ce coup de théâtre qui a fait tant de sensation ce soir chez la princesse? – Mais je ne serais pas étonnée que, ce premier moment de surprise une fois passé, Valentine ne s'accoutumât petit à petit à l'idée d'aimer un homme de cette espèce: il est passionné; elle est romanesque, et s'il lui est bien prouvé qu'aucune femme ne puisse être capable d'un pareil dévouement, vous verrez qu'elle en fera la folie. – C'est ce qu'il faut empêcher au nom de l'humanité; mais je m'en rapporte bien à M. de Nangis pour cela. Vraiment, je regrette qu'il n'ait pas retardé de deux jours son départ pour la campagne; j'aurais voulu voir de quel air il eût appris cette étrange nouvelle! – Ah! je puis vous assurer que le nom du duc de Linarès aurait seul captivé son intérêt, et qu'il ne se serait point embarrassé du reste. Dans son opinion, il est si convaincu qu'il ne manque jamais rien à un grand seigneur pour rendre une femme heureuse! – Ah! vous le vantez, et je ne saurais jamais lui supposer tant de respect pour les grandeurs. C'est une vertu de parvenus… – Dont beaucoup de gens de qualités sont susceptibles, interrompit la comtesse. Mais si vous doutez de l'exactitude de mon jugement sur M. de Nangis, venez vous en convaincre en lui apprenant vous-même le nom et les agréments du rival à qui sa sœur vous sacrifiait. – Quoi! vous voulez sitôt…? – Vous savez à quelle condition j'ai promis de rejoindre le comte à Varennes, et s'il me serait possible d'aller m'enterrer à la campagne seule avec lui; c'est uniquement à vos sollicitations que j'ai cédé, en consentant à partir cette semaine: j'ai déja prévenu toutes les personnes qui doivent m'accompagner; mais si vous n'êtes pas du nombre, je reste. Enfin, je ne tiendrai ma parole qu'autant que vous serez fidèle à la vôtre. Cette déclaration intimida M. d'Émerange. Il promit à la comtesse de partir avec elle pour sa terre, en se réservant un prétexte de revenir à Paris où différents intérêts le rappeleraient bientôt. Le plus vif était bien certainement de savoir quel parti allait prendre madame de Saverny dans cette circonstance. Il lui semblait impossible que son amour résistât au coup qui venait de lui être porté. Braver les convenances, les obstacles, les devoirs les plus sacrés, lui paraissait l'effort d'un courage ordinaire; mais braver le ridicule, était à ses yeux le comble de l'héroïsme; et, malgré toute l'admiration que lui inspirait le caractère de Valentine, il ne la supposait point capable d'une vertu qu'il regardait comme au-dessus de l'humanité.

Le bruit de la maladie de la marquise étant parvenu à madame de Nangis, elle se contenta d'envoyer savoir de ses nouvelles; et, comme on lui fit répondre au bout de quelques jours qu'elle était hors de danger, la comtesse partit pour la campagne, suivie d'une partie de sa cour. Fière d'entraîner à son char M. d'Émerange, elle ne s'occupa que des moyens de l'enchaîner près d'elle par l'attrait des plaisirs les plus variés; mais combien il entre d'amertume dans cette peine continuelle de rechercher des plaisirs étrangers à l'amour, pour retenir près de soi l'objet qu'on aime! et qu'il est douloureux de s'avouer qu'on ne doit ses succès qu'à son adresse à plaire! Oui, le tourment de sacrifier au devoir un amant justement adoré, vaut mieux que le triste bonheur de captiver quelques instants un infidèle.