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Loe raamatut: «Le péché de Monsieur Antoine, Tome 1»

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NOTICE

J'ai écrit le Péché de monsieur Antoine à la campagne, dans une phase de calme extérieur et intérieur, comme il s'en rencontre peu dans la vie des individus. C'était en 1845, époque où la critique de la société réelle et le rêve d'une société idéale atteignirent dans la presse un degré de liberté de développement comparable à celui du XVIIIe siècle. On croira peut-être avec peine, un jour, le petit fait très-caractéristique que je vais signaler.

Pour être libre, à cette époque, de soutenir directement ou indirectement les thèses les plus hardies contre le vice de l'organisation sociale, et de s'abandonner aux espérances les plus vives du sentiment philosophique, il n'était guère possible de s'adresser aux journaux de l'opposition. Les plus avancés n'avaient malheureusement pas assez de lecteurs pour donner une publicité satisfaisante à l'idée qu'on tenait à émettre. Les plus modérés nourrissaient une profonde aversion pour le socialisme, et, dans le courant des dix dernières années de la monarchie de Louis-Philippe, un de ces journaux de l'opposition réformiste, le plus important par son ancienneté et le nombre de ses abonnés, me fit plusieurs fois l'honneur de me demander un roman-feuilleton, toujours à la condition qu'il ne s'y trouverait aucune espèce de tendance socialiste.

Cela était bien difficile, impossible peut-être, à un esprit préoccupé des souffrances et des besoins de son siècle. Avec plus ou moins de détours habiles, avec plus ou moins d'effusion et d'entraînement, il n'est guère d'artiste un peu sérieux qui ne se soit laissé impressionner dans son œuvre par les menaces du présent ou les promesses de l'avenir. C'était, d'ailleurs, le temps de dire tout ce qu'on pensait, tout ce qu'on croyait. On le devait, parce qu'on le pouvait. La guerre sociale ne paraissant pas imminente, la monarchie, ne faisant aucune concession aux besoins du peuple, semblait de force à braver plus longtemps qu'elle ne l'a fait le courant des idées.

Ces idées dont ne s'épouvantaient encore qu'un petit nombre d'esprits conservateurs, n'avaient encore réellement germé que dans un petit nombre d'esprits attentifs et laborieux. Le pouvoir, du moment qu'elles ne revêtaient aucune application d'actualité politique, s'inquiétait assez peu des théories, et laissait chacun faire la sienne, émettre son rêve, construire innocemment la cité future au coin de son feu, dans le jardin de son imagination.

Les journaux conservateurs devenaient donc l'asile des romans socialistes. Eugène Sue publia les siens dans les Débats et dans le Constitutionnel. Je publiai les miens dans le Constitutionnel, et dans l'Époque. A peu près dans le même temps, le National courait sus avec ardeur aux écrivains socialistes dans son feuilleton, et les accablait d'injures très-âcres ou de moqueries fort spirituelles.

L'Époque, journal qui vécut peu, mais, qui débuta par renchérir sur tous les journaux conservateurs et absolutistes du moment, fut donc le cadre où j'eus la liberté absolue de publier un roman socialiste. Sur tous les murs de Paris on afficha en grosses lettres: Lisez l'Époque! Lisez le Péché de monsieur Antoine!

L'année suivante, comme nous errions dans les landes de Crozant et dans les ruines de Châteaubrun, théâtre agreste où s'était plu ma fiction, un Parisien de nos amis criait facétieusement aux pasteurs à demi sauvages de ces solitudes Avez-vous lu l'Époque? Avez-vous lu le Péché de monsieur Antoine? Et, en les voyant fuir épouvantés de ces incompréhensibles paroles, il nous disait en riant: «Comme on voit bien que les romans socialistes montent la tête aux habitants des campagnes!..»

Une vieille femme, assez belle diseuse, vint à Châteaubrun me faire une scène de reproches, parce que j'avais fait sur elle et sur son maître un livre plein de menteries. Elle croyait que j'avais voulu mettre en scène le propriétaire du château et elle-même. Elle avait entendu parler du livre. On lui avait dit qu'il n'y avait pas un mot de vrai. Il fut impossible de lui faire comprendre ce que c'est qu'un roman, et cependant elle en faisait aussi, car elle nous raconta l'assassinat de Louis XVI et de Marie-Antoinette poignardés dans leur carrosse par la populace de Paris. Ceux qui accusent les écrits socialistes d'incendier les esprits, devraient se rappeler qu'ils ont oublié d'apprendre à lire aux paysans.

Renierai-je, maintenant que les masses s'agitent, le communisme de M. de Boisguilbault, personnage très-excentrique, et cependant pas tout à fait imaginaire, de mon roman? Dieu m'en garde, surtout après que, sur tous les tons, on a accusé les socialistes de prêcher le partage des propriétés.

L'idée diamétralement contraire, celle de communauté par association, devrait être la moins dangereuse de toutes aux yeux des conservateurs, puisque c'est malheureusement la moins comprise et la moins admise par les masses. Elle est surtout antipathique dans la campagne et n'y sera réalisable que par l'initiative d'un gouvernement fort, ou par une rénovation philosophique, religieuse et chrétienne, ouvrage des siècles peut-être!

Des essais d'associations ouvrières ont été cependant tentés dans la portion la plus instruite, la plus morale, la plus patiente du peuple industriel des grandes villes. Les gouvernements éclairés, quelle que soit leur devise, protégeront toujours ces associations, parce qu'elles offrent un asile à la pensée véritablement sociale et religieuse de l'avenir. Imparfaites à leur naissance probablement, elles se compléteront avec le temps, et quand il sera bien prouvé qu'elles ne détruisent pas, mais conservent, au contraire, le respect de la famille et de la propriété, elles entraîneront insensiblement toutes les classes dans une réciprocité et une solidarité d'intérêts et de dévouements, seule voie de salut ouverte à la société future!

GEORGE SAND.

* * * * *

I.
ÉGUZON

Il est peu de gîtes aussi maussades en France que la ville d'Éguzon, située aux confins de la Marche et du Berry, dans la direction sud-ouest de cette dernière province. Quatre-vingts à cent maisons, d'apparence plus ou moins misérable (à l'exception de deux ou trois, dont nous ne nommerons point les opulents propriétaires, de peur d'attenter à leur modestie), composent les deux ou trois rues, et ceignent la place de cette bourgade fameuse à dix lieues à la ronde pour l'esprit procédurier de sa population et la difficulté de ses abords. Malgré ce dernier inconvénient qui va bientôt disparaître, grâce au tracé d'une nouvelle route, Éguzon voit souvent des voyageurs traverser hardiment les solitudes qui l'environnent, et risquer leurs carrioles sur son pavé terrible. L'unique auberge est située sur l'unique place, laquelle est d'autant plus vaste, qu'elle s'ouvre sur la campagne, comme si elle attendait les constructions nouvelles de futurs citadins, et cette auberge est parfois forcée, dans la belle saison, d'inviter les trop nombreux arrivants à s'installer dans les maisons du voisinage, qui leur sont ouvertes, il faut le dire, avec beaucoup d'hospitalité. C'est qu'Éguzon est le point central d'une région pittoresque semée de ruines imposantes, et que, soit qu'on veuille voir Châteaubrun, Crozant, la Prugne-au-Pot, ou enfin le château encore debout et habité de Saint-Germain, il faut nécessairement aller coucher à Éguzon, afin de partir, dès le matin suivant, pour ces différentes excursions.

Il y a quelques années, par une soirée de juin, lourde et orageuse, les habitants d'Éguzon ouvrirent de grands yeux en voyant un jeune homme de bonne mine traverser la place pour sortir de la ville, un peu après le coucher du soleil. Le temps menaçait, la nuit se faisait plus vite que de raison, et pourtant le jeune voyageur, après avoir pris un léger repas à l'auberge, et s'être arrêté le temps strictement nécessaire pour faire rafraîchir son cheval, se dirigeait hardiment vers le nord, sans s'inquiéter des représentations de l'aubergiste, et sans paraître se soucier des dangers de la route. Personne ne le connaissait; il n'avait répondu aux questions que par un geste d'impatience, et aux remontrances que par un sourire. Quand le bruit des fers de sa monture se fut perdu dans l'éloignement: «Voilà, dirent les flâneurs de l'endroit, un garçon qui connaît bien le chemin, ou qui ne le connaît pas du tout. Ou il y a passé cent fois, et sait le nom du moindre caillou, ou bien il ne se doute pas de ce qui en est, et va se trouver fort en peine.

– C'est un étranger qui n'est pas d'ici, dit judicieusement un homme capable: il n'a voulu écouter que sa tête; mais, dans une demi-heure, quand l'orage éclatera, vous le verrez revenir!

– S'il ne se casse pas le cou auparavant à la descente du pont des Piles! observa un troisième.

– Ma foi, firent en chœur les assistants, c'est son affaire! Allons fermer nos contrevents, de peur que la grêle n'endommage nos vitres.»

Et l'on entendit par la ville un grand bruit de portes et de fenêtres que l'on se hâtait d'accoter, tandis que le vent, qui commençait à mugir sur les bruyères, devançait de rapidité les servantes essoufflées, et renvoyait à leur nez les battants de ces lourdes huisseries, où les ouvriers du pays, conformément aux traditions de leurs ancêtres, n'ont épargné ni le bois de chêne, ni le ferrage. De temps en temps, une voix se faisait entendre d'un travers de rue à l'autre, et ces propos se croisaient sur le seuil des habitations: «Tous les vôtres sont-ils rentrés? —Ah ouà! j'en ai encore deux charrois par terre. – Et moi six sur pied! – Moi, ça m'est égal, tout est engrangé.» Il s'agissait des foins.

Le voyageur, monté sur un excellent bidet de Brenne, laissait la nuée derrière lui, et, pressant l'allure, il se flattait de devancer l'orage à la course; mais à un coude que faisait subitement le chemin, il reconnut qu'il lui serait impossible de ne pas être pris en flanc. Il déplia son manteau, que des courroies tenaient fixé sur sa valise, attacha les mentonnières de sa casquette, et donnant de l'éperon à sa monture, il fournit une nouvelle course, espérant au moins atteindre et franchir, à la faveur du jour, le passage dangereux qu'on lui avait signalé. Mais son attente fut trompée; le chemin devint si difficile, qu'il lui fallut prendre le pas et soutenir son cheval avec précaution au milieu des roches semées sous ses pieds. Lorsqu'il se trouva au sommet du ravin de la Creuse, la nuée ayant envahi tout le ciel, l'obscurité était complète, et il ne pouvait plus juger de la profondeur de l'abîme qu'il côtoyait, que par le bruit sourd et engouffré du torrent.

Téméraire comme on l'est à vingt ans, le jeune homme ne tint compte des prudentes hésitations de son cheval, et il le força de se livrer au hasard d'une pente, que chaque pas du docile animal trouvait plus inégale et plus rapide. Mais tout à coup il s'arrêta, se rejeta en arrière par un vigoureux coup de reins, et le cavalier, un peu ébranlé de la secousse, vit, à la lueur d'un grand éclair, qu'il était sur l'extrême versant d'un précipice à pic, et qu'un pas de plus l'aurait infailliblement entraîné au fond de la Creuse.

La pluie commençait à tomber, et une tourmente furieuse agitait les cimes des vieux châtaigniers qui se trouvaient au niveau de la route. Ce vent d'ouest poussait précisément l'homme et le cheval vers la rivière, et le danger devenait si réel, que le voyageur fut forcé de mettre pied à terre, afin d'offrir moins de prise au vent, et de mieux diriger sa monture dans les ténèbres. Ce qu'il avait entrevu du site à la lueur de l'éclair lui avait paru admirable, et d'ailleurs la position où il se trouvait flattait ce goût d'aventures qui est propre à la jeunesse.

Un second éclair lui permit de mieux distinguer le paysage, et il profita d'un troisième pour familiariser sa vue avec les objets les plus rapprochés. Le chemin ne manquait pas de largeur, mais cette largeur même le rendait difficile à suivre. C'était, une demi-douzaine de vagues passages marqués seulement par les pieds des chevaux et les ornières, formant diverses voies entre-croisées comme au hasard sur le versant d'une colline; et, comme il n'y avait là ni haies, ni fossés, ni trace aucune de culture, le sol avait livré ses flancs pelés à toutes les tentatives d'escalade qu'il avait pris envie aux passants de faire; chaque saison voyait ainsi ouvrir une route nouvelle, ou reprendre une ancienne que le temps et l'abandon avaient raffermie. Entre chacun de ces tracés capricieux s'élevaient des monticules hérissés de rochers ou de touffes de bruyères, qui offraient la même apparence dans l'obscurité; et, comme ils s'enlaçaient sur des plans très-inégaux, il était difficile de passer de l'un à l'autre sans friser une chute qui pouvait entraîner dans l'abîme commun; car tous subissaient la pente bien marquée du ravin, non seulement en avant, mais encore sur le coté, de sorte qu'il fallait à la fois pencher devant soi et sur la gauche. Aucune de ces voies tortueuses n'était donc sûre; car depuis l'été toutes étaient également battues, les habitants du pays les prenant au hasard en plein jour avec insouciance, mais, au milieu d'une nuit sombre, il n'était pas indifférent de s'y tromper, et le jeune homme, plus soigneux des genoux du cheval qu'il aimait que de sa propre vie, prit le parti de s'approcher d'une roche assez élevée pour les garantir tous deux de la violence du vent, et de s'arrêter là en attendant que le ciel s'éclaircît un peu. Il s'appuya contre Corbeau, et relevant un coin de son manteau imperméable pour garantir le flanc et la selle de son compagnon, il tomba dans une rêverie romanesque, aussi satisfait d'entendre hurler la tempête, que les habitants d'Éguzon, s'ils pensaient encore à lui en cet instant, le supposaient soucieux et désappointé.

Les éclairs, en se succédant, lui eurent bientôt procuré une connaissance suffisante du pays environnant. Vis-à-vis de lui, le chemin, gravissant la pente opposée du ravin, se relevait aussi brusquement qu'il s'était abaissé, et offrait des difficultés de même nature. La Creuse, limpide et forte, coulait sans grand fracas au bas de ce précipice, et se resserrait avec un mugissement sourd et continu, sous les arches d'un vieux pont qui paraissait en fort mauvais état. La vue était bornée en face par le retour de l'escarpement; mais, de côté, on découvrait une verte perspective de prairies inclinées et bien plantées, au milieu desquelles serpentait la rivière; et vis-à-vis de notre voyageur, au sommet d'une colline hérissée de roches formidables qu'entrecoupait une riche végétation, on voyait se dresser les grandes tours délabrées d'un vaste manoir en ruines. Mais, lors même que le jeune homme aurait eu la pensée d'y chercher un asile contre l'orage, il lui eût été difficile de trouver le moyen de s'y rendre; car on n'apercevait aucune trace de communication entre le château et la route, et un autre ravin, avec un torrent qui se déversait dans la Creuse, séparait les deux collines. Ce site était des plus pittoresques, et le reflet livide des éclairs lui donnait quelque chose de terrible qu'on y eût vainement cherché à la clarté du jour. De gigantesques tuyaux de cheminée, mis à nu par l'écroulement des toits, s'élançaient vers la nuée lourde qui rampait sur le château, et qu'ils avaient l'air de déchirer. Lorsque le ciel était traversé par des lueurs rapides, ces ruines se dessinaient en blanc sur le fond noir de l'air, et au contraire, lorsque les yeux s'étaient habitués au retour de l'obscurité, elles présentaient une masse sombre sur un horizon plus transparent. Une grande étoile, que les nuages semblaient ne pas oser envahir, brilla longtemps sur le fier donjon, comme une escarboucle sur la tête d'un géant. Puis enfin elle disparut, et les torrents de pluie qui redoublaient ne permirent plus au voyageur de rien discerner qu'à travers un voile épais. En tombant sur les rochers voisins et sur le sol durci par de récentes chaleurs, l'eau rebondissait comme une écume blanche, et parfois on eût dit des flots de poussière soulevés par le vent.

En faisant un mouvement pour abriter davantage son cheval contre le rocher, le jeune homme s'aperçut tout à coup qu'il n'y était pas seul. Un homme venait chercher aussi un refuge en cet endroit, ou bien il en avait pris possession le premier. C'est ce qu'on ne pouvait savoir dans ces alternatives de clarté éblouissante et de lourdes ténèbres. Le cavalier n'eut pas le temps de bien voir le piéton; il lui sembla vêtu misérablement et n'avoir pas très-bonne mine. Il paraissait même vouloir se cacher, en s'enfonçant le plus possible sous la roche; mais dès qu'il eut jugé, à une exclamation du jeune voyageur, qu'il avait été aperçu, il lui adressa sans hésiter la parole, d'une voix forte et assurée:

«Voilà un mauvais temps pour se promener, Monsieur, et si vous êtes sage, vous retournerez coucher à Éguzon.

– Grand merci, l'ami!» répondit le jeune homme en faisant siffler sa forte cravache à tête plombée, pour faire savoir à son problématique interlocuteur qu'il était armé.

Ce dernier comprit fort bien l'avertissement, et y répondit en frappant le rocher, comme par désœuvrement, avec un énorme bâton de houx qui fit voler quelques éclats de pierre. L'arme était bonne et le poignet aussi.

«Vous n'irez pas loin ce soir par un temps pareil, reprit le piéton.

– J'irai aussi loin qu'il me plaira, répondit le cavalier, et je ne conseillerais à personne d'avoir la fantaisie de me retarder en chemin.

– Est-ce que vous craignez les voleurs, que vous répondez par des menaces à des honnêtetés? Je ne sais pas de quel pays vous venez, mon jeune homme, mais vous ne savez guère dans quel pays vous êtes. Il n'y a, Dieu merci, chez nous, ni bandits, ni assassins, ni voleurs.»

L'accent fier mais franc de l'inconnu inspirait la confiance. Le jeune homme reprit avec douceur:

«Vous êtes donc du pays, mon camarade?

– Oui, Monsieur, j'en suis, et j'en serai toujours.

– Vous avez raison d'y vouloir rester: c'est un beau pays.

– Pas toujours cependant! Dans ce moment-ci, par exemple, il n'y fait pas trop bon; le temps est bien en malice, et il y en aura pour toute la nuit.

– Vous croyez?

– J'en suis sûr. Si vous suivez le vallon de la Creuse, vous aurez l'orage pour compagnie jusqu'à demain midi, mais je pense bien que vous ne vous êtes pas mis en route si tard sans avoir un abri prochain en vue?

– A vous dire le vrai, je crois que l'endroit où je vais est plus éloigné que je ne l'avais pensé d'abord. Je me suis imaginé qu'on voulait me retenir à Éguzon, en m'exagérant la distance et les mauvais chemins; mais je vois, au peu que j'ai fait depuis une heure, que l'on ne m'avait guère trompé.

– Et, sans être trop curieux, où allez-vous?

– A Gargilesse. Combien comptez-vous jusque-là!

– Pas loin, Monsieur, si l'on voyait clair pour se conduire; mais si vous ne connaissez pas le pays, vous en avez pour toute la nuit: car ce que vous voyez ici n'est rien en comparaison des casse-cous que vous avez à descendre pour passer du ravin de la Creuse à celui de la Gargilesse, et vous y risquez la vie par-dessus le marché.

– Eh bien, l'ami, voulez-vous, pour une honnête récompense, me conduire jusque-là?

– Nenni, Monsieur, en vous remerciant.

– Le chemin est donc bien dangereux, que vous montrez si peu d'obligeance?

– Le chemin n'est pas dangereux pour moi, qui le connais aussi bien que vous connaissez peut-être les rues de Paris; mais quelle raison aurais-je de passer la nuit à me mouiller pour vous faire plaisir?

– Je n'y tiens pas, et je saurai me passer de votre secours; mais je n'ai point réclamé votre obligeance gratis: je vous ai offert …

– Suffit! suffit! vous êtes riche et je suis pauvre, mais je ne tends pas encore la main, et j'ai des raisons pour ne pas me faire le serviteur du premier venu … Encore si je savais qui vous êtes …

– Vous vous méfiez de moi? dit le jeune homme, dont la curiosité était éveillée par le caractère hardi et fier de son compagnon. Pour vous prouver que la méfiance est un mauvais sentiment, je vais vous payer d'avance. Combien voulez-vous?

– Pardon, excuse, Monsieur, je ne veux rien; je n'ai ni femme ni enfants, je n'ai besoin de rien pour le moment: d'ailleurs j'ai un ami, un bon camarade, dont la maison n'est pas loin, et je profiterai du premier éclairci pour y aller souper et dormir à couvert. Pourquoi me priverais-je de cela pour vous? Voyons, dites! est-ce parce que vous avez un bon cheval et des habits neufs?

– Votre fierté ne me déplaît pas, tant s'en faut! Mais je la trouve mal entendue de repousser un échange de services.

– Je vous ai rendu service de tout mon pouvoir, en vous disant de ne pas vous risquer la nuit par un temps si noir et des chemins qui, dans une demi-heure, seront impossibles. Que voulez-vous de plus?

– Rien … En vous demandant votre assistance, je voulais connaître le caractère des gens du pays, et voilà tout. Je vois maintenant que leur bon vouloir pour les étrangers se borne à des paroles.

– Pour les étrangers! s'écria l'indigène avec un accent de tristesse et de reproche qui frappa le voyageur. Et n'est-ce pas encore trop pour ceux qui ne nous ont jamais fait que du mal? Allez, Monsieur, les hommes sont injustes; mais Dieu voit clair, et il sait bien que le pauvre paysan se laisse tondre, sans se venger, par les gens savants qui viennent des grandes villes.

– Les gens des villes ont donc fait bien du mal dans vos campagnes? C'est un fait que j'ignore et dont je ne suis pas responsable, puisque j'y viens pour la première fois.

– Vous allez à Gargilesse. Sans doute, c'est M. Cardonnet que vous allez voir? Vous êtes, j'en suis sûr, son parent ou son ami?

– Qu'est-ce donc que ce M. Cardonnet, à qui vous semblez en vouloir? demanda le jeune homme après un instant d'hésitation.

– Suffit, Monsieur, répondit le paysan; si vous ne le connaissez pas, tout ce que je vous en dirais ne vous intéresserait guère, et si vous êtes riche vous n'avez rien à craindre de lui. Ce n'est qu'aux pauvres gens qu'il en veut.

– Mais enfin, reprit le voyageur avec une sorte d'agitation contenue, j'ai peut-être des raisons pour désirer de savoir ce qu'on pense dans le pays de ce M. Cardonnet. Si vous refusez de motiver la mauvaise opinion que vous avez de lui, c'est que vous avez contre lui une rancune personnelle peu honorable pour vous-même.

– Je n'ai de comptes à rendre à personne, répondit le paysan, et mon opinion est à moi. Bonsoir, Monsieur. Voilà la pluie qui s'arrête un peu. Je suis fâché de ne pouvoir vous offrir un abri; mais je n'en ai pas d'autre que le château que vous voyez là, et qui n'est pas à moi. Cependant, ajouta-t-il après avoir fait quelques pas, et en s'arrêtant comme s'il se fût repenti de ne pas mieux exercer les devoirs de l'hospitalité, si le cœur vous disait d'y venir demander le couvert pour la nuit, je peux vous répondre que vous y seriez bien reçu.

– Cette ruine est donc habitée? demanda le voyageur, qui avait à descendre le ravin pour traverser la Creuse, et qui se mit en marche à côté du paysan, en soutenant son cheval par la bride.

– C'est une ruine, à la vérité, dit son compagnon en étouffant un soupir; mais quoique je ne sois pas des plus vieux, j'ai vu ce château-là debout bien entier, et si beau, en dehors comme en dedans, qu'un roi n'y eût pas été mal logé. Le propriétaire n'y faisait pas de grandes dépenses, mais il n'avait pas besoin d'entretien, tant il était solide et bien bâti; et les murs étaient si bien découpés, les pierres des cheminées et des fenêtres si bien travaillées, qu'on n'aurait pu y rien apporter de plus riche que ce que les maçons et les architectes y avaient mis en le construisant. Mais tout passe, la richesse comme le reste, et le dernier seigneur de Châteaubrun vient de racheter pour quatre mille francs le château de ses pères.

– Est-il possible qu'une telle masse de pierres, même dans l'état où elle se trouve, ait aussi peu de valeur?

– Ce qui reste là vaudrait encore beaucoup, si on pouvait l'ôter et le transporter; mais où trouver dans le pays d'ici des ouvriers et des machines capables de jeter bas ces vieux murs? Je ne sais pas avec quoi l'on bâtissait dans l'ancien temps, mais ce ciment-là est si bien lié, qu'on dirait que les tours et les grands murs sont faits d'une seule pierre. Et puis, vous voyez comme ce bâtiment est planté sur la pointe d'une montagne, avec des précipices de tous côtés! Quelles voitures et quels chevaux pourraient charrier de pareils matériaux? A moins que la colline ne s'écroule, ils resteront là aussi longtemps que le rocher qui les porte, et il y a encore assez de voûtes pour mettre à l'abri un pauvre monsieur et une pauvre demoiselle.

– Ce dernier des Châteaubrun a donc une fille? demanda le jeune homme en s'arrêtant pour regarder le manoir avec plus d'intérêt qu'il n'avait encore fait. Et elle demeure là?

– Oui, oui, elle demeure là, au milieu des gerfauts et des chouettes, et elle n'en est pas moins jeune et jolie. L'air et l'eau ne manquent pas ici, et malgré les nouvelles lois contre la liberté de la chasse, on voit encore quelquefois des lièvres et des perdrix sur la table du seigneur de Châteaubrun. Allons, si vous n'avez pas des affaires qui vous obligent de risquer votre vie pour arriver avant le jour, venez avec moi, je me charge de vous faire bien accueillir au château. Et quand même vous y arriveriez seul et sans recommandation, il suffit que la nuit soit mauvaise, et que vous ayez la figure d'un chrétien, pour que vous soyez bien reçu et bien traité chez M. Antoine de Châteaubrun.

– Ce gentilhomme est pauvre, à ce qu'il paraît, et je me ferais scrupule d'user de sa bonté d'âme.

– Vous lui ferez plaisir, au contraire. Allons, vous voyez bien que l'orage va recommencer plus fort que tout à l'heure, et je n'aurais pas la conscience en repos si je vous laissais ainsi tout seul dans la montagne. Voyez-vous, il ne faut pas m'en vouloir pour vous avoir refusé mes services: j'ai mes raisons, que vous ne pouvez pas juger, et que je n'ai pas besoin de dire; mais je dormirai plus tranquille si vous suivez mon conseil. D'ailleurs je connais M. Antoine; il me saurait mauvais gré de ne pas vous avoir retenu et emmené chez lui, et il serait capable de courir après vous, ce qui ne serait pas bon pour lui après souper.

– Et … vous ne pensez pas que sa fille fût mécontente de voir arriver ainsi un inconnu?..

– Sa fille est sa fille, c'est-à-dire qu'elle est aussi bonne que lui, si elle n'est pas meilleure, quoique cela ne paraisse guère possible.»

Le jeune homme hésita encore quelque temps; mais, poussé par un attrait romanesque, et créant déjà dans son imagination le portrait de la perle de beauté qu'il allait trouver derrière ces murailles à l'aspect terrible, il se dit qu'on ne l'attendait à Gargilesse que le lendemain dans la journée; qu'en y arrivant au milieu de la nuit, il y dérangerait le sommeil de ses parents; qu'enfin il y avait, à persister dans son projet, une véritable imprudence dont, à coup sûr, sa mère le détournerait, si elle pouvait, à cette heure, se faire entendre de lui. Touché de toutes les bonnes raisons qu'on se donne à soi-même quand le démon de la jeunesse et de la curiosité s'en mêle, il suivit son guide dans la direction du vieux château.

Vanusepiirang:
12+
Ilmumiskuupäev Litres'is:
28 september 2017
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350 lk 1 illustratsioon
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