Lugege ainult LitRes'is

Raamatut ei saa failina alla laadida, kuid seda saab lugeda meie rakenduses või veebis.

Loe raamatut: «Le notaire de Chantilly», lehekülg 12

Font:

XV

Maurice et son beau-frère roulaient un soir sur la neige, en gravissant, sur un des côtés, la grande route de Chantilly à Paris.

Essoufflés par la montée qui est pourtant plus longue que pénible, les chevaux lançaient de bruyants jets de fumée par leurs naseaux.

– N'avons-nous rien oublié? s'interroge Victor à quelque distance. Voyons: voilà ton manteau, mon portefeuille, le carton de Léonide. Est-ce tout? Ne faisons pas comme la dernière fois.

– C'est tout, répondit Maurice; et les pistolets?

– Diable! j'avais recommandé pourtant à ma sœur de les mettre sur la table pour que nous n'oubliassions pas de les emporter; elle n'en aura rien fait. C'était la clé de l'armoire qu'elle n'avait pas d'abord; ensuite… mais, arrêtez, Joseph.

Le cocher arrêta.

– Est-ce que la route n'est pas sûre, Victor? Penses-tu qu'il y aurait quelque imprudence à la parcourir sans précaution?

– Qui sait? Nous avons avec nous des valeurs assez fortes. Passant et repassant si souvent sur ce chemin, nous pourrions fort bien être attendus quelque nuit, et cette nuit-ci comme une autre.

– Ton avis est donc de retourner à Chantilly pour y chercher les pistolets, Victor? C'est bien ennuyeux! – nous sommes déjà loin, – songe. Bah!

– Comme il te plaira, Maurice. Permets-moi de te rappeler, cependant, que c'est le mois dernier que la voiture de Creil a été arrêtée à Champlâtreux, et que, sans l'assistance des gendarmes, la caisse des contributions n'allait pas directement chez le receveur général. Le percepteur en est encore malade.

– Au fait, tu as raison. Il vaut mieux être en retard avec les heures qu'en avance avec les voleurs. Joseph, retournez à Chantilly.

Sans bruit, comme si elle eût glissé sur le gazon, la voiture rentra dans le bourg, longea les jardins, et s'arrêta devant celui de Maurice, qui descendit seul.

– Je reviens à l'instant, Victor: le temps de prendre les pistolets. Je n'éveillerai même pas Léonide.

Maurice ouvrit la petite porte du jardin et rentra.

Toutes les lumières étaient éteintes.

Arrivé à la salle à manger, il marcha à tâtons vers la table où Léonide devait avoir déposé les pistolets: ils n'y étaient pas.

La pensée lui vint qu'ils étaient dans l'armoire de la chambre à coucher dont il avait la clé sur lui.

Il se dirigea vers la chambre, sur la pointe des pieds, de peur d'éveiller sa femme, effleura à peine les meubles, louvoya de chaise en chaise, alla d'angle en angle, sentit l'armoire, et avec la précaution la plus attentive, il glissa presque sans frottement la clé dans la serrure. La clé cria, – maudite clé! – Une pression plus dure, un coup sec du poignet, assourdit le cri. – Un tour de gagné. – L'armoire était fermée à deux tours! Il eut l'idée que si sa femme l'entendait, elle éprouverait un effroi auquel il n'avait pas d'abord songé: il eût été bien plus simple de l'éveiller et de lui dire pourquoi; mais Maurice fit cette réflexion comme il achevait le second tour. Fermer ou ouvrir alors, c'était s'exposer à produire le même bruit.

Il ouvre; il saisit la boîte des pistolets par l'anneau du milieu et l'attire au bord de la planche. La boîte n'ayant pas été fermée, les pistolets s'en échappent, tombent à terre en réveillant tous les échos de l'appartement.

– C'est moi! – c'est Maurice! – Ne t'effraye pas, c'est moi. Je prenais mes pistolets, – Léonide, c'est moi. – Et, en répétant une troisième fois c'est moi! Maurice s'approche du lit de sa femme, tout en tremblant de la peur qu'il doit lui avoir causée; peur si forte, qu'il ne l'entend ni se plaindre ni respirer.

– Serait-elle évanouie?

Troublé, Maurice pose ses deux mains étendues sur le lit. Le lit n'est pas défait; le couvre-pied de soie n'a pas été enlevé. Il se porte vers l'oreiller; l'oreiller est en place. L'étonnement le cloue.

– Pas possible! elle ne sort jamais à cette heure-ci; jamais! – Au jardin? – Et que faire? il y a trois pouces de neige. Au salon? j'en sors. – Dans sa chambre? j'y suis. – Nulle part. – Où donc?

Mais alors? – Oh! – non l'idée est absurde, – la supposition atroce. A quoi bon ces pensées? J'ai accompagné Édouard, comme de coutume, jusqu'à l'entrée du caveau; j'en ai moi-même fermé la trappe. La trappe est donc fermée, je ne suis pas fou. – Bien. – Mettons de l'ordre dans mes idées. – Ses tempes battaient, ses yeux étaient pleins de larmes, ses genoux cognaient, en se heurtant, le bois du lit. – En vérité, je me trouble pour rien. Et Victor qui m'attend! Où sont les pistolets? – je n'y suis plus. – Je les ai sous le bras et je les cherche. – C'est bien. – Maintenant, je vais descendre. – Elle aura été… sans doute… à quoi bon me creuser l'esprit?.. Où ai-je dit qu'elle était allée?.. Oh! que je me fais du mal inutilement! Mais c'est honteux… quelles pensées! Assurons-nous: ce n'est qu'un pas. La trappe est dans la salle à manger; et si elle est ouverte, alors…

La trappe était ouverte.

Le soupçon, puis la colère, puis la honte, avaient donné une lucidité extraordinaire aux regards de Maurice dans l'obscurité; ils flambaient.

La trappe était ouverte!

Pourtant il doute encore qu'il ait vu le fond noir et vide de la trappe élargi entre la porte de la chambre à coucher et celle du salon. Il plonge son bras; il ne rencontre aucune résistance. La fraîcheur du caveau le frappe au visage. Léonide est descendue; Léonide est là-bas: sa femme!

Maurice descendit, sans les sentir, toutes les marches, la tête bruyante, la main armée.

La lueur d'une lampe se prolongeait à distance, après avoir serpenté sur les trois marches de communication du pavillon au caveau.

Il avança jusqu'au bord de ces marches en frôlant le mur, en allongeant la tête: il monta la première.

Les rideaux rouges étaient tirés. Il ne pouvait voir qu'à travers ces rideaux ce qui se passait dans le pavillon: il colla sa face aux carreaux.

Il distingua deux ombres, mais étranges par leurs formes, par le jeu de leurs mouvements, par leurs extrémités grotesques: c'étaient bien un homme et une femme: c'étaient, à ne pas en douter, Léonide et Édouard, mais non tels que la projection naturelle devait les montrer. Jamais corps ne s'étaient dessinés dans des proportions si colossales, si monstrueuses. La tête de l'un finissait comme un arbre, la robe de l'autre, comme un vaste entonnoir. C'étaient deux épanouissements renversés. Maurice crut délirer. Trois fois ses ongles grincèrent sur le carreau pour saisir les rideaux, les tirer, s'assurer de la nature de cette déception qui le narguait dans le moment le plus horriblement positif de sa vie.

Pas une parole du pavillon n'arrivait jusqu'à lui.

Décidément il allait frapper, se faire ouvrir.

– Digne précaution, pensa-t-il, d'un mari outragé; politesse rare! J'entrerai le chapeau à la main.

Ses dents claquaient; il était las d'effacer avec son mouchoir la trace de son haleine sur les carreaux.

– Le lâche! Il est poursuivi, je l'accueille; il est condamné à mort, je le sauve; il a faim, je le nourris; et pour récompense… voilà ma récompense. – Le tuer! – ce n'est pas assez.

Et si je le dénonçais!

Un rayon de joie passa dans les yeux de Maurice.

– Oui! le dénoncer. Je vais à Paris; j'y serai au jour; je le dénonce. Consolante idée! – L'hospitalité? dira-t-on. – Et l'adultère? répondra-t-on. – C'est vil, la délation; c'est donc beau ce qu'il fait?

Maurice entend un éclat de rire dans le pavillon. Il arme ses pistolets.

– Mais pourquoi aller à Paris, si loin? La gendarmerie est à ma porte, le maire à deux pas. Dans dix minutes je puis le faire arrêter; dans une heure il sera sur la route de Paris, enchaîné, demain à la conciergerie du Palais; c'est cela!

Maurice regagne l'escalier, en franchit d'un trait les marches. A la dernière, une crainte le frappe.

– Que dire à Victor? Il voudra savoir, il faudra lui dire… longs et écrasants détails! Et que répondre à l'autorité, qui ne me tiendra pas quitte de ma déclaration si je cours le dénoncer, quand elle me demandera comment et pourquoi je fais saisir un homme que j'ai reçu chez moi, que j'ai moi-même caché? Oh! non, je ne sortirai jamais de cet inextricable mélange de ténèbres et de délation! Odieux ou ridicule. Voilà! l'un et l'autre, peut-être. Faut-il donc se laisser faire?

Et Victor qui attend, qui s'impatiente, qui va venir! Il ne manque plus qu'un témoin à cette scène de famille. Mon Dieu, tout mon sang pour une résolution!

Des rires plus insolents montent du caveau; la porte souterraine du caveau s'ouvre.

Maurice écoute de toute l'exaltation de son âme: le bruit cesse; la porte est refermée; il redescend. Malheur à qui se rencontrera sur son passage! – elle ou lui!

Rien sur son passage; même silence autour de lui; mêmes ombres grotesques derrière les implacables carreaux.

Ses pieds s'embarrassent, il se baisse et ramasse un habit: il est déjà là-haut.

Cet habit est celui d'Édouard. – Il le reconnaît bien. Que veut dire ce vêtement jeté avec des éclats de rire? – En sont-ils maintenant à l'orgie?

– Les dénoncer? non! – Mais… Et il exhale un soupir de victoire. – Puis il rit comme un malade dans ses rêves, – mais…

Et Maurice s'empare de ce qu'il trouve à sa portée: de deux montres en diamants, de la bourse de sa femme, de deux bagues – et il les glisse dans les poches de l'habit d'Édouard.

Maintenant, dit-il, c'est un voleur. Je ne suis plus un dénonciateur: – je suis un volé. Je cours à la gendarmerie; on m'a volé. Oui! et le voleur c'est Édouard, cet habit le condamnera. Que répondra-t-il? Qu'il se nomme: – et son nom seul le dénonce. Qu'il taise sa famille: – et il est condamné comme voleur! – Comme voleur!

Je puis descendre à présent; tout apprendre à Victor. – Édouard m'a fait infâme; je le rends infâme. Il a écrit en secret le déshonneur à mon front; en m'abaissant, je le lui marque publiquement à l'épaule.

Maurice touche au seuil de la porte du jardin. Il a sur les lèvres ce cri: – Victor, à moi! j'ai surpris un voleur dans mon appartement!

Une pensée le glace. J'ai cent mille francs à Édouard déposés chez moi; à quel tribunal stupide ferai-je jamais croire qu'un jeune homme si riche m'a volé de semblables misères? et si le vol est prouvé sans qu'on y croie, tout sera découvert! – alors ma vengeance reste ignoble, inutile et petite.

Maurice rougit de lui-même; renonçant avec désespoir à son projet de déshonorer Édouard sans se déshonorer, il retira de l'habit ce qu'il y avait mis et redescendit de nouveau le déposer dans le caveau, à la porte du pavillon.

Se résumant froidement, – il se dit: Deux moyens me restent: la tuer et m'exiler pour jamais de la France, perdre ma position, ma fortune, mon existence, – ou me taire: renvoyer Édouard sans rien lui laisser soupçonner, – garder ma femme… comme tant d'autres. Je croyais que cela était impossible sans mourir.

Il partait résolument, quand les deux ombres s'agitèrent, se poursuivirent, se heurtèrent, et toutes deux, enlacées ensuite, confondues, tourbillonnèrent à faire vaciller la lumière de la lampe. Cette fantasmagorie exaspéra Maurice. Las de suivre cet horrible cauchemar ajouté aux irritations de son cerveau, aux battements de son cœur, aux indécisions de son désespoir, il gravit une dernière fois les marches du caveau, traversa le salon, descendit au jardin, en ferma la petite porte, et monta dans la voiture où Victor s'amusait à siffler aux chauves-souris.

– J'ai bien mis du temps, n'est-ce pas, Victor?

– Tu plaisantes; tu n'es pas resté dix minutes.

Dix minutes! Maurice croyait avoir été deux heures absent.

XVI

Maurice, à sa première sortie, était à peine monté en voiture avec son beau-frère Reynier, que Léonide s'était rendue au pavillon d'Édouard: ce qui explique la scène du chapitre précédent.

Elle avait laissé la trappe du caveau ouverte, parce qu'elle en avait l'habitude, et parce que Maurice n'avait pas celle de revenir, une fois parti. La fatalité avait amené le reste.

Comme elle était déjà dans le pavillon au retour imprévu de son mari, et qu'elle y était encore lorsqu'il avait pris le parti de quitter Chantilly sans se venger, son entrevue avec Édouard ne pouvait figurer qu'ici.

– Vite! dit-elle en entrant dans le pavillon, vite! – Tenez, voilà pour vous. C'est un costume complet de trompette hongrois. Voyez! c'est superbe; de l'hermine partout. Mais nous admirerons plus tard. Dix heures déjà! cinquante minutes pour nous rendre à Senlis; il sera près de onze heures quand nous arriverons. Hésiteriez-vous, Édouard?

– Moi! répondit Édouard en dénouant sa cravate et en jetant son bonnet pour le remplacer par le casque hongrois ombragé d'un long panache; moi! mais je souscris à tout ce que vous voulez, Léonide. Souffrez cependant que je vous rappelle le danger que vous courriez si vous étiez reconnue. Vous n'êtes point, – convenez-en, – d'un caractère à vous contenter du plaisir unique de la danse; vous n'allez au bal que pour vous venger… Me promettriez-vous cent fois, me jureriez-vous de ne pas vous trahir sous le masque, je n'en croirais rien.

– Que vous êtes bien sous ce masque, en vérité! interrompit Léonide d'un ton railleur; mais continuez vos conseils.

– N'ai-je pas raison de craindre? Ce bal ne peut-il être pour vous et pour une autre personne l'occasion d'une rencontre fâcheuse au lieu d'une fête? Qui prévoit jusqu'où s'étendront des propos dont vous ne serez point avare? Je frémis à l'idée que Maurice peut tout savoir demain à son retour de Paris. Abuser de l'hospitalité ainsi que je fais, c'est mal, et je ne raisonnerai pas ma position; mais déshonorer avec cet éclat, c'est inexcusable, c'est grave, c'est… Je désirerais, Léonide, que vous comprissiez cela.

– Très-bien, monsieur. Quelle verve de morale, ce soir! Restez donc ici; qu'à cela ne tienne. Pourtant je croyais vous avoir assuré que ma vengeance serait dédaigneuse, froide. Raisonnez donc à votre tour. Si j'avais le projet de pousser plus loin la colère, viendrais-je éveiller d'avance vos craintes? Après tout, il y a une distance si grande entre les propos que la liberté du bal autorise et ceux que les convenances défendent, qu'une honnête femme ne la parcourt jamais en entier. Édouard, je suis étonnée que vous ne me supposiez point l'instinct de respect que je me dois.

– Sans doute, je compte assez sur votre prudence; mais qui assure que madame Lefort, sortant de ce cercle tracé par le respect, ne vous entraînera pas à le franchir avec elle? Attaquée, elle se défendra; elle parera la malice par l'injure. La langue du bal est si déliée, le masque conseille tant de hardiesse, le déguisement inspire tant d'oubli, que vous vous enivrerez vous-même, Léonide, avec cette liberté dont je redoute tant les suites. Tenez, promettez-moi d'abandonner toutes ces petites résolutions vindicatives, ou renonçons au bal.

– Capitulons, reprit Léonide en se levant et en jouant avec le panache d'Édouard, alors assis dans un fauteuil et accoudé sur la table, – dans ce moment, Maurice pénétrait dans le caveau et collait son visage aux carreaux de la porte vitrée, – capitulons. Combien d'heures voulez-vous que nous passions au bal de Senlis, Édouard?

– La question de temps, malicieuse, n'est-elle pas un piége? Est-ce que dans une heure vous ne vous arrangeriez pas pour produire le ravage d'une année? Nous irons au bal, mais à condition que vous ne parlerez à personne.

Ayant posé cette condition unique, mais essentielle, à son consentement, Édouard, comme un homme résolu, se leva, prit les deux mains de Léonide et lui dit:

– Y souscrivez-vous?

C'est dans ce mouvement que son casque et son panache avaient découpé, sur les rideaux du pavillon, une ombre que Maurice avait vainement cherché à définir. Cette coiffure militaire et la longue robe à queue de Léonide étaient étrangement grossies et défigurées par leur projection. On sait les exagérations de l'ombre sur le mur: imaginez un spectateur qui n'aperçoit que l'ombre. Son imagination créera des fantômes; et, s'il est exalté, il supposera des monstres. Rien néanmoins n'est plus naturel.

Quoique Léonide attribuât à l'intérêt que lui portait Édouard la peine mal dissimulée qu'il avait à consentir à l'accompagner au bal, elle n'osait renoncer à chercher d'autres causes à ses résistances opiniâtres. Un doute avait pénétré dans son esprit depuis la soirée où Caroline lui avait révélé par sa pâleur, en recevant l'ombrelle gagnée, le nœud d'une intrigue. A ne pas en douter, c'est à Caroline qu'appartenait l'ombrelle; mais avec qui était-elle dans la forêt, lorsqu'elle l'avait perdue? Avec Édouard? c'est impossible, avait d'abord pensé Léonide. Mais comme en matière de rivalité, dès qu'une femme dit: C'est impossible, elle doute déjà, si elle ne croit fermement, Léonide se tourmenta avec l'espoir d'une solution prochaine, pour arracher à Édouard quelques indices d'une aussi ténébreuse supposition.

– Ne pas parler au bal, Édouard? Votre prétention revient à ceci: «Vous n'irez pas du tout au bal.» Tenez, continua Léonide d'un ton presque blessant, je sais mieux que vous ce qui vous rend si timide, ce que vous n'osez vous avouer.

Édouard fut effrayé de cette subite perspicacité; il ne déguisa sa peur que sous un sourire qu'il força le plus possible. «Léonide sait tout, elle sait que Caroline sera peut-être au bal, que je l'aime.»

– Il est des moments, Édouard, où l'on tient plus à la vie que dans d'autres.

Édouard fut soulagé.

– Oui, tel qui est assez brave pour ne pas craindre la balle d'un mari, recule devant le danger de s'enrhumer en traversant une forêt, ou devant celui de soutenir de sa présence la faiblesse d'une femme. On a beaucoup d'exemples de ces contrastes de bravoure et de mauvaise peur. Je n'oublie pas ensuite que lorsqu'on est poursuivi comme vous par les recherches de la police politique, il ne faille apporter beaucoup de circonspection à sa conduite.

– Partons, Léonide. Levez-vous! je suis prêt, je vais l'être. Nous avons trop perdu de temps; mille pardons, ma bonne amie. Mais, en effet, ce costume hongrois est magnifique, votre robe de Bohémienne est divine; on jurerait que l'enfer l'a brodée de toutes ses langues de feu. Approchez que je l'admire. Mais prenez garde, Léonide, autre danger: vous serez reconnue rien qu'à votre taille, si vous n'avez le soin de la cacher sous une mantille un peu ample.

– Tais-toi, fou que tu es, interrompit Léonide en embrassant Édouard; as-tu pu croire que j'expliquais ton refus de m'accompagner à Senlis par la crainte des dangers que tu ne saurais manquer de courir? Mais je n'aurais aucune estime de toi si cela était, Édouard. Je n'ignorais pas qu'en t'accablant de ce prétexte si indignement imaginé, tu n'hésiterais plus, et que l'homme qui me refusait son bras de peur que le scandale n'atteignît ma maison consentirait à m'obéir du moment où il serait accusé de trembler pour sa vie. C'est bien ta vie que nous jouerions à ce jeu; et tu vaux mieux qu'un caprice de femme, qu'une soirée consacrée à un combat d'épingles et de coups d'éventails. La perfidie des femmes est infinie. Qui nous assure, Édouard, que madame Lefort ne te sait pas caché chez moi? De là à l'idée que tu es mon amant, il n'y a pas même le trajet de la réflexion pour une femme, et de cette idée à celle de le dénoncer en plein bal, il n'y a que le gant à retirer et à te désigner du doigt. Et alors, qui serait la mieux vengée de nous deux? d'elle ou de moi, qui laisserais dans ses mains ta tête proscrite et condamnée. Quelles effrayantes paroles pour moi, Édouard, que celles qui tonneraient ainsi à nos oreilles: «Je te connais, Édouard de Calvaincourt! Ce ne serait autre chose que le bourreau masqué. Non, restons; non, il n'y a pas de femme assez froide, assez corrompue de cœur et vide de tendresse, pour traîner au bal un homme, son amant, lorsqu'on se trompant de chemin, elle peut le mener à l'échafaud. Je voulais t'éprouver, je suis satisfaite. Tu m'aimes encore.

Assise sur Édouard, Léonide l'avait enlacé de ses bras ondoyants. Elle aimait à lui faire sentir les palpitations de son cœur à travers le juste corsage de satin étoile de paillettes d'argent qui complétait si avantageusement son costume de Bohémienne.

– Il faut pourtant que nous allions à ce bal, Léonide. Sera-ce à mon tour de te prier maintenant? Les dévouements chevaleresques ne sont plus de notre siècle, je le sais, et je ne dirai pas que ma vie n'est rien. Ne fût-ce que pour ne pas me séparer de toi, elle aurait déjà un assez grand prix à mes yeux, sans parler du désir aussi beau que j'aurais de la perdre dans une bataille pour la cause à laquelle je l'ai vouée. Ne me parle pas de la laisser souiller et ravir par les mains ignobles de la justice et du bourreau. Nous éviterons ces périls; ma parole sera muette; et personne au monde, que je sache, ne sera assez hardi pour toucher insolemment à mon masque silencieux. Ma vie sera dans ta prudence, Léonide. Je crois pouvoir répondre de toi à ce prix.

– Non, mon ami, je ne compromettrai point ta vie à cet essai; le silence même ne serait pas une sauvegarde, songes-y; il éveillerait les soupçons, on nous épierait. Plus le mystère serait épais et plus on chercherait à le percer. Dans les bals de province, les masques sont transparents; on ne se cache derrière un faux visage que pour avoir la vanité de se faire nommer sous un costume qui flatte, et l'on ne déguise sa voix que pour se faire reconnaître à travers les saillies d'une spirituelle moquerie, dont on suppose les autres dupes, parce que c'est une politesse reçue. Ces feintes ne nous vont guère. Il faudrait que nous restassions inconnus; la curiosité n'y consentirait pas. Nous serions assaillis, harcelés, inquiétés par la foule, percés à jour par des regards qui parlent et des paroles qui voient. Répondrions-nous de notre silence, quand nous serions au milieu de cette atmosphère de chaleur et de liberté dont tu parlais tantôt, où l'on s'exhale avec l'abandon qu'inspire un costume qui donne le change à celui même qui le porte, où nous ne croirions être, toi qu'un simple trompette hongrois, moi qu'une Bohémienne? Penses-tu, – moi j'en frémis, – que le pierrot qui te froisserait d'un coup de sa manche serait le procureur du roi, que le polichinelle qui te raillerait du bout de sa latte serait l'inspecteur des prisons, et que le paillasse enfin serait le greffier qui enregistre les jugements condamnant à la peine de mort pour crime de guerre civile?

– Pense, Léonide, qu'il est onze heures et demie; que nous ne serons plus maintenant à Senlis qu'à une heure, et que ce sont dix contredanses perdues. D'ailleurs, nous voilà habillés, et il ne sera pas dit que nous l'aurons été pour rien.

Ce fut dans ce moment qu'Édouard ouvrit la porte du pavillon et jeta dans le caveau, comme signe d'une résolution irrévocable, l'habit qu'il quittait, et que Maurice ramassa au plus haut degré de colère et de désespoir.

– Oui, j'avoue, Léonide, que ce que tu m'as dit, tout en me faisant réfléchir, m'a paru très-original, et je suis jaloux d'avoir eu une occasion dans ma vie, – ne fût-ce que pour en rire dans ma vieillesse, – où j'aurai dansé avec la justice qui me cherchait, avec le greffier qui avait ma sentence de mort dans la poche, et des officiers de gendarmerie, porteurs de mon signalement.

Édouard, qui affectait d'être fort gai depuis quelques minutes, étreignit sous la taille la gracieuse Léonide, et tous deux, oublieux déjà des graves choses qu'ils avaient débitées, se mirent à danser le galop dans le pavillon et avec tant d'abandon qu'ils tombèrent essoufflés sur la causeuse.

C'est sans doute alors que Maurice, au comble de la frénésie, dut voir tourbillonner derrière les rideaux ces masses d'ombre qui l'avaient exaspéré.

Vaincue par l'abattement, triomphante de la détermination qu'elle emportait d'Édouard, elle lui remit, avec une discrétion dont celui-ci ne saisit pas d'abord la portée, un papier soigneusement plié. Offert avec le sourire qui accompagne une faveur, il fut reçu avec la même grâce et le même mystère. En interrogeant le regard de Léonide, Édouard crut y lire qu'il s'agissait d'un de ces cadeaux, trésors de L'affection, qui ont une modestie inviolable, et il se montra au niveau de la réserve qu'on attendait de sa reconnaissance. Il renvoya à plus tard pour connaître quel était ce gage de souvenir qu'il n'avait pas sollicité. Il le cacha sous son habit.

– Et maintenant, partons, Léonide, partons!

– N'oublions-nous rien, Édouard?

– Parbleu si, mon amie: mes pistolets.

– Tes pistolets!

– Pour me débarrasser des gendarmes, si je suis arrêté. Et cette petite boîte encore.

– Que veux-tu en faire, Édouard?

– Ceci dans le cas où je ne parviendrais pas à me débarrasser des gendarmes.

– Du poison! Édouard?

– Allons au bal, ma bonne amie. Déjà minuit; ton bras.

Vanusepiirang:
12+
Ilmumiskuupäev Litres'is:
28 september 2017
Objętość:
420 lk 1 illustratsioon
Õiguste omanik:
Public Domain