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Œuvres complètes de Gustave Flaubert, tome 2

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A toutes les consolations de Spendius, il lui répétait les mêmes discours; leurs nuits se passaient dans ces gémissements et ces exhortations.

Mâtho voulut s'étourdir avec du vin. Après ses ivresses il était plus triste encore. Il essaya de se distraire aux osselets, et il perdit une à une les plaques d'or de son collier. Il se laissa conduire chez les servantes de la Déesse; mais il descendit la colline en sanglotant, comme ceux qui s'en reviennent des funérailles.

Spendius, au contraire, devenait plus hardi et plus gai. On le voyait, dans les cabarets de feuillages, discourant au milieu des soldats. Il raccommodait les vieilles cuirasses. Il jonglait avec des poignards. Il allait pour les malades cueillir des herbes dans les champs. Il était facétieux, subtil, plein d'inventions et de paroles: les Barbares s'accoutumaient à ses services; il s'en faisait aimer.

Cependant ils attendaient un ambassadeur de Carthage qui leur apporterait, sur des mulets, des corbeilles chargées d'or; et toujours recommençant le même calcul, ils dessinaient avec leurs doigts des chiffres sur le sable. Chacun, d'avance, arrangeait sa vie; ils auraient des concubines, des esclaves, des terres; d'autres voulaient enfouir leur trésor ou le risquer sur un vaisseau. Mais dans ce désœuvrement les caractères s'irritaient; il y avait de continuelles disputes entre les cavaliers et les fantassins, les Barbares et les Grecs, et l'on était sans cesse étourdi par la voix aigre des femmes.

Tous les jours, il survenait des troupeaux d'hommes presque nus, avec des herbes sur la tête pour se garantir du soleil; c'étaient les débiteurs des riches Carthaginois, contraints de labourer leurs terres, et qui s'étaient échappés. Des Libyens affluaient, des paysans ruinés par les impôts, des bannis, des malfaiteurs. Puis la horde des marchands, tous les vendeurs de vin et d'huile, furieux de n'être pas payés, s'en prenaient à la République; Spendius déclamait contre elle. Bientôt les vivres diminuèrent. On parlait de se porter en masse sur Carthage et d'appeler les Romains.

Un soir, à l'heure du souper, on entendit des sons lourds et fêlés qui se rapprochaient, et au loin, quelque chose de rouge apparut dans les ondulations du terrain.

C'était une grande litière de pourpre, ornée aux angles par des bouquets de plumes d'autruche. Des chaînes de cristal, avec des guirlandes de perles, battaient sur sa tenture fermée. Des chameaux la suivaient en faisant sonner la grosse cloche suspendue à leur poitrail, et l'on apercevait autour d'eux des cavaliers ayant une armure en écailles d'or depuis les talons jusqu'aux épaules.

Ils s'arrêtèrent à trois cents pas du camp, pour retirer des étuis qu'ils portaient en croupe, leur bouclier rond, leur large glaive et leur casque à la béotienne. Quelques-uns restèrent avec les chameaux; les autres se remirent en marche. Enfin les enseignes de la République parurent, c'est-à-dire des bâtons de bois bleu, terminés par des têtes de cheval ou des pommes de pin. Les Barbares se levèrent tous, en applaudissant; les femmes se précipitaient vers les gardes de la Légion et leur baisaient les pieds.

La litière s'avançait sur les épaules de douze Nègres, qui marchaient d'accord à petits pas rapides. Ils allaient de droite et de gauche, au hasard, embarrassés par les cordes des tentes, par les bestiaux qui erraient et les trépieds où cuisaient les viandes. Quelquefois une main grasse, chargée de bagues, entr'ouvrait la litière; une voix rauque criait des injures; alors les porteurs s'arrêtaient, puis ils prenaient une autre route à travers le camp.

Les courtines de pourpre se relevèrent; et l'on découvrit sur un large oreiller une tête humaine tout impassible et boursouflée; les sourcils formaient comme deux arcs d'ébène se rejoignant par les pointes; des paillettes d'or étincelaient dans les cheveux crépus, et la face était si blême qu'elle semblait saupoudrée avec de la râpure de marbre. Le reste du corps disparaissait sous les toisons qui emplissaient la litière.

Les soldats reconnurent dans cet homme ainsi couché le suffète Hannon, celui qui avait contribué par sa lenteur à faire perdre la bataille des îles Ægates; et, quant à sa victoire d'Hécatompyle sur les Libyens, s'il s'était conduit avec clémence, c'était par cupidité, pensaient les Barbares, car il avait vendu à son compte tous les captifs, bien qu'il eût déclaré leur mort à la République.

Lorsqu'il eut, pendant quelque temps, cherché une place commode pour haranguer les soldats, il fit un signe; la litière s'arrêta, et Hannon, soutenu par deux esclaves, posa ses pieds par terre, en chancelant.

Il avait des bottines en feutre noir, semées de lunes d'argent. Des bandelettes, comme autour d'une momie, s'enroulaient à ses jambes, et la chair passait entre les linges croisés. Son ventre débordait sur la jaquette écarlate qui lui couvrait les cuisses; les plis de son cou retombaient jusqu'à sa poitrine comme des fanons de bœuf; sa tunique, où des fleurs étaient peintes, craquait aux aisselles; il portait une écharpe, une ceinture et un large manteau noir à doubles manches lacées. L'abondance de ses vêtements, son grand collier de pierres bleues, ses agrafes d'or et ses lourds pendants d'oreilles ne rendaient que plus hideuse sa difformité. On aurait dit quelque grosse idole ébauchée dans un bloc de pierre, car une lèpre pâle, étendue sur tout son corps, lui donnait l'apparence d'une chose inerte. Cependant son nez, crochu comme un bec de vautour, se dilatait violemment, afin d'aspirer l'air, et ses petits yeux, aux cils collés, brillaient d'un éclat dur et métallique. Il tenait à la main une spatule d'aloès, pour se gratter la peau.

Enfin, deux hérauts sonnèrent dans leurs cornes d'argent; le tumulte s'apaisa, et Hannon se mit à parler.

Il commença par faire l'éloge des Dieux et de la République; les Barbares devaient se féliciter de l'avoir servie. Mais il fallait se montrer plus raisonnables, les temps étaient durs, – «et si un maître n'a que trois olives, n'est-il pas juste qu'il en garde deux pour lui»?

Ainsi le vieux suffète entremêlait son discours de proverbes et d'apologues, tout en faisant des signes de tête pour solliciter quelque approbation.

Il parlait punique, et ceux qui l'entouraient (les plus alertes accourus sans leurs armes) étaient des Campaniens, des Gaulois et des Grecs, si bien que personne dans cette foule ne le comprenait. Hannon s'en aperçut, il s'arrêta, et il se balançait lourdement, d'une jambe sur l'autre, en réfléchissant.

L'idée lui vint de convoquer les capitaines; alors ses hérauts crièrent cet ordre en grec, langage qui, depuis Xanthippe, servait aux commandements dans les armées carthaginoises.

Les gardes, à coups de fouet, écartèrent la tourbe des soldats, et bientôt les capitaines des phalanges à la spartiate et les chefs des cohortes barbares arrivèrent, avec les insignes de leur grade et l'armure de leur nation. La nuit était tombée, une grande rumeur circulait par la plaine; çà et là des feux brûlaient; on allait de l'un à l'autre, on se demandait: «Qu'y a-t-il?» et pourquoi le suffète ne distribuait pas l'argent.

Il exposait aux capitaines les charges infinies de la République. Son trésor était vide. Le tribut des Romains l'accablait. «Nous ne savons plus que faire!.. Elle est bien à plaindre!»

De temps à autre, il se frottait les membres avec sa spatule d'aloès, ou bien il s'interrompait pour boire dans une coupe d'argent, que lui tendait un esclave; une tisane faite avec de la cendre de belette et des asperges bouillies dans du vinaigre; puis il s'essuyait les lèvres à une serviette d'écarlate et reprenait:

« – Ce qui valait un sicle d'argent vaut aujourd'hui trois shekels d'or, et les cultures abandonnées pendant la guerre ne rapportent rien! Nos pêcheries de pourpre sont à peu près perdues, les perles même deviennent exorbitantes; à peine si nous avons assez d'onguents pour le service des Dieux! Quant aux choses de la table, je n'en parle pas, c'est une calamité! Faute de galères, nous manquons d'épices, et l'on a bien du mal à se fournir de silphium, à cause des rébellions sur la frontière de Cyrène. La Sicile, où l'on trouvait tant d'esclaves, nous est maintenant fermée! Hier encore, pour un baigneur et quatre valets de cuisine, j'ai donné plus d'argent qu'autrefois pour une paire d'éléphants!»

Il déroula un long morceau de papyrus, et il lut, sans passer un seul chiffre, toutes les dépenses que le gouvernement avait faites: tant pour les réparations des temples, pour le dallage des rues, pour la construction des vaisseaux, pour les pêcheries de corail, pour l'agrandissement des Syssites, et pour des engins dans les mines, au pays des Cantabres.

Mais les capitaines, pas plus que les soldats, n'entendaient le punique, bien que les Mercenaires se saluassent en cette langue. On plaçait ordinairement dans les armées des Barbares quelques officiers carthaginois pour servir d'interprètes; après la guerre ils s'étaient cachés de peur des vengeances; Hannon n'avait pas songé à les prendre avec lui; d'ailleurs, sa voix trop sourde se perdait au vent.

Les Grecs, sanglés dans leur ceinturon de fer, tendaient l'oreille, en s'efforçant à deviner ses paroles, tandis que des montagnards, couverts de fourrures comme des ours, le regardaient avec défiance ou bâillaient, appuyés sur leur massue à clous d'airain. Les Gaulois inattentifs secouaient, en ricanant, leur haute chevelure, et les hommes du désert écoutaient immobiles, tout encapuchonnés dans leurs vêtements de laine grise; d'autres arrivaient par derrière; les gardes, que la cohue poussait, chancelaient sur leurs chevaux; les Nègres tenaient au bout de leurs bras des branches de sapin enflammées; et le gros Carthaginois continuait sa harangue, monté sur un tertre de gazon.

Cependant les Barbares s'impatientaient, des murmures s'élevèrent, chacun l'apostropha. Hannon gesticulait avec sa spatule; ceux qui voulaient faire taire les autres, criant plus fort, ajoutaient au tapage.

 

Tout à coup, un homme d'apparence chétive bondit aux pieds d'Hannon, arracha la trompette d'un héraut, souffla dedans, et Spendius (car c'était lui) annonça qu'il allait dire quelque chose d'important. A cette déclaration, rapidement débitée en cinq langues diverses, grec, latin, gaulois, libyque et baléare, les capitaines, moitié riant, moitié surpris, répondirent: – «Parle! parle!»

Spendius hésita; il tremblait; enfin, s'adressant aux Libyens, qui étaient les plus nombreux, il leur dit:

« – Vous avez tous entendu les horribles menaces de cet homme!»

Hannon ne se récria pas, donc il ne comprenait point le libyque; et, pour continuer l'expérience, Spendius répéta la même phrase dans les autres idiomes des Barbares.

Ils se regardèrent étonnés; puis tous, comme d'un accord tacite, croyant peut-être avoir compris, baissèrent la tête en signe d'assentiment.

Alors, Spendius commença d'une voix véhémente:

« – Il a d'abord dit que tous les Dieux des autres peuples n'étaient que des songes près des Dieux de Carthage! Il vous a appelés lâches, voleurs, menteurs, chiens et fils de chiennes! La République, sans vous (il a dit cela!), ne serait pas contrainte à payer le tribut des Romains, et par vos débordements vous l'avez épuisée de parfums, d'aromates, d'esclaves et de silphium, car vous vous entendez avec les nomades sur la frontière de Cyrène! Mais les coupables seront punis! Il a lu l'énumération de leurs supplices; on les fera travailler au dallage des rues, à l'armement des vaisseaux, à l'embellissement des Syssites, et l'on enverra les autres gratter la terre dans les mines, au pays des Cantabres.»

Spendius redit les mêmes choses aux Gaulois, aux Grecs, aux Campaniens, aux Baléares. En reconnaissant plusieurs des noms propres qui avaient frappé leurs oreilles, les Mercenaires furent convaincus qu'il rapportait exactement le discours du suffète. Quelques-uns lui crièrent: – «Tu mens!» Leurs voix se perdirent dans le tumulte des autres; Spendius ajouta:

« – N'avez-vous pas vu qu'il a laissé en dehors du camp une réserve de ses cavaliers? A un signal, ils vont accourir pour vous égorger tous.

Les Barbares se tournèrent de ce côté, et comme la foule s'écartait, il apparut au milieu d'elle, s'avançant avec la lenteur d'un fantôme, un être humain tout courbé, maigre, entièrement nu, et caché jusqu'aux flancs par de longs cheveux hérissés de feuilles sèches, de poussière et d'épines. Il avait autour des reins et autour des genoux des torchis de paille, des lambeaux de toile; sa peau molle et terreuse pendait à ses membres décharnés, comme des haillons sur des branches sèches; ses mains tremblaient d'un frémissement continu, et il marchait en s'appuyant sur un bâton d'olivier.

Il arriva auprès des Nègres, qui portaient les flambeaux. Une sorte de ricanement idiot découvrait ses gencives pâles; ses grands yeux effarés considéraient la foule des Barbares autour de lui.

Mais, poussant un cri d'effroi, il se jeta derrière eux, et il s'abritait de leurs corps; il bégayait: «Les voilà! les voilà!» en montrant les gardes du suffète, immobiles dans leurs armures luisantes. Leurs chevaux piaffaient, éblouis par la lueur des torches: elles pétillaient dans les ténèbres; le spectre humain se débattait et hurlait:

« – Ils les ont tués!»

A ces mots qu'il criait en baléare, des Baléares arrivèrent et le reconnurent; sans leur répondre il répétait:

« – Oui, tués tous, tous! écrasés comme des raisins! Les beaux jeunes hommes! les frondeurs! mes compagnons, les vôtres!»

On lui fit boire du vin, et il pleura; puis il se répandit en paroles.

Spendius avait peine à contenir sa joie, – tout en expliquant aux Grecs et aux Libyens les choses horribles que racontait Zarxas; il n'y pouvait croire, tant elles survenaient à propos. Les Baléares pâlissaient, en apprenant comment avaient péri leurs compagnons.

C'était une troupe de trois cents frondeurs, débarqués la veille, et qui, ce jour-là, avaient dormi trop tard. Quand ils arrivèrent sur la place de Khamon, les Barbares étaient partis, et ils se trouvaient sans défense, leurs balles d'argile ayant été mises sur les chameaux avec le reste des bagages. On les laissa s'engager dans la rue de Satheb, jusqu'à la porte de chêne doublée de plaques d'airain; et le peuple, d'un seul mouvement, s'était poussé contre eux.

En effet, les soldats se rappelèrent un grand cri; Spendius, qui fuyait en tête des colonnes, ne l'avait pas entendu.

Puis, les cadavres furent placés dans les bras des Dieux Patæques qui bordaient le temple de Khamon. On leur reprocha tous les crimes des Mercenaires: leur gourmandise, leurs vols, leurs impiétés, leurs dédains, et le meurtre des poissons dans le jardin de Salammbô. On fit à leurs corps d'infâmes mutilations; les prêtres brûlèrent leurs cheveux pour tourmenter leur âme; on les suspendit par morceaux chez les marchands de viande; quelques-uns même y enfoncèrent les dents, et le soir, pour en finir, on alluma des bûchers dans les carrefours.

C'étaient là ces flammes qui luisaient de loin sur le lac. Quelques maisons ayant pris feu, on avait jeté vite par-dessus les murs ce qui restait de cadavres et d'agonisants; Zarxas jusqu'au lendemain s'était tenu dans les roseaux, au bord du lac; puis il avait erré dans la campagne, cherchant l'armée d'après les traces des pas sur la poussière. Le matin, il se cachait dans les cavernes; le soir, il se remettait en marche, avec ses plaies saignantes, affamé, malade, vivant de racines et de charognes; un jour enfin, il aperçut des lances à l'horizon et il les avait suivies. Sa raison était troublée à force de terreurs et de misères.

L'indignation des soldats, contenue tant qu'il parlait, éclata comme un orage; ils voulaient massacrer les gardes avec le suffète. Quelques-uns s'interposèrent disant qu'il fallait l'entendre, et savoir au moins s'ils seraient payés. Tous crièrent: «Notre argent!» Hannon leur répondit qu'il l'avait apporté.

On courut aux avant-postes, et les bagages du suffète arrivèrent au milieu des tentes, poussés par les Barbares. Sans attendre les esclaves, ils dénouèrent les corbeilles; ils y trouvèrent des robes d'hyacinthe, des éponges, des grattoirs, des brosses, des parfums, et des poinçons en antimoine pour se peindre les yeux; – le tout appartenant aux gardes, hommes riches accoutumés à ces délicatesses. Ensuite, on découvrit sur un chameau une grande cuve de bronze: c'était au suffète pour se donner des bains pendant la route; car il avait pris toutes sortes de précautions, jusqu'à emporter, dans des cages, des belettes d'Hécatompyle que l'on brûlait vivantes pour faire sa tisane. Comme sa maladie lui donnait un grand appétit, il y avait, de plus, force comestibles et force vins, de la saumure, des viandes et des poissons au miel, avec des petits pots de Commagène, graisse d'oie fondue recouverte de neige et de paille hachée. La provision en était considérable; à mesure que l'on ouvrait les corbeilles, il en apparaissait: et des rires s'élevaient comme des flots qui s'entre-choquent.

Quant à la solde des Mercenaires, elle emplissait, à peu près, deux couffes de sparterie; on voyait même, dans l'une, de ces rondelles en cuir dont la République se servait pour ménager le numéraire; et comme les Barbares paraissaient fort surpris, Hannon leur déclara que, leurs comptes étant trop difficiles, les Anciens n'avaient pas eu le loisir de les examiner. On leur envoyait cela en attendant.

Alors tout fut renversé, bouleversé: les mulets, les valets, la litière, les provisions, les bagages. Les soldats prirent la monnaie dans les sacs pour lapider Hannon. A grand'peine il put monter sur un âne; il s'enfuyait en se cramponnant aux poils, hurlant, pleurant, secoué, meurtri, et appelant sur l'armée la malédiction de tous les Dieux. Son large collier de pierreries rebondissait jusqu'à ses oreilles. Il retenait avec ses dents son manteau trop long qui traînait, et de loin les Barbares lui criaient: – «Va-t'en, lâche! pourceau! égout de Moloch! sue ton or et ta peste! plus vite! plus vite!» L'escorte en déroute galopait à ses côtés.

La fureur des Barbares ne s'apaisa pas. Ils se rappelèrent que plusieurs d'entre eux, partis pour Carthage, n'en étaient pas revenus; on les avait tués sans doute? Tant d'injustice les exaspéra, et ils se mirent à arracher les piquets des tentes, à rouler leurs manteaux, à brider leurs chevaux; chacun prit son casque et son épée, en un instant tout fut prêt. Ceux qui n'avaient pas d'armes s'élancèrent dans les bois pour se couper des bâtons.

Le jour se levait; les gens de Sicca réveillés s'agitaient dans les rues. «Ils vont à Carthage», disait-on, et cette rumeur bientôt s'étendit par la contrée.

De chaque sentier, de chaque ravin, il surgissait des hommes. On apercevait les pasteurs, qui descendaient les montagnes en courant.

Quand les Barbares furent partis, Spendius fit le tour de la plaine, monté sur un étalon punique, et avec son esclave qui menait un troisième cheval.

Une seule tente était restée. Spendius y entra.

« – Debout, maître! lève-toi! nous partons!»

« – Où donc allez-vous?» demanda Mâtho.

« – A Carthage!» cria Spendius.

Mâtho bondit sur le cheval que l'esclave tenait à la porte.

III
SALAMMBÔ

La lune se levait à ras des flots; et, sur la ville encore couverte de ténèbres, des points lumineux, des blancheurs brillaient: le timon d'un char dans une cour, quelque haillon de toile suspendu, l'angle d'un mur, un collier d'or à la poitrine d'un dieu. Les boules de verre sur les toits des temples rayonnaient çà et là comme de gros diamants. Mais de vagues ruines, des tas de terre noire, des jardins faisaient des masses plus sombres dans l'obscurité; et au bas de Malqua, des filets de pêcheurs s'étendaient d'une maison à l'autre, comme de gigantesques chauves-souris déployant leurs ailes. On n'entendait plus le grincement des roues hydrauliques qui apportaient l'eau au dernier étage des palais; et au milieu des terrasses les chameaux reposaient tranquillement couchés sur le ventre, à la manière des autruches. Les portiers dormaient dans les rues contre le seuil des maisons; l'ombre des colosses s'allongeait sur les places désertes; au loin quelquefois la fumée d'un sacrifice brûlant encore s'échappait par les tuiles de bronze, et la brise lourde apportait avec des parfums d'aromates les senteurs de la marine et l'exhalaison des murailles, chauffées par le soleil. Autour de Carthage les ondes immobiles resplendissaient, car la lune étalait sa lueur tout à la fois sur le golfe environné de montagnes et sur le lac de Tunis, où des phénicoptères parmi les bancs de sable formaient de longues lignes roses, tandis qu'au delà, sous les catacombes, la grande lagune salée miroitait comme un morceau d'argent. La voûte du ciel bleu s'enfonçait à l'horizon, d'un côté dans le poudroiement des plaines, de l'autre dans les brumes de la mer, et sur le sommet de l'Acropole les cyprès pyramidaux bordant le temple d'Eschmoûn se balançaient, et faisaient un murmure, comme les flots réguliers qui battaient lentement le long du môle, au bas des remparts.

Salammbô monta sur la terrasse de son palais, soutenue par une esclave qui portait dans un plat de fer des charbons enflammés.

Il y avait au milieu de la terrasse un petit lit d'ivoire, couvert de peaux de lynx avec des coussins en plumes de perroquet, animal fatidique consacré aux Dieux, et dans les quatre coins s'élevaient quatre longues cassolettes remplies de nard, d'encens, de cinnamome et de myrrhe. L'esclave alluma les parfums. Salammbô regarda l'étoile polaire; elle salua lentement les quatre points du ciel et s'agenouilla sur le sol parmi la poudre d'azur qui était semée d'étoiles d'or à l'imitation du firmament. Puis, les deux coudes contre les flancs, les avant-bras tout droits et les mains ouvertes, en se renversant la tête sous les rayons de la lune, elle dit:

« – O Rabbetna!.. Baalet!.. Tanit!» et sa voix se traînait d'une façon plaintive, comme pour appeler quelqu'un. – «Anaïtis! Astarté! Derceto! Astoreth! Mylitta! Athara! Elissa! Tiratha!.. Par les symboles cachés, – par les cistres résonnants, – par les sillons de la terre, – par l'éternel silence et par l'éternelle fécondité, – dominatrice de la mer ténébreuse et des plages azurées, ô Reine des choses humides, salut!»

Elle se balança tout le corps deux ou trois fois, puis se jeta le front dans la poussière, les bras allongés.

Son esclave la releva lestement, car il fallait, d'après les rites, que quelqu'un vînt arracher le suppliant à sa prosternation: c'était lui dire que les Dieux l'agréaient, et la nourrice de Salammbô ne manquait jamais à ce devoir de piété.

 

Des marchands de la Gétulie Darytienne l'avaient toute petite apportée à Carthage; et après son affranchissement elle n'avait pas voulu abandonner ses maîtres, comme le prouvait son oreille droite, percée d'un large trou. Un jupon à raies multicolores, en lui serrant les hanches, descendait sur ses chevilles, où s'entre-choquaient deux cercles d'étain. Sa figure, un peu plate, était jaune comme sa tunique. Des aiguilles d'argent très longues faisaient un soleil derrière sa tête. Elle portait sur la narine un bouton de corail, et elle se tenait auprès du lit, plus droite qu'un hermès et les paupières baissées.

Salammbô s'avança jusqu'au bord de la terrasse. Ses yeux, un instant, parcoururent l'horizon; puis ils s'abaissèrent sur la ville endormie, et le soupir qu'elle poussa, en lui soulevant les seins, fit onduler d'un bout à l'autre la longue simarre blanche qui pendait autour d'elle, sans agrafe ni ceinture. Ses sandales à pointes recourbées disparaissaient sous un amas d'émeraudes, ses cheveux à l'abandon emplissaient un réseau en fils de pourpre.

Elle releva la tête pour contempler la lune, et, mêlant à ses paroles des fragments d'hymne, elle murmura:

« – Que tu tournes légèrement, soutenue par l'éther impalpable! Il se polit autour de toi, et c'est le mouvement de ton agitation qui distribue les vents et les rosées fécondes. Selon que tu croîs et décroîs, s'allongent ou se rapetissent les yeux des chats et les taches des panthères. Les épouses hurlent ton nom dans la douleur des enfantements! Tu gonfles les coquillages! Tu fais bouillonner les vins! Tu putréfies les cadavres! Tu formes les perles au fond de la mer!

«Et tous les germes, ô Déesse! fermentent dans les obscures profondeurs de ton humidité.

«Quand tu parais, il s'épand une quiétude sur la terre; les fleurs se ferment, les flots s'apaisent, les hommes fatigués s'étendent la poitrine vers toi, et le monde avec ses océans et ses montagnes, comme en un miroir, se regarde dans ta figure. Tu es blanche, douce, lumineuse, immaculée, auxiliatrice, purifiante, sereine!»

Le croissant de la lune était alors sur la montagne des Eaux-Chaudes, dans l'échancrure de ses deux sommets, de l'autre côté du golfe. Il y avait en dessous une petite étoile et tout autour un cercle pâle. Salammbô reprit:

« – Mais tu es terrible maîtresse!.. C'est par toi que se produisent les monstres, les fantômes effrayants, les songes menteurs; tes yeux dévorent les pierres des édifices, et les singes sont malades toutes les fois que tu rajeunis.

«Où donc vas-tu? Pourquoi changer tes formes perpétuellement? Tantôt mince et recourbée, tu glisses dans les espaces comme une galère sans mâture, ou bien au milieu des étoiles tu ressembles à un pasteur qui garde son troupeau. Luisante et ronde, tu frôles la cime des monts comme la roue d'un char.

«O Tanit! tu m'aimes, n'est-ce pas? Je t'ai tant regardée! Mais non! tu cours dans ton azur, et moi je reste sur la terre immobile.

«Taanach, prends ton nebal et joue tout bas sur la corde d'argent, car mon cœur est triste!»

L'esclave souleva une sorte de harpe en bois d'ébène plus haute qu'elle, et triangulaire comme un delta; elle en fixa la pointe dans un globe de cristal, et des deux bras se mit à jouer.

Les sons se succédaient, sourds et précipités comme un bourdonnement d'abeilles, et, de plus en plus sonores, ils s'envolaient dans la nuit avec la plainte des flots et le frémissement des grands arbres au sommet de l'Acropole.

« – Tais-toi!» s'écria Salammbô.

«-Qu'as-tu donc, maîtresse? La brise qui souffle, un nuage qui passe, tout à présent t'inquiète et t'agite!

« – Je ne sais», dit-elle.

« – Tu te fatigues à des prières trop longues!

« – Oh! Taanach, je voudrais m'y dissoudre comme une fleur dans du vin!

« – C'est peut-être la fumée de tes parfums?

« – Non! – dit Salammbô; – l'esprit des Dieux habite dans les bonnes odeurs.»

Alors l'esclave lui parla de son père. On le croyait parti vers la contrée de l'ambre, derrière les colonnes de Melkarth. – «Mais s'il ne revient pas, – disait-elle, – il te faudra, puisque c'était sa volonté, choisir un époux parmi les fils des Anciens; et ton chagrin s'en ira dans les bras d'un homme.»

« – Pourquoi?» demanda la jeune fille. Tous ceux qu'elle avait aperçus lui faisaient horreur avec leurs rires de bête fauve et leurs membres grossiers.

« – Quelquefois, Taanach, il s'exhale du fond de mon être comme de chaudes bouffées, plus lourdes que les vapeurs d'un volcan. Des voix m'appellent, un globe de feu roule et monte dans ma poitrine, il m'étouffe, je vais mourir; et puis, quelque chose de suave, coulant de mon front jusqu'à mes pieds, passe dans ma chair… c'est une caresse qui m'enveloppe, et je me sens écrasée comme si un dieu s'étendait sur moi. Oh! je voudrais me perdre dans la brume des nuits, dans le flot des fontaines, dans la sève des arbres, sortir de mon corps, n'être qu'un souffle, qu'un rayon, et glisser, monter jusqu'à toi, ô Mère!»

Elle leva ses bras le plus haut possible, en se cambrant la taille, pâle et légère comme la lune avec son blanc vêtement. Puis elle retomba sur la couche d'ivoire, haletante; mais Taanach lui passa autour du cou un collier d'ambre avec des dents de dauphin pour bannir les terreurs, et Salammbô dit d'une voix presque éteinte: – «Va me chercher Schahabarim.»

Son père n'avait pas voulu qu'elle entrât dans le collège des prêtresses, ni même qu'on lui fît rien connaître de la Tanit populaire. Il la réservait pour quelque alliance pouvant servir sa politique, si bien que Salammbô vivait seule au milieu de ce palais; sa mère depuis longtemps était morte.

Elle avait grandi dans les abstinences, les jeûnes et les purifications, toujours entourée de choses exquises et graves, le corps saturé de parfums, l'âme pleine de prières. Jamais elle n'avait goûté de vin, ni mangé de viandes, ni touché à une bête immonde, ni posé ses talons dans la maison d'un mort.

Elle ignorait les simulacres obscènes, car chaque dieu se manifestant par des formes différentes, des cultes souvent contradictoires témoignaient à la fois du même principe, et Salammbô adorait la Déesse en sa figuration sidérale. Une influence était descendue de la lune sur la vierge; quand l'astre allait en diminuant, Salammbô s'affaiblissait. Languissante toute la journée, elle se ranimait le soir. Pendant une éclipse, elle avait manqué mourir.

Mais la Rabbet jalouse se vengeait de cette virginité soustraite à ses sacrifices, et elle tourmentait Salammbô d'obsessions d'autant plus fortes qu'elles étaient vagues, épandues dans cette croyance et avivées par elle.

Sans cesse la fille d'Hamilcar s'inquiétait de Tanit. Elle avait appris ses aventures, ses voyages et tous ses noms, qu'elle répétait sans qu'ils eussent pour elle de signification distincte. Afin de pénétrer dans les profondeurs de son dogme, elle voulait connaître au plus secret du temple la vieille idole avec le manteau magnifique d'où dépendaient les destinées de Carthage, – car l'idée d'un dieu ne se dégageait pas nettement de sa représentation, et tenir ou même voir son simulacre, c'était lui prendre une part de sa vertu, et, en quelque sorte, le dominer.

Salammbô se détourna. Elle avait reconnu le bruit des clochettes d'or que Schahabarim portait au bas de son vêtement.

Il monta les escaliers; puis, dès le seuil de la terrasse, il s'arrêta en croisant les bras.

Ses yeux enfoncés brillaient comme les lampes d'un sépulcre; son long corps maigre flottait dans sa robe de lin, alourdie par les grelots qui alternaient sur ses talons avec des pommes d'émeraude. Il avait les membres débiles, le crâne oblique, le menton pointu; sa peau semblait froide à toucher, et sa face jaune, que des rides profondes labouraient, comme contractée dans un désir, dans un chagrin éternel.