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Loe raamatut: «La Peau de chagrin», lehekülg 11

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– Si tu n’es pas millionnaire, tu es bien certainement ivre.

– Ivre du pouvoir. Je peux te tuer! Silence, je suis Néron! je suis Nabuchodonosor!

– Mais, Raphaël, nous sommes en méchante compagnie, tu devrais rester silencieux, par dignité.

– Ma vie a été un trop long silence. Maintenant, je vais me venger du monde entier. Je ne m’amuserai pas à dissiper de vils écus, j’imiterai, je résumerai mon époque en consommant des vies humaines, et des intelligences, des âmes. Voilà un luxe qui n’est pas mesquin, n’est-ce pas l’opulence de la peste! Je lutterai avec la fièvre jaune, bleue, verte, avec les armées, avec les échafauds. Je puis avoir Fœdora. Mais non, je ne veux pas de Fœdora, c’est ma maladie, je meurs de Fœdora! Je veux oublier Fœdora.

– Si tu continues à crier, je t’emporte dans la salle à manger.

– Vois-tu cette Peau? c’est le testament de Salomon. Il est à moi, Salomon, ce petit cuistre de roi! J’ai l’Arabie, Pétrée encore. L’univers à moi. Tu es à moi, si je veux. Ah! si je veux, prends garde? Je peux acheter toute ta boutique de journaliste, tu seras mon valet. Tu me feras des couplets, tu règleras mon papier. Valet! valet, cela veut dire: Il se porte bien, parce qu’il ne pense à rien.

À ce mot, Émile emporta Raphaël dans la salle à manger.

– Eh bien! oui, mon ami, lui dit-il, je suis ton valet. Mais tu vas être rédacteur en chef d’un journal, tais-toi! sois décent, par considération pour moi! M’aimes-tu?

– Si je t’aime! Tu auras des cigares de la Havane, avec cette Peau. Toujours la Peau, mon ami, la Peau souveraine! Excellent topique, je peux guérir les cors. As-tu des cors? Je te les ôte.

– Jamais je ne l’ai vu si stupide.

– Stupide, mon ami? Non. Cette Peau se rétrécit quand j’ai un désir… c’est une antiphrase. Le brachmane, il se trouve un brachmane là-dessous! le brachmane donc était un goguenard, parce que les désirs, vois-tu, doivent étendre…

– Eh! bien, oui.

– Je te dis…

– Oui, cela est très-vrai, je pense comme toi. Le désir étend…

– Je te dis, la Peau!

– Oui.

– Tu ne me crois pas. Je te connais, mon ami, tu es menteur comme un nouveau roi.

– Comment veux-tu que j’adopte les divagations de ton ivresse?

– Je te parie, je peux te le prouver. Prenons la mesure.

– Allons, il ne s’endormira pas, s’écria Émile en voyant Raphaël occupé à fureter dans la salle à manger.

Valentin animé d’une adresse de singe, grâce à cette singulière lucidité dont les phénomènes contrastent parfois chez les ivrognes avec les obtuses visions de l’ivresse, sut trouver une écritoire et une serviette, en répétant toujours: – Prenons la mesure! Prenons la mesure!

– Eh! bien, oui, reprit Émile, prenons la mesure!

Les deux amis étendirent la serviette et y superposèrent la Peau de chagrin. Émile, dont la main semblait être plus assurée que celle de Raphaël, décrivit à la plume, par une ligne d’encre, les contours du talisman, pendant que son ami lui disait: – J’ai souhaité deux cent mille livres de rente, n’est-il pas vrai? Eh bien, quand je les aurai, tu verras la diminution de tout mon chagrin.

– Oui, maintenant dors. Veux-tu que je t’arrange sur ce canapé? Allons, es-tu bien?

– Oui, mon nourrisson de la Presse. Tu m’amuseras, tu chasseras mes mouches. L’ami du malheur a droit d’être l’ami du pouvoir. Aussi, te donnerai-je des ci…ga…res… de la Hav…

– Allons, cuve ton or, millionnaire.

– Toi, cuve tes articles. Bonsoir. Dis donc bonsoir à Nabuchodonosor? Amour! À boire! France… gloire et riche… Riche…

Bientôt les deux amis unirent leurs ronflements à la musique qui retentissait dans les salons. Concert inutile! Les bougies s’éteignirent une à une en faisant éclater leurs bobèches de cristal. La nuit enveloppa d’un crêpe cette longue orgie dans laquelle le récit de Raphaël avait été comme une orgie de paroles, de mots sans idées, et d’idées auxquelles les expressions avaient souvent manqué.

Le lendemain, vers midi, la belle Aquilina se leva, bâillant, fatiguée, et les joues marbrées par les empreintes du tabouret en velours peint sur lequel sa tête avait reposé. Euphrasie, réveillée par le mouvement de sa compagne, se dressa tout à coup en jetant un cri rauque; sa jolie figure, si blanche, si fraîche la veille, était jaune et pâle comme celle d’une fille allant à l’hôpital. Insensiblement les convives se remuèrent en poussant des gémissements sinistres, ils se sentirent les bras et les jambes raidis, mille fatigues diverses les accablèrent à leur réveil. Un valet vint ouvrir les persiennes et les fenêtres des salons. L’assemblée se trouva sur pied, rappelée à la vie par les chauds rayons du soleil qui pétilla sur les têtes des dormeurs. Les mouvements du sommeil ayant brisé l’élégant édifice de leurs coiffures et fané leurs toilettes, les femmes frappées par l’éclat du jour présentèrent un hideux spectacle: leurs cheveux pendaient sans grâce, leurs physionomies avaient changé d’expression, leurs yeux si brillants étaient ternis par la lassitude. Les teints bilieux qui jettent tant d’éclat aux lumières faisaient horreur, les figures lymphatiques, si blanches, si molles quand elles sont reposées, étaient devenues vertes; les bouches naguère délicieuses et rouges, maintenant sèches et blanches, portaient les honteux stigmates de l’ivresse. Les hommes reniaient leurs maîtresses nocturnes à les voir ainsi décolorées, cadavéreuses comme des fleurs écrasées dans une rue après le passage des processions. Ces hommes dédaigneux étaient plus horribles encore. Vous eussiez frémi de voir ces faces humaines, aux yeux caves et cernés qui semblaient ne rien voir, engourdies par le vin, hébétées par un sommeil gêné, plus fatigant que réparateur. Ces visages hâves où paraissaient à nu les appétits physiques sans la poésie dont les décore notre âme, avaient je ne sais quoi de féroce et de froidement bestial. Ce réveil du vice sans vêtements ni fard, ce squelette du mal déguenillé, froid, vide et privé des sophismes de l’esprit ou des enchantements du luxe, épouvanta ces intrépides athlètes, quelque habitués qu’ils fussent à lutter avec la débauche. Artistes et courtisanes gardèrent le silence en examinant d’un œil hagard le désordre de l’appartement où tout avait été devasté, ravagé par le feu des passions. Un rire satanique s’éleva tout à coup lorsque Taillefer, entendant le râle sourd de ses hôtes, essaya de les saluer par une grimace; son visage en sueur et sanguinolent fit planer sur cette scène infernale l’image du crime sans remords. Le tableau fut complet. C’était la vie fangeuse au sein du luxe, un horrible mélange des pompes et des misères humaines, le réveil de la débauche, quand de ses mains fortes elle a pressé tous les fruits de la vie, pour ne laisser autour d’elle que d’ignobles débris ou des mensonges auxquels elle ne croit plus. Vous eussiez dit la Mort souriant au milieu d’une famille pestiférée: plus de parfums ni de lumières étourdissantes, plus de gaieté ni de désirs; mais le dégoût avec ses odeurs nauséabondes et sa poignante philosophie, mais le soleil éclatant comme la vérité, mais un air pur comme la vertu, qui contrastaient avec une atmosphère chaude, chargée de miasmes, les miasmes d’une orgie! Malgré leur habitude du vice, plusieurs de ces jeunes filles pensèrent à leur réveil d’autrefois, quand innocentes et pures elles entrevoyaient par leurs croisées champêtres ornées de chèvrefeuilles et de roses, un frais paysage enchanté par les joyeuses roulades de l’alouette, vaporeusement illuminé par les lueurs de l’aurore et paré des fantaisies de la rosée. D’autres se peignirent le déjeuner de la famille, la table autour de laquelle riaient innocemment les enfants et le père, où tout respirait un charme indéfinissable, où les mets étaient simples comme les cœurs. Un artiste songeait à la paix de son atelier, à sa chaste statue, au gracieux modèle qui l’attendait. Un jeune homme, se souvenant du procès d’où dépendait le sort d’une famille, pensait à la transaction importante qui réclamait sa présence. Le savant regrettait son cabinet où l’appelait un noble ouvrage. Presque tous se plaignaient d’eux-mêmes. En ce moment, Émile, frais et rose comme le plus joli des commis-marchands d’une boutique en vogue, apparut en riant.

– Vous êtes plus laids que des recors, s’écria-t-il. Vous ne pourrez rien faire aujourd’hui; la journée est perdue, m’est avis de déjeuner.

À ces mots, Taillefer sortit pour donner des ordres. Les femmes allèrent languissamment rétablir le désordre de leurs toilettes devant les glaces. Chacun se secoua. Les plus vicieux prêchèrent les plus sages. Les courtisanes se moquèrent de ceux qui paraissaient ne pas se trouver de force à continuer ce rude festin. En un moment, ces spectres s’animèrent, formèrent des groupes, s’interrogèrent et sourirent. Quelques valets habiles et lestes remirent promptement les meubles et chaque chose en sa place. Un déjeuner splendide fut servi. Les convives se ruèrent alors dans la salle à manger. Là, si tout porta l’empreinte ineffaçable des excès de la veille, au moins y eut-il trace d’existence et de pensée comme dans les dernières convulsions d’un mourant. Semblable au convoi du mardi-gras, la saturnale était enterrée par des masques fatigués de leurs danses, ivres de l’ivresse, et voulant convaincre le plaisir d’impuissance pour ne pas s’avouer la leur. Au moment où cette intrépide assemblée borda la table du capitaliste, Cardot, qui, la veille, avait disparu prudemment après le dîner, pour finir son orgie dans le lit conjugal, montra sa figure officieuse sur laquelle errait un doux sourire. Il semblait avoir deviné quelque succession à déguster, à partager, à inventorier, à grossoyer, une succession pleine d’actes à faire, grosse d’honoraires, aussi juteuse que le filet tremblant dans lequel l’amphitryon plongeait alors son couteau.

– Oh! oh! nous allons déjeuner par-devant notaire, s’écria de Cursy.

– Vous arrivez à propos pour coter et parapher toutes ces pièces, lui dit le banquier en lui montrant le festin.

– Il n’y a pas de testament à faire, mais pour des contrats de mariage, peut-être! dit le savant, qui pour la première fois depuis un an s’était supérieurement marié.

– Oh! oh!

– Ah! ah!

– Un instant, répliqua Cardot assourdi par un chœur de mauvaises plaisanteries, je viens ici pour affaire sérieuse. J’apporte six millions à l’un de vous. (Silence profond.) Monsieur, dit-il en s’adressant à Raphaël, qui, dans ce moment, s’occupait sans cérémonie à s’essuyer les yeux avec un coin de sa serviette, madame votre mère n’était-elle pas une demoiselle O’Flaharty?

– Oui, répondit Raphaël assez machinalement, Barbe-Marie.

– Avez-vous ici, reprit Cardot, votre acte de naissance et celui de madame de Valentin?

– Je le crois.

– Eh bien! monsieur, vous êtes seul et unique héritier du major O’Flaharty, décédé en août 1828, à Calcutta.

– Bravo, le major! s’écria le jugeur.

– Le major ayant disposé par son testament de plusieurs sommes en faveur de quelques établissements publics, sa succession a été réclamée à la Compagnie des Indes par le gouvernement français, reprit le notaire. Elle est en ce moment liquide et palpable. Depuis quinze jours je cherchais infructueusement les ayants cause de la demoiselle Barbe-Marie O’Flaharty, lorsque hier à table…

En ce moment, Raphaël se leva soudain en laissant échapper le mouvement brusque d’un homme qui reçoit une blessure. Il se fit comme une acclamation silencieuse, le premier sentiment des convives fut dicté par une sourde envie, tous les yeux se tournèrent vers lui comme autant de flammes. Puis, un murmure, semblable à celui d’un parterre qui se courrouce, une rumeur d’émeute commença, grossit, et chacun dit un mot pour saluer cette fortune immense apportée par le notaire. Rendu à toute sa raison par la brusque obéissance du sort, Raphaël étendit promptement sur la table la serviette avec laquelle il avait mesuré naguère la Peau de chagrin. Sans rien écouter, il y superposa le talisman, et frissonna violemment en voyant une assez grande distance entre le contour tracé sur le linge et celui de la Peau.

– Hé bien! qu’a-t-il donc? s’écria Taillefer, il a sa fortune à bon compte.

– Soutiens-le, Châtillon, dit Bixiou à Émile, la joie va le tuer.

Une horrible pâleur dessina tous les muscles de la figure flétrie de cet héritier: ses traits se contractèrent, les saillies de son visage blanchirent, les creux devinrent sombres, le masque fut livide, et les yeux se fixèrent. Il voyait la MORT. Ce banquier splendide entouré de courtisanes fanées, de visages rassasiés, cette agonie de la joie, était une vivante image de sa vie. Raphaël regarda trois fois le talisman qui se jouait à l’aise dans les impitoyables lignes imprimées sur la serviette: il essayait de douter, mais un clair pressentiment anéantissait son incrédulité. Le monde lui appartenait, il pouvait tout et ne voulait plus rien. Comme un voyageur au milieu du désert, il avait un peu d’eau pour la soif et devait mesurer sa vie au nombre des gorgées. Il voyait ce que chaque désir devait lui coûter de jours. Puis il croyait à la Peau de chagrin, il s’écoutait respirer, il se sentait déjà malade, il se demandait: Ne suis-je pas pulmonique? Ma mère n’est-elle pas morte de la poitrine?

– Ah! ah! Raphaël, vous allez bien vous amuser! Que me donnerez-vous? disait Aquilina.

– Buvons à la mort de son oncle, le major Martin O’Flaharty? Voilà un homme.

– Il sera pair de France.

– Bah! qu’est-ce qu’un pair de France après Juillet? dit le jugeur.

– Auras-tu loge aux Bouffons?

– J’espère que vous nous régalerez tous, dit Bixiou.

– Un homme comme lui sait faire grandement les choses, dit Émile.

Le hourra de cette assemblée rieuse résonnait aux oreilles de Valentin sans qu’il pût saisir le sens d’un seul mot; il pensait vaguement à l’existence mécanique et sans désirs d’un paysan de Bretagne, chargé d’enfants, labourant son champ, mangeant du sarrazin, buvant du cidre à même son piché, croyant à la Vierge et au roi, communiant à Pâques, dansant le dimanche sur une pelouse verte et ne comprenant pas le sermon de son recteur. Le spectacle offert en ce moment à ses regards, ces lambris dorés, ces courtisanes, ce repas, ce luxe, le prenaient à la gorge et le faisaient tousser.

– Désirez-vous des asperges? lui cria le banquier.

– Je ne désire rien, lui répondit Raphaël d’une voix tonnante.

– Bravo! répliqua Taillefer. Vous comprenez la fortune, elle est un brevet d’impertinence. Vous êtes des nôtres! Messieurs, buvons à la puissance de l’or. Monsieur de Valentin devenu six fois millionnaire arrive au pouvoir. Il est roi, il peut tout, il est au-dessus de tout, comme sont tous les riches. Pour lui désormais, LES FRANÇAIS SONT ÉGAUX DEVANT LA LOI est un mensonge inscrit en tête du Code. Il n’obéira pas aux lois, les lois lui obéiront. Il n’y a pas d’échafaud, pas de bourreaux pour les millionnaires!

– Oui, répliqua Raphaël, ils sont eux-mêmes leurs bourreaux!

– Oh! cria le banquier, buvons.

– Buvons, répéta Raphaël en mettant le talisman dans sa poche.

– Que fais-tu là? dit Émile en lui arrêtant la main. Messieurs, ajouta-t-il en s’adressant à l’assemblée assez surprise des manières de Raphaël, apprenez que notre ami de Valentin, que dis-je? MONSIEUR LE MARQUIS DE VALENTIN, possède un secret pour faire fortune. Ses souhaits sont accomplis au moment même où il les forme. À moins de passer pour un laquais, pour un homme sans cœur, il va nous enrichir tous.

– Ah! mon petit Raphaël, je veux une parure de perles, s’écria Euphrasie.

– S’il est reconnaissant, il me donnera deux voitures attelées de beaux chevaux et qui aillent vite! dit Aquilina.

– Souhaitez-moi cent mille livres de rente.

– Des cachemires!

– Payez mes dettes!

– Envoie une apoplexie à mon oncle, le grand sec!

– Raphaël, je te tiens quitte à dix mille livres de rente.

– Que de donations! s’écria le notaire.

– Il devrait bien me guérir de la goutte.

– Faites baisser les rentes, s’écria le banquier.

Toutes ces phrases partirent comme les gerbes du bouquet qui termine un feu d’artifice, et ces furieux désirs étaient peut-être plus sérieux que plaisants.

– Mon cher ami, dit Émile d’un air grave, je me contenterai de deux cent mille livres de rente; exécute-toi de bonne grâce, allons!

– Émile, dit Raphaël, tu ne sais donc pas à quel prix?

– Belle excuse! s’écria le poète. Ne devons-nous pas nous sacrifier pour nos amis?

– J’ai presque envie de souhaiter votre mort à tous, répondit Valentin en jetant un regard sombre et profond sur les convives.

– Les mourants sont furieusement cruels, dit Émile en riant. Te voilà riche, ajouta-t-il sérieusement, eh bien! je ne te donne pas deux mois pour devenir fangeusement égoïste. Tu es déjà stupide, tu ne comprends pas une plaisanterie. Il ne te manque plus que de croire à ta Peau de chagrin.

Raphaël craignit les moqueries de cette assemblée, garda le silence, but outre mesure et s’enivra pour oublier un moment sa funeste puissance.

L’AGONIE

Dans les premiers jours du mois de décembre, un vieillard septuagénaire allait, malgré la pluie, par la rue de Varennes en levant le nez à la porte de chaque hôtel, et cherchant l’adresse de monsieur le marquis Raphaël de Valentin, avec la naïveté d’un enfant et l’air absorbé des philosophes. L’empreinte d’un violent chagrin aux prises avec un caractère despotique éclatait sur cette figure accompagnée de longs cheveux gris en désordre, desséchés comme un vieux parchemin qui se tord dans le feu. Si quelque peintre eût rencontré ce singulier personnage, vêtu de noir, maigre et ossu, sans doute, il l’aurait, de retour à l’atelier, transfiguré sur son album, en inscrivant au-dessous du portrait: Poète classique en quête d’une rime. Après avoir vérifié le numéro qui lui avait été indiqué, cette vivante palingénésie de Rollin frappa doucement à la porte d’un magnifique hôtel.

– Monsieur Raphaël y est-il? demanda le bonhomme à un suisse en livrée.

– Monsieur le marquis ne reçoit personne, répondit le valet en avalant une énorme mouillette qu’il retirait d’un large bol de café.

– Sa voiture est là, répondit le vieil inconnu en montrant un brillant équipage arrêté sous le dais de bois qui représentait une tente de coutil et par lequel les marches du perron étaient abritées. Il va sortir, je l’attendrai.

– Ah, mon ancien, vous pourriez bien rester ici jusqu’à demain matin, reprit le suisse. Il y a toujours une voiture prête pour monsieur. Mais sortez, je vous prie, je perdrais six cents francs de rente viagère si je laissais une seule fois entrer sans ordre une personne étrangère à l’hôtel.

En ce moment, un grand vieillard dont le costume ressemblait assez à celui d’un huissier ministériel sortit du vestibule et descendit précipitamment quelques marches en examinant le vieux solliciteur ébahi.

– Au surplus, voici monsieur Jonathas, dit le suisse. Parlez-lui.

Les deux vieillards, attirés l’un vers l’autre par une sympathie ou par une curiosité mutuelle, se rencontrèrent au milieu de la vaste cour d’honneur, à un rond-point où croissaient quelques touffes d’herbes entre les pavés. Un silence effrayant régnait dans cet hôtel. En voyant Jonathas, vous eussiez voulu pénétrer le mystère qui planait sur sa figure, et dont tout parlait dans cette maison morne; le premier soin de Raphaël, en recueillant l’immense succession de son oncle, avait été de découvrir où vivait le vieux serviteur dévoué sur l’affection duquel il pouvait compter. Jonathas pleura de joie en revoyant son jeune maître auquel il croyait avoir dit un éternel adieu; mais rien n’égala son bonheur quand le marquis le promut aux éminentes fonctions d’intendant. Le vieux Jonathas devint une puissance intermédiaire placée entre Raphaël et le monde entier. Ordonnateur suprême de la fortune de son maître, exécuteur aveugle d’une pensée inconnue, il était comme un sixième sens à travers lequel les émotions de la vie arrivaient à Raphaël.

– Monsieur, je désirerais parler à monsieur Raphaël, dit le vieillard à Jonathas en montant quelques marches du perron pour se mettre à l’abri de la pluie.

– Parler à monsieur le marquis, s’écria l’intendant. À peine m’adresse-t-il la parole, à moi son père nourricier..

– Mais je suis aussi son père nourricier, s’écria le vieil homme. Si votre femme l’a jadis allaité, je lui ai fait sucer moi-même le sein des muses. Il est mon nourrisson, mon enfant, carus alumnus! J’ai façonné sa cervelle, cultivé son entendement, développé son génie, et j’ose le dire, à mon honneur et gloire. N’est-il pas un des hommes les plus remarquables de notre époque? Je l’ai eu, sous moi, en sixième, en troisième et en rhétorique. Je suis son professeur.

– Ah! monsieur est monsieur Porriquet.

– Précisément. Mais monsieur..

– Chut, chut! fit Jonathas à deux marmitons donc les voix rompaient le silence claustral dans lequel la maison était ensevelie.

– Mais, monsieur, reprit le professeur, monsieur le marquis serait-il malade?

– Mon cher monsieur, répondit Jonathas, Dieu seul sait ce qui tient mon maître. Voyez-vous, il n’existe pas à Paris deux maisons semblables à la nôtre. Entendez-vous? deux maisons. Ma foi, non. Monsieur le marquis a fait acheter cet hôtel qui appartenait précédemment à un duc et pair. Il a dépensé trois cent mille francs pour le meubler. Voyez-vous? c’est une somme, trois cent mille francs. Mais chaque pièce de notre maison est un vrai miracle, Bon! me suis-je dit en voyant cette magnificence, c’est comme chez défunt monsieur son père! Le jeune marquis va recevoir la ville et la cour! Point. Monsieur n’a voulu voir personne. Il mène une drôle de vie, monsieur Porriquet, entendez-vous? une vie inconciliable. Monsieur se lève tous les jours à la même heure. Il n’y a que moi, moi seul, voyez-vous? qui puisse entrer dans sa chambre. J’ouvre à sept heures, été comme hiver. Cela est convenu singulièrement. Étant entré, je lui dis: Monsieur le marquis, il faut vous réveiller et vous habiller. Il se réveille et s’habille. Je dois lui donner sa robe de chambre, toujours faite de la même façon et de la même étoffe. Je suis obligé de la remplacer quand elle ne pourra plus servir, rien que pour lui éviter la peine d’en demander une neuve. C’te imagination! Au fait, il a mille francs à manger par jour, il fait ce qu’il veut, ce cher enfant. D’ailleurs, je l’aime tant, qu’il me donnerait un soufflet sur la joue droite, je lui tendrais la gauche! Il me dirait de faire des choses plus difficiles, je les ferais encore, entendez-vous? Au reste, il m’a chargé de tant de vétilles, que j’ai de quoi m’occuper. Il lit les journaux, pas vrai? Ordre de les mettre au même endroit, sur la même table. Je viens aussi, à la même heure, lui faire moi-même la barbe et je ne tremble pas. Le cuisinier perdrait mille écus de rente viagère qui l’attendent après la mort de monsieur, si le déjeuner ne se trouvait pas inconciliablement servi devant monsieur, à dix heures, tous les matins, et le dîner à cinq heures précises. Le menu est dressé pour l’année entière, jour par jour. Monsieur le marquis n’a rien à souhaiter. Il a des fraises quand il y a des fraises, et le premier maquereau qui arrive à Paris, il le mange. Le programme est imprimé, il sait le matin son dîner par cœur. Pour lors, il s’habille à la même heure avec les mêmes habits, le même linge, posés toujours par moi, entendez-vous? sur le même fauteuil. Je dois encore veiller à ce qu’il ait toujours le même drap; en cas de besoin, si sa redingote s’abîme, une supposition, la remplacer par une autre, sans lui en dire un mot. S’il fait beau, j’entre et je dis à mon maître: Vous devriez sortir, monsieur? Il me répond oui, ou non. S’il a idée de se promener, il n’attend pas ses chevaux, ils sont toujours attelés; le cocher reste inconciliablement, fouet en main, comme vous le voyez là. Le soir, après le dîner, monsieur va un jour à l’Opéra et l’autre aux Ital… mais non, il n’a pas encore été aux Italiens, je n’ai pu me procurer une loge qu’hier. Puis, il rentre à onze heures précises pour se coucher. Pendant les intervalles de la journée où il ne fait rien, il lit, il lit toujours, voyez-vous? une idée qu’il a. J’ai ordre de lire avant lui le Journal de la librairie, afin d’acheter des livres nouveaux, afin qu’il les trouve le jour même de leur vente sur sa cheminée. J’ai la consigne d’entrer d’heure en heure chez lui, pour veiller au feu, à tout, pour voir à ce que rien ne lui manque; il m’a donné, monsieur, un petit livre à apprendre par cœur, et où sont écrits tous mes devoirs, un vrai catéchisme. En été, je dois, avec des tas de glace, maintenir la température au même degré de fraîcheur, et mettre en tous temps des fleurs nouvelles partout. Il est riche! il a mille francs à manger par jour, il peut faire ses fantaisies. Il a été privé assez long-temps du nécessaire, le pauvre enfant! Il ne tourmente personne, il est bon comme le bon pain, jamais il ne dit mot, mais, par exemple, silence complet à l’hôtel et dans le jardin! Enfin, mon maître n’a pas un seul désir à former, tout marche au doigt et à l’œil, et recta! Et il a raison, si l’on ne tient pas les domestiques, tout va à la débandade. Je lui dis tout ce qu’il doit faire, et il m’écoute. Vous ne sauriez croire à quel point il a poussé la chose. Ses appartements sont… en… en comment donc? ah! en enfilade. Eh bien! il ouvre, une supposition, la porte de sa chambre ou de son cabinet, crac! toutes les portes s’ouvrent d’elles-mêmes par un mécanisme. Pour lors, il peut aller d’un bout à l’autre de sa maison sans trouver une seule porte fermée. C’est gentil et commode et agréable pour nous autres! Ça nous a coûté gros, par exemple! Enfin, finalement, monsieur Porriquet, il m’a dit: « Jonathas, tu auras soin de moi comme d’un enfant au maillot. Au maillot, oui, monsieur, au maillot qu’il a dit. Tu penseras à mes besoins, pour moi. » Je suis le maître, entendez-vous? et il est quasiment le domestique. Le pourquoi? Ah! par exemple, voilà ce que personne au monde ne sait que lui et le bon Dieu. C’est inconciliable!

– Il fait un poème, s’écria le vieux professeur.

– Vous croyez, monsieur, qu’il fait un poème? C’est donc bien assujettissant, ça! Mais, voyez-vous, je ne crois pas. Il me répète souvent qu’il veut vivre comme une vergétation, en vergétant. Et pas plus tard qu’hier, monsieur Porriquet, il regardait une tulipe, et il disait en s’habillant: « Voilà ma vie. Je vergète, mon pauvre Jonathas. » À cette heure, d’autres prétendent qu’il est monomane. C’est inconciliable!

– Tout me prouve, Jonathas, reprit le professeur avec une gravité magistrale qui imprima un profond respect au vieux valet de chambre, que votre maître s’occupe d’un grand ouvrage. Il est plongé dans de vastes méditations, et ne veut pas en être distrait par les préoccupations de la vie vulgaire. Au milieu de ses travaux intellectuels, un homme de génie oublie tout. Un jour le célèbre Newton…

– Ah! Newton, bien, dit Jonathas. Je ne le connais pas.

– Newton, un grand géomètre, reprit Porriquet, passa vingt-quatre heures, le coude appuyé sur une table; quand il sortit de sa rêverie, il croyait le lendemain être encore à la veille, comme s’il eût dormi. Je vais aller le voir, ce cher enfant, je peux lui être utile.

– Minute, s’écria Jonathas. Vous seriez le roi de France, l’ancien, s’entend! que vous n’entreriez pas à moins de forcer les portes et de me marcher sur le corps. Mais, monsieur Porriquet, je cours lui dire que vous êtes là, et je lui demanderai comme ça: Faut-il le faire monter? Il répondra oui ou non. Jamais je ne lui dis: Souhaitez-vous? voulez-vous? désirez-vous? Ces mots-là sont rayés de la conversation. Une fois il m’en est échappé un. – Veux-tu me faire mourir? m’a-t-il dit, tout en colère.

Jonathas laissa le vieux professeur dans le vestibule, en lui faisant signe ne pas avancer; mais il revint promptement avec une réponse favorable, et conduisit le vieil émérite à travers de somptueux appartements, dont toutes les portes étaient ouvertes. Porriquet aperçut de loin son élève au coin d’une cheminée. Enveloppé d’une robe de chambre à grands dessins, et plongé dans un fauteuil à ressorts, Raphaël lisait le journal. L’extrême mélancolie à laquelle il paraissait être en proie était exprimée par l’attitude maladive de son corps affaissé; elle était peinte sur son front, sur son visage pâle comme une fleur étiolée. Une sorte de grâce efféminée et les bizarreries particulières aux malades riches distinguaient sa personne. Ses mains, semblables à celles d’une jolie femme, avaient une blancheur molle et délicate. Ses cheveux blonds, devenus rares, se bouclaient autour de ses tempes par une coquetterie recherchée. Une calotte grecque, entraînée par un gland trop lourd pour le léger cachemire dont elle était faite, pendait sur un côté de sa tête. Il avait laissé tomber à ses pieds le couteau de malachite enrichi d’or dont il s’était servi pour couper les feuillets d’un livre. Sur ses genoux était le bec d’ambre d’un magnifique houka de l’Inde dont les spirales émaillées gisaient comme un serpent dans sa chambre, et il oubliait d’en sucer les frais parfums. Cependant, la faiblesse générale de son jeune corps était démentie par des yeux bleus où toute la vie semblait s’être retirée, où brillait un sentiment extraordinaire qui saisissait tout d’abord. Ce regard faisait mal à voir. Les uns pouvaient y lire du désespoir; d’autres, y deviner un combat intérieur, aussi terrible qu’un remords. C’était le coup d’œil profond de l’impuissant qui refoule ses désirs au fond de son cœur, ou celui de l’avare jouissant par la pensée de tous les plaisirs que son argent pourrait lui procurer, et s’y refusant pour ne pas amoindrir son trésor; ou le regard du Prométhée enchaîné, de Napoléon déchu qui apprend à l’Élysée, en 1815, la faute stratégique commise par ses ennemis, qui demande le commandement pour vingt-quatre heures et ne l’obtient pas. Véritable regard de conquérant et de damné! et, mieux encore, le regard que, plusieurs mois auparavant, Raphaël avait jeté sur la Seine ou sur sa dernière pièce d’or mise au jeu. Il soumettait sa volonté, son intelligence, au grossier bon sens d’un vieux paysan à peine civilisé par une domesticité de cinquante années. Presque joyeux de devenir une sorte d’automate, il abdiquait la vie pour vivre, et dépouillait son âme de toutes les poésies du désir. Pour mieux lutter avec la cruelle puissance dont il avait accepté le défi, il s’était fait chaste à la manière d’Origène, en châtrant son imagination. Le lendemain du jour où, soudainement enrichi par un testament, il avait vu décroître la Peau de chagrin, il s’était trouvé chez son notaire. Là, un médecin assez en vogue avait raconté sérieusement, au dessert, la manière dont un Suisse attaqué de pulmonie s’en était guéri. Cet homme n’avait pas dit un mot pendant dix ans, et s’était soumis à ne respirer que six fois par minute dans l’air épais d’une vacherie, en suivant un régime alimentaire extrêmement doux. Je serai cet homme! se dit en lui-même Raphaël, qui voulait vivre à tout pris. Au sein du luxe, il mena la vie d’une machine à vapeur. Quand le vieux professeur envisagea ce jeune cadavre, il tressaillit; tout lui semblait artificiel dans ce corps fluet et débile. En apercevant le marquis à l’œil dévorant, au front chargé de pensées, il ne put reconnaître l’élève au teint frais et rose, aux membres juvéniles, dont il avait gardé le souvenir. Si le classique bonhomme, critique sagace et conservateur du bon goût, avait lu lord Byron, il aurait cru voir Manfred, là où il eût voulu voir Childe-Harold.