Loe raamatut: «Mémoires de Constant, premier valet de chambre de l'empereur, sur la vie privée de Napoléon, sa famille et sa cour», lehekülg 54

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CHAPITRE XV

Bienfaits de l'empereur durant son séjour à Schœnbrunn.—Anecdote.—La jeune musulmane enlevée par des corsaires.—Une autre Héloïse.—Second enlèvement.—Détresse.—Voyage à pied de Constantinople à Vienne.—Nouvelle désespérante.—Mariage de la jeune musulmane avec un officier français.—Voyage de madame Dartois à Constantinople.—Terreur et fuite.—Madame Dartois veuve pour la seconde fois.—Démarches auprès de l'empereur.—M. Jaubert, M. le duc de Bassano et M. le général Lebrun—Générosité et reconnaissance.—Le 15 août à Vienne.—Singulière illumination.—Affreux accident.—Le commissaire général de la police de Vienne.—Anecdote.—Méprise singulière d'un officier.—Passion du jeu et trahison.—L'espion surpris et fusillé.—Courage d'un conscrit et gaîté de l'empereur.—Second attentat contre les jours de l'empereur.—La maîtresse de lord Paget.—Avances faites à la comtesse au nom de l'empereur.—Hésitation.—Résolution hardie.—L'homme de la police.—La mêche éventée.—Sécurité de l'empereur.—Courage de l'empereur à Essling.—Sollicitude de l'empereur pour les soldats.—Schœnbrunn rendez-vous des savans.—M. Maëlzel, mécanicien.—L'empereur jouant aux échecs avec un automate.—L'empereur trichant et battu.—Belle action du prince de Neufchâtel.—Reconnaissance de deux jeunes filles.

À Schœnbrunn comme ailleurs, Sa Majesté signala sa présence par ses bienfaits. Ma mémoire est demeurée frappée d'un trait qui occupa long-temps les conversations à cette époque. La singularité des détails mérite que je le rapporte.

Une petite fille de neuf ans, appartenant à une famille de Constantinople très-riche et très-considérée, fut enlevée par des pirates, un jour qu'avec une servante elle se promenait hors de la ville. Les pirates transportèrent leurs deux captives en Anatolie, et les vendirent. La petite fille, qui promettait d'être charmante un jour, échut en partage à un riche marchand de Brousse, l'homme le plus sévère, le plus dur et le plus intraitable de la ville. Les grâces naïves de l'enfant touchèrent pourtant son humeur farouche; il eut pour elle les plus grands égards, la distingua de ses autres esclaves, et ne l'occupa qu'à des travaux faciles, tels que d'avoir soin de ses fleurs, etc. Un Européen, qui logeait chez ce marchand, lui offrit de se charger de l'éducation de la petite, et cet homme y consentit d'autant mieux qu'elle lui avait gagné le cœur et qu'il avait envie d'en faire sa femme, quand elle aurait l'âge d'être mariée. Mais l'Européen avait conçu le même projet, et, comme il était jeune, d'une figure agréable, plein d'intelligence et fort riche, il parvint facilement à s'attacher la jeune esclave, qui s'échappa un beau jour de la maison de son maître, et, nouvelle Héloïse, suivit son Abeilard à Kutahié, où ils demeurèrent cachés pendant six mois.

Elle avait alors dix ans; son précepteur, qui l'aimait tous les jours davantage, la conduisit à Constantinople, et la confia aux soins d'un évêque grec, auquel il recommanda d'en faire une bonne chrétienne. De là il partit pour aller à Vienne chercher le consentement de sa famille, et la permission de son gouvernement pour épouser son élève.

Deux ans s'écoulèrent ainsi: la pauvre fille ne recevait point de nouvelles de son futur époux; l'évêque était mort, et ses héritiers avaient abandonné Marie (c'était le nom de baptême de la musulmane convertie), et Marie, sans secours, sans protecteur, courait à chaque instant le risque d'être découverte par quelque parent, quelque ami de sa famille, et l'on sait que les Turcs ne pardonnent pas le changement de religion. Tourmentée de mille inquiétudes, lasse de la retraite et de l'obscurité profonde où elle vivait ensevelie, elle prit la résolution hardie d'aller rejoindre son bienfaiteur. Les dangers de la route ne l'arrêtèrent point. Elle partit de Constantinople seule, à pied; et, arrivée dans la capitale de l'Autriche, elle apprit que son époux était mort depuis plus d'un an.

On comprend facilement dans quel désespoir une nouvelle aussi triste dut plonger cette pauvre enfant. Que faire? que devenir? Retourner dans sa famille: c'est ce qu'elle voulut faire. Elle se rendit à Trieste, et trouva cette ville dans un affreux désordre. Elle venait de recevoir garnison française, mais les troubles inséparables de la guerre n'étaient point encore apaisés. La jeune Marie entra dans un couvent grec, en attendant le moment favorable pour gagner Constantinople. Ce fut là qu'un sous-lieutenant d'infanterie, nommé Dartois, la vit, en devint éperduement amoureux, s'en fit aimer, et l'épousa au bout d'un an.

Le bonheur dont jouissait madame Dartois ne put la faire renoncer à son projet d'aller voir sa famille. Devenue française, elle pensait que ce titre l'aiderait à rentrer en grâce auprès de ses parens. Le régiment de son mari reçut l'ordre de quitter Trieste, ce fut une occasion pour madame Dartois de renouveler ses instances auprès de lui, afin d'obtenir la permission d'aller à Constantinople. Il y consentit, non sans lui faire envisager tout ce qu'elle avait à redouter, tous les dangers auxquels ce voyage allait de nouveau l'exposer. Enfin elle partit, et quelques jours après son arrivée, comme elle venait de commencer ses démarches auprès de sa famille, elle reconnut dans la rue, à travers son voile, le marchand de Brousse, son premier maître, qui la cherchait par tout Constantinople, et qui avait juré de la tuer, s'il parvenait à la découvrir.

Cette terrible rencontre l'effraya au point que pendant trois ans, elle vécut dans une anxiété continuelle, osant à peine sortir pour ses plus pressantes affaires, et craignant toujours de revoir le farouche Anatolien. Elle recevait de temps en temps des lettres de son mari qui lui faisait part de la marche des armées françaises et de son avancement; dans les dernières, il la conjurait de revenir en France, espérant pouvoir aller l'y rejoindre bientôt.

Privée désormais de tout espoir de réconciliation avec sa famille, madame Dartois se détermina à faire ce que lui demandait son mari, et quoique la guerre entre la Russie et les Turcs rendît les routes fort peu sûres, elle partit de Constantinople au mois de juillet 1809.

Après avoir traversé la Hongrie et passé au milieu des camps autrichiens, madame Dartois se dirigeait sur Vienne, quand elle eut la douleur d'apprendre à Gratz que son époux avait été mortellement blessé à la bataille de Wagram. Il était dans cette ville; on la conduisit auprès de lui, il rendit le dernier soupir dans ses bras.

Elle pleura long-temps son époux. Bientôt il lui fallut songer à l'avenir; le peu d'argent qui lui restait à son départ de Constantinople avait à peine suffi pour les dépenses du voyage. M. Dartois n'avait rien laissé en mourant; quelques personnes donnèrent à la pauvre femme le conseil d'aller à Schœnbrunn réclamer les secours de Sa Majesté. Un officier supérieur lui remit une lettre de recommandation pour M. Jaubert, secrétaire interprète de l'empereur.

Madame Dartois arriva au moment où Sa Majesté se préparait à quitter Schœnbrunn. Elle s'adressa à M. Jaubert, à M. le duc de Bassano, au général Lebrun et à plusieurs autres personnes qui prirent à ses malheurs l'intérêt le plus vif. L'empereur, instruit par le duc de Bassano de la position déplorable où se trouvait cette dame, rendit sur-le-champ un décret spécial, constituant en faveur de madame Dartois une pension annuelle de 1600 francs, dont la première année lui fut payée d'avance. Quand le duc de Bassano vint dire à la veuve ce que Sa Majesté avait fait pour elle, et lui remit la première année de sa pension, elle tomba à ses genoux et les mouilla de larmes.

La fête de l'empereur fut célébrée à Vienne avec beaucoup d'éclat. Tous les habitans s'étaient crus obligés d'illuminer leurs fenêtres: ce qui faisait un coup d'œil vraiment extraordinaire. Il n'y avait pas de lampions; mais presque, toutes les croisées étant à double châssis, on avait mis entre les deux vitrages des lampes, des bougies, etc., arrangées avec art: c'était d'un effet charmant. Les Autrichiens paraissaient aussi gais que nos soldats; ils n'eussent point fêté leur propre empereur avec autant d'empressement. Il y avait bien au fonds quelque chose de contraint dans cette joie inaccoutumée, mais les apparences n'en disaient rien.

La veille de la fête, pendant la parade, on entendit à Schœnbrunn une explosion terrible; le bruit semblait venir de la ville. Quelques instans après on vit un gendarme accourir au grand galop. «Oh! oh! dit en riant le colonel Mechnem, il faut que le feu soit à Vienne. Un gendarme qui galope!» Il venait annoncer un événement bien déplorable. Une compagnie d'artilleurs préparait dans l'arsenal de la ville plusieurs pièces d'artifice pour célébrer la fête de Sa Majesté. Un d'eux, en foulant une bombe, mit le feu à la fusée, il eut peur, et jeta loin de lui la pièce qui alluma les poudres que renfermait l'atelier. Il y eut dix-huit canonniers de tués du coup et sept de blessés.

Dans le temps de la fête de Sa Majesté, comme j'entrais un matin dans son cabinet, je trouvai avec elle M. Charles Sulmetter, commissaire général de la police de Vienne. Je l'avais déjà vu plusieurs fois: il avait commencé par être premier espion de l'empereur, et ce métier avait été profitable pour lui au point de lui faire amasser quarante mille livres de rente. Il était né à Strasbourg, avait commencé par être chef de contrebandiers en Alsace, et la nature l'avait merveilleusement organisé pour cet état comme pour celui qu'il exerça ensuite: il le disait lui-même en racontant ses aventures, et prétendait que la contrebande et la police avaient ensemble beaucoup de points de ressemblance; que le grand art d'un contrebandier était de savoir éviter, comme celui de l'espion de savoir chercher.

Il inspirait une si grande terreur aux Viennois, que seul il valait tout un corps d'armée pour les maintenir. Son regard vif et pénétrant, son air de résolution et de sévérité, la brusquerie de sa démarche et de ses gestes, un organe terrible et son apparence de vigueur, justifiaient pleinement sa réputation. Ses aventures fourniraient une ample matière à quelque romancier. Dans les premières campagnes d'Allemagne, chargé d'un message du gouvernement français pour l'un des plus importans personnages de l'armée autrichienne, il passe chez l'ennemi, déguisé en bijoutier allemand, muni de passe-ports en règle et fourni d'une fort belle provision de diamans et de bijoux. Il avait été vendu: on l'arrête et on le fouille. Sa lettre était cachée dans le double-fond d'une boîte en or: on la trouva, et l'on eut la sottise d'en faire lecture devant lui. Jugé et condamné à mort, il fut livré aux soldats qui devaient le fusiller; mais il était nuit, et l'on remit son supplice au lendemain. Il reconnaît parmi ses gardes un déserteur français; il cause avec lui, lui promet beaucoup d'argent; il fait venir du vin, boit avec les soldats, les enivre, et, couvert d'un de leurs habits, il s'échappe avec le Français: mais, avant de rentrer au camp, il trouve le moyen de prévenir la personne pour qui était la lettre saisie, et de ce qu'elle contenait, et de ce qui lui est arrivé.

On donnait souvent à l'armée des mots d'ordre difficiles à retenir, pour fixer davantage l'attention. Un jour, le mot était Périclès, Persépolis. Un capitaine de la garde, qui connaissait mieux l'art de commander une charge que l'histoire grecque et la géographie, entend mal, et donne, pour mot d'ordre perce l'église. On rit de bon cœur de ce quiproquo. Le vieux capitaine fut bien loin de s'en fâcher, et disait qu'après tout il n'en avait pas été déjà si loin.

Le secrétaire du général Andréossy, gouverneur de Vienne, avait la malheureuse passion du jeu, et trouvant qu'il ne gagnait point assez pour fournir à ses dépenses, il se vendit à l'ennemi. Sa correspondance fut saisie, il avoua sa trahison et fut condamné à mort. Au moment du supplice, il fit preuve d'un étonnant sang-froid: «Approchez-vous davantage, dit-il aux soldats qui devaient le fusiller; comme cela vous me viserez mieux et j'aurai moins à souffrir.»

Dans une de ses excursions autour de Vienne, l'empereur rencontra un conscrit très-jeune qui rejoignait son corps; il l'arrête, lui demande son nom, son âge, son régiment, son pays. «Monsieur, répond le soldat qui ne le connaissait pas, je m'appelle Martin, j'ai dix-sept ans et je suis des Hautes-Pyrénées.—Tu es donc Français?—Oui, Monsieur.—Ah! tu es un coquin de Français!… Qu'on désarme cet homme, et qu'on le pende…—Oui, f…, je suis Français, répète le conscrit, et vive l'empereur!» Sa Majesté rit beaucoup, le conscrit fut détrompé, félicité, et courut rejoindre ses camarades avec la promesse d'une récompense, promesse que l'empereur ne tarda point à exécuter.

Deux ou trois jours avant son départ de Schœnbrunn, l'empereur courut de nouveau le risque d'être assassiné. Cette fois le coup devait être porté par une femme.

La comtesse*** attirait à cette époque tous les regards, tant à cause de son étonnante beauté que du scandale de ses liaisons avec lord Paget, ambassadeur d'Angleterre. Il serait difficile de trouver des expressions qui peignissent avec vérité tout ce qu'il y avait de grâce et de charmes dans cette dame, pour laquelle les sociétés de Vienne ne s'ouvraient qu'avec une sorte de répugnance, mais qui se dédommageait de leurs mépris, en recevant chez elle ce que l'armée française avait de plus brillant.

Un fournisseur de l'armée se mit dans la tête de procurer à l'empereur la connaissance de cette dame, et sans que Sa Majesté en fût informée, il fit faire à la comtesse des propositions par un de ses amis, officier de cavalerie attaché à la police militaire de la ville de Vienne.

L'officier de cavalerie crut parler de la part de l'empereur, et ce fut de très-bonne foi qu'il dit à la comtesse que Sa Majesté avait le plus grand désir de la voir à Schœnbrunn. C'était un matin qu'il lui faisait cette proposition pour le soir; ce qui parut tant soit peu brusque à la comtesse, qui ne se décida pas d'abord, et demanda la journée pour y réfléchir, ajoutant qu'elle voulait des preuves irrécusables pour croire que l'empereur était vraiment pour quelque chose dans cette affaire. L'officier protesta de sa sincérité, promit au reste de donner toutes les preuves qu'on exigerait, et prit rendez-vous pour le soir. Ayant rendu compte de sa négociation au fournisseur, celui-ci donna les ordres nécessaires pour qu'une voiture fût prête pour le soir indiqué par la comtesse, à l'officier de cavalerie. À l'heure convenue, l'officier retourna chez la comtesse, pensant l'emmener avec lui: mais elle le pria de revenir le lendemain, disant qu'elle n'était point décidée, et qu'elle avait besoin de la nuit pour réfléchir encore. Sur les observations de l'officier, elle se décida pourtant, mais toujours pour le lendemain, et lui donna sa parole d'honneur d'être prête pour l'heure à laquelle il viendrait la chercher.

La voiture fut donc renvoyée, et redemandée le lendemain à pareille heure. Cette fois, l'envoyé du fournisseur trouva la comtesse très-bien disposée. Elle le reçut avec gaîté, avec empressement même, et lui fit voir qu'elle avait mis ordre à ses affaires comme s'il se fût agi pour elle de quelque grand voyage: puis après l'avoir regardé quelques instans en face, elle lui dit en le tutoyant «Tu peux revenir dans une heure, je serai prête: j'irai le voir, tu peux y compter. Hier j'avais des affaires à terminer, mais aujourd'hui je suis libre. Si tu es bon Autrichien, tu me le prouveras: tu sais combien il a fait de mal à notre pays! Eh bien, ce soir, notre pays sera vengé! Viens me chercher, n'y manque pas!»

L'officier de cavalerie, effrayé d'une semblable confidence, n'en voulut point porter la responsabilité. Il vint tout dire au château. L'empereur le récompensa richement, l'engagea, dans son propre intérêt, à ne plus revoir la comtesse, et défendit expressément de donner la moindre suite à cette affaire. Tous ces dangers n'altéraient en rien son humeur: il avait coutume de dire: «Qu'ai-je à craindre? je ne puis pas être assassiné: je ne mourrai que sur un champ de bataille.» Et même sur un champ de bataille, il ne prenait aucunement garde à lui. À Essling, par exemple, il s'exposa comme un chef de bataillon qui veut devenir colonel: les boulets tuaient du monde à côté de lui, devant, derrière; il ne bougeait pas. Ce fut au point qu'un général effrayé s'écria: «Sire, si votre majesté ne se retire pas, il faudra que je la fasse enlever par mes grenadiers.» Qu'on juge après cela si l'empereur songeait à prendre des précautions pour lui-même? Mais les marques d'exaspération manifestées par les habitans de Vienne le faisaient veiller à la sûreté de ses troupes; il avait défendu expressément que les soldats quittassent leurs cantonnemens le soir. Sa Majesté avait peur pour eux.

Le château de Schœnbrunn était le rendez-vous de tous les savans illustres de l'Allemagne. Il ne paraissait point un ouvrage nouveau, point une invention curieuse qu'aussitôt l'empereur ne donnât l'ordre de lui en présenter les auteurs. Ce fut ainsi que M. Maëlzel, le fameux mécanicien, inventeur du métronome, fut admis à l'honneur d'offrir à sa majesté plusieurs pièces de son invention. L'empereur admira les jambes artificielles destinées à remplacer bien mieux et plus commodément que des jambes de bois, celles que les boulets emportaient. Il le chargea de construire un char pour emporter les blessés du champ de bataille. Ce char devait être fait de telle sorte, qu'il pût, étant ployé, se charger facilement en croupe des gens à cheval qui se trouvent à la suite de l'armée, comme les chirurgiens, les aides, les employés, etc. M. Maëlzel avait aussi fabriqué un automate connu dans toute l'Europe sous le nom du joueur d'échecs. Il l'avait apporté à Schœnbrunn pour le faire voir à Sa Majesté, et l'avait monté dans l'appartement du prince de Neufchâtel. L'empereur alla chez le prince: je le suivis avec quelques personnes. L'automate était assis devant une table sur laquelle le jeu d'échecs était disposé. Sa Majesté prend une chaise et s'asseyant en face de l'automate, dit en riant: «Allons! mon camarade; à nous deux.» L'automate salue et fait signe de la main à l'empereur, comme pour lui dire de commencer. La partie engagée, l'empereur fait deux ou trois coups, et pose exprès une pièce à faux. L'automate salue, reprend la pièce et la remet à sa place. Sa Majesté triche une seconde fois; l'automate salue encore, mais il confisque la pièce. C'est juste, dit Sa Majesté et pour la troisième fois, elle triche. Alors l'automate secoue la tête, et, passant la main sur l'échiquier, il renverse tout le jeu.

L'empereur fit de grands complimens au mécanicien. Comme il sortait de l'appartement, accompagné du prince de Neufchâtel, nous trouvâmes dans l'antichambre deux jeunes filles qui présentèrent au prince de la part de la mère une corbeille de fruits magnifiques. Comme le prince les accueillait avec un air de familiarité, l'empereur, curieux de les connaître, s'approcha d'elles et les questionna; mais elles n'entendaient pas le français. Quelqu'un dit alors à Sa Majesté que ces deux jolies personnes étaient les filles d'une bonne femme à qui le maréchal Berthier avait sauvé la vie en 1805. Il était seul, à cheval; le froid était horrible et la terre couverte de neige; il aperçoit couchée au pied d'un arbre une femme qui paraissait mourante. Le froid l'avait saisie; le maréchal la prend dans ses bras, la place sur son cheval avec son manteau sur les épaules, et la ramène ainsi chez elle où ses filles pleuraient son absence. Il sortit sans vouloir se faire connaître; mais elles le retrouvèrent lors de la prise de Vienne, et toutes les semaines, les deux sœurs venaient voir leur bienfaiteur, et lui apporter en reconnaissance des corbeilles de fleurs ou de fruits.

CHAPITRE XVI

Excursion à Raab.—L'évêque et Soliman.—Méprise de M. Jardin.—Sensibilité de l'empereur.—Devoir pénible.—Les chouans de Normandie.—La femme brigand.—Scène déchirante.—Tendresse conjugale.—Désespoir et folie.—Rendez-vous de chasse avec l'archiduc Charles.—Départ de Schœnbrunn.—Arrivée à Passau.—La veuve d'un médecin allemand.—Terreur des habitans d'Augsbourg.—Bonté du général Lecourbe.—Trait d'humanité d'un grenadier.—Désespoir et joie maternelle.—Voyage rapide de l'empereur.—Arrivé à Fontainebleau.—Mauvaise humeur de l'empereur.—Prédilection de l'empereur pour les manufactures de Lyon.—Promenade forcée de Sa Majesté.—Accueil sévère fait par l'empereur à l'impératrice.—Larmes de Joséphine.—Réparation de l'empereur.

Vers la fin de septembre, l'empereur fit un voyage à Raab; il allait monter à cheval pour retourner à la résidence de Schœnbrunn, quand il aperçut l'évêque de Raab, à quelques pas de lui.

«N'est-ce pas l'évêque? dit-il à M. Jardin qui tenait la tête du cheval.—Non, Sire, c'est Soliman.—Je te demande si ce n'est pas l'évêque,» répéta Sa Majesté en montrant le prélat. M. Jardin, tout à son affaire et ne pensant qu'au cheval de l'empereur, qui portait le nom de l'Évêque, répondit: «Sire, je vous assure que vous l'avez monté à l'avant-dernier relais.» L'empereur s'aperçut de la méprise et rit aux éclats.

Je fus témoin, à Wagram, d'un trait qui atteste toute la bonté et la sensibilité de l'empereur, dont je crois avoir déjà donné plusieurs preuves, car si dans le récit que je vais faire, il fut forcé de se refuser à un acte de clémence, son refus même fera admirer la générosité et la force de son âme.

Une dame fort riche, qui habitait près de Caen, madame de Combray, livrait son château à une bande de royalistes qui croyaient servir dignement leur cause en dévalisant les diligences sur les grandes routes. Elle s'était faite trésorière de cette bande de partisans, et faisait passer les fonds à un prétendu trésorier de Louis XVIII. Sa fille, madame Aquet, faisait partie de la troupe et, habillée en homme, elle s'était distinguée par son audace. Mais leurs exploits ne furent pas de longue durée; poursuivis et atteints par des forces supérieures, on leur fit leur procès; madame Aquet fut condamnée à mort, avec ses complices. Elle prétexta une grossesse et obtint un sursis, pendant lequel elle mit en œuvre, mais inutilement, tous les moyens qui étaient en son pouvoir pour obtenir sa grâce. Enfin, au bout de huit mois de vaines sollicitations, elle se décida à envoyer ses enfans en Allemagne pour demander sa grâce à l'empereur. Son médecin, sa sœur et ses deux filles arrivèrent à Schœnbrunn le jour où l'empereur était allé visiter le champ de Wagram. Ils attendirent toute la journée, sur le perron du palais, le retour de l'empereur. Les deux jeunes personnes, âgées, l'une de dix ans, l'autre de douze, inspiraient beaucoup d'intérêt; mais le crime de leur mère était affreux; car si, en politique, des opinions quelles qu'elles soient ne sont jamais coupables, on n'en doit pas moins être puni sous tous les gouvernemens possibles, lorsque, par opinion, on se fait voleur et assassin. Les enfans vêtus de deuil se jettent aux pieds de l'empereur en criant: «Grâce, grâce, rendez-nous notre mère!» L'empereur les relève avec bonté, prend des mains de la tante la pétition, la lit tout entière avec attention, interroge le médecin avec intérêt… regarde les enfans… il hésite… mais au moment où je croyais, comme tous ceux qui étaient présens à cette scène touchante, qu'il allait prononcer la grâce, il s'éloigna à grands pas en disant: «Je ne le peux pas!…» J'avais vu les combats intérieurs qu'il avait éprouvés; il avait changé plusieurs fois de couleur, des larmes roulaient dans ses yeux, sa voix était altérée; son refus me parut un acte de courage.

À côté du souvenir de ces violences criminelles, et d'autant plus condamnables peut-être qu'elles venaient d'une femme qui, pour s'y livrer, avait dû commencer par fouler aux pieds la douceur et les vertus modestes de son sexe, je retrouve dans mes notes un trait de fidélité et de tendresse conjugale qui auraient mérité une meilleure destinée. La femme d'un colonel d'infanterie ne voulut jamais quitter son mari. Pendant la marche de l'armée, elle suivait le régiment dans une calèche; les jours de combat elle montait à cheval, et se tenait le plus près possible de la ligne. À Friedland, elle vit le colonel tomber percé d'une balle; elle y courut avec son domestique, l'enleva elle-même des rangs et l'emporta à l'ambulance; mais il était trop tard, il était mort. Sa douleur fut silencieuse, on ne la vit pas verser une larme. Elle offrit sa bourse à un chirurgien et le supplia d'embaumer le corps de son mari. L'opération se fit aussi bien que possible. Le cadavre, enveloppé de linges, fut placé dans un coffre à charnières et mis dans la calèche. La veuve au désespoir s'asseoit auprès et reprend le chemin de la France; mais sa douleur concentrée égare bientôt sa raison. Dans chaque station qu'elle fait, elle s'enferme avec son précieux dépôt, tire le corps de son coffre, le place sur un lit, lui découvre la face, lui prodigue les plus tendres caresses, lui parle comme s'il était vivant et s'endort auprès de lui. Le matin, elle replace son mari dans le coffre, et reprenant son morne silence, continue sa route. Pendant plusieurs jours, son secret resta inconnu; mais quelques jours seulement avant d'arriver à Paris, il fut dévoilé. L'embaumement du corps n'était pas fait de manière à le garantir long-temps de la putréfaction. Elle arriva au point que dans une auberge, l'odeur effroyable qu'exhalait le coffre éveilla quelques soupçons; on pénétra le soir dans la chambre de cette épouse infortunée, et on la trouva tenant dans ses bras le corps horriblement défiguré de son mari… «Silence! cria-t-elle à l'aubergiste épouvanté, mon mari dort… Pourquoi venez-vous troubler son sommeil de gloire?…» On eut beaucoup de peine à retirer des mains de cette insensée le cadavre qu'elle gardait, et à la conduire à Paris où peu de temps après, elle mourut, sans avoir recouvré un moment la raison.

On s'étonnait beaucoup au château de Schœnbrunn de n'y avoir point encore vu l'archiduc Charles que l'on savait être très-estimé de l'empereur, qui n'en parlait jamais qu'en témoignant la plus haute considération pour lui. J'ignore entièrement quels motifs empêchèrent ce prince de venir à Schœnbrunn, ou l'empereur de l'y recevoir; toujours est-il que, deux ou trois jours avant le départ pour Munich, Sa Majesté sortit un matin du château en partie de chasse avec quelques officiers et moi, et qu'elle nous fit arrêter à un rendez-vous de chasse appelé la Vénerie, sur la route de Vienne à Bukusdorf. En arrivant, nous trouvâmes l'archiduc Charles, qui attendait Sa Majesté avec seulement deux personnes de suite. Le souverain et l'archiduc restèrent long-temps enfermés dans le pavillon, et nous ne rentrâmes que fort tard à Schœnbrunn.

L'empereur partit de cette résidence le 16 octobre, à midi. La suite de Sa Majesté se composait du grand-maréchal duc de Frioul, des généraux Rapp, Mouton, Savary, Nansouty, Durosnel, Lebrun; de trois chambellans; de M. Labbé, chef du bureau topographique; de M. de Menneval, secrétaire de Sa Majesté, et de M. Yvan. Le duc de Bassano et le duc de Cadore, alors ministre des relations extérieures, partirent avec nous.

Nous arrivâmes à Passau le 18 au matin. L'empereur passa toute la journée à visiter les forts Maximilien et Napoléon, ainsi que sept ou huit redoutes, dont les noms rappelaient les faits principaux de la campagne. Plus de douze mille ouvriers travaillaient à ces constructions importantes. Ce fut une fête pour tous ces braves gens que la visite de Sa Majesté. Le soir on se remit en chemin, et deux jours après nous étions à Munich.

À Augsbourg, en sortant du palais de l'électeur de Trèves, l'empereur vit, agenouillée dans la rue, sur son passage, une femme que quatre enfans entouraient; il la releva et s'informa avec bonté de ce qu'il pouvait faire pour elle. La pauvre femme, sans répondre, remit à Sa Majesté une pétition écrite en allemand, que le général Rapp traduisit. Elle était la veuve d'un médecin allemand, nommé Buiting, mort depuis peu, et que l'armée connaissait pour son zèle à secourir les blessés français, quand par hasard il lui en tombait sous la main. L'électeur de Trèves, et plusieurs personnes de la suite de l'empereur, appuyèrent vivement la pétition de madame Buiting, que la mort de son mari réduisait presque à la misère, et qui demandait à l'empereur quelques secours pour les enfans du médecin allemand dont les soins avaient sauvé la vie à plusieurs de ses braves soldats. Sa Majesté donna l'ordre de compter à la pétitionnaire la première année d'une pension qu'elle constitua sur-le-champ. Le général Rapp ayant appris à la veuve ce que l'empereur faisait pour elle, cette bonne mère s'évanouit en poussant un cri de joie.

Je fus témoin d'une autre scène aussi attendrissante. Lorsque l'empereur marchait sur Vienne, les habitans d'Augsbourg, qui s'étaient portés à quelques mauvais traitemens envers des Bavarois, tremblaient que Sa Majesté n'exerçât sur eux de terribles représailles; la terreur fut au comble quand on apprit qu'une partie de l'armée française allait traverser la ville. Une jeune femme, d'une beauté remarquable, veuve depuis quelques mois seulement, s'y était retirée avec son enfant, dans l'espoir d'être plus tranquille à Augsbourg que partout ailleurs; effrayée à l'approche des troupes, elle prend son enfant dans ses bras et s'enfuit. Mais au lieu d'éviter nos soldats, elle se trompe de porte et tombe au milieu des avant-postes français. Le général Lecourbe la voit tremblante, éperdue, qui le conjure à genoux de lui sauver l'honneur, fût-ce même aux dépens de sa vie, et s'évanouit. Ému jusqu'aux larmes, le général lui prodigue ses soins, et lui fait donner un sauf-conduit et une escorte pour l'accompagner dans une ville voisine, où elle avait dit que plusieurs de ses parens demeuraient. L'ordre de marcher fut donné en même temps, et dans les mouvemens qu'il produisit, on oublia, en emmenant la mère, de prendre l'enfant, qui resta aux avant-postes. Un brave grenadier le prit, et s'informant du lieu où la pauvre mère avait été conduite, il se promit bien de le lui rendre le plus tôt qu'il se pourrait, à moins qu'une balle ne l'enlevât avant le retour de l'armée. Il fit faire une poche de cuir, dans laquelle il portait son jeune protégé, arrangé de telle sorte que son sac lui servait d'abri. Toutes les fois qu'il fallait combattre, le bon grenadier faisait un trou dans la terre, y déposait le petit et venait le reprendre après l'affaire finie. Ses camarades se moquèrent de lui le premier jour, mais ils ne tardèrent pas à comprendre ce qu'il y avait de beau dans sa conduite. L'enfant échappa à tous les dangers, grâce aux soins continuels de son père adoptif, et quand on se remit en route pour Munich, le grenadier, qui s'était singulièrement attaché à ce pauvre petit, regrettait presque de voir approcher le moment où il faudrait le rendre à sa mère.