Lugege ainult LitRes'is

Raamatut ei saa failina alla laadida, kuid seda saab lugeda meie rakenduses või veebis.

Loe raamatut: «Un Coeur de femme», lehekülg 7

Font:

– «Maintenant, il faut écouter.»

Le silence s'établit dans la loge. Il y a, en effet, dans ce quatrième acte d'Hamlet, une romance divine dont le compositeur français a, dit-on, emprunté le thème à un chant populaire du Nord. Ces quelques mesures d'une mélancolie nostalgique et désespérée passent et repassent sans cesse dans la plainte d'Ophélie, tandis qu'autour d'elle ses compagnes vont et viennent dansant et chantant, elles aussi, et c'est le contraste, toujours poignant pour le cœur, de la Vie qui s'égaie, qui se déploie, insoucieuse, autour de l'Ame en proie à la passion solitaire, au douloureux martyre de sa plaie intime… Le printemps arrive parmi les fleurs, il rit dans le ciel immortellement jeune, il sème dans les gazons les calices des tendres primevères, et dans les regards des amants il fait trembler les larmes ravies du bonheur. Toutes les bouches s'ouvrent pour saluer la fête enivrée de l'heure et des sens, toutes, excepté celle de l'abandonnée, à qui le prince cruel a dit tour à tour: «Suave Ophélie,» et: «Entre dans un couvent.» À travers la félicité des autres, elle aperçoit, elle, son irréparable misère, et tout ce qui aurait pu être. «Ah!» soupire-t-elle, «heureuse l'épouse au bras de l'époux…» Et sa raison s'en va dans ce soupir… Non, ce n'est pas possible qu'elle ait été trahie, si le prince, son prince, si Hamlet, son Hamlet vit encore. Puisqu'elle est seule et brisée loin de lui, c'est qu'il n'est plus de ce monde, et elle marche vers le fleuve qui coule, qui coule, promettant la couche où toute souffrance s'oublie. Non, laissez-la, vous toutes à qui elle a distribué les fleurs de son bouquet, avec sa grâce d'amoureuse blessée, laissez-la s'en aller vers cette eau – moins trompeuse que le cœur de l'homme, moins mouvante que l'espérance, moins rapide dans sa course que la fuite de l'heure douce, – et y noyer, avec le souvenir de la joie perdue, son inguérissable amour. «Adieu,» soupire-t-elle encore, «adieu, mon seul ami…» La Vie peut continuer de rire et de tournoyer, le printemps de prodiguer la lumière et les parfums, l'Ame malade est affranchie pour jamais…

Le charme étrange de la musique et sa vertu particulière, c'est de ne pas préciser le symbolisme qu'elle enveloppe. Elle se prête ainsi aux exigences des sensibilités les plus distinctes. Tandis que la belle et plaintive phrase de la romance se développait, prise et reprise, à travers une combinaison scénique infiniment habile, chacune des parsonnes réunies dans la baignoire de Mme de Candale sentait frémir à cette mélodie touchante quelque pensée intime de la nuance de cette phrase. Gabrielle, qui n'avait qu'à se retourner pour voir Mme Bernard, la maîtresse de son mari, dans la loge entre les colonnes, retrouvait dans le soupir de l'abandonnée un peu de la souffrance secrète de sa vie. La résolution de Juliette s'amollissait des invisibles larmes que l'attendrissement de l'harmonie faisait comme tomber sur son cœur. Et Casal lui-même, envahi qu'il était par l'émotion romanesque, pour la première fois depuis des années, oubliait ses boutades habituelles contre le bruit «plus cher que les autres.» Il éprouvait et se laissait éprouver un trouble, tout ensemble voluptueux et triste, à écouter cet air, pourtant bien connu, auprès de la femme qu'il commençait d'aimer. Elle était si près de lui, avec ses cheveux blonds simplement relevés sur le derrière de la tête, avec sa nuque mince dont la blancheur se prolongeait par l'échancrure de la robe jusqu'au creux des épaules, avec la ligne fine de sa joue entrevue en profil perdu, avec le parfum qui émanait de toute sa toilette, un arome de lilas de Perse, presque imperceptible, – oui, si près, et si loin pourtant! Et il la voyait, il la sentait comme fondue dans la même impression que lui. Ah! qu'il pût seulement lui parler à cette seconde, il saurait bien vraiment si elle s'était reprise, si elle avait dominé tout à fait le premier intérêt constaté en elle dès leurs deux premières entrevues… Mais la porte s'ouvre, quelqu'un entre dans le petit salon qui précède la loge. L'enchantement est rompu, c'est Mosé à qui Candale serre la main, et Mme de Candale se lève pour aller causer avec le nouvel arrivant à qui elle laisse à peine le temps de saluer Mme de Tillières.

– «Venez ici,» dit-elle au visiteur en lui montrant une place à côté d'elle sur le canapé de ce petit salon d'entrée, «vous avez votre figure à potins… Voyons, contez-moi cela.»

– «Mais non, madame,» répond Mosé en riant, «je ne sais pas la plus petite nouvelle.»

– «Si c'est moi qui vous gêne…» dit Candale, qui tourne le bouton de la porte, sa canne de soirée à la main. Il s'appuie de son bras libre au bras de d'Artelles en ajoutant: «Suis-je un bon mari? je vous l'emmène aussi.»

– «Va-t-elle se lever?» songeait Casal, resté seul avec Juliette sur le devant de la loge. Et c'était vrai que Mme de Tillières se disait à la même minute: «Mon devoir est d'éviter même ces cinq minutes de demi-tête-à-tête,» mais elle restait assise sur son fauteuil, affectant de parcourir à nouveau la salle du bout de sa lorgnette. Dans la glace qui garnissait la paroi de la baignoire, elle avait vu la physionomie de Raymond tout assombrie d'inquiétude, et voici qu'elle ressentait à la fois son émotion du premier soir devant ce beau, ce fier visage d'homme, et un attendrissement irrésistible devant cette évidente timidité qui flattait en elle les plus intimes orgueils de la femme. Ses nerfs, encore tout remués par la musique, lui rendaient difficile un effort intime, et, le cœur serré d'une attente, qu'elle jugeait coupable au moment même où elle la subissait avec de secrètes délices, elle ne se leva point. D'ailleurs, le jeune homme commençait de lui parler. Pouvait-elle lui faire l'affront de ne pas lui répondre, – et pourquoi?

– «Cet acte est beau,» disait-il, «et à cause de lui, je pardonne presque au compositeur d'avoir touché à Hamlet, quoique je déteste que l'on gâche des sujets déjà traités, en les représentant sous une autre forme… Il faut la voir jouer à Londres, cette pièce de Shakespeare, et par Irving. Le connaissez-vous, madame?..»

– «Je ne suis jamais allée en Angleterre,» répondit-elle; et elle pensa: «Gabrielle a raison, je lui fais peur…» Ce fut une sensation de quelques secondes, mais délicieuse. Cette réserve de Casal mettait sa conscience à elle en repos, et surtout c'était la preuve qu'elle plaisait déjà tant au jeune homme qui continuait d'expliquer le jeu souligné du grand acteur anglais, critiquant sa parole trop continûment mordante, vantant ses gestes précis et sa subtile intelligence. Il s'arrêta, et avec un sourire:

– «Avouez, madame,» fit-il, «que vous me trouvez un peu ridicule de prétendre avoir un goût artistique à moi.»

– «Mais pourquoi cela?» demanda-t-elle. Un petit frisson venait de la saisir. Elle se rendait compte que cette phrase en amènerait une autre et que la conversation allait devenir plus dangereuse.

– «Pourquoi?» reprit Casal, «mais à cause du portrait que votre ami d'Avançon vous a tracé l'autre jour.»

– «Je ne l'ai pas écouté,» dit-elle en s'éventant pour cacher le trouble qui la ressaisissait. «J'avais une telle migraine!» – «Ou veut-il en venir?» se demandait-elle.

– «Oui,» fit Casal avec une mélancolie qui n'était qu'à moitié feinte. «Mais le jour où vous ne l'aurez plus, cette migraine, vous l'écouterez et vous le croirez. Oh! ou lui ou un autre… Je le disais hier à Mme de Candale, c'est un peu dur tout de même d'être jugé toujours sur quelques folies de jeunesse… Et puis, il m'a semblé… Vous me permettez de vous parler bien franchement?..»

Elle inclina la tête. Il avait su poser cette question énigmatique avec cette grâce un peu enfantine, si puissante sur les femmes lorsqu'elle est associée chez un homme à toutes les énergies d'une maturité virile. Il continua:

– «Il m'a semblé que cela ne vous plaisait pas de me voir chez vous. Et c'est vrai, vous ne m'aviez pas dit de venir.»

– «Mais,» fit-elle toute troublée de ce coup droit qu'elle ne pouvait guère parer, «c'est vous qui ne vous y plairiez pas. Je vis dans mon coin, si retirée de tout ce qui vous intéresse…»

– «Vous voyez,» reprit-il, «vous avez écouté le réquisitoire de d'Avançon, malgré votre migraine. Hé bien! je voudrais tenir de vous-même l'autorisation d'aller quelquefois rue Matignon, quand ce ne serait que pour vous faire un peu revenir sur ce réquisitoire. Ce ne serait que justice, avouez-le.»

Il était si beau à cette minute, de ses yeux clairs émanait une telle douceur, tout cet entretien avait été si rapidement poussé que Juliette répondit comme malgré elle:

– «Je vous verrai toujours avec beaucoup de plaisir.»

C'était la phrase la plus banale. Mais dite ainsi, en réponse à cette demande et après que Mme de Tillières s'était promis d'être si discrète, cette petite phrase équivalait à une première faiblesse. Le «merci» presque ému de Casal lui fit trop comprendre que le jeune homme l'interprétait ainsi. Elle eut alors la force de se lever et d'aller à son tour dans le fond de la loge rejoindre Gabrielle et Mosé. – Il était trop tard.

VI
LA PENTE INSENSIBLE

Lorsque Juliette fut rentrée du théâtre et que, coiffée pour la nuit, elle eut renvoyé sa femme de chambre, elle s'assit à sa table, afin d'écrire à Poyanne le compte rendu de sa journée. Cette mignonne table, où la multiplicité des petits objets trahissait une gentille minutie d'esprit, faisait un coin dans son appartement, encore plus à elle que le bureau du paisible salon Louis XVI. Les portraits de sa mère, ceux de son père, de son mari et d'autres chers morts, ceux de ses amis préférés, étaient appendus à portée de la main et du regard sur le pan de mur tendu de soie, contre lequel s'appuyait cette table, témoin de ses meilleures minutes. Au-dessus des cadres en cuir, en vieille étoffe, en argent ciselé, une bibliothèque-étagère contenait les volumes qu'elle lisait le plus volontiers: une Imitation, des poètes intimes, quelques romans d'analyse tendre et surtout des moralistes, ceux qui unissent, comme Joubert, comme le prince de Ligne, comme Vauvenargues, la finesse aiguë de l'observation à toutes les délicatesses de la bonté. La lampe voilée de dentelle éclairait cet univers familier de sa lueur adoucie, et le virginal lit de bois de rose à colonnettes tournées avec les cinq ou six petits oreillers préparés pour dormir, et la cheminée où brûlait une flamme souple. Le battement régulier de la pendule emplissait seul de son bruit cette chambre close dont les deux fenêtres donnaient sur le jardin. Que ces heures de solitude étaient chères à Juliette, qui aimait à s'attarder sur une lecture et surtout à écrire! Elle avait ce joli goût de la correspondance qui s'en va de nos mœurs hâtives, et c'était sans cesse entre ses amis et elle un continuel échange de billets à propos d'une phrase mal comprise dans la causerie du jour, sur un livre prêté ou à lire, sur un souci de santé ou simplement une commission à faire. Ces mille riens servent aux femmes de prétexte pour broder les plus gracieuses fleurs de fantaisie sur l'étoffe si monotonement grise de la vie mondaine. Avec l'ami des amis, avec l'époux secret de son choix, et quand les exigences de la politique le tenaient loin de Paris, qu'elle avait souvent causé ainsi par de longues, d'interminables lettres, laissant sa plume courir rapide sur le papier mince, bleuté vaguement, et sa pensée suivre cet homme dont alors les ambitions la passionnaient, et qu'elle admirait, en le conseillant avec ce tact effacé, caresse unique pour l'amour-propre d'un mari ou d'un amant!.. Mais ce soir-là et au sortir de cette représentation de Hamlet, elle resta longtemps, la tête dans sa main, avant de pouvoir tracer seulement une ligne de la lettre qu'elle voulait écrire. Allait-elle lui parler de Casal, de la demande qu'il lui avait adressée et de la réponse qu'elle avait faite?

– «Je le dois,» dit-elle enfin tout haut en plissant son front; et dans le mouvement de résolution que révélait cette parole, elle commença d'écrire. Après une demi-heure, elle avait terminé une lettre vraie ou elle racontait la rencontre avec Raymond dans la loge de Gabrielle et l'essentiel de leur conversation, le tout simplement, droitement; elle ajoutait que si cette présence du jeune homme chez elle devait être désagréable à Henry, elle n'attendait qu'un mot pour s'y soustraire. Cette lettre finie, elle la relut et elle vit Poyanne la lisant à son tour, juste dans vingt-quatre heures. Elle le connaissait trop pour douter de sa réponse. C'était une coquetterie d'âme naturelle, à cet homme généreux, qu'il ne voulût, dans ses rapports avec Juliette, rien devoir à l'autorité. Il était de ces amants qui disent toujours à leur maîtresse: Vous êtes libre. Seulement ils ne peuvent pas s'empêcher de souffrir, et la femme à laquelle ils permettent ainsi d'aller comme elle veut, sur le chemin de ses fantaisies, sent, à de certaines minutes, qu'elle leur marche sur le cœur. Ce cœur saigne, sans une plainte, et sa muette souffrance s'élève comme un de ces tendres reproches auxquels un être délicat préférerait les plus violents outrages. Juliette éprouva ainsi par avance l'impression de la peine que cette lettre si franche infligerait à son ami. La scène qui avait suivi le dîner chez Mme de Candale se représenta tout d'un coup à son esprit avec une force extrême et l'animosité d'Henry contre Raymond. Persuadée comme elle était que l'amour de Poyanne avait diminué, Juliette aurait dû logiquement ne pas tenir compte d'une antipathie qu'elle jugeait inique. Mais elle lui gardait encore trop d'affection véritable pour se décider de sang-froid à un parti-pris de cette dureté.

– «Non,» fit-elle, «je n'enverrai pas cette lettre; à quoi bon?» Elle se leva et, jetant ce papier dans la flamme, elle le regarda brûler avec ce malaise bien connu de ceux qui ont traversé ces périodes des fins de liaison, où ce qui fut le charme de l'intimité en devient la corvée douloureuse. On ne veut pas renoncer à cette douce coutume de raconter son cœur la plume à la main, et l'on ne peut plus, et l'on recommence indéfiniment de noircir des feuilles que l'on froisse les unes après les autres jusqu'à une dernière, comme celle que Mme de Tillières se décida enfin à mettre dans l'enveloppe, et qui n'enferme plus rien que des phrases banales et gauches. Dans celle-là, le nom de Casal n'était même pas prononcé.

– «Je ne sais pas pourquoi je suis si troublée d'une pareille vétille,» se disait-elle le lendemain matin pour endormir le remords qui tressaillait en elle. «Qu'y a-t-il de mal à recevoir un ami de Gabrielle de Candale et de Marguerite d'Arcole? Quel prétexte avais-je de répondre: non, à sa demande de venir ici? Gabrielle a raison. Il a obéi à un joli sentiment. Il a voulu protester contre l'effet que les discours de d'Avançon devaient avoir produit sur moi. C'est comme s'il s'engageait à une tenue irréprochable rue Matignon, et par conséquent à ne pas me faire la cour… Quelques visites de temps à autre qui contribuent à lui donner un peu plus de respect pour ce qu'il y a de bon en lui… Mais Henry lui-même les approuverait s'il le connaissait mieux, si je pouvais lui expliquer de vive voix… – D'ailleurs,» continuait-elle en relisant une lettre reçue de Besançon le matin même, «il ne s'occupe guère de moi en ce moment.» – Elles étaient, ces pages où Poyanne racontait son arrivée dans sa ville natale et son entrevue avec quelques électeurs notables, toutes remplies de détails sur la lutte électorale qui allaient s'engager. Il semblait qu'il eût évité à dessein la plus légère allusion sentimentale. Cet amant timide, et qui craignait de lasser son amie par sa tendresse, avait écrit, lui aussi, une première lettre, puis une seconde, une troisième, et il les avait brûlées, comme elle avait fait elle-même, pour en envoyer une dernière, extérieure et indifférente. Juliette aurait pu et dû le deviner. Mais nous n'accordons jamais aux autres le crédit de penser qu'ils nous ressemblent par les susceptibilités douloureuses du cœur. Elle poussa un soupir et se dit simplement:

– «Comme il a changé! Ses lettres d'autrefois étaient si tendres!»

Elle remit ces pages, que couvrait la haute écriture droite et loyale du comte, dans une petite enveloppe de cuir à serrure et qui portait la date de 1881. Dans son culte pour celui qu'elle considérait avec raison comme une des figures supérieures de cette époque, elle avait pris la pieuse habitude de ne jamais laisser se perdre même un billet de cette chère main, et, à chaque commencement d'année, elle commandait ainsi une gaine précieuse pour ce trésor auquel elle avait jadis tant tenu. Le sentiment du passé, de ce qu'il y avait de diminué, comme d'éteint entre eux, lui serra le cœur, et elle devint plus songeuse encore tout en s'amusant, pour occuper ses doigts, à disposer dans des vases des fleurs envoyées de Nice par le général de Jardes qui voyageait sur ce bord d'Italie pour le grand ouvrage militaire, rêve de toute sa vie. Les roses à demi ouvertes et comme lassées par le voyage, les pâles narcisses, les mimosas dorés, les œillets rouges et blancs, les violettes russes mêlaient leurs odeurs. Les pauvres plantes encore vivantes, altérées d'eau et qui allaient renaître pour quelques jours, exhalaient leur âme dans cette agonie de parfums, – nostalgique soupir vers le pays du soleil et les jardins enchantés de la Provence. Mme de Tillières était trop profondément remuée depuis la veille pour que cette invisible caresse d'aromes ne la pénétrât pas d'une étrange langueur. Une tristesse l'envahit qui lui mit des larmes dans les yeux; elle les essuya de sa main fine et presque avec terreur en entendant ouvrir la porte du premier salon. Elle se prit à trembler de tout son corps à l'idée que Casal avait peut-être profité aussitôt de la permission demandée, qu'il allait entrer et la voir dans cet état de trouble inexplicable. Il l'interrogerait. Que lui dirait-elle? Heureusement la porte en s'ouvrant donna passage non pas au jeune homme, mais à d'Avançon, et l'ex-diplomate était si occupé d'une idée dont l'éclair brillait dans ses yeux gris qu'il ne remarqua même pas la pâleur de la marquise, ses yeux humides, l'agitation de ses mains.

– «Je suis sûre qu'il va me taquiner sur la soirée d'hier à l'Opéra?» se dit la jeune femme, après le premier saisissement de délivrance. Et elle continuait d'arranger ses fleurs, mais presque avec gaîté, cette fois, en épiant du coin du regard le vieux Beau qui ménageait visiblement un effet. Elle le connaissait si bien!.. Elle savait qu'une des manies de cet homme était de ne jamais aller droit au but. Il croyait devoir à son ancien métier de préparer ses mots comme il préparait son visage, cosmétiquant ses cheveux un par un, si bien que son crâne chauve en était comme laqué de noir, nuançant sa moustache de manière à lui conserver un grisonnement vraisemblable. Il lui arrivait de dire, au début d'une conversation, une phrase qui devait lui servir une demi-heure plus tard à en placer une autre. Il attendit moins longtemps cette fois. Mme de Tillières ne s'était trompée qu'à moitié. Il venait bien lui parler de Casal. Seulement il ignorait que le jeune homme eût été, la veille, des invités de la comtesse. Juliette venait de lui dire en lui tendant une des larges anémones qui sont la gloire du Midi:

– «Vous ne me complimentez pas sur mes fleurs? C'est notre ami de Jardes qui a eu cette gentille pensée.»

– «Et va-t-il revenir bientôt?» demanda le diplomate. Puis, sans attendre la réponse: «Croyez-vous qu'il pousse jusqu'à Monte-Carlo tenter la fortune?..»

– «C'est bien possible,» dit Juliette.

– «Ça me fait penser,» reprit d'Avançon avec un empressement à saisir cette grosse attache de causerie qui démentait toutes ses prétentions à la finesse de la Carrière, «que j'ai assisté hier, rue Royale, à une des plus grosses parties que j'aie vues depuis longtemps… Vous me reprochiez d'avoir été dur pour Casal, quand je l'ai rencontré ici l'autre jour. Savez-vous combien il a perdu devant moi entre minuit et demi et une heure? Voyons, dites un chiffre… Vous ne voulez pas… Hé bien! trois mille louis, vous entendez… Il sortait sans doute de quelqu'un de ces bars ou ses amis et lui ont la jolie habitude d'aller s'assommer d'alcool, car son inséparable lord Herbert Bohun dormait pendant ce temps-là sur un des fauteuils du cercle et lui-même avait l'air passablement gai… Et puis ces jeunes gens s'indignent que leurs aînés leur servent un peu de morale de temps en temps!..»

– «Mais,» interrompit Mme de Tillières, «est-ce que M. Casal est si riche que cela?»

– «Il a dû avoir ses deux cent cinquante mille francs de rentes à sa majorité,» dit d'Avançon. «Que lui reste-t-il maintenant? C'est une autre affaire, avec les femmes, un gaspillage de vaniteux, et ces parties-là…»

L'ex-diplomate triomphait en rapportant à Juliette cette anecdote destinée à lui prouver qu'il n'avait pas calomnié le jeune homme l'autre jour. Il continua de parler contre le jeu, sans se douter que l'esprit de son interlocutrice, en train de porter maintenant elle-même les menus vases pleins de fleurs ici et là dans la chambre, était touché tout autrement par ce qu'il venait de raconter.

– «Ainsi, après m'avoir quittée à l'Opéra,» pensait-elle, «il est allé boire et puis jouer.» Il n'y avait rien là que de très simple. Ne savait-elle pas que Casal passait au club, comme tant de jeunes gens de sa classe et de ses goûts, une partie des nuits? Pourquoi cette idée lui fut-elle soudain si pénible? S'était-elle donc imaginé que quelques mots échangés dans une baignoire de théâtre allaient par magie transformer des habitudes qui n'offraient, d'ailleurs, aucun rapport avec ces mots? Avait-elle secrètement souhaité qu'il reçût, de cet entretien avec elle, une impression assez forte pour ne pas vouloir la profaner le même soir?.. Toujours est-il que pendant le reste de la visite de d'Avançon, puis durant l'après-midi et tard dans la nuit, elle ne put secouer cette pensée, obsédée par l'image des désordres de la vie d'un homme qu'elle connaissait pourtant si peu. Cette obsession continuait, malheureusement pour le repos de Juliette, le travail commencé en elle par Mme de Candale. Elle sentit redoubler la tentation de se rapprocher de lui, sous le prétexte, aussi spécieux que dangereux, d'une bonne influence à prendre. En croyant nuire à Raymond dans l'opinion de Mme de Tillières, d'Avançon venait de fournir à ces deux êtres, déjà trop préoccupés l'un de l'autre, un terrain de rapprochement et de causerie. La femme la plus réservée peut chapitrer un viveur sur la passion du jeu, tandis qu'elle ne le ferait ni sur celle de l'ivrognerie sans l'avilir, ni sur celle de la galanterie sans se compromettre. Aussi quand Casal parut à son tour dans le petit salon Louis XVI, vingt-quatre heures après le maladroit diplomate et deux jours après la permission accordée à l'Opéra, sa visite était-elle espérée avec une impatience qu'il n'aurait pas osé soupçonner. Mme de Tillières n'était plus, cette fois, ni souffrante, ni étendue sur la chaise longue, dans une de ces robes vaporeuses qui consolent de la migraine par leur coquetterie. Mais, dans sa toilette de ville et ses cheveux blonds encore libres du chapeau, elle avait cet air jeune fille, cette physionomie à la fois candide et futée, douce et spirituelle, qui était son charme unique dans ses minutes de détente et lorsqu'elle ne se reinait point. Tout entière à la pensée de ce qu'elle voulait dire au jeune homme, une pointe de rose brillait à ses joues, qui animait son fin visage, et ses yeux bleus eurent un regard que Casal ne leur connaissait pas, quand elle jeta cette petite phrase, après les premières banalités de la causerie:

– «Vous voulez que l'on vous croie calomnié, et vous passez les nuits à jouer au cercle… Ne dites pas non. J'ai ma police. Vous perdiez plus de soixante mille francs samedi à une heure du matin.»

– «Mais à deux je les regagnais et trente mille de plus,» répondit-il en riant.

– «C'est encore pis,» reprit-elle; et, pour se conformer au programme qui justifiait seul un entretien de cette intimité, voici qu'elle commença un gentil sermon d'amie inquiète, et Casal l'écoutait avec une componction qui n'était qu'à moitié menteuse, – lui, le fringant, le scandaleux Casal, qui avait subi dans tous les clubs, voire dans les tripots, des différences de plus de cent mille francs vingt fois dans sa vie, – lui qui faisait école parmi les apprentis viveurs, dont ils citaient les mots, dont ils portaient la fleur à leur boutonnière!.. Certes, ces jeunes habitués de Phillips, qui se donnaient des maux d'estomac à s'indigérer des cock-tails et des brandy and sodas à côté de lui pour attirer son regard, eussent été bien étonnés de le voir assis en face d'une jeune et charmante femme et en train de se laisser faire de la morale! L'unique dé avec lequel ils jouaient leurs boissons de la soirée, – «Herbert le voit toujours double,» disait Casal, – en fût demeuré immobile de stupeur dans son cornet! Et à cette morale ce prince de la fête répondait par des phrases analogues à celles qui lui avaient si bien réussi lors du dîner, rue de Tilsitt, sur les tristesses de sa vie manquée, ses lassitudes intimes, son besoin de s'étourdir, enfin des discours de mauvais sujet repentant dans les vaudevilles vertueux! Il convient d'ajouter que, pendant cette conversation édifiante, il reconstituait mentalement sa nuit du vendredi au samedi afin de deviner qui l'avait si bien servi auprès de Mme de Tillières. Il se voyait sortant de l'Opéra si heureux de la réponse de Juliette qu'il en avait eu un accès de tendresse pour Candale, et il avait reconduit ce lourdaud, à pied, jusqu'à la rue de Tilsitt. Il avait passé au cercle ensuite. Qui donc y avait-il vu qui connût Mme de Tillières? Parbleu, d'Avançon, debout parmi les spectateurs qui faisaient galerie aux pontes. Le vieux Beau s'était empressé de venir le dénoncer à la rue Matignon. Le procédé était de ceux que les hommes pardonnent le moins, et avec raison. Une loi de franc-maçonnerie masculine veut qu'ils n'initient jamais les femmes aux scènes qui ont pour théâtre l'intérieur des clubs. Les maris et les amants ont trop d'intérêt à cette discrétion pour ne pas l'observer et tenir la main à ce que tous l'observent. Mais Raymond eût volontiers donné à l'ex-diplomate la moitié de son gain, dans cette partie si perfidement incriminée, pour le récompenser de ce grand service. Ne venait-il pas de saisir à cette occasion une preuve nouvelle de la sympathie que lui portait déjà la marquise, et puis quelle plate-forme pour manœuvrer que ce sermonnage féminin! Il lui suffisait de l'accepter docilement pour avoir le droit de dire, sur la fin de la visite:

– «Si je pouvais m'abonner à causer seulement ainsi une heure par jour, je donnerais bien ma parole de ne pas jouer au moins d'un an.»

– «Donnez-la tout de même,» fit Mme de Tillières avec une grâce coquette.

– «Vous le voulez?» reprit-il d'un ton si sérieux que la jeune femme sentit du coup combien, sans y prendre garde, elle s'était avancée sur le chemin de la familiarité. Il était trop tard pour reculer, et, continuant, elle, sur un ton de plaisanterie:

– «Oh! un an,» dit-elle, «ce serait exiger beaucoup. Si vous commenciez par trois mois?»

– «Hé bien! vous avez ma parole,» répondit-il, toujours sérieux. «Avril, mai, juin. D'ici en juillet, je ne toucherai pas une carte.»

– «Nous verrons cela!» reprit-elle en riant davantage encore; et afin que cette promesse, formulée avec une certaine solennité, ne constituât point un premier secret entre eux deux, elle ajouta: «Voilà qui fera beaucoup de plaisir à quelqu'un chez qui je déjeune demain… Vous ne devinez pas? C'est Mme de Candale. Je vais lui porter votre serment tout chaud.»

Elle n'eut pas plus tôt prononcé ces mots, qu'elle en comprit le danger, et surtout après le départ du jeune homme, il lui parut qu'elle venait de commettre une grave imprudence. N'allait-il pas prendre cette phrase pour une indication de rendez-vous, et que penserait-il d'elle alors? Elle eut l'idée d'écrire à Gabrielle, par mesure de précaution, afin de remettre le déjeuner à un autre jour… Elle ne le pouvait guère. C'était, ce lendemain, l'anniversaire du jour où, toutes jeunes filles, elle et Mme de Candale s'étaient rencontrées; elles avaient adopté la tendre habitude de déjeuner une année chez l'une, une année chez l'autre, à cette date, et c'était aussi un prétexte à cet échange de jolis cadeaux qui fait la grâce de l'amitié entre femmes. Elles adorent ces occasions de courir les magasins, de voir en détail les nouveautés. Elles éprouvent un enfantin délice à manier ces mille brimborions, fins comme leurs doigts, du luxe et de la mode. Elles goûtent un plaisir unique à se faire des surprises de gâterie qui ne sont pas plus des surprises qu'à dix ans les jouets du petit Noël ou les présents de fête. C'est ainsi que Juliette avait préparé pour Gabrielle la plus délicieuse ombrelle à manche de Saxe, et pour rien au monde elle n'eût renoncé au plaisir de donner ce souvenir à son amie à la date fixée. «Si je lui demandais de venir déjeuner chez moi?» songea-t-elle; «oui, pour que Casal s'imagine que j'ai eu peur de lui, s'il a l'idée de se faire inviter… Mais il ne l'aura pas…» Ces allées et venues de ses imaginations l'agitèrent tellement qu'elle en avait oublié Poyanne lorsque vint l'heure habituelle de lui écrire le compte rendu de sa journée. Cette fois, elle ne s'interrogea pas une minute sur la question de savoir si elle lui parlerait ou non de Casal. Elle acceptait déjà le compromis, ou mieux la dualité de conscience que lui représentait ce secret gardé vis-à-vis de son amant. Cela n'allait pas, malgré les sophismes dont elle s'était étourdie, sans un obscur remords qui la gêna au point de lui rendre la composition de cette nouvelle lettre aussi difficile que l'avant-veille:

– «Mon Dieu,» se disait-elle en la terminant, «comment s'y prennent les femmes qui trompent leur mari? Moi, je n'ai qu'un peu de silence à garder et qui m'est déjà si pénible!.. Il ne faudrait point que cela se répétât souvent…»

Vanusepiirang:
12+
Ilmumiskuupäev Litres'is:
30 juuni 2017
Objętość:
340 lk 1 illustratsioon
Õiguste omanik:
Public Domain