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Loe raamatut: «Le sergent Simplet», lehekülg 18

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– Alors, l’extradition de vos ennemis?

– Eh! rien de fait! Quand on se débat contre la mort, est-ce que l’on a le temps de songer aux autres!

– Et maintenant toute démarche est inutile; ils quittent l’Inde le 20 juin.

– Le 20! reprit l’Avignonnais se dressant brusquement, le 20! Ils m’échappent encore. Ah!

La haine lui rendait des forces. Il arpentait fiévreusement la chambre.

– Ils vont gagner la Cochinchine, l’Annam, le Tonkin, vastes territoires où la police est mal organisée. Où les attendre? Où les prendre en défaut? Avec cela, ils avancent toujours. Toutes les colonies épuisées, ils chercheront en Afrique dont je les ai détournés, et alors…

Et sa rage se doublant de terreur.

– Ils retrouveront ce damné Antonin. La chance est pour eux.

Cette maladie le prouve. Elle me cloue au lit, me défigure alors qu’ils étaient à ma discrétion. Ah! suis-je donc perdu?

– Non, répliqua le Ramousi d’une voix forte.

Le négociant s’arrêta. Il tourna les yeux vers son noir acolyte. Il le vit souriant, et soudain il eut le pressentiment de s’être livré, d’avoir trop parlé. Son abandon allait lui coûter cher.

– Pas perdu, reprit Nazir, si tu veux m’écouter, et surtout me donner les moyens d’exécuter l’idée qui m’est venue.

– Qu’appelles-tu les moyens?

– Pour faire vite et bien, que faut-il? de l’argent.

L’hésitation se peignit sur les traits du commissionnaire.

– Tu refuses, Sahib, je t’abandonne à ton sort. Je te prierai seulement de me rembourser les frais de mon séjour à Calcutta.

Et paisiblement, le Ramousi étala sur la table-guéridon, placée au milieu de la pièce, une liasse respectable de factures. L’Avignonnais étendit la main, puis la retira. Il avait réfléchi. En somme, il était à la merci de son complice. Peut être celui-ci avait une idée ingénieuse. Et puis une fois qu’il la connaîtrait, il trouverait bien à l’exécuter sans verser la somme réclamée. Il « roulerait » son associé. Pareille éventualité n’était pas pour l’effrayer, au contraire. Aussi son visage redevint aimable.

– Eh bé! mon garçon, parle.

Mais l’Hindou secoua la tête.

– Pas comme cela.

– Comment? qu’y a-t-il encore?

– Tu veux que je parle?

– Oui.

– Alors, paye d’abord.

Canetègne ne put dissimuler une grimace. Il était pris.

– Qu’exiges-tu?

– Le remboursement de ces factures: mille roupies.

– Mille roupies! clama le commissionnaire.

– Tu peux compter, le chiffre est exact, continua imperturbablement Nazir. Nous disons donc mille. Maintenant, je me charge d’enlever la jeune fille et de te l’amener à l’endroit que tu me désigneras.

– Pourquoi la jeune fille?

– Parce que c’est l’otage important. À Calcutta, j’ai beaucoup fréquenté tes ennemis, et peu à peu j’ai surpris les secrets que tu n’avais pas jugé bon de me confier.

Canetègne se mordit les lèvres.

– Les gens de là-bas ont avec eux, reprit le Ramousi, miss Diana Gay Gold Pretty.

– La milliardaire américaine!

– Et c’est sur son yacht qu’ils voyagent.

Les mains du négociant se crispèrent sur son bonnet de coton.

– Une milliardaire! Cela n’arrive qu’à moi.

Et, par réflexion:

– Mais alors tu me trahis?

Le Ramousi eut un large rire.

– Non, car j’ai intérêt à être dans ton jeu. Je prépare sur elle une petite opération dont nous parlerons plus tard. Il faut procéder avec ordre. Acceptes-tu ma proposition?

– Quel est ton prix?

– Deux mille roupies, plus les mille que tu me dois.

L’importance de la gratification fit bondir Canetègne. Mais Nazir le ramena, il lui exposa son plan. En fin de compte, l’Avignonnais aligna sur la table la moitié de la somme en billets de banque, le reste serait payé à Saïgon où il donna rendez-vous à son lieutenant.

– Je profiterai du premier départ pour gagner Colombo et rejoindre ainsi les vapeurs pour Saïgon, conclut-il. Je t’y attendrai avec la petite Yvonne.

– Tu n’attendras pas longtemps.

Les coquins scellèrent leur contrat d’un dîner, et le 12 au soir, le Ramousi prit place au bord d’un navire de la British India Company à destination de Calcutta. Durant la traversée, il arpenta sans cesse le pont du steamer, parcourant ainsi des kilomètres. Il cherchait à calmer son impatience. Pourvu que les voyageurs ne fussent pas partis avant son arrivée! Certes, ce n’était pas à cause de son marché avec Canetègne qu’il s’inquiétait ainsi. Il avait palpé une partie du prix du rapt à accomplir, et il était homme à la garder quoi qu’il arrivât. Mais il avait flairé l’affection naissante de Diana pour Claude, et il songeait à l’exploiter. Si, en même temps que Mlle Ribor, il enlevait le « Marsouin », l’Américaine n’hésiterait pas à payer une lourde rançon pour le revoir. C’était la fortune assurée. Telle était l’opération, à laquelle il avait fait allusion dans son entretien avec Canetègne.

Enfin tout a un terme, même les traversées. Le 18 juin, Nazir atteignit Calcutta, sauta sur le quai du Strand et courut au Sunderbund-Hôtel. Là, il respira. Le gibier qu’il pourchassait était encore au gîte. Toute la bande avait frété un petit vapeur et faisait une excursion à Chandernagor, mais elle serait de retour le lendemain.

Le Ramousi, pour tuer le temps, lut les journaux; il apprit ainsi que dans l’Indo-Chine, sur les rives du Mékong, aux environs de Khône, des engagements avaient lieu entre des troupes françaises et siamoises. En effet, les hostilités commençaient à la frontière de notre empire asiatique. Les Siamois, encouragés par notre longue patience, tentaient d’occuper les territoires situés à l’est du grand fleuve. Nos bataillons annamites résistaient.

La poudre avait parlé. On annonçait que l’escadre française de l’Extrême-Orient se rassemblait à Saïgon. On disait une guerre imminente, plus grave qu’elle ne le paraissait à son début, car l’Angleterre ne permettrait pas que le royaume de Siam fût démembré. Et cætera, et cætera. Tous les racontars qui précèdent les luttes de peuple à peuple. Pour Nazir, très indifférent en matière politique, l’aventure parut l’enchanter. Il se frotta les mains.

– Voilà qui fait mon affaire. Je cherchais un moyen, il est trouvé. Battez-vous donc, bons imbéciles, afin d’assurer ma fortune.

D’excellente humeur, Nazir passa la journée d’attente dans des rêves dorés.

Marcel et ses compagnons, certes, ne pensaient pas à lui. Tandis qu’il effectuait le trajet, aller et retour, de Calcutta à Madras, Dalvan recouvrait la santé. Tout à fait solide désormais, sa blessure n’étant plus qu’un souvenir effacé, il avait proposé à ses amis de se rendre à Chandernagor, seul établissement français de l’Inde où ils n’eussent pas recherché la trace d’Antonin.

C’était une promenade de trente-deux kilomètres en bateau, sur l’un des plus beaux fleuves du monde, coulant à travers la campagne du Bengale.

Des précautions contre les menées possibles de Canetègne, on en prendrait. Certes le négociant, invisible depuis des semaines, devait machiner quelque chose dans l’ombre. On se garderait de lui. L’embarcation s’arrêterait le long de la rive gauche, rive anglaise, et les Américains passeraient sur la rive droite, où se trouve le territoire français.

Il finit par décider ses amis, et l’excursion fut résolue pour le 18. Une barque à vapeur de louage les emporta de bon matin vers le haut fleuve. Ainsi qu’il avait été convenu, le vapeur passa devant le bazar de Hatte-Khola et navigua jusqu’au bac existant au nord de la ville. William Sagger se fit passer, gagna la Résidence et revint au bout d’une heure et demie. Il n’avait eu garde de s’enquérir d’Antonin Ribor. C’était de M. Canetègne qu’il s’était informé, et par ricochet, il avait appris que le frère d’Yvonne était aussi inconnu à Chandernagor que dans les autres enclaves de l’Inde. Personne n’en fut surpris. On s’y attendait presque.

Ce qui parut plus étrange, c’est qu’aucun policier n’avait montré le bout de son nez. Mais ce pouvait être une ruse; aussi, après avoir déjeuné sur le sol anglais, en face du district français de Damsamardorga, situé au sud du territoire, les voyageurs remontèrent le cours du fleuve à pied; regardant de loin ce lambeau de terre, sauvé du naufrage de notre puissance dans l’Inde.

Marcel avait parlé bas à William Sagger. L’intendant avait souri et, entraînant Yvonne et Claude en avant, s’était lancé dans une discussion à perte de vue sur les races ethniques dont la grande presqu’île est peuplée. Il allait toujours, parlant d’abondance, tenant ses auditeurs sous le charme; si bien que ni le « Marsouin », ni la jeune fille ne songeaient à Dalvan, resté en arrière avec miss Diana.

Et pourtant Bérard eût été vivement intéressé s’il avait entendu leur conversation. Ils s’entretenaient de lui. Adroitement, Simplet avait souligné l’air soucieux de son ami. L’Américaine l’avait remarqué. Elle s’en inquiétait. À ses questions, Claude avait toujours répondu évasivement. Marcel souriait en l’écoutant. Dans les paroles de la jeune fille, il démêlait une émotion profonde, une inquiétude constante; il ne s’était pas trompé. Elle était entraînée par le même souffle affectueux qui emportait Bérard.

– C’est ici, dit brusquement Simplet en désignant le village de Hatte-Gouge, qu’est mort le poète Arramoëry, auteur de paraboles charmantes. Vous plaît-il que je vous en récite une?

– Certainement, fit-elle un peu surprise de voir la conversation tourner court.

– Ce n’est point pour faire de l’érudition. Parmi les livres que me prêtait cet excellent M. Nazir, j’ai trouvé une traduction du poète. Donc, oyez le Silex et l’Opale.

Et son regard allant de Bérard à Diana, comme pour bien indiquer le but de la fable, il commença:

« Dans un champ, le soc d’une charrue mit au jour deux cailloux. L’un était un silex, simple pierre à feu. L’autre, une merveilleuse opale aux reflets chatoyants. Les pierres se virent. Silex se prit à la beauté de sa brillante voisine. Elle fut touchée de sa tendresse et découvrit les solides qualités enfermées en sa rude surface.

« Mais Silex, caillou vulgaire, épris d’une pierre précieuse, n’osa se déclarer.

« La pudique Opale ne sut point lui montrer ses sentiments.

« Et l’affection devint une souffrance, et leur torture s’accrut chaque jour. »

Miss Pretty avait baissé les yeux. Une teinte plus vive colorait son visage, et les mouvements de son corsage trahissaient les battements de son cœur. D’une voix douce, puisant dans sa volonté d’assurer le bonheur de son ami, les inflexions les plus caressantes, Marcel reprit:

– Désespéré, Silex appela un soldat qui passait: Prends-moi, lui dit-il, taille-moi en fer de lance, en hache meurtrière. Précipite-moi dans la mêlée, brise-moi sur les boucliers ennemis.

« Et le soldat l’emporta bien loin.

« Alors l’Opale se désespéra. Elle perdit ses couleurs et ses reflets changeants. Trop tard, elle comprit que c’est au riche à tendre la main au pauvre. »

Le jeune homme se tut. Un instant, l’Américaine marcha auprès de lui sans parler, comme absorbée par ses réflexions. Enfin, sans lever ses paupières, elle dit:

– Votre histoire finit mal!… j’en veux au poète Arramoëry.

– Pourquoi cela?

– Votre Silex est trop défiant de lui-même.

– Il paraît que tous les Silex sont ainsi.

– Vous pensez donc, comme l’auteur, que l’Opale aurait dû…

– Lui tendre la main?…

– Vous avez peut-être raison.

Et avec un sourire, un regard rapides:

– Quel malheur, que vous n’ayez pu la conseiller! Car… une Opale avertie en vaut deux.

Elle hâta le pas pour rejoindre ses compagnons. Marcel la suivit, un rayonnement dans les yeux, murmurant pour lui seul:

– Allons donc! Au moins Claude ne connaîtra pas les chagrins que j’endure.

À la nuit seulement, les voyageurs embarquèrent et descendirent l’Hougly, pour regagner Calcutta. Vers une heure du matin, l’embarcation les déposait vis-à-vis l’entrée du Sunderbund-Hôtel. Après une journée aussi fatigante, le sommeil est profond. Aussi les excursionnistes se levèrent tard. Ils s’étaient réunis au salon de lecture de l’Office et commentaient les journaux remplis d’appréciations sur les affaires de Siam, lorsque Nazir parut. Il eut un cri joyeux, vint à eux, les accabla de protestations. Puis montrant les feuilles quotidiennes:

– Je parie que vous parliez du Siam.

– Justement! répliqua Dalvan, et je m’étonnais que ce pays osât chercher noise à la France. Comment les conseillers du roi ne lui montrent-ils pas qu’il court au-devant d’une défaite?

– C’est incompréhensible en effet. J’ajoute que c’est ennuyeux.

– Ennuyeux?

– Oh! j’ai prononcé ce mot, parce que je songeais à mes affaires personnelles. L’égoïsme est humain, n’est-ce pas, et vous m’excuserez?

– Oui, si vous vous expliquez davantage.

Le Ramousi se défendit. À quoi bon entretenir ses amis de son négoce? C’était le vrai moyen d’exciter leur curiosité. À leur insistance il parut se rendre.

– En deux mots, voici. J’ai des intérêts considérables au Siam. Or, en temps de guerre, quand on n’est pas là pour se défendre, les consuls vous oublient, et les indemnités ne se répandent pas sur vous.

Claude approuva.

– C’est malheureusement vrai. Pendant que j’étais en garnison à Madagascar, j’ai vu des négociants complètement ruinés n’avoir aucune part à la distribution. Si vos opérations engagées en valent la peine, partez pour Bangkok.

Nazir leva les bras au ciel.

– Je le voudrais.

– Qui vous en empêche?

– Je ne puis y aller à la nage.

– Il n’y a pas de navires en partance?

– Non. Le bateau du service régulier Calcutta-Bangkok a pris la mer le 17. Je n’aurai donc pas de départ avant quinze jours.

– Diable!

– Et dans quinze jours, au train dont marchent les choses, le blocus de la côte siamoise sera probablement déclaré.

– Vous pensez qu’on en viendra là?

– C’est du moins l’opinion des négociants de la ville. Hier j’ai cherché à prendre passage à bord d’un navire marchand. Partout on m’a déclaré que, jusqu’à nouvel ordre, aucune cargaison ne serait expédiée vers la capitale du Siam.

Diana s’approcha.

– Monsieur Nazir, fit-elle, vous vous êtes montré si bon et si aimable pendant la maladie de M. Dalvan…

– Ne parlons plus de cela, je vous en prie.

– Si, il faut rappeler ce qui a transformé en ami, un homme qui, il y a un mois, nous était inconnu. Cela vous décidera sans doute à accepter l’offre que je vais vous faire.

Une lueur traversa les yeux sombres du Ramousi: sa victime tombait dans le piège qu’il avait tendu.

– Mon yacht, continua miss Pretty, arrivera ici aujourd’hui ou demain, et aussitôt nous cinglerons vers l’Indo-Chine. Au nom de mes compagnons comme au mien, je vous propose de vous conduire où vous appellent vos intérêts. Cela nous détournera bien peu et nous permettra de reconnaître vos bons procédés.

Nazir étouffa une exclamation de triomphe prête à lui échapper. Il sut conserver son calme. Il refusa, se laissa convaincre, et en fin de compte, supplia les voyageurs d’accepter l’hospitalité dans la demeure qu’il possédait à Paknam, ville sainte sise près de l’embouchure du fleuve Meïnam, à trente kilomètres au sud de Bangkok, capitale du royaume de Siam.

– Vous me rendez un tel service, dit-il, que je serais heureux de vous recevoir dans ma maison.

– Ma foi, répliqua William, après avoir consulté du regard ses compagnons, Mlle Yvonne pourrait profiter de l’invitation avec MM. Bérard et Dalvan. Miss Pretty et moi nous nous rendrions à Saïgon et reviendrions les reprendre.

Rapidement les avantages de la combinaison se présentaient à l’esprit de tous.

Pas d’arrestation à craindre. Les Américains s’informeraient dans la capitale de la Cochinchine de l’introuvable Antonin Ribor. Les Français n’étant point à bord, ils n’auraient à prendre aucune précaution, D’où économie de temps et d’inquiétudes.

Le soir Nazir s’assit à la table de Diana. Sans souci des vieilles traditions d’hospitalité, qui veulent que l’on épargne ceux dont on a rompu le pain, partagé le sel, il se retira assez tard; mais au lieu de rentrer dans sa chambre, il quitta l’hôtel et courut au bureau de télégraphe du port, lequel ne ferme jamais. Là, il expédia la dépêche suivante:

Calcutta, 19 juin 1873.

À Bob-Chalulong, mandarin militaire à Paknam-Ville, Siam. Frère arrive. A besoin ta maison être sienne; illustres étrangers français accompagnent.

NAZIR.

Il s’assurait la complicité d’un Ramousi de même caste que lui, entré au service du roi de Siam. Et tandis qu’il conspirait contre elles, les jeunes filles s’endormaient, songeant, qui à Marcel, qui à Claude, et se disaient:

– En Indo-Chine, il ne courra pas les mêmes dangers qu’à Madagascar ou dans l’Inde!

Le lendemain le Fortune, tout battant neuf, mouillait dans le port de Calcutta.

Il s’approvisionnait de combustible, de vivres, de munitions et, le 22, par un soleil radieux, son pavillon aux trente-six étoiles déployé, il descendait majestueusement vers la mer, emportant à son bord, avec ses passagers habituels, le Ramousi Nazir.

Le loup habitait la bergerie.

XXIII. LE MEÏNAM

Le Fortune, après avoir traversé le golfe du Bengale, passé entre l’île Andaman du nord et le rocher des Cocos, contourna la presqu’île de Malacca. Le 9 juillet au soir, il arrivait en vue de Paknam.

Des rives basses et nues que protège une barre, produite par le refoulement des eaux du fleuve Meïnam en contact avec celles de l’Océan. À gauche du courant, en avant de la ville de Paknam, d’où émergent les clochetons, les dômes de nombreuses pagodes, une redoute armée de canons Armstrong. À droite, une batterie semblable. Au milieu, partageant le fleuve en deux bras, l’île fortifiée de Chédi-Pak-Nam, dominée par la flèche conique de la pagode qui lui a donné son nom. Telle se présente l’embouchure du grand fleuve siamois, le Tchan-Phya-Meïnam, c’est-à-dire Prince-Chef-Mère des Eaux.

Or, le 6 juillet au soir, un canot dirigé par deux rameurs seulement et venant du nord, de la direction de Bangkok, avait accosté en face de la ville. Un homme de tournure européenne, assis à l’arrière, sauta sur la berge et s’enfonça dans les ruelles de l’agglomération. Les pagayeurs, après avoir amarré la barque, se couchèrent dans les herbes touffues du rivage, sans souci des moustiques dont le bourdonnement accompagnait le clapotis de l’eau.

L’Européen marchait d’un bon pas. Il devait être accoutumé à la silhouette bizarre des maisons siamoises, dont les toits en étages se retroussent aux angles vers le ciel, car il n’avait pas un regard pour elles. Il longeait les murailles curieusement incrustées de lakes, de porcelaine, de verre, effleurait les rameaux parfumés des plantes grimpant aux colonnes des vérandas, sans lever la tête. Évidemment il regardait en lui-même. Enfin, il s’arrêta devant une habitation plus spacieuse que les autres. C’était la demeure d’un fonctionnaire, car le pavillon central était surmonté d’une toiture à six corniches superposées, en souvenir des six purifications de Bouddha.

Auprès de la porte close, un disque de tôle était suspendu par deux chaînes; fixé au mur par une chaîne également, une sorte de pilon de bois au manche allongé oscillait lentement. Le promeneur le prit et s’en servit pour heurter la plaque métallique, qui résonna gravement dans le silence. À l’appel du gong, la porte tourna sur ses gonds. Un soldat, à la tunique bleue, au casque surmonté de la pointe sivaïque, parut:

– Le mandarin Bob-Chalulong? demanda le visiteur.

Et comme l’autre hésitait, l’Européen éleva ses mains à la hauteur de ses oreilles, l’index et le médium dressés.

– Ordre de Somdetch-Phra-Paramendr-Choufachulalon-Korn, roi de Siam.

À l’instant le soldat se prosterna, les coudes et les genoux touchant le sol, puis indiquant à l’envoyé du roi la salle de réception éclairée par une lanterne enveloppée de soie rose, il s’élança à travers les appartements. L’inconnu se laissa tomber sur un divan – meuble européen qui étonnait dans cet intérieur asiatique. – Un sourire dédaigneux crispa sa bouche:

– Ombre de soldat agenouillée devant une ombre de roi, murmura-t-il. C’est faire œuvre de civilisation que donner ce pays à l’Angleterre. La grande nation seule tirera parti de ses richesses; elle métamorphosera les singes en hommes.

Il s’interrompit. Des pas légers glissaient sur le sol et, par la porte entre-bâillée, un filet de lumière éclatante se glissait, rendant obscur, par comparaison, le demi-jour qui régnait dans la pièce. Les battants s’ouvrirent et sur le seuil, escorté de trois soldats dont chacun portait un candélabre à trois branches, parut le mandarin Bob-Chalulong, couvert de sa tunique bleue à parements jaunes, le casque en tête, la poitrine constellée de décorations baroques.

– Salut à l’envoyé du roi, fit-il en se prosternant; salut au messager du fils des étoiles, cousin du Soleil et frère de la Lune.

Les guerriers se livraient à des salamalecs sans fin. Déposant les candélabres à leur droite, ils s’allongèrent sur le sol, le nez contre les dalles peintes de couleurs variées. Puis les flambeaux passèrent à gauche, et les nez se remirent en contact avec la pierre. L’inconnu s’était retourné.

– Les imbéciles, ils vont me donner toute l’étiquette réservée aux courriers royaux. Ces drôles me reconnaîtront et alors…, adieu le secret de ma mission.

– Illustre messager, psalmodiait le mandarin, si j’avais pensé qu’en ma maison tes pieds respectés te porteraient pour m’honorer et mille et cinq cents fois, j’aurais endossé le manteau aux six bandes azurées, fixé sur ma poitrine l’image d’or de Hoalaman à la queue de dragon, aux jambes terminées par des mains. Mais j’ai craint de faire attendre ta Grandeur…

Le visiteur frappa du pied avec impatience:

– C’est bon! c’est bon! renvoie tes guerriers.

– Mais, courrier divin, tu n’y songes pas…, l’étiquette!…

– Obéis à ce qu’a décidé Celui qui n’a pas de maître.

– Ordre du roi. Je me prosterne dans l’obéissance.

Sur un signe, les soldats s’éloignèrent emportant les flambeaux. Alors l’Européen se leva et se plaçant sous la lanterne, de façon que son visage fût en pleine lumière:

– Me reconnais-tu?

Le mandarin poussa un cri:

– Le seigneur Rolain, Le Sage venu d’Europe pour être l’ami et le conseil du roi des rois.

– Major Rex Siamensium, acheva le messager, citant les trois mots latins, importés on ne sait d’où, dont le maître du Siam fait suivre ses nom et prénoms. Assez de salutations, poursuivit-il, arrêtant son interlocuteur qui se préparait à redoubler de génuflexions; dépouille tes habits de cérémonie, tu vas m’accompagner aux forts de Paknam.

– Aux forts de Paknam?

– Oui. Ne t’y attendais-tu pas? N’as-tu pas appris que les Francs, maîtres de l’Annam et du Tonkin, osent prendre les armes contre la Lumière de Siam?

– On le disait, vénéré messager, mais je n’y croyais pas.

– Cela est cependant. À cette heure, deux canonnières de ces maudits, l’Inconstant et la Comète, pilotées par le Jean-Baptiste-Say, des Messageries fluviales de Cochinchine, se préparent à quitter Saïgon. Dans quelques jours elles seront ici, caressant le fol espoir de forcer le passage de Paknam et de venir à Bangkok même braver notre maître.

– Par Bouddha! fit le mandarin Bob-Chalulong d’une voix tremblante, qui démontrait sa faible confiance dans la valeur de ses troupes. Ils agiront ainsi?

– Non, car nous les en empêcherons.

– Vous pensez? ô courrier!

– Oui, nous frapperons un coup de foudre. Le monde étonné apprendra en même temps l’insulte et le châtiment. Mais exécute mes ordres et surtout que nul ne soupçonne ma présence. Va.

Dix minutes s’étaient à peine écoulées que Bob-Chalulong, emprisonné dans un uniforme bleu foncé, portant sur la tête le bonnet plat des troupes anglaises, se glissait dehors avec le confident du roi. Ce dernier, le visage couvert d’un voile de gaze replié sur le front et sur la bouche, de telle sorte que personne n’aurait pu le reconnaître, marchait sans mot dire. Suivant la route parallèle au fleuve, les deux hommes sortirent de la ville et atteignirent bientôt la redoute qui commande la rive gauche.

Personne ne les arrêta. La garnison dormait et les factionnaires, jugeant inutile de veiller, s’étaient couchés à leur poste, cherchant dans le rêve une compensation aux exigences du service militaire.

– Dix coups de bâton à chacun de ces hommes, prononça durement Rolain.

– Ta volonté sera faite, seigneur.

– Bien. Veille désormais à ce que de pareilles licences ne se reproduisent plus. Que dirait le roi, que dirait l’Angleterre notre alliée, s’ils voyaient nos guerriers aussi indifférents à la veille d’une attaque des Francs?

À grand’peine on découvrit l’officier chargé de la défense de la redoute. Le Mandarin lui parla sévèrement, le menaça des plus terribles peines s’il n’accomplissait pas son devoir. Il lui annonça la venue prochaine des ennemis, lui recommanda de veiller, de mettre l’artillerie en état.

Sur la rive droite, dans l’île de Chedi-Pak-Nam, les mêmes scènes se reproduisirent. Le confident du roi et le Mandarin revinrent vers la ville.

– Bob-Chalulong, dit le premier en prenant congé, chaque nuit, tu feras une ronde, et tu te montreras impitoyable pour quiconque enfreindra la discipline. Ta tête répond de ton zèle.

– Seigneur, je t’obéirai.

– Maintenant ouvre tes oreilles et souviens-toi. Dans la nuit du 11, dans cinq jours, tu m’entends?

– Oui, maître.

– Les canonnières siamoises, au nombre de huit, descendront le fleuve et viendront s’embosser près des deux berges. Tu auras eu soin de couler des jonques afin de ne laisser qu’un étroit chenal navigable.

– Ce sera fait.

– D’ici là, des officiers danois et anglais, au service du roi, viendront te trouver. Ils établiront des circuits électriques destinés à communiquer le feu à des engins effrayants, les torpilles, qui seront confiées au fleuve sous ma direction.

– Dans la nuit du 11?

– Oui. Tu aideras ces officiers de tout ton pouvoir. Tu interdiras aux habitants de s’approcher durant leurs travaux.

– J’interdirai cela.

– Et pour la pose des torpilles, comme personne au monde ne doit pouvoir indiquer leur place à nos ennemis, tu avertiras les citoyens de Pak-nam que tout homme, rencontré hors de chez lui après huit heures du soir, sera livré aux tigres du roi.

Le Mandarin s’inclina avec terreur. Ramousi d’origine, comme son ami Nazir – on se souvient que celui-ci lui avait télégraphié de Calcutta – il avait pris du service dans l’armée siamoise, parce que sa situation lui permettait de réaliser de jolis bénéfices. Jamais il n’avait cru à la possibilité d’un conflit entre la paisible population et une nation européenne. Et tout à coup le seigneur Rolain, dont l’énergie connue en imposait aux plus braves, lui tombait sur les épaules, soufflant la guerre, ponctuant ses phrases de mots terrifiants: le bâton, la mort, le tigre, les torpilles.

Ses jambes tremblaient sous lui. Il se souvenait du télégramme laconique de son frère de caste. Nazir était en route avec des étrangers, des Français; la dépêche l’affirmait. Il désirait que la maison de Bob devînt la sienne, que ses compagnons y fussent hébergés. Des Français chez lui! Comment leur cacherait-il les préparatifs belliqueux? Ils découvriraient le mystère, le dévoileraient peut-être, et alors, lui, Bob de son nom hindou, Chalulong de par sa patrie d’adoption, serait déclaré traître, livré au tigre. Non, de mandarin devenir beefteak ad usum tigrorum, la métamorphose n’était pas acceptable. Il valait mieux tout avouer au seigneur Rolain. Et timidement, Bob le retint par le pan de sa blouse de chasse en murmurant:

– Seigneur, lisez ceci.

Il présentait en même temps la dépêche de Nazir.

– Eh bien? demanda le conseiller du roi après avoir parcouru les deux lignes.

– Votre suprême intelligence a compris…

– Que des Français se rendent ici avec un ami à toi.

– Un ami, seigneur, plus que cela, un Hindou de même caste et de même nation. Il veut ma maison, je dois la lui donner sous peine d’être exilé à jamais de ma patrie.

– Donne-la-lui.

– Quoi? vous pensez?… mais ils vont me gêner pour l’exécution de vos ordres.

– Renvoie tes soldats de garde aux retranchements. Fais que ta demeure n’ait rien de militaire. Au surplus, ton ami, un Ramousi comme toi, n’est-ce pas?

– Oui, seigneur.

– Un voleur par conséquent. Il doit tramer quelque chose contre ces « illustres étrangers français. » Aide-le, ce sont des ennemis et même – Rolain songea un instant – qu’il les amène à Bangkok. Le palais s’ouvrira devant lui…

– Vous consentiriez?

– Oui, adieu; souviens-toi.

L’Européen sortit sur ces mots, mais quand il eut fait quelques pas dans la rue:

– Après tout, ces gens-là sont peut-être de précieux otages. Enfin on verra.

Et accélérant son allure, il se dirigea vers l’endroit où il avait laissé son embarcation. Les pagayeurs sautèrent sur leurs avirons, et glissant comme une hirondelle à la surface des eaux, le canot remonta vers Bangkok. Il était environ huit heures du matin lorsque l’esquif passa devant le cimetière protestant, derrière lequel on aperçoit le New-Road, rue de dix kilomètres, qui aboutit à la ville Royale, est éclairée au gaz et est desservie par un tramway tiré par des poneys. Puis les consulats suédois et américain, le débarcadère des bateaux de la Compagnie Bornéo, l’église protestante, les docks de Bangkok, l’hôpital, les consulats, danois, français, anglais, portugais, autrichien et allemand, tous sur la rive gauche, avec leurs jardins venant mourir au bord du fleuve, défilèrent sous les yeux de Rolain.

Il eut un regard pour le pavillon tricolore, passa indifférent devant le drapeau bleu à croix jaune de Suède, devant les étoiles de l’Union, la bannière rouge à la croix blanche du Danemark. Mais à hauteur du consulat d’Angleterre, il scruta des yeux la façade. À une fenêtre, un objet rouge, écharpe ou manteau, flottait, agité par le vent.

– Bon, murmura le conseiller du roi, il m’attend.

Et sans accorder un regard aux couleurs bleue et blanche du Portugal, jaune d’Autriche-Hongrie, noire, blanche et rouge de l’empire Allemand, il excita les rameurs.

Le débouché du canal du Régent s’ouvrait sur la rive droite, et soudain aux habitations clairsemées, entourées de jardins et de rizières, succédait le prodigieux fouillis de maisons aux toits pointus qui forme Bangkok. Les hautes tours de la pagode de Wat-Cheng, terminées par la flèche sivaïque à six branches, celles de la nécropole de Wat-Saket, les dômes, les aiguilles de la ville royale formaient un imposant panorama. Et bordant chaque berge, une ville flottante, des baraques édifiées sur des radeaux qui montent ou descendent le long de pieux, suivant le niveau du fleuve.