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Le sergent Simplet

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III. UNE IDÉE DE SIMPLET

Mlle Doctrovée, dont il vient d’être question, mérite les honneurs du portrait. Elle avait « coiffé sainte Catherine » depuis quelques années, avouait-elle. Or, chacun sait que ladite Catherine est une fée fantasque qui tantôt fait de la vieille fille un être dévoué, tantôt tout le contraire. La vérité nous oblige à confesser que Doctrovée appartenait à la seconde catégorie.



Maigre, sèche, revêche, elle affectait, selon l’expression d’un professeur de mathématiques de la ville, la forme d’un polyèdre irrégulier dont les angles masquaient les faces.



Sa caractéristique était un nez long, à l’extrémité perpétuellement écarlate. Oh! ce nez! Il avait récréé la ville entière! Sitôt qu’elle se mouchait dans un magasin, un salon, un lieu public, il se trouvait un mauvais plaisant pour s’écrier:



– Personne n’a vu le maréchal Ney?



Ce à quoi la foule répondait en chœur:



– Pardon! il fait des armes avec Pif de la Mirandole.



On juge du fiel amassé chez Mlle Doctrovée, et l’on comprend facilement qu’elle se fût mise à haïr Yvonne Ribor, qui non seulement avait la gentillesse, l’amabilité, la grâce refusées à son employée, mais qui de plus était la patronne.



Pour Doctrovée elle synthétisa l’univers, devint responsable de toutes ses mésaventures. De là à lui nuire, il n’y avait qu’un pas. Il fut fait.



L’employée connaissait un M. Canetègne, son cousin à la mode de la forêt de Bondy. Cet homme d’affaires au regard bleu-faïence, aux cheveux blonds, rares au sommet de la tête, souriant, insinuant, bedonnant, orné d’un grasseyant accent venaissin, mais dépourvu de scrupules, jugea à demi-mot l’alliée que la fortune lui amenait.



Renseigné par elle, il se substitua facilement à Antonin Ribor et l’éloigna sous le prétexte de lui faire visiter les colonies.



Yvonne restait seule à Lyon. M. Canetègne réfléchit qu’elle serait une agréable compagne, et que de plus, en l’épousant, il ferait rentrer dans sa caisse le chèque de soixante-dix-huit mille francs consenti à son ex-associé. La résistance de la jeune fille le surprit. Excité par Doctrovée, il considéra son refus de lui accorder sa main comme une injure grave. Il s’énerva, enragea, voulut la séquestrer moralement. À cet effet, il écrivit au directeur des Postes du département du Rhône une lettre par laquelle sa caissière était censée demander que ses correspondances lui fussent adressées au domicile particulier du négociant, 6, rue Perrache.



Voilà pourquoi Yvonne n’avait plus reçu de nouvelles de son frère. M. Canetègne interceptait les lettres. Il apprit ainsi qu’Antonin, capturé par les Touareg, au nord de la boucle du Niger, pouvait recouvrer la liberté en payant rançon. Il se garda, bien entendu, d’en parler à qui que ce soit.



Mais Yvonne ne se montrait pas plus clémente à son égard. L’échéance du chèque arriva. Alors voyant du même coup son argent et ses projets matrimoniaux compromis, il eut recours à l’odieux stratagème dont Yvonne avait été victime.



Le chèque détruit, les livres grossièrement falsifiés, l’innocente fut jetée en prison.



Or le sergent Simplet, après avoir quitté sa sœur de lait, se tint le raisonnement que voici:



– Il faut délivrer Yvonne, puis retrouver Antonin. Nous avons un atout dans notre jeu. M. Canetègne songeait à donner son nom à la pauvre petite. Le mariage perdit Troie, il peut bien perdre aussi un simple enfant d’Avignon.



Sur cette réflexion il retourna à Grenoble, se fit faire par son notaire une forte avance sur ses propriétés dont, on s’en souvient, il voulait se débarrasser, et de retour à Lyon il se rendit, 6 rue Perrache, au domicile du négociant. Claude l’accompagnait.



En quelques mots il conta à l’Avignonnais l’histoire du chèque photographié, l’inquiéta juste assez pour le rendre maniable, puis conclut en déclarant qu’il ne croyait pas à cette imagination.



– Personne du reste, dit-il avec le plus grand sérieux, n’admettra qu’un commerçant notable risque de compromettre sa situation par de tels agissements.



Brusquement il abandonna ce sujet désagréable et parla mariage. Si le commissionnaire voulait s’y prêter, Yvonne serait bientôt remise en liberté. Il suffirait que tous deux déclarassent à l’instruction leur désir de se marier. Les surcharges des livres, la somme trouvée chez la jeune fille; tout s’expliquerait par une querelle de fiancés. La justice, maternelle quoi que prétendent les cambrioleurs, se ferait un plaisir de réunir des êtres faits pour finir leurs jours en commun. La solution – qui calmait les craintes de Canetègne – fut adoptée par lui. Il fut convenu que l’on obtiendrait du juge d’instruction, M. Rennard, une confrontation du négociant avec Yvonne; confrontation pendant laquelle ils débiteraient la fable imaginée par Simplet, frère de lait affectueux et ennemi des bisbilles.



On se serra la main. Mais une fois dehors, Dalvan murmura à l’oreille du « Marsouin »:



– Vous voyez comme c’est simple. Maintenant ma sœur est libre.



– Pas encore.



– Oh! il s’en faut de si peu!



Le lendemain Marcel se rendit au Palais de Justice, où se trouvait le cabinet du juge d’instruction. Il plongea M. Rennard dans l’ahurissement en lui contant la fable convenue.



Peut-être le magistrat n’en crut-il rien, mais il affecta d’être persuadé. Puisque tout le monde était d’accord, à quoi bon se donner des airs de rabat-joie? Pour la forme il convoqua Mlle Doctrovée, Canetègne, Claude Bérard, qui de près ou de loin « tenaient » à l’affaire.



Dalvan s’était institué son piqueur. Durant deux jours il fut sans cesse en mouvement. Du Palais de Justice il courait au magasin de la rue Suchet, à l’appartement de la rue Perrache, à la prison. Les concierges et employés du « Temple de Thémis » le saluaient d’un air de connaissance. Nul ne s’inquiétait de lui voir parcourir les couloirs et les escaliers du monument. Et cependant le jeune homme prenait parfois des chemins détournés, pour gagner le cabinet de. M. Rennard. Il se glissait partout, inspectait les portes, se pénétrait de la topographie de l’édifice.



Le soir du deuxième jour il revint à l’hôtel en fredonnant.



– Ah! ah! fit Claude, vous êtes content?



– Oui. La porte des caves où l’on met le combustible est fermée par une simple barre.



– Parfait!



– Par cette voie on évite les concierges et le quai. Et vous?



– J’ai suivi vos instructions à la lettre. J’ai acheté des vêtements: un pantalon chez un marchand, un veston chez un autre.



– Et?



– Tout est en sûreté près de la gare de Perrache, dans un pavillon que j’ai loué pour un mois. Il existe une entrée particulière, qui permet d’échapper aux curiosités des voisins.



– Bon. Nous sommes prêts, on peut interroger Yvonne.



Au matin Dalvan apprit au Palais de Justice que la jeune fille serait extraite de prison dans l’après-midi et conduite devant M. Rennard.



Nanti de cette nouvelle, il ne fit qu’un bond jusqu’à l’hôtel.



Il prit une bonbonnière de verre bleu dont le couvercle était orné d’une figurine en relief. À travers les parois transparentes de petits losanges blancs s’apercevaient.



– Les fameux bonbons! remarqua Claude. Pourvu qu’ils soient efficaces.



– C’est un de mes amis de Grenoble, pharmacien, qui les a préparés, ainsi…



– Je le sais; mais c’est égal, je serai plus tranquille après.



– Alors, rendons-nous au Palais de Justice.



Les deux jeunes gens se mirent en route aussitôt et atteignirent rapidement le but de leur promenade.



Gaiement Marcel salua le concierge, qui lui apprit que M. Rennard était déjà enfermé dans son cabinet, où il attendait la prisonnière.



– Ah! pas encore arrivée?



– Non, mais elle ne tardera pas. La preuve, tenez. Un fiacre s’arrêtait en face de l’entrée. Un gendarme et Yvonne en descendaient.



– Pauvre petite, soupira le sous-officier, on lui a épargné la voiture cellulaire!



– Dame! c’est à vous qu’elle le doit, fit le concierge d’un air entendu, paraît que vous avez joliment débrouillé son affaire.



– J’ai fait de mon mieux.



À ce moment Mlle Ribor, suivie par son gardien, arrivait devant Simplet. Son visage pâli, ses yeux cernés d’un cercle bleuâtre, disaient son angoisse.



– Bonjour, petite sœur, fit Marcel, aie courage. Tout s’arrangera. Surtout dis bien la vérité.



Puis s’adressant au gendarme:



– Vous voulez bien que je l’embrasse, la pauvre mignonne?



– Allez-y. Entre soldats, il faut se faire une politesse.



L’uniforme du « lignard » disposait en sa faveur le représentant de la force publique. Simplet prit la jeune fille dans ses bras, et tout en appliquant sur sa joue un baiser sonore, il lui glissa rapidement à l’oreille:



– Ne t’étonne de rien. Un mouvement de surprise nous trahirait.



Il recula d’un pas.



– Merci, gendarme, vous êtes un brave homme.



– On fait pour le mieux. Quand la consigne et le sentiment peuvent se concilier…



La fin de la phrase ne venant pas, il s’engagea dans l’escalier, dont Yvonne gravissait déjà les premières marches.



– Je les suis, déclara Dalvan au concierge.



– À votre aise, mais vous devrez rester dans l’antichambre.



– Bah! je préfère me trouver là… tout près de ma sœur. Il me semble que l’interrogatoire lui en paraîtra moins pénible.



Entraînant Claude stupéfait de sa liberté d’allure, il s’élança sur les traces de la prisonnière. Dans l’antichambre du juge il la rejoignit. Elle allait être introduite chez le magistrat.



– Je ne bouge pas d’ici, lui dit-il. Songe qu’une mince cloison nous sépare seule et sois forte.



Elle le remercia du geste, incapable de prononcer une parole. Violente était l’émotion qui l’étreignait. Son frère de lait allait tenter de la sauver. – Il l’en avait informée. – Par quel moyen? Elle l’ignorait, car il avait obstinément refusé de l’éclairer sur ce point. Et ses yeux se portaient alternativement du sous-officier au gendarme.

 



Celui-ci considérait la scène d’un œil paterne. Installé sur une des banquettes de velours qui entouraient la pièce, il avait rejeté son grand manteau en arrière. Sous son bicorne ses yeux brillaient. Positivement l’affection de Marcel pour la captive l’émouvait.



Le carillon d’une sonnerie électrique fit tressaillir Yvonne. L’heure de l’interrogatoire était venue. La jeune fille échangea un long regard avec Dalvan, et, frissonnante, elle pénétra dans le cabinet de M. Rennard.



La porte retomba sur elle. Claude, Marcel et le gendarme demeuraient seuls dans l’antichambre.



– Broum! Broum! grommela celui-ci dans sa moustache. Elle est gentille, la pauvre demoiselle.



Simplet se rapprocha de lui.



– N’est-ce pas?…



– Oh! oui, bien gentille et elle a l’air si attristé.



– Voyez-vous: si on la condamnait, elle en mourrait.



Le gendarme toussa encore. Décidément il était ému.



Feignant de prendre l’air ahuri du Pandore pour une interrogation, Dalvan lui raconta le roman imaginé par Canetègne. Il ne lui faisait grâce d’aucun détail, et voyait sans rire les gestes apitoyés de son interlocuteur. Tout en parlant, il avait tiré de sa poche la bonbonnière de verre dont il s’était muni. Il l’ouvrit. Elle contenait des losanges blancs assez semblables à de la pâte de guimauve.



– Vous êtes enrhumé? demanda le bon gendarme.



– Non, je suis gourmand.



– Je ne saisis pas.



– Goûtez un de ces petits carrés, et vous comprendrez. C’est une pâte que mon ami a rapportée du Sénégal.



– Oui, appuya Claude entre ses dents. Ce sont les noirs qui la fabriquent.



– Ça ne l’empêche pas d’être blanche, remarqua le gendarme avec un gros rire.



Et il étendit les doigts vers la bonbonnière. Une flamme brilla dans les yeux de Simplet, mais d’une voix très calme:



– Prenez-en deux ou trois, ils sont si petits!



– Non, je ne veux pas abuser.



– Vous n’abusez pas, j’en ai d’autres.



– Alors c’est pour vous faire plaisir.



Et le brave homme engloutit une série de losanges. Il eut une légère grimace:



– Ce n’est pas mauvais, mais cela vous a un goût bizarre.



– En effet, seulement on s’y habitue.



En conscience, le brave homme mastiqua la préparation du pharmacien de Grenoble et parut éprouver une vive satisfaction en l’avalant.



– En voulez-vous davantage? demanda Marcel souriant malgré lui.



Le gendarme fit un geste de dénégation.



– Je vous remercie. Entre nous, c’est curieux parce que cela vient du Sénégal, mais j’aime mieux autre chose.



La conversation reprit de plus belle. Bientôt cependant l’interlocuteur de Simplet se frotta les yeux. Sa prononciation devint pâteuse. Il bredouilla:



– Il fait chaud ici.



D’un coup d’épaules il fit glisser son manteau sur la banquette. Il s’appuya au mur, et peu à peu sa tête se pencha sur sa poitrine.



– Trop chaud, répéta-t-il.



Puis il demeura immobile. Sa respiration régulière indiquait qu’il était endormi. Alors Marcel vint à Claude et d’un ton railleur:



– Les pastilles à base de belladone ont produit leurs effets. Aidez-moi à endosser ceux du gendarme.



Une minute plus tard Simplet, couvert de l’ample manteau et coiffé du bicorne, était assis à la place de l’infortuné serviteur de la loi. Ce dernier ne s’était pas aperçu de la substitution.



Mollement couché sur le plancher, derrière la banquette, il dormait profondément.



– Pour enlever Yvonne, plaisanta Dalvan, il était nécessaire d’endormir son gardien. C’est fait. Maintenant allez me chercher une voiture, qui attendra derrière le Palais de justice.



– Mais, vous?



– Ne vous inquiétez pas. Je vous rejoindrai tout à l’heure.



Bérard, conquis par la placidité de son ami, quitta la pièce et le bruit de ses pas s’éteignit bientôt.



– Pourvu qu’il ne survienne aucune anicroche! murmura Simplet. Jusqu’à présent tout marche à souhait.



Il achevait à peine que la porte donnant sur l’escalier s’ouvrait et Canetègne paraissait sur le seuil.



Le faux gendarme sentit une sueur froide mouiller son front, mais le négociant n’avait aucun soupçon.



– M. Rennard est dans son cabinet? interrogea-t-il sans regarder le soldat.



– Oui.



– Bon! Et sans façon il se précipita chez le juge.



Quelques minutes s’écoulèrent, puis de nouveau la sonnerie électrique retentit.



Dalvan devina que l’interrogatoire de la prisonnière était terminé. Il se leva. Yvonne était devant lui, accompagnée d’un greffier.



– Ramenez Mademoiselle, ordonna cet employé.



Simplet s’inclina sans répondre, et se dirigea vers la sortie. La captive promenait autour d’elle des regards désolés. Elle n’avait point reconnu son frère de lait, et elle s’épouvantait de sa disparition. Sur le palier, il lui dit d’un ton bref:



– Pas un cri, c’est moi, viens.



– Toi?



– Silence, suis-moi.



Et saisissant la main de la jeune fille prête à défaillir, il la conduisit à travers un dédale de couloirs et d’escaliers. Ils parvinrent aux caves. Là, Marcel se dépouilla du manteau et du bicorne, atteignit la porte de service qu’il avait remarquée. La barre céda sans difficulté; les fugitifs se trouvèrent dans la rue.



À dix pas stationnait une voiture. À la portière se montrait la tête inquiète de Bérard. Yvonne y monta, et Dalvan prit place à côté d’elle, après avoir crié au cocher:



– Gare Perrache!



IV. DE LYON À ÉTAPLES

Durant quelques instants Yvonne garda le silence, puis un sanglot la secoua. Elle tendit les mains à ses sauveurs:



– Libre, libre, bégaya-t-elle, et par vous! merci!



Marcel arrêta net ces démonstrations.



– Ne pleure pas, petite sœur; cela te rougirait les yeux et nous ferait remarquer.



Elle refoula ses larmes, dominée par le ton du jeune homme, et timidement.



– Où allons-nous?



– Dans une retraite que Claude a dénichée. À propos, vous n’avez jamais été présentés officiellement. Je comble cette lacune. Claude Bérard, mon ami et mon complice; Yvonne Ribor, ma sœur. Voilà qui est fait, je reprends. Nous quittons la voiture à Perrache.



– Pourquoi?



– Parce que l’on va s’apercevoir de notre fuite. On supposera que notre première pensée a été de nous éloigner. Dans quelle direction? Vers l’Italie; la frontière est proche. On retrouvera notre cocher. Il dira où il nous a conduit et l’on enverra immédiatement des télégrammes à Modane.



Claude et Yvonne considéraient le sous-officier avec stupeur.



– Mais, hasarda la jeune fille, tu nous barres la route.



– Jamais de la vie. Pour échapper à ceux qui nous poursuivent, il faut faire précisément ce qui ne leur viendra pas à l’idée.



Et tranquillement:



– J’ai étudié l’indicateur. On cherchera trois personnes, deux hommes et une femme. Nous allons nous séparer. On nous cherche sur la route de Modane. Adoptons-en une autre. Voici ce que j’ai décidé. Une fois déguisés, Yvonne et moi, nous nous rendons à Saint-Rambert; nous prenons le train, et à Dijon, nous quittons la ligne de Paris; nous filons sur Amiens, par Is-sur-Tille; d’Amiens nous gagnons Étaples et de là, l’Angleterre.



– L’Angleterre quand à deux pas, la Suisse, l’Italie!…



– Je vous répète que la surveillance s’accroît en raison des facilités qu’ont à leur disposition les fugitifs.



Bérard intervint:



– Je crois que vous avez raison; mais moi, qu’est-ce que je deviens?



– Vous, vous quittez Lyon à pied. Vous marchez jusqu’à Venissieux. Là vous montez dans un train pour Chambéry. De cette ville, vous remontez vers Mâcon, par Culoz, et vous nous rejoignez à Étaples. Seulement vous séjournerez à Chambéry le temps nécessaire pour jeter à la poste une lettre que ma petite sœur écrira tout à l’heure.



– C’est pour cela que nous nous séparons?



– Pour cela, et pour ne pas voyager ensemble.



Le fiacre s’arrêtait devant la gare de Perrache. Marcel fit descendre ses amis, paya le cocher et pénétra dans les salles d’attente. Mais il guettait la voiture.



Quand elle se fut éloignée, il fit un signe à ses compagnons, et tous gagnèrent le pavillon loué par Bérard.



À ce moment même M. Canetègne, après une longue conférence avec le juge d’instruction, se levait pour prendre congé. L’Avignonnais paraissait enchanté.



– Ainsi, disait-il, voilà qui est convenu. Un rapport très bénin, des conclusions favorables; je compte sur vous.



– Absolument, répondait le magistrat avec un sourire malicieux. Il n’y a plus délit. Un simple roman. Voleuse et volé inscrivant le mot « Hyménée » sur les pages du code.



– Eh oui. Une prière encore, mon cher juge. Je serai absent deux ou trois jours. Des clients à visiter hors Lyon. S’il se produisait quelque incident nouveau, soyez assez bon pour me prévenir. Un mot au magasin. On me le ferait tenir, et s’il le fallait, je reviendrais immédiatement.



– Je vous le promets.



– À la bonne heure donc. Il n’est point de serviteur de Thémis plus aimable. Ne vous dérangez pas, je connais les êtres.



Le négociant, d’un pas léger, franchit le seuil du cabinet et traversa l’antichambre.



Tout à coup il poussa un cri. En même temps il trébuchait et roulait à terre. Au bruit M. Rennard accourut.



– Que vous arrive-t-il?



Canetègne se releva en se frottant les reins.



– Je ne sais pas; j’ai buté contre un obstacle là…



Il s’arrêta stupéfait. À l’endroit qu’il désignait, un bras humain s’allongeait sur le parquet, sortant de dessous la banquette occupée naguère par le gendarme.



– Qu’est-ce que c’est que ça? murmurèrent les deux hommes.



Mû par un sentiment de prudence, le magistrat appela son greffier pour déplacer le siège, qui masquait la victime de Marcel, dormant paisiblement.



– Un gendarme! clama le négociant.



– Un gendarme! redit le juge avec surprise.



– Celui qui accompagnait la prisonnière, déclara le greffier.



Du coup M. Rennard sursauta:



– Vous êtes certain de ce que vous avancez?



– Absolument. Je le connais d’ailleurs, c’est le père Cobjois.



– C’est bon! c’est bon! réveillez-le. Il nous expliquera…



Oubliant sa grandeur, le magistrat aida son subordonné à soulever le dormeur et se prit à le secouer.



Peine inutile, Cobjois n’ouvrit pas les yeux. Le juge y mit de l’acharnement. Il ne réussit qu’à arracher au pauvre diable un ronflement sonore. Cela devenait inquiétant. Les trois hommes échangèrent un regard.



– Ce sommeil n’est pas naturel, formula enfin M. Rennard.



– J’allais le dire, appuya Canetègne.



Le greffier se contenta d’opiner du bonnet.



– Et l’accusée qu’est-elle devenue?



La question demeura sans réponse. Le scribe, pressentant une bourrasque, songea à en détourner les effets et d’une voix insidieuse:



– Je cours chez le concierge, monsieur, si vous le permettez. Il a dû la voir passer.



– Oui, allez.



– Ah! çà, demanda Canetègne lorsqu’il fut seul avec le magistrat, est-ce que vous croiriez?…



– À une évasion?



– Oui.



– C’est possible!



M. Rennard prononça ces deux mots avec une sourde irritation; la colère de l’homme de loi battu sur son terrain. Pour le commissionnaire, il blêmit. Yvonne libre! C’était le renversement de ses plans. Et tous deux piétinaient autour du soldat ronflant de plus belle.



L’arrivée du concierge ne laissa subsister aucun doute. La prisonnière n’avait pas franchi le seuil du Palais de Justice.



Alors, sur les ordres brefs du juge, une véritable battue commença. Tous les employés présents furent réquisitionnés. On fouilla les bâtiments, les caves, et, en fin de compte, on découvrit le manteau et le bicorne du gendarme auprès de la porte de service entr’ouverte.



La captive s’était évadée. Avec cette certitude, M. Rennard parut retrouver le calme. Imposant silence au commissionnaire qui, furieux, congestionné, faisait du bruit comme quatre.



– Le frère de lait de Mlle Ribor était ici pendant l’interrogatoire de l’accusée?



– Oui, répliquèrent le cerbère et le greffier.



– C’est donc lui qui a protégé sa fuite. Un soldat à peine libéré; nous le reprendrons facilement.



– Vous pensez? interrogea Canetègne haletant.



– Je l’affirmerais. Seulement les conclusions de mon enquête seront modifiées par cette aventure. Rentrez chez vous, monsieur. Ces jeunes gens se sont moqués de nous. Une dépêche au commissaire central nous les ramènera bientôt confus et repentants.



Sur ces paroles, le magistrat, appelant du geste ses subordonnés, disparut avec eux dans son cabinet. Il allait prendre ses dispositions pour ressaisir la proie qui échappait à la justice.

 



Rentré chez lui, le commissionnaire colonial donna cours à sa rage. Lui, si économe et si rangé, brisa un service de « terre de fer ». Hélas! cet acte de vigueur ne lui procura pas le sommeil. Toute la nuit il se retourna sur son lit, s’assoupissant parfois, mais brusquement éveillé par un horrible cauchemar. Il voyait autour de lui danser une armée de sous-officiers et de jeunes filles, tenant tous une photographie du chèque Ribor.



Une visite matinale à Mlle Doctrovée ne le rassura pas. Son associée parut épouvantée. Yvonne libre, tous les malheurs étaient à craindre.



Soudain la servante de Doctrovée vint annoncer à sa maîtresse que M. Martin demandait à lui parler. Le visage de la maigre personne s’éclaira.



– Lui!… priez-le d’attendre un instant.



Et la bonne sortie, elle vint se planter devant le négociant.



– Mon cher ami, commença t-elle, vous êtes comme moi. Pas confiance en la police, hein?



Il secoua la tête avec énergie.



– Bien, reprit Doctrovée. Alors, voyons Martin. Un ancien policier révoqué pour une peccadille et, mon ami.



– Soit donc. Après tout, où nous en sommes, nous n’avons pas le choix.



Le négociant se laissa conduire par sa complice dans le salon, où le policier attendait.



C’était un homme d’une trentaine d’années, aux épaules larges, au corps bien d’aplomb sur des jambes solides.



Le personnage avait la face blême percée de deux yeux clignotants, un front bas surmonté de cheveux rudes taillés en brosse. Il s’inclina devant l’Avignonnais.



– Monsieur Canetègne, enchanté de vous voir. Je me suis présenté chez vous. En apprenant votre sortie matinale, j’ai pensé vous rencontrer ici.



– Comment cela? balbutia l’Avignonnais interloqué.



– Comment? Mlle Ribor a pris sa volée hier. Il m’a paru naturel que vous vinssiez faire part de cet événement à la meilleure de vos amies.



Il coulait vers son interlocuteur un regard pénétrant. Ce dernier baissa les yeux.



La tournure que prenait l’entretien le gênait visiblement. Doctrovée vint à son secours:



– Dites toute votre idée, monsieur Martin. Il est possible qu’elle nous convienne.



Le visiteur répondit par un signe de tête approbateur.



– Un aveu d’abord. J’aime la bonne chère, les appartements élégants, les fêtes, et j’en suis sevré depuis des années. Aussi dès que j’ai su l’arrestation de Mlle Ribor, je me suis intéressé à elle; car je tenais la bonne affaire longuement attendue.



Doctrovée eut un rire engageant:



– Allez toujours.



– Je savais son innocence. J’ai déploré sa pauvreté, car sans cela je lui aurais fait rendre la liberté. Mais il faut vivre, et l’on n’y peut arriver qu’au service de ceux qui ont de l’argent. Je me suis logé dans le même hôtel que les sous-officiers, ses amis. Une chambre voisine de la leur m’a permis de suivre toute l’intrigue. La cloison n’interceptait pas leur voix. Bref, j’ai connu le plan d’évasion simple et ingénieux, imaginé par ces jeunes gens.



– Et vous ne m’avez pas averti? clama Canetègne.



– Vous avertir? vous n’y songez pas.



– Mais si, je vous aurais récompensé.



– Oui, vingt-cinq louis. Cela ne constitue pas une affaire. J’aime mieux la situation actuelle.



Sans prêter la moindre attention aux gestes furibonds du commissionnaire, Martin continua:



– Voici ce que je vous propose: Je me suis enquis de votre situation financière. Vous possédiez à la date d’hier cinq cent vingt-cinq mille trois cent quarante-deux francs, soixante-douze centimes, déposés chez MM. Fulcraud, Barrot et Cie, banquiers, cours Bellecour.



– Ah! souligna la manutentionnaire.



Canetègne voulut esquisser un geste de dénégation, mais le policier l’arrêta:



– J’ai vu votre compte.



Et après un silence:



– Votre maison brûle; – c’est une figure – un homme se présente pour aller à travers les flammes sauver votre coffre-fort. Sans lui vous perdez tout. Il me semble qu’en vous demandant 20 pour 100 de votre fortune, il est modéré.



– 20 pour 100! gémit l’Avignonnais.



– Pas même. Cent mille francs payables le jour où je retrouve les fugitifs.



– Vous m’assassinez.



– Pas le moins du monde. Mon prix ne vous convient pas, je me retire.



Déjà M. Martin reprenait son chapeau.



Le négociant, partagé entre l’avarice et la peur, céda à la seconde.



– Laissez-moi le temps de réfléchir, vous avez une impétuosité.



– Toute naturelle. Vos adversaires ne réfléchissent pas, ils filent.



L’argument décida Canetègne.



– Soit!… Cent mille si vous les trouvez. Rien si c’est la police.



– Naturellement, fit l’agent d’un ton goguenard. Maintenant ne perdons pas une minute; passons à votre magasin. De là, nous irons chez votre banquier – vous y prendrez quelque argent et préparerez un chèque à mon nom. – Enfin je vous montrerai quelque chose que la police n’a pas encore découvert.



Il salua Mlle Doctrovée d’un air amical et, suivi du négociant, il quitta la maison. Jusqu’à la rue Suchet, les deux hommes n’échangèrent pas une parole.



– Pourquoi sommes-nous venus ici? demanda l’Avignonnais.



– Pour voir votre courrier.



– Mon courrier?



– Voyez toujours, vous comprendrez.



Obéir était le plus simple. Pénétrant dans le compartiment réservé à la caisse, le commissionnaire se mit à dépouiller le paquet volumineux de correspondances entassées sur son bureau. Soudain il eut un cri.



– L’écriture d’Yvonne!



– La lettre vient de Chambéry, n’est-ce pas? questionna l’agent sans paraître étonné.



– Comment le savez-vous?



– Peu importe. Je le sais.



D’un geste impatient, Canetègne déchira l’enveloppe et d’une voix tremblante lut ce qui suit:



Monsieur,



Vous n’appréciez que les choses qui se vendent. L’honneur vous semble sans valeur. Aussi avez-vous essayé d’en priver une pauvre fille dont c’est toute la fortune. Pour cette chose vague, cette fumée comme vous l’appelez, d’autres sont capables de tous les sacrifices. J’espère revenir victorieuse de la lutte à laquelle vous m’obligez. Alors vous ne douterez plus.



YVONNE RIBOR.



Sa lecture terminée, il regarda l’agent:



– Eh bien?



– La lettre est conçue dans un noble esprit.



– Ce n’est point votre appréciation sentimentale que je sollicite. Le timbre de la poste de Chambéry ne vous paraît-il pas un renseignement?



Le policier le considéra narquoisement:



– Vous inclinez donc à penser?



– Que mon ex-caissière se dirige sur Modane.



– Et comme la frontière est gardée, vous vous réjouissez. Vous n’aurez plus à me verser cent mille francs.



– Précisément, je l’avoue. M. Martin fit entendre un petit rire sec.



– Cela ne fait rien. Passons chez votre banquier.



– Vous voulez, après cette lettre…



– Plus que jamais. Il est neuf heures moins le quart, nous avons le temps, car nous prendrons le train de 9 h. 41 pour Mâcon.



Et frappant familièrement sur l’épaule de l’Avignonnais qui ouvrait des yeux effarés.



– Cette lettre-là, c’est une ruse pour vous dépister.



– Allons donc! Si vous me prouvez cela.



– C’est ce que je ferai si vous m’accompagnez. À une condition seulement. C’est qu